CONSUELOPARGEORGE SANDTOME PREMIER1861NOTICECe long roman de _Consuelo_, suivi de _la Comtesse de Rudolstadt_ etaccompagne, lors de sa publication dans la _Revue independante_, de deuxnotices sur _Jean Ziska_ et _Procope le Grand_, forme un tout assezimportant comme appreciation et resume de moeurs historiques. Le romann'est pas bien conduit. Il va souvent un peu a l'aventure, a-t-on dit;il manque de proportion. C'est l'opinion de mes amis, et je la croisfondee. Ce defaut, qui ne consiste pas dans un _decousu_, mais dans une_sinuosite_ exageree d'evenements, a ete l'effet de mon infirmiteordinaire: l'absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quandl'ouvrage, termine, est entier dans mes mains. Mais la grandeconsommation de livres nouveaux qui s'est faite de 1835 a 1845particulierement, la concurrence des journaux et des revues, l'aviditedes lecteurs, complice de celle des editeurs, ce furent la des causes deproduction rapide et de publication pour ainsi dire forcee, Jem'interessais vivement au succes de la _Revue independante_, fondee parmes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuee par mes amisFerdinand Francois et Pernet. J'avais commence _Consuelo_ avec le projetde ne faire qu'une nouvelle. Ce commencement plut, et on m'engagea a ledevelopper, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitieme siecleoffrait d'interet sous le rapport de l'art, de la philosophie et dumerveilleux, trois elements produits par ce siecle d'une facontres-heterogene en apparence, et dont le lien etait cependant curieux etpiquant a etablir sans trop de fantaisie.Des lors, j'avancai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup etproduisant aussitot, pour chaque numero de la _Revue_ (car on me priaitde ne pas m'interrompre), un fragment assez considerable.Je sentais bien que cette maniere de travailler n'etait pas normale etoffrait de grands dangers; ce n'etait pas la premiere fois que je m'yetais laisse entrainer; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine etappuye sur tant de realites historiques, l'entreprise etait temeraire.La premiere condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberte.Je parle ici de la liberte qui consiste a revenir sur ses pas quand ons'apercoit qu'on a quitte son chemin pour se jeter dans une traverse; jeparle du temps qu'il faudrait se reserver pour abandonner les sentiershasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux securites,cree a l'artiste une inquietude fievreuse, parfois favorable al'inspiration, parfois perilleuse pour la raison, qui, en somme, doitenchainer le caprice, quelque carriere qui lui soit donnee dans untravail de ce genre.Ma reflexion condamne donc beaucoup cette maniere de produire. Qu'ontravaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: _le temps ne faitrien a l'affaire_; mais entre la creation spontanee et la publication,il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurgerdes longueurs qui sont precisement l'effet ordinaire de laprecipitation. La fievre est bonne, mais la conscience de l'artiste abesoin de passer en revue, a tete reposee, avant de les raconter touthaut, les songes qui ont charme sa divagation libre et solitaire.Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cettecomplaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis sesont apercus d'une seconde maniere, plus sobre et mieux digeree, dont jem'etais fait la promesse a moi-meme, en courant a travers champs apresla voyageuse _Consuelo_. Je sentais la un beau sujet, des typespuissants, une epoque et des pays semes d'accidents historiques, dont lecote intime etait precieux a explorer; et j'avais regret de ne pouvoirreprendre mon itineraire et choisir mes etapes, a mesure que j'avancaisau hasard, toujours frappee et tentee par des horizons nouveaux.Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, desmateriaux pour trois ou quatre bons romans. Le defaut, c'est d'avoirentasse trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaienta foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avaitla plus d'une mine a explorer, et je ne pouvais resister au desir depuiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagementmes conquetes.Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'interet et, contre ma coutume quand ils'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendrabeaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits,mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumiere sur lespreoccupations et, par consequent, sur l'esprit du siecle deMarie-Therese et de Frederic II, de Voltaire et de Cagliostro: siecleetrange, qui commence par des chansons, se developpe dans desconspirations bizarres, et aboutit, par des idees profondes, a desrevolutions formidables!Que l'on fasse bon marche de l'intrigue et de l'invraisemblance decertaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de cesaventures de ma fantaisie, on verra un monde ou je n'ai rien invente, unmonde qui existe et qui a ete beaucoup plus fantastique que mespersonnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que cequ'il y a de plus impossible dans mon livre, est precisement ce quis'est passe dans la realite des choses.GEORGE SAND.Nohant, 15 septembre 1854.CONSUELOI."Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tete tant qu'il vous plaira; laplus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas ledire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et jecraindrais, en la nommant, de lui faire perdre a l'instant meme cetterare vertu que je vous souhaite....--_In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto_, chanta la Costanzad'un air effronte.--_Amen_, chanterent en choeur toutes les autres petites filles.--Vilain mechant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et endonnant un petit coup du manche de son eventail sur les doigts osseux etrides que le maitre de chant laissait dormir allonges sur le claviermuet de l'orgue.--A d'autres! dit le vieux professeur, de l'air profondement desabused'un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutesles agaceries et toutes les mutineries de plusieurs generationsd'enfants femelles. Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettantses lunettes dans leur etui et sa tabatiere dans sa poche, sans leverles yeux sur l'essaim railleur et courrouce, que cette sage, cettedocile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n'estpas vous, signora Clorinda; ni vous, signora Costanza; ni vous non plus,signora Zulietta; et la Rosina pas davantage, et Michela encoremoins....--En ce cas, c'est moi ...--Non, c'est moi ...--Pas du tout, c'estmoi?--Moi!--Moi!" s'ecrierent de leurs voix flutees ou percantes unecinquantaine de blondines ou de brunettes, en se precipitant comme unevolee de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laisse a sec sur lagreve par le retrait du flot.Le coquillage, c'est-a-dire le maestro (et je soutiens qu'aucunemetaphore ne pouvait etre mieux appropriee a ses mouvements anguleux, ases yeux nacres, a ses pommettes tachetees de rouge, et surtout auxmille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruqueprofessorale); le maestro, dis-je, force par trois fois de retomber surla banquette apres s'etre leve pour partir, mais calme et impassiblecomme un coquillage berce et endurci dans les tempetes, se fit longtempsprier pour dire laquelle de ses eleves meritait les eloges dont il etaittoujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin,cedant comme a regret a des prieres que provoquait sa malice, il prit lebaton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s'enservit pour separer et resserrer sur deux files son troupeauindiscipline. Puis avancant d'un air grave entre cette double haie detetes legeres, il alla se poser dans le fond de la tribune de l'orgue,en face d'une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudessur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n'etre pas distraitepar le bruit, etudiait sa lecon a demi-voix pour n'etre incommode apersonne, tortillee et repliee sur elle-meme comme un petit singe; lui,solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au bergerParis adjugeant la pomme, non a la plus belle, mais a la plus sage."_Consuelo?_ l'Espagnole?" s'ecrierent tout d'une voix les jeuneschoristes, d'abord frappees de surprise. Puis un eclat de rireuniversel, homerique, fit monter enfin le rouge de l'indignation et dela colere au front majestueux du professeur.La petite Consuelo, dont les oreilles bouchees n'avaient rien entendu detout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sansrien voir, tant elle etait absorbee par son travail, demeura quelquesinstants insensible a tout ce tapage. Puis enfin, s'apercevant del'attention dont elle etait l'objet, elle laissa tomber ses mains de sesoreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux a terre; elle restaainsi petrifiee d'etonnement, non confuse, mais un peu effrayee, etfinit par se lever pour regarder derriere elle si quelque objet bizarreou quelque personnage ridicule n'etait point, au lieu d'elle, la causede cette bruyante gaite."Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquerdavantage, viens la, ma bonne fille, chante-moi le _Salve Regina_ dePergolese, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorindaetudie depuis un an."Consuelo, sans rien repondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, niembarras, suivit le maitre de chant jusqu'a l'orgue, ou il se rassit et,d'un air de triomphe, donna le ton a la jeune eleve. Alors Consuelo,avec simplicite et avec aisance, eleva purement, sous les profondesvoutes de la cathedrale, les accents de la plus belle voix qui les eutjamais fait retentir. Elle chanta le _Salve Regina_ sans faire une seulefaute de memoire, sans hasarder un son qui ne fut completement juste,plein, soutenu ou brise a propos; et suivant avec une exactitude toutepassive les instructions que le savant maitre lui avait donnees, rendantavec ses facultes puissantes les intentions intelligentes et droites dubonhomme, elle fit, avec l'inexperience et l'insouciance d'un enfant, ceque la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire aun chanteur consomme: elle chanta avec perfection. "C'est bien, mafille, lui dit le vieux maitre toujours sobre de compliments. Tu asetudie avec attention, et tu as chante avec conscience. La prochainefois tu me repeteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignee.--_Si, Signor professore_, repondit Consuelo. A present je puis m'enaller?--Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la lecon est finie."Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petiteventail de papier noir, inseparable jouet de l'Espagnole aussi bien quede la Venitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bienqu'elle l'eut toujours aupres d'elle. Puis elle disparut derriere lestuyaux de l'orgue, descendit ave la legerete d'une souris l'escaliermysterieux qui ramene a l'eglise, s'agenouilla un instant en traversantla nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva aupres du benitier unbeau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle enprit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'unepetite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme,elle mela son signe de croix et son remerciment d'une si plaisantefacon, que le jeune seigneur se prit a rire tout a fait. Consuelo se mita rire aussi; et tout a coup, comme si elle se fut rappele qu'onl'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'eglise, lesdegres et le portique en un clin d'oeil.Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dansla vaste poche de son gilet, et s'adressant aux ecolieres silencieuses:"Honte a vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petitefille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, estseule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs,quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujoursaussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a duzele, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurezjamais, toutes tant que vous etes, _de la conscience!_--Ah! voila son grand mot lache! s'ecria la Costanza des qu'il futsorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la lecon, et ilferait une maladie s'il n'arrivait a la quarantieme.--Belle merveille que cette Consuelo fasse des progres! dit la Zulietta.Elle est si pauvre! elle ne songe qu'a se depecher d'apprendre quelquechose pour aller gagner son pain.--On m'a dit que sa mere etait une Bohemienne, ajouta la Michelina, etque la petite a chante dans les rues et sur les chemins avant de venirici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pasl'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur,elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bonspoumons font le reste.--Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligencepar-dessus le marche, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas luidisputer ces avantages s'il me fallait echanger ma figure contre lasienne.--Vous n'y perdriez deja pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pasbeaucoup d'entrainement a reconnaitre la beaute de Clorinda.--Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme uncierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujourssi mal habillee. Decidement c'est une laideron.--Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: pointd'argent, et point de beaute!"C'est ainsi qu'elles terminerent le panegyrique de Consuelo, et qu'ellesse consolerent en la plaignant, de l'avoir admiree tandis qu'ellechantait.II.Ceci se passait a Venise il y a environ une centaine d'annees, dansl'eglise des _Mendicanti_, ou le celebre maestro Porpora venaitd'essayer la repetition de ses grandes vepres en musique, qu'il devait ydiriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristesqu'il avait si vertement gourmandees etaient des enfants de ces_scuole_, ou elles etaient instruites aux frais de l'Etat, pour etre parlui dotees ensuite, _soit pour le mariage, soit pour le cloitre_, ditJean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la memeepoque, dans cette meme eglise. Lecteur, tu ne te rappelles que trop cesdetails, et un episode charmant raconte par lui a ce propos dans lelivre VIII des _Confessions_. Je n'aurai garde de transcrire ici cesadorables pages, apres lesquelles tu ne pourrais certainement pas teresoudre a reprendre les miennes; et bien autant ferais-je a ta place,ami lecteur. J'espere donc que tu n'as pas en ce moment les_Confessions_ sous la main, et je poursuis mon conte.Toutes ces jeunes personnes n'etaient pas egalement pauvres, et il estbien certain que, malgre la grande integrite de l'administration,quelques-unes se glissaient la, pour lesquelles c'etait plutot unespeculation qu'une necessite de recevoir, aux frais de la Republique,une education d'artiste et des moyens d'etablissement. C'est pourquoiquelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'egalite;grace auxquelles on les avait laissees s'asseoir furtivement sur lesmemes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pasles vues austeres que la Republique avait sur leur sort futur. Il s'endetachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profite del'education gratuite, renoncait a la dot pour chercher ailleurs une plusbrillante fortune. L'administration, voyant que cela etait inevitable,avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvresartistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long sejour aVenise. De ce nombre etait la petite Consuelo, nee en Espagne, etarrivee de la en Italie en passant par Saint-Petersbourg,Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encoreplus directe a l'usage des seuls Bohemiens.Bohemienne, elle ne l'etait pourtant que de profession et par maniere dedire; car de race, elle n'etait ni Gitana ni Indoue, non plusqu'Israelite en aucune facon. Elle etait de bon sang espagnol, sansdoute mauresque a l'origine, car elle etait passablement brune, et toutesa personne avait une tranquillite qui n'annoncait rien des racesvagabondes. Ce n'est point que de ces races-la je veuille medire. Sij'avais invente le personnage de Consuelo, je ne pretends point que jene l'eusse fait sortir d'Israel, ou de plus loin encore; mais elle etaitformee de la cote d'Ismael, tout le revelait, dans son organisation. Jene l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'aaffirme, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette petulancefebrile interrompue par des acces de langueur apathique qui distingueles _zingarelle_. Elle n'avait pas la curiosite insinuante et lamendicite tenace d'une _ebbrea_ indigente. Elle etait aussi calme quel'eau des lagunes, et en meme temps aussi active que les gondoleslegeres qui en sillonnent incessamment la face.Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mere etait fort miserable,elle portait toujours ses robes trop courtes d'une annee; ce qui donnaita ses longues jambes de quatorze ans, habituees a se montrer en public,une sorte de grace sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir etpitie a voir. Si son pied etait petit, on ne le pouvait dire, tant iletait mal chausse. Eh revanche; sa taille, prise dans des _corps_devenus trop etroits et craques a toutes les coutures, etait svelte etflexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucuneseduction. La pauvre fille n'y songeait guere, habituee qu'elle etait as'entendre traiter de _guenon_, de _cedrat_, et de _moricaude_, par lesblondes, blanches et repletes filles de l'Adriatique. Son visage toutrond, bleme et insignifiant, n'eut frappe personne, si ses cheveuxcourts, epais et rejetes derriere ses oreilles, en meme temps que sonair serieux et indifferent a toutes les choses exterieures, ne luieussent donne une certaine singularite peu agreable. Les figures qui neplaisent pas perdent de plus en plus la faculte de plaire. L'etre quiles porte, indifferent aux autres, le devient a lui-meme, et prend unenegligence de physionomie qui eloigne de plus en plus les regards. Labeaute s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pourainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire place devant elle. Lalaideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes:l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la reprobation generalepar une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seulelaideur; l'autre, ingenue, insouciante, qui prend son parti, qui n'eviteet ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquantles yeux: c'etait la laideur de Consuelo. Les personnes genereuses quis'interessaient a elle regrettaient d'abord qu'elle ne fut pas jolie; etpuis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tete avec cettefamiliarite qu'on n'a pas pour la beaute: "Eh bien, toi, tu as la mined'une bonne creature"; et Consuelo etait fort contente, bien qu'ellen'ignorat point que cela voulait dire: "Tu n'as rien de plus."Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau beniteresta aupres de la coupe lustrale, jusqu'a ce qu'il eut vu defiler l'uneapres l'autre jusqu'a la derniere des _scolari_. Il les regarda toutesavec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa pres delui, il lui donna l'eau benite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisirde toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre,en lui jetant ce regard, mele de honte et d'audace, qui n'estl'expression ni de la fierte ni de la pudeur.Des qu'elles furent rentrees dans l'interieur du couvent, le galantpatricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendaitplus lentement de la tribune: "Par le corps de Bacchus! vous allez medire, mon cher maitre, s'ecria-t-il, laquelle de vos eleves a chante le_Salve Regina_.--Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? repondit leprofesseur en sortant avec lui de l'eglise.--Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y alongtemps que je suis, non-seulement vos vepres, mais jusqu'a vosexercices; car vous savez combien je suis _dilettante_ de musiquesacree. Eh bien, voici la premiere-fois que j'entends chanter duPergolese d'une maniere aussi parfaite; et quant a la voix, c'estcertainement la plus belle que j'aie rencontree dans ma vie.--Par le Christ! je le crois bien! repliqua le professeur en savourantune large prise de tabac avec complaisance et dignite.--Dites-moi donc le nom de la creature celeste qui m'a jete dans de telsravissements. Malgre vos severites et vos plaintes continuelles, on peutdire que vous avez fait de votre ecole une des meilleures de toutel'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables;mais la musique que vous faites executer est si grande, si austere, quebien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes lesbeautes....--Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse,parce qu'elle ne les sentent point elles-memes! Pour des voix fraiches,etendues, timbrees, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour desorganisations musicales, helas! qu'elles sont rares et incompletes!--Du moins vous en possedez une admirablement douee: l'instrument estmagnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moidonc.--N'est-ce pas, dit le professeur en eludant la question, qu'elle vous afait plaisir?--Elle m'a pris au coeur, elle m'a arrache des larmes, et par des moyenssi simples, par des effets si peu cherches, que je n'y comprenais riend'abord. Et puis, je me suis rappele ce que vous m'avez dit tant de foisen m'enseignant votre art divin, o mon cher maitre! et pour la premierefois, moi j'ai compris combien vous aviez raison.--Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air detriomphe.--Vous me disiez, repondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dansles arts, c'etait le simple.--- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le _brillant_, le _cherche_,l'_habile_, et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquerces qualites-la?--Sans doute; mais de ces qualites secondaires a la vraie manifestationdu genie, il y a un abime, disiez-vous. Eh bien, cher maitre! votrecantatrice est seule d'un cote, et toutes les autres sont en deca.--C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant lesmains.--Son nom? reprit le comte.--Quel nom? dit le malin professeur.--Et, _per Dio santo!_ celui de la sirene ou plutot de l'archange que jeviens d'entendre.--Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? repliqua lePorpora d'un ton severe.--Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret?--Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire a quelles finsvous le demandez si instamment.--N'est-ce pas un sentiment bien naturel et veritablement irresistible,que celui qui nous pousse a connaitre, a nommer et a voir les objets denotre admiration?--Eh bien, ce n'est pas la votre seul motif; laissez-moi, cher comte,vous donner ce dementi. Vous etes grand amateur, et bon connaisseur enmusique, je le sais: mais vous etes, par-dessus tout, proprietaire dutheatre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votreinteret, a attirer les plus beaux talents et les plus belles voixd'Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes lecons; que cheznous seulement se font les fortes etudes et se forment les grandesmusiciennes. Vous nous avez deja enleve la Corilla; et comme elle voussera peut-etre enlevee au premier jour par un engagement avec quelqueautre theatre, vous venez roder autour de notre ecole, pour voir si nousne vous avons pas forme quelque nouvelle Corilla que vous vous tenezpret a capturer ... Voila la verite, monsieur le comte: avouez que j'aidit la verite.--Et quand cela serait, cher maestro, repondit le comte en souriant, quevous importe, et quel mal y trouvez-vous?--J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez,vous perdez ces pauvres creatures.--Ah ca, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vousfaites-vous le pere gardien de ces vertus fragiles?--Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni deleur vertu, ni de leur fragilite; mais je me soucie de leur talent, quevous denaturez et que vous avilissez sur vos theatres, en leur donnant achanter de la musique vulgaire et de mauvais gout. N'est-ce point unedesolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commencait acomprendre grandement l'art serieux, descendre du sacre au profane, dela priere au badinage, de l'autel au treteau, du sublime au ridicule,d'Allegri et de Palestrina a Albinoni et au barbier Apollini?--Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille,sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle posseded'ailleurs les qualites requises pour le theatre?--Je m'y refuse absolument.--Et vous pensez que je ne le decouvrirai pas?--Helas! vous le decouvrirez, si telle est votre determination: mais jeferai tout mon possible pour vous empecher de nous l'enlever.--Eh bien; maitre, vous etes deja a moitie vaincu; car je l'ai vue, jel'ai devinee, je l'ai reconnue, votre divinite mysterieuse.--Oui da? dit le maitre d'un air mefiant et reserve; en etes-vous biensur?--Mes yeux et mon coeur me l'ont revelee; et je vais vous faire sonportrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, laplus grande de toutes vos eleves; elle est blanche comme la neige duFrioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a descheveux dores, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigtun petit rubis qui m'a brule en effleurant ma main comme l'etincelled'un feu magique.--Bravo! s'ecria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien a vouscacher, en ce cas; et le nom de cette beaute, c'est la Clorinda. Allezdonc lui faire vos offres seduisantes; donnez-lui de l'or, des diamantset des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et ellepourra peut-etre vous remplacer la Corilla; car le public de vostheatres prefere aujourd'hui de belles epaules a de beaux sons, et desyeux hardis a une intelligence elevee.--Me serais-je donc trompe, mon cher maitre? dit le comte un peu confus;la Clorinda ne serait-elle qu'une beaute vulgaire?--Et si ma sirene, ma divinite, mon archange, comme il vous plait del'appeler, n'etait rien moins que belle? reprit le maitre avec malice.--Si elle etait difforme, je vous supplierais de ne jamais me lamontrer, car mon illusion serait trop cruellement detruite. Si elleetait seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je nel'engagerais pas pour le theatre, parce que le talent sans la beauten'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Queregardez-vous, maestro, et pourquoi vous arretez-vous ainsi?--Nous voici a l'embarcadere ou se tiennent les gondoles, et je n'envois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par la?--Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degres del'embarcadere aupres d'une petite fille assez vilaine, n'est point monprotege Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petitsplebeiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous interesse comme moi. Cetenfant a la plus belle voix de tenor qui soit dans Venise; il a un goutpassionne pour la musique et des dispositions incroyables. Il y alongtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner deslecons. Celui-la, je le destine veritablement a soutenir le succes demon theatre, et dans quelques annees, j'espere etre bien recompense demes soins. Hola, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te presente al'illustre maitre Porpora.Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, ou elles pendaient avecinsouciance tandis qu'il s'occupait a percer d'une grosse aiguille cesjolies coquillages qu'on appelle poetiquement a Venise _fiori di mare_.Il avait pour tout vetement une culotte fort rapee et une chemise assezfine, mais fort dechiree, a travers laquelle on voyait ses epaulesblanches et modelees comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avaiteffectivement la beaute grecque d'un jeune faune, et sa physionomieoffrait le melange singulier, mais bien frequent dans ces creations dela statuaire paienne, d'une melancolie reveuse et d'une ironiqueinsouciance. Ses cheveux crepus, bien que fins, d'un blond vif un peucuivre par le soleil, se roulaient en mille boucles epaisses et courtesautour de son cou d'albatre. Tous ses traits etaient d'une perfectionincomparable; mais il y avait, dans le regard penetrant de ses yeuxnoirs comme l'encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas auprofesseur. L'enfant se leva bien vite a la voix de Zustiniani, jetatous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise a cote delui, et tandis que celle-ci, sans se deranger, continuait a les enfileret a les entremeler de petites perles d'or, il s'approcha, et vintbaiser la main du comte, a la maniere du pays.--Voici en effet un beau garcon, dit le professeur en lui donnant unepetite tape sur la joue. Mais il me parait occupe a des amusements bienpuerils pour son age: car enfin il a bien dix-huit ans, n'est-ce pas?--Dix-neuf bientot, _sior profesor_, repondit Anzoleto dans le dialectevenitien; mais si je m'amuse avec des coquilles, c'est pour aider lapetite Consuelo qui fabrique des colliers.--Consuelo, repondit le maitre en se rapprochant de son eleve avec lecomte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le gout de la parure.--Oh! ce n'est pas pour moi, monsieur le professeur, repondit Consueloen se levant a demi avec precaution pour ne pas faire tomber dans l'eaules coquilles entassees dans son tablier; c'est pour le vendre, et pouracheter du riz et du mais.--Elle est pauvre, et elle nourrit sa mere, dit le Porpora. Ecoute,Consuelo: quand vous etes dans l'embarras, ta mere et toi, il faut venirme trouver; mais je te defends de mendier, entends-tu bien?--Oh! vous n'avez que faire de le lui defendre, _sior profesor_,repondit vivement Anzoleto; elle ne le ferait pas; et puis, moi, je l'enempecherais.--Mais toi, tu n'as rien? dit le comte.--Rien que vos bontes, seigneur illustrissime; mais nous partageons, lapetite et moi.--- Elle donc ta parente?--Non, c'est une etrangere, c'est Consuelo.--Consuelo? quel nom bizarre! dit le comte.--Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto; cela veut direconsolation.--A la bonne heure. Elle est ton amie, a ce qu'il me semble?--Elle est ma fiancee, seigneur.--Deja? Voyez ces enfants qui songent deja au mariage!--Nous nous marierons le jour ou vous signerez mon engagement au theatrede San-Samuel, illustrissime.--En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits.--Oh! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoue del'innocence."Le comte et le maestro s'egayerent quelques moments de la candeur, etdes reparties de ce jeune couple; puis, ayant donne rendez-vous aAnzoleto pour qu'il fit entendre sa voix au professeur le lendemain, ilss'eloignerent, le laissant a ses graves occupations."Comment trouvez-vous cette petite fille? dit le professeur aZustiniani.--Je l'avais vue deja, il n'y a qu'un instant, et je la trouve assezlaide pour justifier l'axiome qui dit: Aux yeux d'un homme de dix-huitans, toute femme semble belle.--C'est bon, repondit le professeur; maintenant je puis donc vous direque votre divine cantatrice, votre sirene, votre mysterieuse beaute,c'etait Consuelo.--Elle! ce sale enfant? cette noire et maigre sauterelle? impossible,maestro!--Elle-meme, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une _prima donna_ bienseduisante?"Le comte s'arreta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, etjoignant les mains avec un desespoir assez comique:"Juste ciel! s'ecria-t-il, peux-tu faire de semblables meprises, etverser le feu du genie dans des tetes si mal ebauchees!--Ainsi, vous renoncez a vos projets coupables? Dit le professeur.--Bien certainement.--Vous me le promettez? ajouta le Porpora.--Oh! je vous le jure, repondit le comte."III.Eclos sous le ciel de l'Italie, eleve par hasard comme un oiseau desrivages, pauvre, orphelin abandonne, et cependant heureux dans lepresent et confiant dans l'avenir comme un enfant de l'amour qu'il etaitsans doute, Anzoleto, ce beau garcon de dix-neuf ans, qui passait tousses jours aupres de la petite Consuelo, dans la plus complete liberte,sur le pave de Venise, n'en etait pas, comme on peut le croire, a sespremieres amours. Initie aux voluptes faciles qui s'etaient offertes alui plus d'une fois, il eut ete use deja et corrompu peut-etre, s'il eutvecu dans nos tristes climats, et si la nature l'eut doue d'uneorganisation moins riche. Mais, developpe de bonne heure et destine aune longue et puissante virilite, il avait encore le coeur pur et lessens contenus par la volonte. Le hasard lui avait fait rencontrer lapetite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques pardevotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chanteavec elle aux etoiles durant des soirees entieres. Et puis ils s'etaientrencontres sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pourles manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puisencore ils s'etaient rencontres a l'eglise, elle priant le bon Dieu detout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et danstoutes ces rencontres, Consuelo lui avait semble si bonne, si douce, siobligeante, si gaie, qu'il s'etait fait son ami et son compagnoninseparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto neconnaissait encore de l'amour que le plaisir. Il eprouva de l'amitiepour Consuelo; et comme il etait d'un pays et d'un peuple ou lespassions regnent plus que les attachements, il ne sut point donner acette amitie un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cettefacon de parler; apres qu'elle eut fait a Anzoleto l'objection suivante:"Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?"et qu'il lui eut repondu: "Bien certainement, si tu le veux, nous nousmarierons ensemble."Ce fut des lors une chose arretee. Peut-etre qu'Anzoleto s'en fit unjeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais ilest certain que deja ce jeune coeur eprouvait ces sentiments contraireset ces emotions compliquees qui agitent et desunissent l'existence deshommes blases.Abandonne a des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que cequi servait a son bonheur, haissant et fuyant tout ce qui s'opposait asa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-a-dire cherchant et sentant la vieavec une intensite effrayante, il trouva que ses maitresses luiimposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'eprouvaitpas profondement. Cependant il les voyait de temps en temps; rappele parses desirs, repousse bientot apres par la satiete ou le depit. Et quandcet etrange enfant avait ainsi depense sans ideal et sans dignitel'exces de sa vie, il sentait le besoin d'une societe douce et d'uneexpansion chaste et sereine. Il eut put dire deja, comme Jean-Jacques:"Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moinsla debauche qu'un certain agrement de vivre aupres d'elles!" Alors, sansse rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guereencore le sens du beau, et ne sachant si elle etait laide ou jolie,enfant lui-meme au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de sonage, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, ilmenait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise,une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachee, et presque aussipoetique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du desert.Quoiqu'ils eussent une liberte plus absolue et plus dangereuse, point defamille, point de meres vigilantes et tendres pour les former a lavertu, point de serviteur devoue pour les chercher le soir et lesramener au bercail; pas meme un chien pour les avertir du danger, ils nefirent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barquedecouverte, a toute heure et par tous les temps, sans rames et sanspilote; ils errerent sur les paludes sans guide, sans montre, et sanssouci de la maree montante; ils chanterent devant les chapelles dresseessous la vigne au coin des rues, sans songer a l'heure avancee, et sansavoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encoretiede des feux du jour. Ils s'arreterent devant le theatre dePulcinella, et suivirent avec une attention passionnee le dramefantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans serappeler l'absence du dejeuner el le peu de probabilite du souper. Ilsse livrerent aux amusements effrenes du carnaval, ayant pour toutdeguisement et pour toute parure, lui sa veste retournee a l'envers,elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repassomptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avecdes fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des ecorces decedrat. Enfin ils menerent joyeuse et libre vie, sans plus de caressesperilleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent echange deuxhonnetes enfants du meme age et du meme sexe. Les jours, les anneess'ecoulerent. Anzoleto eut d'autres maitresses; Consuelo ne sut pas memequ'on put avoir d'autres amours que celui dont elle etait l'objet. Elledevint une jeune fille sans se croire obligee a plus de reserve avec sonfiance; et lui la vit grandir et se transformer, sans eprouverd'impatience et sans desirer de changement a cette intimite sans nuage,sans scrupule, sans mystere, et sans remords.[1 Diverses sortes de coquillages tres-grossier et a fort bas prix dontle peuple de Venise est friand.]Il y avait quatre ans deja que le professeur Porpora et le comteZustiniani s'etaient mutuellement presente leurs _petits musiciens_, etdepuis ce temps le comte n'avait plus pense a la jeune chanteuse demusique sacree; depuis ce temps, le professeur avait egalement oublie lebel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouve, apres un premier examen, doued'aucune des qualites qu'il exigeait dans un eleve: d'abord une natured'intelligence serieuse et patiente, ensuite une modestie pousseejusqu'a l'annihilation de l'eleve devant les maitres, enfin une absencecomplete d'etudes musicales anterieures a celles qu'il voulait donnerlui-meme. "Ne me parlez jamais, disait-il, d'un ecolier dont le cerveaune soit pas sous ma volonte comme une table rase, comme une cire viergeou je puisse jeter la premiere empreinte. Je n'ai pas le temps deconsacrer une annee a faire desapprendre avant de commencer a montrer.Si vous voulez que j'ecrive sur une ardoise, presentez-la-moi nette. Cen'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualite. Si elle est tropepaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briseraiau premier trait." En somme, bien qu'il reconnut les moyensextraordinaires du jeune Anzoleto, il declara au comte, avec quelquehumeur et avec une ironique humilite a la fin de la premiere lecon, quesa methode n'etait pas le fait d'un eleve deja si avance, et que lepremier maitre venu _suffirait pour embarrasser et retarder les progresnaturels et le developpement invincible de cette magnifiqueorganisation_.Le comte envoya son protege chez le professeur Mellifiore, qui deroulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit a l'entierdeveloppement de ses qualites brillantes; si bien que lorsqu'il eutvingt-trois ans accomplis, il fut juge, par tous ceux qui l'entendirentdans le salon du comte, capable de debuter a San-Samuel avec un grandsucces dans les premiers roles.Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peurenommes qui se trouvaient a Venise furent pries d'assister a uneepreuve finale et decisive. Pour la premiere fois de sa vie, Anzoletoquitta sa souquenille plebeienne, endossa un habit noir, une veste desatin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers aboucles, prit un maintien compose, et se glissa sur la pointe du piedjusqu'a un clavecin, ou, a la clarte de cent bougies, et sous lesregards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux laritournelle, enflamma ses poumons, et se lanca, avec son audace, sonambition et son _ut_ de poitrine, dans cette carriere perilleuse ou, nonpas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main lapalme et de l'autre le sifflet.Si Anzoleto etait emu interieurement, il ne faut pas le demander;cependant il y parut fort peu, et a peine ses yeux percants, quiinterrogeaient a la derobee ceux des femmes, eurent-ils devine cetteapprobation secrete qu'on refuse rarement a un aussi beau jeune homme, apeine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'unetelle facilite de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'euxdes murmures favorables, que la joie et l'espoir inonderent tout sonetre. Alors aussi, pour la premiere fois de sa vie, Anzoleto, jusque-lavulgairement compris et vulgairement enseigne, sentit qu'il n'etaitpoint un homme vulgaire, et transporte par le besoin et le sentiment dutriomphe, il chanta avec une energie, une originalite et une ververemarquables. Certes, son gout ne fut pas toujours pur, ni son executionsans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujoursse relever par des traits d'audace, par des eclairs d'intelligence etdes elans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avaitmenages; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songe, nil'auteur qui les avait traces, ni le professeur qui les avaitinterpretes, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ceshardiesses saisirent et enleverent tout le monde. Pour une innovation,on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dixrebellions contre la methode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, lemoindre eclair de genie, le moindre essor vers de nouvelles conquetes,exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources ettoutes les lumieres de la science dans les limites du connu.Personne peut-etre ne se rendit compte des causes et personne n'echappaaux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la seance parun grand air bien chante et vivement applaudi; cependant le succesqu'obtint le jeune debutant effaca tellement le sien qu'elle enressentit un mouvement de rage. Mais au moment ou Anzoleto, accable delouanges et de caresses, revint aupres du clavecin ou elle etait assise,il lui dit en se penchant vers elle avec un melange de soumission etd'audace: "Et vous, reine du chant, reine de la beaute, n'avez-vous pasun regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint etqui vous adore?"La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de pres ce beauvisage qu'elle avait a peine daigne apercevoir; car quelle femme vaineet triomphante daignerait faire attention a un enfant obscur et pauvre?Elle le remarqua enfin; elle fut frappee de sa beaute: son regard pleinde feu penetra en elle, et, vaincue, fascinee a son tour, elle laissatomber sur lui une longue et profonde oeillade qui fut comme le scelappose sur son brevet de celebrite. Dans cette memorable soiree,Anzoleto avait domine son public et desarme son plus redoutable ennemi;car la belle cantatrice n'etait pas seulement reine sur les planches,mais encore a l'administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.IV.Au milieu des applaudissements unanimes, et meme un peu insenses, que lavoix et la maniere du debutant avaient provoques, un seul auditeur,assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrees et les mainsimmobiles sur ses genoux, a la maniere des dieux egyptiens, restait muetcomme un sphinx et mysterieux comme un hieroglyphe: c'etait le savantprofesseur et compositeur celebre, Porpora. Tandis que son galantcollegue, le professeur Mellifiore, s'attribuant tout l'honneur dusucces d'Anzoleto, se pavanait aupres des femmes, et saluait tous leshommes avec souplesse pour remercier jusqu'a leurs regards, le maitre duchant sacre se tenait la les yeux a terre, les sourcils fronces, labouche close, et comme perdu dans ses reflexions. Lorsque toute lasociete, qui etait priee ce soir-la a un grand bal chez la dogaresse, sefut ecoulee peu a peu, et que les dilettanti les plus chauds resterentseulement avec quelques dames et les principaux artistes autour duclavecin, Zustiniani s'approcha du severe maestro.--C'est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, luidit-il, et votre silence ne m'en impose point. Vous voulez jusqu'au boutfermer vos sens a cette musique profane et a cette maniere nouvelle quinous charment. Votre coeur s'est ouvert malgre vous, et vos oreilles ontrecu le venin de la seduction.--Voyons, _sior profesor_, dit en dialecte la charmante Corilla,reprenant avec son ancien maitre les manieres enfantines de la _scuola_,il faut que vous m'accordiez une grace....--Loin de moi, malheureuse fille! s'ecria le maitre, riant a demi, etresistant avec un reste d'humeur aux caresses de son inconstante eleve.Qu'y a-t-il desormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porteailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.--Le voila qui s'adoucit, dit la Corilla en prenant d'une main le brasdu debutant, sans cesser de chiffonner de l'autre l'ample cravateblanche du professeur. Viens ici, Zoto[1], et plie le genou devant leplus savant maitre de chant de toute l'Italie. Humilie-toi, mon enfant,et desarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l'obtenir, doit avoirplus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommee.[1 Contraction d'_Anzoleto_, qui est le diminutif d'_Angelo, Anzolo_ endialecte.]--Vous avez ete bien severe pour moi, monsieur le professeur, ditAnzoleto en s'inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse;cependant mon unique pensee, depuis quatre ans, a ete de vous fairerevoquer un arret bien cruel; et si je n'y suis pas parvenu ce soir,j'ignore si j'aurai le courage de reparaitre devant le public, chargecomme me voila de votre anatheme.--Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacite et en parlantavec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu etmaussade qu'il semblait a l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuseset perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie,meme devant ton superieur, a plus forte raison devant celui dont tudedaignes interieurement le suffrage. Il y a une heure tu etais la-basdans ce coin, pauvre, ignore, craintif; tout ton avenir tenait a uncheveu, a un son de ton gosier, a un instant de defaillance dans tesmoyens, a un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant,t'ont fait riche, celebre, insolent. La carriere est ouverte, tu n'asplus qu'a y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Ecoute donc;car pour la premiere fois, pour la derniere peut-etre, tu vas entendrela verite. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes lamauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien etudie a fond. Tu n'asque de l'exercice et de la facilite. Tu te passionnes a froid; tu saisroucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettesauxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter.Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accentvulgaire, un style faux et commun. Ne te decourage pas pourtant; tu astous les defauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualitesque ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que nepeuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tuas le feu sacre ... tu as le genie!... Helas! un feu qui n'eclairerarien de grand, un genie qui demeurera sterile ... car, je le vois danstes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte del'art, tu n'as pas de foi pour les grands maitres, ni de respect pourles grandes creations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pourtoi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard,ta destinee sera la course d'un meteore, comme celle de...."Et le professeur enfoncant brusquement son chapeau sur sa tete, tournale dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbe qu'il etait dans ledeveloppement interieur de son enigmatique sentence.Quoique tout le monde s'efforcat de rire des bizarreries du professeur,elles laisserent une impression penible et comme un sentiment de douteet de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier quiparut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent cause une emotionprofonde de joie, d'orgueil, de colere et d'emulation dont toute sa viedevait etre desormais la consequence. Il parut uniquement occupe deplaire a la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'epritde lui tres serieusement a cette premiere rencontre. Le comte Zustinianin'etait pas fort jaloux d'elle, et peut-etre avait-il ses raisons pourne pas la gener beaucoup. De plus, il s'interessait a la gloire et al'eclat de son theatre plus qu'a toute chose au monde; non qu'il fut_vilain_ a l'endroit des richesses, mais parce qu'il etait vraiment;fanatique de ce qu'on appelle les _beaux-arts_. C'est, selon moi, uneexpression qui convient a un certain sentiment vulgaire; tout italien etpar consequent passionne sans beaucoup de discernement. Le _culte del'art_, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pasil y a cent ans, a un sens tout autre que le _gout des beaux-arts_. Lecomte etait en effet _homme de gout_ comme on l'entendait alors,amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce gout etait la plusgrande affaire de sa vie. Il aimait a s'occuper du public et a l'occuperde lui; a frequenter les artistes, a regner sur la mode, a faire parlerde son theatre, de son luxe, de son amabilite, de sa magnificence. Ilavait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province,l'ostentation. Posseder et diriger un theatre etait le meilleur moyen decontenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eut pufaire asseoir toute la Republique a sa table! Quand des etrangersdemandaient au professeur Porpora ce que c'etait que le comteZustiniani, il avait coutume de repondre: C'est un homme qui aime aregaler, et qui sert de la musique sur son theatre comme des faisans sursa table.Vers une heure du matin on se separa."Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans uneembrasure du balcon, ou demeures-tu?"A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et palir presquesimultanement; car comment avouer a cette merveilleuse et opulentebeaute qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette reponse eut-elleete plus facile a faire que l'aveu de la miserable taniere ou il seretirait les nuits qu'il ne passait pas par gout ou par necessite a labelle etoile."Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit laCorilla en riant de son trouble.--Je me demandais, moi, repondit Anzoleto avec beaucoup de presenced'esprit, quel palais de rois ou de fees pourrait etre digne del'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour dela Corilla!--Et que pretend dire par la ce flatteur? reprit-elle en lui lancant leplus brulant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries.--Que je n'ai pas ce bonheur, repondit le jeune homme; mais que si jel'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel etla mer, comme les etoiles.--Ou comme les _cuccali?_ s'ecria la cantatrice en eclatant de rire. Onsait que les goelands sont des oiseaux d'une simplicite proverbiale, etque leur maladresse equivaut, dans le langage de Venise, a notrelocution, _etourdi comme un hanneton._--Raillez-moi, meprisez-moi, repondit Anzoleto; je crois que j'aimeencore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.--Allons, puisque tu ne veux me repondre que par metaphores,reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf a t'eloigner de tademeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour,c'est ta faute.--Etait-ce la le motif de votre curiosite, signora? En ce cas ma reponseest bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votrepalais.--Va donc m'attendre sur les marches de celui ou nous sommes, dit laCorilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blamerl'indulgence avec laquelle j'ecoute tes fadaises."Dans le premier elan de sa vanite, Anzoleto s'esquiva, et courutvoltiger de l'embarcadere du palais a la proue de la gondole de Corilla,comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivre. Maisavant qu'elle parut sur les marches du palais, bien des reflexionspasserent par la cervelle active et ambitieuse du debutant. La Corillaest toute-puissante, se dit-il, mais si, a force de lui plaire, j'allaisdeplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, luifaire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le degoutant tout afait d'une maitresse si volage?Dans ces perplexites, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvaitremonter encore, et il songeait a effectuer son evasion, lorsque lesflambeaux brillerent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppeede son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degres, au milieu d'ungroupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creuxde leur main, et de l'aider ainsi a descendre, comme c'est la coutume aVenise."Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna a Anzoleto eperdu, quefaites-vous la? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez lapermission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte estavec la signora."Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Ilavait la tete perdue. Mais a peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeuret l'indignation qu'eprouverait le comte s'il entrait dans la gondoleavec sa maitresse, en trouvant la son insolent protege. Son angoisse futd'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. Lasignera s'etait arretee au beau milieu de l'escalier. Elle causait,riait tres-haut avec son cortege, et, discutant sur un trait, elle lerepetait a pleine voix de plusieurs manieres differentes. Sa voix claireet vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles ducanal, comme le chant du coq reveille avant l'aube se perd dans lesilence des campagnes.Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, resolut de s'elancer dans l'eau parl'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face a l'escalier. Deja ilavait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et deja ilavait passe une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna,celui qui occupait a la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de lacabanette, lui dit a voix basse:"Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, etattendre sans crainte."Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, maisnon sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisird'amener le comte jusqu'a la proue de sa gondole, et de s'y tenir debouten lui adressant les compliments de _felicissima notte_, jusqu'a cequ'elle eut quitte la rive: puis elle vint s'asseoir aupres de sonnouvel amant avec autant de naturel et de tranquillite que si elle n'eutpas risque la vie de celui-ci et sa propre fortune a ce jeu impertinent."Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comteBarberigo; eh bien, je parierai ma tete qu'elle n'est pas seule dans sagondole.--Et comment pouvez-vous avoir une pareille idee? reprit Barberigo.--Parce qu'elle m'a fait mille instances pour que je la reconduisisse ason palais.--Et vous n'etes pas plus jaloux que cela?--Il y a longtemps que je suis gueri de cette faiblesse. Je donneraisbeaucoup pour que notre premiere cantatrice s'eprit serieusement dequelqu'un qui lui fit preferer le sejour de Venise aux reves de voyagedont elle me menace. Je puis tres-bien me consoler de ses infidelites;mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur dupublic qu'elle captive a San-Samuel.--Je comprends; mais qui donc peut etre ce soir l'amant heureux de cettefolle princesse?"Le comte et son ami passerent en revue tous ceux que la Corilla avait puremarquer et encourager dans la soiree. Anzoleto fut absolument le seuldont ils ne s'aviserent pas.V.Cependant un violent combat s'elevait dans l'ame de cet heureux amantque l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, eperduet palpitant aupres de la plus celebre beaute de Venise. D'une part,Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un desir que la joie del'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre cote,la crainte de deplaire bientot, d'etre raille, econduit ettraitreusement accuse aupres du comte, venait refroidir ses transports.Prudent et ruse comme un vrai Venitien, il n'avait pas, depuis six ans,aspire au theatre sans s'etre bien renseigne sur le compte de la femmefantasque et imperieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avaittout lieu de penser que son regne aupres d'elle serait de courte duree;et s'il ne s'etait pas soustrait a ce dangereux honneur, c'est que, nele prevoyant pas si proche, il avait ete subjugue et enleve parsurprise. Il avait cru se faire tolerer par sa courtoisie, et voilaqu'il etait deja aime pour sa jeunesse, sa beaute et sa gloirenaissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidite d'apercus etde conclusions que possedent quelques tetes merveilleusement organisees,il ne me reste plus qu'a me faire craindre, si je ne veux toucher aulendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me fairecraindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Sonparti fut bientot pris. Il se jeta dans un systeme de mefiance, dejalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnee etonna laprima-donna. Toute leur causerie ardente et legere peut se resumerainsi:ANZOLETO.Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, etvoila pourquoi je suis triste et contraint aupres de vous.CORILLA.Et si je t'aimais?ANZOLETO.Je serais tout a fait desespere, parce qu'il me faudrait tomber du cieldans un abime, et vous perdre peut-etre une heure apres vous avoirconquise au prix de tout mon bonheur futur.CORILLA.Et qui te fait croire a tant d'inconstance de ma part?ANZELOTOD'abord, mon peu de merite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous.CORILLA.Et qui donc medit ainsi de moi?ANZOLETO.Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent.CORILLA.Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de tele dire, tu me repousserais?ANZOLETO.Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il estcertain que je ne voudrais vous revoir de ma vie.--Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette epreuve parcuriosite.... Anzoleto, je crois que je t'aime.--Et moi, je n'en crois rien, repondit-il. Si je reste, c'est parce queje comprends bien que c'est un persiflage. A ce jeu-la, vous nem'intimiderez pas, et vous me piquerez encore moins.--Tu veux faire assaut de finesse, je crois?--Pourquoi non? Je ne suis pas bien redoutable, puisque je vous donne lemoyen de me vaincre.--Lequel?--C'est de me glacer d'epouvante, et de me mettre en fuite en me disantserieusement ce que vous venez de me dire par raillerie.--Tu es un drole de corps! et je vois bien qu'il faut faire attention atout avec toi. Tu es de ces hommes qui ne veulent pas respirer seulementle parfum de la rose, mais la cueillir et la mettre sous verre. Je net'aurais cru ni si hardi ni si volontaire a ton age!--Et vous me meprisez pour cela?--Au contraire: tu m'en plais davantage. Bonsoir, Anzoleto, nous nousreverrons.Elle lui tendit sa belle main, qu'il baisa avec passion. Je ne m'en suispas mal tire, se dit-il en fuyant sous les galeries qui bordaient lecanaletto.Desesperant de se faire ouvrir a cette heure indue le bouge ou il seretirait de coutume, il songea a s'aller etendre sur le premier seuilvenu, pour y gouter ce repos angelique que connaissent seules l'enfanceet la pauvrete. Mais, pour la premiere fois de sa vie, il ne trouva pasune dalle assez propre pour s'y coucher. Bien que le pave de Venise soitplus net et plus blanc que dans aucun autre lieu du monde, il s'enfallait de beaucoup que ce lit legerement poudreux convint a un habitnoir complet de la plus fine etoffe, et de la coupe la plus elegante. Etpuis la convenance! Les memes bateliers qui, le matin, enjambaienthonnetement les marches des escaliers sans heurter les haillons du jeuneplebeien, eussent insulte a son sommeil, et peut-etre souille a desseinles livrees de son luxe parasite etalees sous leurs pieds.Qu'eussent-ils pense d'un dormeur en plein air, en bas de soie, en lingefin, en manchettes et en rabat de dentelle? Anzoleto regretta en cemoment sa bonne cape de laine brune et rouge, bien fanee, bien usee,mais encore epaisse de deux doigts et a l'epreuve de la brume malsainequi s'eleve au matin sur les eaux de Venise. On etait aux derniers joursde fevrier; et bien qu'a cette epoque de l'annee le soleil soit dejabrillant et chaud dans ce climat, les nuits y sont encore tres-froides.L'idee lui vint d'aller se blottir dans quelque gondole amarree aurivage: toutes etaient fermees a cle. Enfin il en trouva une dont laporte ceda devant lui; mais en y penetrant il heurta les pieds dubarcarolle qui s'y etait retire pour dormir, et tomba sur lui.--Par lecorps du diable! lui cria une grosse voix rauque sortant du fond de cetantre, qui etes-vous, et que demandez-vous?--C'est toi, Zanetto? repondit Anzoleto en reconnaissant la voix dugondolier, assez bienveillant pour lui a l'ordinaire. Laisse-moi mecoucher a tes cotes, et faire un somme a couvert sous ta cabanette.--Et qui es-tu? demanda Zanetto.--Anzoleto; ne me reconnais-tu pas?--Par Satan, non! Tu portes des habits qu'Anzoleto ne pourrait porter, amoins qu'il ne les eut voles. Va-t'en, va-t'en! Fusses-tu le doge enpersonne, je n'ouvrirai pas ma barque a un homme qui a un bel habit pourse promener et pas un coin pour dormir.Jusqu'ici, pensa Anzoleto, la protection et les faveurs du comteZustiniani m'ont expose a plus de perils et de desagrements qu'elles nem'ont procure d'avantages. Il est temps que ma fortune reponde a messucces, et il me tarde d'avoir quelques sequins dans mes poches poursoutenir le personnage qu'on me fait jouer.Plein d'humeur, il se promena au hasard dans les rues desertes, n'osants'arreter de peur de faire rentrer la transpiration que la colere et lafatigue lui avaient causees. Pourvu qu'a tout ceci je ne gagne pas unenrouement! se disait-il. Demain monsieur le comte va vouloir faireentendre son jeune prodige a quelque sot aristarque, qui, si j'ai dansle gosier le moindre petit chat par suite d'une nuit sans repos, sanssommeil et sans abri, prononcera que je n'ai pas de voix; et monsieur lecomte, qui sait bien le contraire, dira: Ah! si vous l'aviez entenduhier!--Il n'est donc pas egal? dira l'autre. Peut-etre n'est-il pasd'une bonne sante?--Ou peut-etre, dira un troisieme, s'est-il fatiguehier. Il est bien jeune en effet pour chanter plusieurs jours de suite.Vous feriez bien d'attendre qu'il fut plus mur et plus robuste pour lelancer sur les planches.--Et le comte dira: Diable! s'il s'enroue pouravoir chante deux airs, ce n'est pas la mon affaire.--Alors, pours'assurer que j'ai de la force et de la sante, ils me feront faire desexercices tous les jours, jusqu'a perdre haleine, et ils me casseront lavoix pour s'assurer que j'ai des poumons. Au diable la protection desgrands seigneurs! Ah! quand pourrai-je m'en affranchir, et, fort de marenommee, de la faveur du public, de la concurrence des theatres, quandpourrai-je chanter dans leurs salons par grace, et traiter de puissancea puissance avec eux?En devisant ainsi avec lui-meme, Anzoleto arriva dans une de ces petitesplaces qu'on appelle _corti_ a Venise, bien que ce ne soient pas descours, et que cet assemblage de maisons, s'ouvrant sur un espace commun,corresponde plutot a ce que nous appelons aujourd'hui a Paris _cite_.Mais il s'en faut de beaucoup que la disposition de ces pretendues courssoit reguliere, elegante et soignee comme nos _squares_ modernes. Cesont plutot de petites places obscures, quelquefois formant impasse,d'autres fois servant de passage d'un quartier a l'autre; mais peufrequentees, habitees a l'entour par des gens de mince fortune et demince condition, le plus, souvent par des gens du peuple, des ouvriersou des blanchisseuses qui etendent leur linge sur des cordes tendues entravers du chemin, inconvenient que le passant supporte avec beaucoup detolerance, car son droit de passage est parfois tolere aussi plutot quefonde. Malheur a l'artiste pauvre, reduit a ouvrir les fenetres de soncabinet sur ces recoins tranquilles, ou la vie proletaire, avec seshabitudes rustiques, bruyantes et un peu malpropres, reparait tout acoup au sein de Venise, a deux pas des larges canaux et des somptueuxedifices. Malheur a lui, si le silence est necessaire a ses meditations;car de l'aube a la nuit un bruit d'enfants, de poules et de chiens,jouant et criant ensemble dans cette enceinte resserree, lesinterminables babillages des femmes rassemblees sur le seuil des portes,et les chansons des travailleurs dans leurs ateliers, ne lui laisserontpas un instant de repos. Heureux encore quand l'_improvisatore_ ne vientpas hurler ses sonnets et ses dithyrambes jusqu'a ce qu'il ait recueilliun sou de chaque fenetre, ou quand Brighella n'etablit pas sa baraque aumilieu de la cour, patient a recommencer son dialogue avec l'_avocato,il tedesco e il diavolo_, jusqu'a ce qu'il ait epuise en vain sa facondegratis devant les enfants deguenilles, heureux spectateurs qui ne sefont scrupule d'ecouter et de regarder sans avoir un liard dans leurpoche!Mais, la nuit, quand tout est rentre dans le silence, et que la lunepaisible eclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons detoutes les epoques, accolees les unes aux autres sans symetrie et sanspretention, coupees par de fortes ombres, pleines de mysteres dans leursenfoncements, et de grace instinctive dans leurs bizarreries, offre undesordre infiniment pittoresque. Tout devient beau sous les regards dela lune; le moindre effet d'architecture s'agrandit et prend ducaractere; le moindre balcon festonne de vigne se donne des airs deroman espagnol, et vous remplit l'imagination de ces belles aventuresdites de _cape et d'epee_. Le ciel limpide ou se baignent, au-dessus dece cadre sombre et anguleux, les pales coupoles des edifices lointains,verse sur les moindres details du tableau une couleur vague etharmonieuse qui porte a des reveries sans fin.C'est dans la _corte Minelli_, pres l'eglise San-Fantin, qu'Anzoleto setrouva au moment ou les horloges se renvoyaient l'une a l'autre le coupde deux heures apres minuit. Un instinct secret avait conduit ses pasvers la demeure d'une personne dont le nom et l'image ne s'etaient paspresentes a lui depuis le coucher du soleil. A peine etait-il rentredans cette cour, qu'il entendit une voix douce l'appeler bien bas parles dernieres syllabes de son nom; et, levant le tete, il vit une legeresilhouette se dessiner sur une des plus miserables terrasses del'enceinte. Un instant apres, la porte de cette masure s'ouvrit, etConsuelo en jupe d'indienne, et le corsage enveloppe d'une vieille mantede soie noire qui avait servi jadis de parure a sa mere, vint lui tendreune main, tandis qu'elle posait de l'autre un doigt sur ses levres pourlui recommander le silence. Ils monterent sur la pointe du pied et atatons l'escalier de bois tournant et delabre qui conduisait jusque surle toit; et quand ils furent assis sur la terrasse, ils commencerent unde ces longs chuchotements entrecoupes de baisers, que chaque nuit onentend murmurer sur les toits, comme des brises mysterieuses, ou commeun babillage d'esprits aeriens voltigeant par couples dans la brumeautour des cheminees bizarres qui coiffent de leurs nombreux turbansrouges toutes les maisons de Venise."Comment, ma pauvre amie, dit Anzoleto, tu m'as attendu jusqu'a present?--Ne m'avais-tu pas dit que tu viendrais me rendre compte de ta soiree?Eh bien, dis-moi donc si tu as bien chante, si tu as fait plaisir, si ont'a applaudi, si on t'a signifie ton engagement?--Et toi, ma bonne Consuelo, dit Anzoleto, penetre tout a coup deremords en voyant la confiance et la douceur de cette pauvre fille,dis-moi donc si tu t'es impatientee de ma longue absence, si tu n'es pasbien fatiguee de m'attendre ainsi, si tu n'as pas eu bien froid surcette terrasse, si tu as songe a souper, si tu ne m'en veux pas de venirsi tard, si tu as ete inquiete, si tu m'accusais?--Rien de tout cela, repondit-elle en lui jetant ses bras au cou aveccandeur. Si je me suis impatientee, ce n'est pas contre toi; si je suisfatiguee, si j'ai eu froid, je ne m'en ressens plus depuis que tu es la;si j'ai soupe je ne m'en souviens pas; si je t'ai accuse ... de quoit'aurais-je accuse? si j'ai ete inquiete ... pourquoi l'aurais-je ete?si je t'en veux? jamais.--Tu es un ange, toi! dit Anzoleto en l'embrassant. Ah! ma consolation!que les autres coeurs sont perfides et durs!--Helas! qu'est-il donc arrive? quel mal a-t-on fait la-bas au _fils demon ame?_ dit Consuelo, melant au gentil dialecte venitien lesmetaphores hardies et passionnees de sa langue natale.Anzoleto raconta tout ce qui lui etait arrive, meme ses galanteriesaupres de la Corilla, et surtout les agaceries qu'il en avait recues.Seulement, il raconta les choses d'une certaine facon, disant tout cequi ne pouvait affliger Consuelo, puisque, de fait et d'intention, illui avait ete fidele, et c'etait _presque_ toute la verite. Mais il y acentieme partie de verite que nulle enquete judiciaire n'a jamaiseclairee, que nul client n'a jamais confessee a son avocat, et que nularret n'a jamais atteinte qu'au hasard, parce que dans ce peu de faitsou d'intentions qui reste mysterieux, est la cause tout entiere, lemotif, le but, le mot enfin de ces grands proces toujours si mal plaideset toujours si mal juges, quelles que soient la passion des orateurs etla froideur des magistrats.Pour en revenir a Anzoleto, il n'est pas besoin de dire quellespeccadilles il passa sous silence, quelles emotions ardentes devant lepublic il traduisit a sa maniere, et quelles palpitations etouffees dansla gondole il oublia de mentionner. Je crois meme qu'il ne parla pointdu tout de la gondole, et qu'il rapporta ses flatteries a la cantatricecomme les adroites moqueries au moyen desquelles il avait echappe sansl'irriter aux perilleuses avances dont elle l'avait accable. Pourquoi,ne voulant pas et ne pouvant pas dire le fond des choses, c'est-a-direla puissance des tentations qu'il avait surmontees par prudence et paresprit de conduite, pourquoi, dites-vous, chere lectrice, ce jeunefourbe allait-il risquer d'eveiller la jalousie de Consuelo? Vous me ledemandez, Madame? Dites-moi donc si vous n'avez pas pour habitude deconter a l'amant, je veux dire a l'epoux de votre choix, tous leshommages dont vous avez ete entouree par les autres, tous les aspirantsque vous avez econduits, tous les rivaux que vous avez sacrifies, nonseulement avant l'hymen, mais apres, mais tous les jours de bal, maishier et ce matin encore! Voyons, Madame, si vous etes belle, comme je mecomplais a le croire, je gage ma tete que vous ne faites point autrementqu'Anzoleto, non pour vous faire valoir, non pour faire souffrir un amejalouse, non pour enorgueillir un coeur trop orgueilleux deja de vospreferences; mais parce qu'il est doux d'avoir pres de soi quelqu'un aqui l'on puisse raconter ces choses-la, tout en ayant l'air d'accomplirun devoir, et de se confesser en se vantant au confesseur. Seulement,Madame, vous ne vous confessez que de _presque tout_. Il n'y a qu'untout petit rien, dont vous ne parlez jamais; c'est le regard, c'est lesourire qui ont provoque l'impertinente declaration du presomptueux dontvous vous plaignez. Ce sourire, ce regard, ce rien, c'est precisement lagondole dont Anzoleto, heureux de repasser tout haut dans sa memoire lesenivrements de la soiree, oublia de parler a Consuelo. Heureusement pourla petite Espagnole, elle ne savait point encore ce que c'est que lajalousie: ce noir et amer sentiment ne vient qu'aux ames qui ontbeaucoup souffert, et jusque-la Consuelo etait aussi heureuse de sonamour qu'elle etait bonne. La seule circonstance qui fit en elle uneimpression profonde, ce fut l'oracle flatteur et severe prononce par sonrespectable maitre, le professeur Porpora, sur la tete adoreed'Anzoleto. Elle fit repeter a ce dernier les expressions dont le maitres'etait servi; et apres qu'il les lui eut exactement rapportees, elle ypensa longtemps et demeura silencieuse."Consuelina, lui dit Anzoleto sans trop s'apercevoir de sa reverie, jet'avoue que l'air est extremement frais. Ne crains-tu pas de t'enrhumer?Songe, ma cherie, que notre avenir repose sur ta voix encore plus quesur la mienne ...--Je ne m'enrhume jamais, repondit-elle; mais toi, tu es si peu vetuavec tes beaux habits! Tiens, enveloppe-toi de ma mantille.--Que veux-tu que je fasse de ce pauvre morceau de taffetas perce ajour? J'aimerais bien mieux me mettre a couvert une demi-heure dans tachambre.--Je le veux bien, dit Consuelo: mais alors il ne faudra pas parler; carles voisins pourraient nous entendre, et ils nous blameraient. Ils nesont pas mechants; ils voient nos amours sans trop me tourmenter, parcequ'ils savent bien que jamais tu n'entres chez moi la nuit. Tu feraismieux d'aller dormir chez toi.--Impossible! on ne m'ouvrira qu'au jour, et j'ai encore trois heures agrelotter. Tiens, mes dents claquent dans ma bouche.--En ce cas, viens, dit Consuelo en se levant; je t'enfermerai dans machambre, et je reviendrai sur la terrasse pour que, si quelqu'un nousobserve, il voie bien que je ne fais pas de scandale."--Elle le conduisit en effet dans sa chambre: c'etait une assez grandepiece delabree, ou les fleurs peintes a fresque sur les mursreparaissaient ca et la sous une seconde peinture encore plus grossiereet deja presque aussi degradee. Un grand bois de lit carre avec unepaillasse d'algues marines, et une couverture d'indienne piquee fortpropre, mais rapetassee en mille endroits avec des morceaux de toutescouleurs, une chaise de paille, une petite table, une guitare fortancienne, et un Christ de filigrane, uniques richesses que sa mere luiavait laissees; une petite epinette, et un gros tas de vieille musiquerongee des vers, que le professeur Porpora avait la generosite de luipreter: tel etait l'ameublement de la jeune artiste, fille d'une pauvreBohemienne, eleve d'un grand maitre et amoureuse d'un bel aventurier.Comme il n'y avait qu'une chaise, et que la table etait couverte demusique, il n'y avait qu'un siege pour Anzoleto; c'etait le lit, et ils'en accommoda sans facon. A peine se fut-il assis sur le bord, que lafatigue s'emparant de lui, il laissa tomber sa tete sur un gros coussinde laine qui servait d'oreiller, en disant:"Oh! ma chere petite femme, je donnerais en cet instant tout ce qui mereste d'annees a vivre pour une heure de bon sommeil, et tous lestresors de l'univers pour un bout de cette couverture sur mes jambes. Jen'ai jamais eu si froid que dans ces maudits habits, et le malaise decette insomnie me donne le frisson de la fievre."Consuelo hesita un instant. Orpheline et seule au monde a dix-huit ans,elle ne devait compte qu'a Dieu de ses actions. Croyant a la promessed'Anzoleto comme a la parole de l'Evangile, elle ne se croyait menaceeni de son degout ni de son abandon en cedant a tous ses desirs. Mais unsentiment de pudeur qu'Anzoleto n'avait jamais ni combattu ni altere enelle, lui fit trouver sa demande un peu grossiere. Elle s'approcha delui, et lui toucha la main. Cette main etait bien froide en effet, etAnzoleto prenant celle de Consuelo la porta a son front, qui etaitbrulant."Tu es malade! lui dit-elle, saisie d'une sollicitude qui fit tairetoutes les autres considerations. Eh bien, dors une heure sur ce lit."Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois."Bonne comme Dieu meme!" murmura-t-il en s'etendant sur le matelasd'algue marine.Consuelo l'entoura de sa couverture; elle alla prendre dans un coinquelques pauvres hardes qui lui restaient, et lui en couvrit les pieds."Anzoleto, lui dit-elle a voix basse tout en remplissant ce soinmaternel, ce lit ou tu vas dormir, c'est celui ou j'ai dormi avec mamere les dernieres annees de sa vie; c'est celui ou je l'ai vue mourir,ou je l'ai enveloppee de son drap mortuaire, ou j'ai veille sur soncorps en priant et en pleurant, jusqu'a ce que la barque des morts soitvenue me l'oter pour toujours. Eh bien, je vais te dire maintenant cequ'elle m'a fait promettre a sa derniere heure. Consuelo, m'a-t-elle dit,jure-moi sur le Christ qu'Anzoleto ne prendra pas ma place dans ce litavant de s'etre marie avec toi devant un pretre.--Et tu as jure?--Et j'ai jure. Mais en te laissant dormir ici pour la premiere fois, cen'est pas la place de ma mere que je te donne, c'est la mienne.--Et toi, pauvre fille, tu ne dormiras donc pas? reprit Anzoleto en serelevant a demi par un violent effort. Ah! je suis un lache, je m'envais dormir dans la rue.--Non! dit Consuelo en le repoussant sur le coussin avec une douceviolence; tu es malade, et je ne le suis pas. Ma mere qui est morte enbonne catholique, et qui est dans le ciel, nous voit a toute heure. Ellesait que tu lui as tenu la promesse que tu lui avais faite de ne pasm'abandonner. Elle sait aussi que notre amour est aussi honnete depuissa mort qu'il l'a ete de son vivant. Elle voit qu'en ce moment je nefais et je ne pense rien de mal. Que son ame repose dans le Seigneur!"Ici Consuelo fit un grand signe de croix. Anzoleto etait deja endormi."Je vais dire mon chapelet la-haut sur la terrasse pour que tu n'aiespas la fievre," ajouta Consuelo en s'eloignant."Bonne comme Dieu!" repeta faiblement Anzoleto, et il ne s'apercutseulement pas que sa fiancee le laissait seul. Elle alla en effet direson chapelet sur le toit. Puis elle revint pour s'assurer qu'il n'etaitpas plus malade, et le voyant dormir paisiblement, elle contemplalongtemps avec recueillement son beau visage pale eclaire par la lune.Et puis, ne voulant pas ceder au sommeil elle-meme, et se rappelant queles emotions de la soiree lui avaient fait negliger son travail, elleralluma sa lampe, s'assit devant sa petite table, et nota un essai decomposition que maitre Porpora lui avait demande pour le jour suivant.VI.Le comte Zustiniani, malgre son detachement philosophique et denouvelles amours dont la Corilla feignait assez maladroitement d'etrejalouse, n'etait pas cependant aussi insensible aux insolents capricesde cette folle maitresse qu'il s'efforcait de le paraitre. Bon, faibleet frivole, Zustiniani n'etait roue que par ton et par position sociale.Il ne pouvait s'empecher de souffrir, au fond de son coeur, del'ingratitude avec laquelle cette fille avait repondu a sa generosite;et d'ailleurs, quoiqu'il fut a cette epoque (a Venise aussi bien qu'aParis) de la derniere inconvenance de montrer de la jalousie, l'orgueilitalien se revoltait contre le role ridicule et miserable que la Corillalui faisait jouer.Donc, ce meme soir ou Anzoleto avait brille au palais Zustiniani, lecomte, apres avoir agreablement plaisante avec son ami Barberigo sur lesespiegleries de sa maitresse, des qu'il vit ses salons deserts et lesflambeaux eteints, prit son manteau et son epee, et, pour en avoir _lecoeur net_, courut au palais qu'habitait la Corilla.Quand il se fut assure qu'elle etait bien seule, ne se trouvant pasencore tranquille, il entama la conversation a voix basse avec lebarcarolle qui etait en train de remiser la gondole de la prima-donnasous la voute destinee a cet usage. Moyennant quelques sequins, il lefit parler, et se convainquit bientot qu'il ne s'etait pas trompe ensupposant que la Corilla avait pris un compagnon de route dans sagondole. Mais il lui fut impossible de savoir qui etait ce compagnon; legondolier ne le savait pas. Bien qu'il eut vu cent fois Anzoleto auxalentours du theatre et du palais Zustiniani, il ne l'avait pas reconnudans l'ombre, sous l'habit noir et avec de la poudre.Ce mystere impenetrable acheva de donner de l'humeur au comte. Il se futconsole en persiflant son rival, seule vengeance de bon gout, mais aussicruelle dans les temps de parade que le meurtre l'est aux epoques depassions serieuses. Il ne dormit pas; et avant l'heure ou Porporacommencait son cours de musique au conservatoire des filles pauvres, ils'achemina vers la _scuola di Mendicanti_, dans la salle ou devaient serassembler les jeunes eleves.La position du comte a l'egard du docte professeur avait beaucoup changedepuis quelques annees. Zustiniani n'etait plus l'antagoniste musical dePorpora, mais son associe, et son chef en quelque sorte; il avait faitdes dons considerables a l'etablissement que dirigeait ce savant maitre,et par reconnaissance on lui en avait donne la direction supreme. Cesdeux amis vivaient donc desormais en aussi bonne intelligence quepouvait le permettre l'intolerance du professeur a l'egard de la musiquea la mode; intolerance qui cependant etait forcee de s'adoucir a la vuedes encouragements que le comte donnait de ses soins et de sa bourse al'enseignement et a la propagation de la musique serieuse. En outre, ilavait fait representer a San-Samuel un opera que ce maitre venait decomposer."Mon cher maitre, lui dit Zustiniani en l'attirant a l'ecart, il fautque non seulement vous vous decidiez a vous laisser enlever pour letheatre une de vos eleves, mais il faut encore que vous m'indiquiezcelle qui vous paraitra la plus propre a remplacer la Corilla. Cettecantatrice est fatiguee, sa voix se perd, ses caprices nous ruinent, lepublic est bientot degoute d'elle. Vraiment nous devons songer a luitrouver une _succeditrice_. (Pardon, cher lecteur, ceci se dit enitalien, et le comte ne faisait point un neologisme.)--Je n'ai pas ce qu'il vous faut, repliqua sechement Porpora.--Eh quoi, maitre, s'ecria le comte, allez-vous retomber dans voshumeurs noires? Est-ce tout de bon qu'apres tant de sacrifices et dedevouement de ma part pour encourager votre oeuvre musicale, vous vousrefusez a la moindre obligeance quand je reclame votre aide et vosconseils pour la mienne?--Je n'en ai plus de droit, comte, repondit le professeur; et ce que jeviens de vous dire est la verite, dite par un ami, et avec le desir devous obliger. Je n'ai point dans mon ecole de chant une seule personnecapable de vous remplacer la Corilla. Je ne fais pas plus de cas d'ellequ'il ne faut; mais en declarant que le talent de cette fille n'a aucunevaleur solide a mes yeux, je suis force de reconnaitre qu'elle possedeun savoir-faire, une habitude, une facilite et une communication etablieavec les sens du public qui ne s'acquierent qu'avec des annees depratique, et que n'auront pas de longtemps d'autres debutantes.--Cela est vrai, dit le comte; mais enfin nous avons forme la Corilla,nous l'avons vue commencer, nous l'avons fait accepter au public; sabeaute a fait les trois quarts de son succes, et vous avez d'aussicharmantes personnes dans votre ecole. Vous ne nierez pas cela, monmaitre! Voyons, confessez que la Clorinda est la plus belle creature del'univers!--Mais affectee, mais minaudiere, mais insupportable.... Il est vrai quele public trouvera peut-etre charmantes ces grimaces ridicules ... maiselle chante faux, elle n'a ni ame, ni intelligence.... Il est vrai quele public n'en a pas plus que d'oreilles ... mais elle n'a ni memoire,ni adresse, et elle ne se sauvera meme pas du _fiasco_ par lecharlatanisme heureux qui reussit a tant de gens!"En parlant ainsi, le professeur laissa tomber un regard involontaire surAnzoleto, qui, a la faveur de son titre de favori du comte, et souspretexte de venir lui parler, s'etait glisse dans la classe, et setenait a peu de distance, l'oreille ouverte a la conversation."N'importe, dit le comte sans faire attention a la malice rancuniere dumaitre; je n'abandonne pas mon idee. Il y a longtemps que je n'aientendu la Clorinda. Faisons-la venir, et avec elle cinq ou six autres,les plus jolies que l'on pourra trouver. Voyons, Anzoleto, ajouta-t-ilen riant, te voila assez bien equipe pour prendre l'air grave d'un jeuneprofesseur. Entre dans le jardin, et adresse-toi aux plus remarquablesde ces jeunes beautes, pour leur dire que nous les attendons ici,monsieur le professeur et moi."Anzoleto obeit; mais soit par malice, soit qu'il eut ses vues, il amenales plus laides, et c'est pour le coup que Jean-Jacques aurait pus'ecrier: "La Sofia etait borgne, la Cattina etait boiteuse."Ce quiproquo fut pris en bonne part, et, apres qu'on en eut ri souscape, on renvoya ces demoiselles avertir celles de leurs compagnes quedesigna le professeur. Un groupe charmant vint bientot, avec la belleClorinda au centre."La magnifique chevelure! dit le comte a l'oreille du professeur envoyant passer pres de lui les superbes tresses blondes de cettederniere.--Il y a beaucoup plus _dessus_ que _dedans_ cette tete, repondit lerude censeur sans daigner baisser la voix.Apres une heure d'epreuve, le comte, n'y pouvant plus tenir, se retiraconsterne en donnant des eloges pleins de graces a ces demoiselles, eten disant tout bas au professeur:--Il ne faut point songer a cesperruches!"Si votre seigneurie illustrissime daignait me permettre de dire un motsur ce qui la preoccupe ... articula doucement Anzoleto a l'oreille ducomte en descendant l'escalier.--Parle, reprit le comte; connaitrais-tu cette merveille que nouscherchons?--Oui, excellence.--Et au fond de quelle mer iras-tu pecher cette perle fine?--Tout au fond de la classe ou le malin professeur Porpora la tientcachee les jours ou vous passez votre bataillon feminin en revue.--Quoi? est-il dans la scuola un diamant dont mes yeux n'aient jamaisapercu l'eclat? Si maitre Porpora m'a joue un pareil tour!...--Illustrissime, le diamant dont je parle ne fait pas partie de lascuola. C'est une pauvre fille qui vient seulement chanter dans leschoeurs quand on a besoin d'elle, et a qui le professeur donne deslecons particulieres par charite, et plus encore par amour de l'art.--Il faut donc que cette pauvre fille ait des facultes extraordinaires;car le professeur n'est pas facile a contenter, et il n'est pas prodiguede son temps et de sa peine. L'ai-je entendue quelquefois sans laconnaitre?--Votre Seigneurie l'a entendue une fois, il y a bien longtemps, etlorsqu'elle n'etait encore qu'un enfant. Aujourd'hui c'est une grandejeune fille, forte, studieuse, savante comme le professeur, et capablede faire siffler la Corilla le jour ou elle chantera une phrase de troismesures a cote d'elle sur le theatre.--Et ne chante-t-elle jamais en public? Le professeur ne lui a-t-il pasfait dire quelques motets aux grandes vepres?--Autrefois, excellence, le professeur se faisait une joie de l'entendrechanter a l'eglise; mais depuis que les _scolari_, par jalousie et parvengeance, ont menace de la faire chasser de la tribune si elle yreparaissait a cote d'elles....--C'est donc une fille de mauvaise vie?...--O Dieu vivant! excellence, c'est une vierge aussi pure que la porte duciel! Mais elle est pauvre et de basse extraction ... comme moi,excellence, que vous daignez cependant elever jusqu'a vous par vosbontes; et ces mechantes harpies ont menace le professeur de se plaindrea vous de l'infraction qu'il commettait contre le reglement enintroduisant dans leur classe une eleve qui n'en fait point partie.--Ou pourrai-je donc entendre cette merveille?--Que votre seigneurie donne l'ordre au professeur de la faire chanterdevant elle; elle pourra juger de sa voix et de la grandeur de sontalent.--Ton assurance me donne envie de te croire. Tu dis donc que je l'aideja entendue, il y a longtemps ... J'ai beau chercher a me rappeler....--Dans l'eglise des Mendicanti, un jour de repetition generale, le_Salve Regina_ de Pergolese....--Oh! j'y suis, s'ecria le comte; une voix, un accent, une intelligenceadmirables!--Et elle n'avait que quatorze ans, monseigneur, c'etait un enfant.--Oui, mais ... je crois me rappeler qu'elle n'etait pas jolie.--Pas jolie, excellence! dit Anzoleto tout interdit.--Ne s'appelait-elle pas?... Oui, c'etait une Espagnole, un nombizarre....--Consuelo, monseigneur!--C'est cela, tu voulais l'epouser alors, et vos amours nous ont faitrire, le professeur et moi. Consuelo! c'est bien elle; la favorite duprofesseur, une fille bien intelligente, mais bien laide!--Bien laide! repeta Anzoleto stupefait.--Eh oui, mon enfant. Tu en es donc toujours epris?--C'est mon amie, illustrissime.--Amie veut dire chez nous egalement soeur et amante. Laquelle des deux?--Soeur, mon maitre.--Eh bien, je puis, sans te faire de peine, te dire ce que j'en pense.Ton idee n'a pas le sens commun. Pour remplacer la Corilla il faut unange de beaute, et ta Consuelo, je m'en souviens bien maintenant, estplus que laide, elle est affreuse."Le comte fut aborde en cet instant par un de ses amis, qui l'emmena d'unautre cote, et il laissa Anzoleto consterne se repeter ensoupirant:--Elle est affreuse!...VII.Il vous paraitra peut-etre etonnant, et il est pourtant tres certain,cher lecteur, que jamais Anzoleto n'avait eu d'opinion sur la beaute oula laideur de Consuelo. Consuelo etait un etre tellement isole,tellement ignore dans Venise, que nul n'avait jamais songe a cherchersi, a travers ce voile d'oubli et d'obscurite, l'intelligence et labonte avaient fini par se montrer sous une forme agreable ouinsignifiante. Porpora, qui n'avait plus de sens que pour l'art, n'avaitvu en elle que l'artiste. Les voisins de la _Corte-Minelli_ voyaientsans se scandaliser ses innocentes amours avec Anzoleto. A Venise onn'est point feroce sur ce chapitre-la. Ils lui predisaient bien parfoisqu'elle serait malheureuse avec ce garcon sans aveu et sans etat, et ilslui conseillaient de chercher plutot a s'etablir avec quelque honnete etpaisible ouvrier. Mais comme elle leur repondait qu'etant sans familleet sans appui elle-meme, Anzoleto lui convenait parfaitement; comme,depuis six ans, il ne s'etait pas ecoule un seul jour sans qu'on les vitensemble, ne cherchant point le mystere, et ne se querellant jamais, onavait fini par s'habituer a leur union libre et indissoluble. Aucunvoisin ne s'etait jamais avise de faire la cour a l'_amica_ d'Anzoleto.Etait-ce seulement a cause des engagements qu'on lui supposait, ou bienetait-ce a cause de sa misere? ou bien encore n'etait-ce pas que sapersonne n'avait exerce de seduction sur aucun d'eux? La dernierehypothese est fort vraisemblable.Cependant chacun sait que, de douze a quatorze ans, les jeunes fillessont generalement maigres, decontenancees, sans harmonie dans lestraits, dans les proportions, dans les mouvements. Vers quinze ans ellesse _refont_ (c'est en francais vulgaire l'expression des matrones); etcelle qui paraissait affreuse naguere reparait, apres ce court travailde transformation, sinon belle, du moins agreable. On a remarque memequ'il n'etait pas avantageux a l'avenir d'une fillette d'etre jolie detrop bonne heure.Consuelo ayant recueilli comme les autres le benefice de l'adolescence,on avait cesse de dire qu'elle etait laide; et le fait est qu'elle nel'etait plus. Seulement, comme elle n'etait ni dauphine, ni infante,elle n'avait point eu de courtisans autour d'elle pour proclamer que laroyale progeniture embellissait a vue d'oeil; et comme elle n'avait pasl'appui de tendres sollicitudes pour s'inquieter de son avenir, personnene prenait la peine de dire a Anzoleto: "Ta fiancee ne te fera pointrougir devant le monde."Si bien qu'Anzoleto l'avait entendu traiter de laideron a l'age ou cereproche n'avait pour lui ni sens ni valeur; et depuis qu'on ne disaitplus ni mal ni bien de la figure de Consuelo, il avait oublie de s'enpreoccuper. Sa vanite avait pris un autre essor. Il revait le theatre etla celebrite, et n'avait pas le temps de songer a faire etalage de sesconquetes. Et puis la grosse part de curiosite qui entre dans les desirsde la premiere jeunesse etait assouvie chez lui. J'ai dit qu'a dix-huitans il n'avait plus rien a apprendre. A vingt-deux ans, il etait quasiblase; et a vingt-deux ans comme a dix-huit, son attachement pourConsuelo etait aussi tranquille, en depit de quelques chastes baiserspris sans trouble et rendus sans honte, qu'il l'avait ete jusque-la.Pour qu'on ne s'etonne pas trop de ce calme et de cette vertu de la partd'un jeune homme qui ne s'en piquait point ailleurs, il faut faireobserver que la grande liberte dans laquelle nos adolescents vivaient aucommencement de cette histoire s'etait modifiee et peu a peu restreinteavec le temps. Consuelo avait pres de seize ans, et menait encore unevie un peu vagabonde, sortant du Conservatoire toute seule pour allerrepeter sa lecon et manger son riz sur les degres de la Piazzetta avecAnzoleto, lorsque sa mere, epuisee de fatigue, cessa de chanter le soirdans les cafes, une guitare a la main et une sebile devant elle. Lapauvre creature se retira dans un des plus miserables greniers de la_Corte-Minelli_, pour s'y eteindre a petit feu sur un grabat. Alors labonne Consuelo, ne voulant plus la quitter, changea tout a fait de genrede vie. Hormis les heures ou le professeur daignait lui donner sa lecon,elle travaillait soit a l'aiguille, soit au contre point, toujoursaupres du chevet de cette mere imperieuse et desesperee, qui l'avaitcruellement maltraitee dans son enfance, et qui maintenant lui donnaitl'affreux spectacle d'une agonie sans courage et sans vertu. La pietefiliale et le devouement tranquille de Consuelo ne se dementirent pas unseul instant. Joies de l'enfance, liberte, vie errante, amour meme, toutfut sacrifie sans amertume et sans hesitation. Anzoleto s'en plaignitvivement, et, voyant ses reproches inutiles, resolut d'oublier et de sedistraire; mais ce lui fut impossible. Anzoleto n'etait pas assidu autravail comme Consuelo; il prenait vite et mal les mauvaises lecons queson professeur, pour gagner le salaire promis par Zustiniani, luidonnait tout aussi mal et aussi vite. Cela etait fort heureux pourAnzoleto, en qui les prodigalites de la nature reparaient aussi bien quepossible le temps perdu et les effets d'un mauvais enseignement; mais ilen resultait bien des heures d'oisivete durant lesquelles la societefidele et enjouee de Consuelo lui manquait horriblement. Il tenta des'adonner aux passions de son age et de sa classe; il frequenta lescabarets, et joua avec les polissons les petites gratifications que luioctroyait de temps en temps le comte Zustiniani. Cette vie lui plut deuxou trois semaines, au bout desquelles il trouva que son bien-etre, sasante et sa voix s'alteraient sensiblement; que le _far-niente_ n'etaitpas le desordre, et que le desordre n'etait pas son element. Preservedes mauvaises passions par l'amour bien entendu de soi-meme, il seretira dans la solitude et s'efforca d'etudier; mais cette solitude luisembla effrayante de tristesse et de difficultes. Il s'apercut alors queConsuelo etait aussi necessaire a son talent qu'a son bonheur. Studieuseet perseverante, vivant dans la musique comme l'oiseau dans l'air et lepoisson dans l'eau, aimant a vaincre les difficultes sans se rendre plusde raison de l'importance de cette victoire qu'il n'appartient a unenfant, mais poussee fatalement a combattre les obstacles et a penetrerles mysteres de l'art, par cet invincible instinct qui fait que le germedes plantes cherche a percer le sein de la terre et a se lancer vers lejour, Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisationspour lesquelles le travail est une jouissance, un repos veritable, unetat normal necessaire, et pour qui l'inaction serait une fatigue, undeperissement, un etat maladif, si l'inaction etait possible a de tellesnatures.Mais elles ne la connaissent pas; dans une oisivete apparente, ellestravaillent encore; leur reverie n'est point vague, c'est unemeditation. Quand on les voit agir, on croit qu'elles creent, tandisqu'elles manifestent seulement une creation recente.--Tu me diras, cherlecteur, que tu n'as guere connu de ces organisations exceptionnelles.Je te repondrai, lecteur bien-aime, que je n'en ai connu qu'une seule,et si, suis-je plus vieux que toi. Que ne puis-je te dire que j'aianalyse sur mon pauvre cerveau le divin mystere de cette activiteintellectuelle! Mais, helas! ami lecteur, ce n'est ni toi ni moi quietudierons sur nous-memes.Consuelo travaillait toujours, en s'amusant toujours; elle s'obstinaitdes heures entieres a vaincre, soit par le chant libre et capricieux,soit par la lecture musicale, des difficultes qui eussent rebuteAnzoleto livre a lui-meme; et sans dessein premedite, sans aucune ideed'emulation, elle le forcait a la suivre, a la seconder, a la comprendreet a lui repondre, tantot au milieu de ses eclats de rires enfantins,tantot emportee avec lui par cette _fantasia_ poetique et creatrice queconnaissent les organisations populaires en Espagne et en Italie. Depuisplusieurs annees qu'il s'etait impregne du genie de Consuelo, le buvanta sa source sans le comprendre, et se l'appropriant sans s'enapercevoir, Anzoleto, retenu d'ailleurs par sa paresse, etait devenu enmusique un etrange compose de savoir et d'ignorance, d'inspiration et defrivolite, de puissance et de gaucherie, d'audace et de faiblesse, quiavait plonge, a la derniere audition, le Porpora dans un dedale demeditations et de conjectures. Ce maitre ne savait point le secret detoutes ces richesses derobees a Consuelo; car ayant une fois severementgronde la petite de son intimite avec ce grand vaurien, il ne les avaitjamais revus ensemble. Consuelo, qui tenait a conserver les bonnesgraces de son professeur, avait eu soin de ne jamais se montrer devantlui en compagnie d'Anzoleto, et du plus loin qu'elle l'apercevait dansla rue, si Anzoleto etait avec elle, leste comme un jeune chat, elle secachait derriere une colonne ou se blottissait dans une gondole.Ces precautions continuerent lorsque Consuelo, devenue garde-malade, etAnzoleto ne pouvant plus supporter son absence, sentant la vie,l'espoir, l'inspiration et jusqu'au souffle lui manquer, revint partagersa vie sedentaire, et affronter avec elle tous les soirs les acretes etles emportements de la moribonde. Quelques mois avant d'en finir, cettemalheureuse femme perdit l'energie de ses souffrances, et, vaincue parla piete de sa fille, sentit son ame s'ouvrir a de plus douces emotions.Elle s'habitua a recevoir les soins d'Anzoleto, qui, malgre son peu devocation pour ce role de devouement, s'habitua de son cote a une sortede zele enjoue et de douceur complaisante envers la faiblesse et lasouffrance. Anzoleto avait le caractere egal et les manieresbienveillantes. Sa perseverance aupres d'elle et de Consuelo gagna enfinson coeur, et, a son heure derniere, elle leur fit jurer de ne sequitter jamais. Anzoleto le promit, et meme il eprouva en cet instantsolennel une sorte d'attendrissement serieux qu'il ne connaissait pasencore. La mourante lui rendit cet engagement plus facile en lui disant:Qu'elle soit ton amie, ta soeur, ta maitresse ou ta femme, puisqu'elle neconnait que toi et n'a jamais voulu ecouter que toi, ne l'abandonne pas.--Puis, croyant donner a sa fille un conseil bien habile et biensalutaire, sans trop songer s'il etait realisable ou non, elle lui avaitfait jurer en particulier, ainsi qu'on l'a vu deja, de ne jamaiss'abandonner a son amant avant la consecration religieuse du mariage.Consuelo l'avait jure, sans prevoir les obstacles que le caractereindependant et irreligieux d'Anzoleto pourrait apporter a ce projet.Devenue orpheline, Consuelo avait continue de travailler a l'aiguillepour vivre dans le present, et d'etudier la musique pour s'associer al'avenir d'Anzoleto. Depuis deux ans qu'elle vivait seule dans songrenier, il avait continue a la voir tous les jours, sans eprouver pourelle aucune passion, et sans pouvoir en eprouver pour d'autres femmes,tant la douceur de son intimite et l'_agrement de vivre aupres d'elle_lui semblaient preferables a tout.Sans se rendre compte des hautes facultes de sa compagne, il avaitacquis desormais assez de gout et de discernement pour savoir qu'elleavait plus de science et de moyens qu'aucune des cantatrices deSan-Samuel et que la Corilla elle-meme. A son affection d'habitudes'etait donc joint l'espoir et presque la certitude d'une associationd'interets, qui rendrait leur existence profitable et brillante avec letemps. Consuelo n'avait guere coutume de penser a l'avenir. Laprevoyance n'etait point au nombre de ses occupations d'esprit. Elle eutencore cultive la musique sans autre but que celui d'obeir a savocation; et la communaute d'interets que la pratique de cet art devaitetablir entre elle et son ami, n'avait pas d'autre sens pour elle quecelui d'association de bonheur et d'affection. C'etait donc sans l'enavertir qu'il avait concu tout a coup l'espoir de hater la realisationde leurs reves; et en meme temps que Zustiniani s'etait preoccupe duremplacement de la Corilla, Anzoleto, devinant avec une rare sagacite lasituation d'esprit de son patron, avait improvise la proposition qu'ilvenait de lui faire.Mais la laideur de Consuelo, cet obstacle inattendu etrange, invincible,si le comte ne se trompait pas, etait venu jeter l'effroi et laconsternation dans son ame. Aussi reprit-il le chemin de la_Corte-Minelli_, en s'arretant a chaque pas pour se representer sous unnouveau jour l'image de son amie, et pour repeter avec un pointd'interrogation a chaque parole: Pas jolie? bien laide? affreuse?VIII."Qu'as-tu donc a me regarder ainsi? lui dit Consuelo en le voyant entrerchez elle et la contempler d'un air etrange sans lui dire un mot. Ondirait que tu ne m'as jamais vue.--C'est la verite, Consuelo, repondit-il. Je ne t'ai jamais vue.--As-tu l'esprit egare? reprit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire.--Mon Dieu! mon Dieu! je le crois bien, s'ecria Anzoleto. J'ai unegrande tache noire dans le cerveau a travers laquelle je ne te vois pas.--Misericorde! tu es malade, mon ami?--Non, chere fille, calme-toi, et tachons de voir clair. Dis-moi,Consuelita, est-ce que tu me trouves beau?--Mais certainement, puisque je t'aime.--Et si tu ne m'aimais pas, comment me trouverais-tu?--Est-ce que je sais?--Quand tu regardes d'autres hommes que moi, sais-tu s'ils sont beaux oulaids?--Oui; mais je te trouve plus beau que les plus beaux.--Est-ce parce que je le suis, ou parce que tu m'aimes?--Je crois bien que c'est l'un et l'autre. D'ailleurs tout le monde ditque tu es beau, et tu le sais bien. Mais qu'est-ce que cela te fait?--Je veux savoir si tu m'aimerais quand meme je serais affreux.--Je ne m'en apercevrais peut-etre pas.--Tu crois donc qu'on peut aimer une personne laide?--Pourquoi pas, puisque tu m'aimes?--Tu es donc laide, Consuelo? Vraiment, dis-moi, reponds-moi, tu es donclaide?--On me l'a toujours dit. Est-ce que tu ne le vois pas?--Non, non, en verite, je ne le vois pas!--En ce cas, je me trouve assez belle, et je suis bien contente.--Tiens, dans ce moment-ci, Consuelo, quand tu me regardes d'un air sibon, si naturel, si aimant, il me semble que tu es plus belle que laCorilla. Mais je voudrais savoir si c'est l'effet de mon illusion ou laverite. Je connais ta physionomie, je sais qu'elle est honnete etqu'elle me plait, et que quand je suis en colere elle me calme; quequand je suis triste, elle m'egaie; que quand je suis abattu, elle meranime. Mais je ne connais pas ta figure. Ta figure, Consuelo, je nepeux pas savoir si elle est laide.--Mais qu'est-ce que cela te fait, encore une fois?--Il faut que je le sache. Dis-moi si un homme beau pourrait aimer unefemme laide.--Tu aimais bien ma pauvre mere, qui n'etait plus qu'un spectre! Et moi,je l'aimais tant!--Et la trouvais-tu laide?--Non. Et toi?--Je n'y songeais pas. Mais aimer d'amour, Consuelo ... car enfin jet'aime d'amour, n'est-ce pas? Je ne peux pas me passer de toi, je nepeux pas te quitter. C'est de l'amour: que t'en semble?--Est-ce que cela pourrait etre autre chose?--Cela pourrait etre de l'amitie.--Oui, cela pourrait etre de l'amitie."Ici Consuelo surprise s'arreta, et regarda attentivement Anzoleto; etlui, tombant dans une reverie melancolique, se demanda positivement pourla premiere fois, s'il avait de l'amour ou de l'amitie pour Consuelo; sile calme de ses sens, si la chastete qu'il observait facilement aupresd'elle, etaient le resultat du respect ou de l'indifference. Pour lapremiere fois, il regarda cette jeune fille avec les yeux d'un jeunehomme, interrogeant, avec un esprit d'analyse qui n'etait pas sanstrouble, ce front, ces yeux, cette taille, et tous ces details dont iln'avait jamais saisi qu'une sorte d'ensemble ideal et comme voile danssa pensee. Pour la premiere fois, Consuelo interdite se sentit troubleepar le regard de son ami; elle rougit, son coeur battit avec violence,et ses yeux se detournerent, ne pouvant supporter ceux d'Anzoleto.Enfin, comme il gardait toujours le silence, et qu'elle n'osait plus lerompre, une angoisse inexprimable s'empara d'elle, de grosses larmesroulerent sur ses joues; et cachant sa tete dans ses mains:"Oh! je vois bien, dit-elle, tu viens me dire que tu ne veux plus de moipour ton amie.--Non, non! je n'ai pas dit cela! je ne le dis pas! s'ecria Anzoletoeffraye de ces larmes qu'il faisait couler pour la premiere fois; etvivement ramene a son sentiment fraternel, il entoura Consuelo de sesbras. Mais, comme elle detournait son visage, au lieu de sa joue fraicheet calme il baisa une epaule brulante que cachait mal un fichu de grossedentelle noire.Quand le premier eclair de la passion s'allume instantanement dans uneorganisation forte, restee chaste comme l'enfance au milieu dudeveloppement complet de la jeunesse, elle y porte un choc violent etpresque douloureux."Je ne sais ce que j'ai, dit Consuelo en s'arrachant des bras de son amiavec une sorte de crainte qu'elle n'avait jamais eprouvee; mais je mesens bien mal: il me semble que je vais mourir.--Ne meurs pas, lui, dit Anzoleto en la suivant et en la soutenant dansses bras; tu es belle, Consuelo, je suis sur que tu es belle."En effet, Consuelo etait belle en cet instant; et quoique Anzoleto n'enfut pas certain au point de vue de l'art, il ne pouvait s'empecher de ledire, parce que son coeur le sentait vivement."Mais enfin, lui dit Consuelo toute palie et tout abattue en un instant,pourquoi donc tiens-tu aujourd'hui a me trouver belle?--Ne voudrais-tu pas l'etre, chere Consuelo?--Oui, pour toi.--Et pour les autres?--Peu m'importe.--Et si c'etait une condition pour notre avenir?"Ici Anzoleto, voyant l'inquietude qu'il causait a son amie, lui rapportanaivement ce qui s'etait passe entre le comte et lui; et quand il envint a repeter les expressions peu flatteuses dont Zustiniani s'etaitservi en parlant d'elle, la bonne Consuelo qui peu a peu s'etaittranquillisee en croyant voir tout ce dont il s'agissait, partit d'ungrand eclat de rire en achevant d'essuyer ses yeux humides."Eh bien! lui dit Anzoleto tout surpris de cette absence totale devanite, tu n'es pas plus emue, pas plus inquiete que cela? Ah! je vois,Consuelina, vous etes une petite coquette; vous savez que vous n'etespas laide.--Ecoute, lui repondit-elle en souriant, puisque tu prends de pareillesfolies au serieux, il faut que je te tranquillise un peu. Je n'ai jamaisete coquette: n'etant pas belle, je ne veux pas etre ridicule. Maisquant a etre laide, je ne le suis plus.--Vraiment on te l'a dit? Qui t'a dit cela, Consuelo?--D'abord ma mere, qui ne s'est jamais tourmentee de ma laideur. Je luiai entendu dire souvent que cela se passerait, qu'elle avait ete encoreplus laide dans son enfance; et beaucoup de personnes qui l'avaientconnue m'ont dit qu'a vingt ans elle avait ete la plus belle fille deBurgos. Tu sais bien que quand par hasard quelqu'un la regardait dansles cafes ou elle chantait, on disait: Cette femme doit avoir ete belle.Vois-tu, mon pauvre ami, la beaute est comme cela quand on est pauvre;c'est un instant: on n'est pas belle encore, et puis bientot on ne l'estplus. Je le serai peut-etre, qui sait? si je peux ne pas me fatiguertrop, avoir du sommeil, et ne pas trop souffrir de la faim.--Consuelo, nous ne nous quitterons pas; bientot je serai riche, et tune manqueras de rien. Tu pourras donc etre belle a ton aise.--A la bonne heure. Que Dieu fasse le reste!--Mais tout cela ne conclut a rien pour le present, et il s'agit desavoir si le comte te trouvera assez belle pour paraitre au theatre.--Maudit comte! pourvu qu'il ne fasse pas trop le difficile!--D'abord, tu n'es pas laide.--Non, je ne suis pas laide. J'ai entendu, il n'y a pas longtemps, leverrotier qui demeure ici en face, dire a sa femme: Sais-tu que laConsuelo n'est pas vilaine? Elle a une belle taille, et quand elle rit,elle vous met tout le coeur en joie; et quand elle chante, elle paraitjolie.--Et qu'est-ce que la femme du verrotier a repondu?--Elle a repondu: Qu'est-ce que cela te fait, imbecile? Songe a tonouvrage; est-ce qu'un homme marie doit regarder les jeunes filles?--Paraissait-elle fachee?--Bien fachee.--C'est bon signe. Elle sentait que son mari ne se trompait pas. Et puisencore?--Et puis encore, la comtesse Mocenigo, qui me donne de l'ouvrage, etqui s'est toujours interessee a moi, a dit la semaine derniere audocteur Ancillo, qui etait chez elle au moment ou j'entrais: Regardezdonc, monsieur le docteur, comme cette _zitella_ a grandi, et comme elleest devenue blanche et bien faite!--Et qu'a repondu le docteur?--Il a repondu: C'est vrai, Madame, par Bacchus! Je ne l'aurais pasreconnue; elle est de la nature des flegmatiques, qui blanchissent enprenant un peu d'embonpoint. Ce sera une belle fille, vous verrez cela.--Et puis encore?--Et puis encore la superieure de Santa-Chiara, qui me fait faire desbroderies pour ses autels, et qui a dit a une de ses soeurs: Tenez,voyez si ce que je vous disais n'est pas vrai? La Consuelo ressemble anotre sainte Cecile. Toutes les fois que je fais ma priere devant cetteimage, je ne peux m'empecher de penser a cette petite; et alors je priepour elle, afin qu'elle ne tombe pas dans le peche, et qu'elle ne chantejamais que pour l'eglise.--Et qu'a repondu la soeur?--La soeur a repondu: C'est vrai, ma mere; c'est tout a fait vrai. Etmoi j'ai ete bien vite dans leur eglise, et j'ai regarde la sainteCecile qui est d'un grand maitre, et qui est belle, bien belle!--Et qui te ressemble?--Un peu.--Et tu ne m'as jamais dit cela?--Je n'y ai pas pense.--Chere Consuelo, tu es donc belle?--Je ne crois pas; mais je ne suis plus si laide qu'on le disait. Cequ'il y a de sur, c'est qu'on ne me le dit plus. Il est vrai que c'estpeut-etre parce qu'on s'imagine que cela me ferait de la peine apresent.--Voyons, Consuelina, regarde-moi bien. Tu as les plus beaux yeux dumonde, d'abord!--Mais la bouche est grande, dit Consuelo en riant et en prenant unpetit morceau de miroir casse qui lui servait de _psyche_, pour seregarder.--Elle n'est pas petite; mais quelles belles dents! reprit Anzoleto; cesont des perles fines, et tu les montres toutes quand tu ris.--En ce cas tu me diras quelque chose qui me fasse rire, quand nousserons devant le comte.--Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo.--Pour cela oui! Veux-tu les voir?" Elle detacha ses epingles, et laissatomber jusqu'a terre un torrent de cheveux noirs, ou le soleil brillacomme dans une glace."Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les epaules ... ah! bienbelles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande a voir que cequ'il faudra bien que tu montres au public.--J'ai le pied assez petit, dit Consuelo pour detourner laconversation;" et elle montra un veritable petit pied andaloux, beaute apeu pres inconnue a Venise."La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la premierefois, la main que jusque la il avait serree amicalement comme celle d'uncamarade. Laisse-moi voir tes bras.--Tu les as vus cent fois, dit-elle en otant ses mitaines.--Non, je ne les avais jamais vus, dit Anzoleto que cet examen innocentet dangereux commencait a agiter singulierement."Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille quechaque coup d'oeil embellissait et transformait a ses yeux.Peut-etre n'etait-ce pas tout a fait qu'il eut ete aveugle jusqu'alors;car peut-etre etait-ce la premiere fois que Consuelo depouillait, sansle savoir, cet air insouciant qu'une parfaite regularite de lignes peutseule faire accepter. En cet instant, emue encore d'une vive atteinteportee a son coeur, redevenue naive et confiante, mais conservant unimperceptible embarras qui n'etait pas l'eveil de la coquetterie, maiscelui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une paleurtransparente, et ses yeux un eclat pur et serein qui la faisaientressembler certainement a la sainte Cecile des nones de Santa-Chiara.Anzoleto n'en pouvait plus detacher ses yeux. Le soleil s'etait couche;la nuit se faisait vite dans cette grande chambre eclairee d'une seulepetite fenetre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encoreConsuelo, semblait nager autour d'elle un fluide d'insaisissablesvoluptes. Anzoleto eut un instant la pensee de s'abandonner aux desirsqui s'eveillaient en lui avec une impetuosite toute nouvelle, et a cetentrainement se joignait par eclairs une froide reflexion. Il songeait aexperimenter, par l'ardeur de ses transports, si la beaute de Consueloaurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes reputeesbelles qu'il avait possedees. Mais il n'osa pas se livrer a cestentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement sonemotion devint plus profonde, et la crainte d'en perdre les etrangesdelices lui fit desirer de la prolonger.Tout a coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva,et faisant un effort sur elle-meme pour revenir a leur enjouement, semit a marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragedie,et en chantant d'une maniere un peu outree plusieurs phrases de dramelyrique, comme si elle fut entree en scene."Eh bien, c'est magnifique! s'ecria Anzoleto ravi de surprise en lavoyant capable d'un charlatanisme qu'elle ne lui avait jamais montre.--Ce n'est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j'espere quec'est pour rire que tu dis cela?--Ce serait magnifique a la scene. Je t'assure qu'il n'y aurait rien detrop. Corilla en creverait de jalousie; car c'est tout aussi frappantque ce qu'elle fait dans les moments ou on l'applaudit a tout rompre.--Mon cher Anzoleto, repondit Consuelo, je ne voudrais pas que laCorilla crevat de jalousie pour de semblables jongleries, et si lepublic m'applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plusreparaitre devant lui.--Tu feras donc mieux encore?--Je l'espere, ou bien je ne m'en melerai pas.--Eh bien, comment feras-tu?--Je n'en sais rien encore.--Essaie.--Non; car tout cela, c'est un reve, et avant que l'on ait decide si jesuis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beauxprojets. Peut-etre que nous sommes fous dans ce moment, et que, commel'a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse."Cette derniere hypothese rendit a Anzoleto la force de s'en aller.IX.A cette epoque de sa vie, a peu pres inconnue des biographes, un desmeilleurs compositeurs de l'Italie et le plus grand professeur de chantdu dix-huitieme siecle, l'eleve de Scarlatti, le maitre de Hasse, deFarinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le_Porporino_), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le pere de laplus celebre ecole de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissaitobscurement a Venise, dans un etat voisin de la misere et du desespoir.Il avait dirige cependant naguere, dans cette meme ville, leConservatoire de l'_Ospedaletto_, et cette periode de sa vie avait etebrillante. Il y avait ecrit et fait chanter ses meilleurs operas, sesplus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d'eglise.Appele a Vienne en 1728, il y avait conquis, apres quelque combat, lafaveur de l'empereur Charles VI. Favorise aussi a la cour de Saxe[1],Porpora avait ete appele ensuite a Londres, ou il avait eu la gloire derivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maitre des maitres,dont l'etoile palissait a cette epoque. Mais le genie de ce dernierl'avait emporte enfin, et le Porpora, blesse dans son orgueil ainsi quemaltraite dans sa fortune, etait revenu a Venise reprendre sans bruit etnon sans peine la direction d'un autre conservatoire. Il y ecrivaitencore des operas: mais c'est avec peine qu'il les faisait representer;et le dernier, bien que compose a Venise, fut joue a Londres ou il n'eutpoint de succes. Son genie avait recu ces profondes atteintes dont lafortune et la gloire eussent pu le relever; mais l'ingratitude de Hasse,de Farinelli, et de Cafarelli, qui l'abandonnerent de plus en plus,acheva de briser son coeur, d'aigrir son caractere et d'empoisonner savieillesse. On sait qu'il est mort miserable et desole, dans saquatre-vingtieme annee, a Naples.[1 Il donna des lecons de chant et de composition a la princesseelectorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la _Grande Dauphine_,mere de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.]A l'epoque ou le comte Zustiniani, prevoyant et desirant presque ladefection de Corilla, cherchait a remplacer cette cantatrice, le Porporaetait en proie a de violents acces d'humeur atrabilaire, et son depitn'etait pas toujours mal fonde; car si l'on aimait et si l'on chantait aVenise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, etd'autres excellents maitres, on y prisait sans discernement la musiquebouffe de Cocchi, del Buini, de Salvator Apollini, et d'autrescompositeurs plus ou moins indigenes, dont le style commun et facileflattait le gout des esprits mediocres. Les operas de Hasse ne pouvaientplaire a son maitre, justement irrite. Le respectable et malheureuxPorpora, fermant son coeur et ses oreilles a la musique des modernes,cherchait donc a les ecraser sous la gloire et l'autorite des anciens.Il etendait sa reprobation trop severe jusque sur les gracieusescompositions de Galoppi, et jusque sur les originales fantaisies duChiozzetto, le compositeur populaire de Venise. Enfin il ne fallait pluslui parler que du pere Martini, de Durante, de Monteverde, dePalestrina; j'ignore si Marcello et Leo trouvaient grace devant lui. Cefut donc froidement et tristement qu'il recut les premieres ouverturesdu comte Zustiniani concernant son eleve inconnue, la pauvre Consuelo,dont il desirait pourtant le bonheur et la gloire; car il etait tropexperimente dans le professorat pour ne pas savoir tout ce qu'ellevalait, tout ce qu'elle meritait. Mais a l'idee de voir profaner cetalent si pur et si fortement nourri de la manne sacree des vieuxmaitres, il baissa la tete d'un air consterne, et repondit au comte:"Prenez-la donc, cette ame sans tache, cette intelligence sanssouillure; jetez-la aux chiens, et livrez-la aux betes, puisque telleest la destinee du genie au temps ou nous sommes."Cette douleur a la fois serieuse et comique donna au comte une idee dumerite de l'eleve, par le prix qu'un maitre si rigide y attachait."Eh quoi, mon cher maestro, s'ecria-t-il, est-ce la en effet votreopinion? La Consuelo est-elle un etre aussi extraordinaire, aussi divin?--Vous l'entendrez, dit le Porpora d'un air resigne; et il repeta: C'estsa destinee!"Cependant le comte vint a bout de relever les esprits abattus du maitre,en lui faisant esperer une reforme serieuse dans le choix des operasqu'il mettrait au repertoire de son theatre. Il lui promit l'exclusiondes mauvais ouvrages, aussitot qu'il aurait expulse la Corilla, sur lecaprice de laquelle il rejeta leur admission et leur succes. Il fit memeentendre adroitement qu'il serait tres sobre de Hasse, et declara que sile Porpora voulait ecrire un opera pour Consuelo, le jour ou l'elevecouvrirait son maitre d'une double gloire en exprimant sa pensee dans lestyle qui lui convenait, ce jour serait celui du triomphe lyrique de SanSamuel et le plus beau de la vie du comte.Le Porpora, vaincu, commenca donc a se radoucir, et a desirersecretement le debut de son eleve autant qu'il l'avait redoute jusquela, craignant de donner avec elle une nouvelle vogue aux ouvrages de sonrival. Mais comme le comte lui exprimait ses inquietudes sur la figurede Consuelo, il refusa de la lui faire entendre en particulier et al'improviste."Je ne vous dirai point, repondait-il a ses questions et a sesinstances, que ce soit une beaute. Une fille aussi pauvrement vetue, ettimide comme doit l'etre, en presence d'un seigneur et d'un juge devotre sorte, un enfant du peuple qui n'a jamais ete l'objet de lamoindre attention, ne saurait se passer d'un peu de toilette et depreparation. Et puis la Consuelo est de celles que l'expression du genierehausse extraordinairement. Il faut la voir et l'entendre en memetemps. Laissez-moi faire: si vous n'en etes pas content, vous me lalaisserez, et je trouverai bien moyen d'en faire une bonne religieuse,qui fera la gloire de l'ecole, en formant des eleves sous sa direction."Tel etait en effet l'avenir que jusque la le Porpora avait reve pourConsuelo.Quand il revit son eleve, il lui annonca qu'elle aurait a etre entendueet jugee par le comte. Mais comme elle lui eprima naivement sa crainted'etre trouvee laide, il lui fit croire qu'elle ne serait point vue, etqu'elle chanterait derriere la tribune grillee de l'orgue, le comteassistant a l'office dans l'eglise. Seulement il lui recommanda des'habiller decemment, parce qu'elle aurait a etre presentee ensuite a ceseigneur; et, bien qu'il fut pauvre aussi, le noble maitre, il lui donnaquelque argent a cet effet. Consuelo, tout interdite, tout agitee,occupee pour la premiere fois du soin de sa personne, prepara donc a lahate sa toilette et sa voix; elle essaya vite la derniere, et latrouvant si fraiche, si forte, si souple, elle repeta plus d'une fois aAnzoleto, qui l'ecoutait avec emotion et ravissement: "Helas! pourquoifaut-il donc quelque chose de plus a une cantatrice que de savoirchanter?"X.La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermeeau verrou, et, apres qu'il eut attendu presque un quart d'heure surl'escalier, il fut admis enfin a voir son amie revetue de sa toilette defete, dont elle avait voulu faire l'epreuve devant lui. Elle avait unejolie robe de toile de Perse a grandes fleurs, un fichu de dentelles, etde la poudre. Elle etait si changee ainsi, qu'Anzoleto resta quelquesinstants incertain, ne sachant si elle avait gagne ou perdu a cettetransformation. L'irresolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pourelle un coup de poignard."Ah! tiens, s'ecria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. Aqui donc semblerai-je supportable, si celui qui m'aime n'eprouve riend'agreable en me regardant?--Attends donc un peu, repondit Anzoleto; d'abord je suis frappe de tabelle taille dans ce long corsage, et de ton air distingue sous cesdentelles. Tu portes a merveille les larges plis de ta jupe. Mais jeregrette tes cheveux noirs ... du moins je le crois.... Mais c'est latenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora.--Et pourquoi faut-il que je sois une signora? Moi, je hais cette poudrequi affadit, et qui vieillit les plus belles. J'ai l'air empruntee sousces falbalas; en un mot, je me deplais ainsi, et je vois que tu es demon avis. Tiens, j'ai ete ce matin a la repetition, et j'ai vu laClorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle etait si pimpante, sibrave, si belle (oh! celle-la est heureuse, et il ne faut pas laregarder deux fois pour s'assurer de sa beaute), que je me sens effrayeede paraitre a cote d'elle devant le comte.--Sois tranquille, le comte l'a vue; mais il l'a entendue aussi.--Et elle a mal chante?--Comme elle chante toujours.--Ah! mon ami, ces rivalites gatent le coeur. Il y a quelque temps si laClorinda, qui est une bonne fille malgre sa vanite, eut fait _fiasco_devant un juge, je l'aurais plainte du fond de l'ame, j'aurais partagesa peine et son humiliation. Et voila qu'aujourd'hui je me surprends am'en rejouir! Lutter, envier, chercher a se detruire mutuellement; ettout cela pour un homme qu'on n'aime pas, qu'on ne connait pas! Je mesens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suisaussi effrayee de l'idee de reussir que de celle d'echouer. Il me sembleque notre bonheur prend fin, et que demain apres l'epreuve, quellequ'elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que jen'y ai vecu jusqu'a present.Deux grosses larmes roulerent sur les joues de Consuelo."Eh bien, tu vas pleurer, a present? s'ecria Anzoleto. Y songes-tu? tuvas ternir tes yeux et gonfler tes paupieres? Tes yeux, Consuelo! ne vapas gater tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau.--Ou de moins laid! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on sedonne au monde, on n'a meme pas le droit de pleurer."Son ami s'efforca de la consoler, mais elle fut amerement triste tout lereste du jour; et le soir, lorsqu'elle se retrouva seule, elle otasoigneusement sa poudre, decrepa et lissa ses beaux cheveux d'ebene,essaya une petite robe de soie noire encore fraiche qu'elle mettaitordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-meme en seretrouvant devant sa glace telle qu'elle se connaissait. Puis elle fitsa priere avec ferveur, songea a sa mere, s'attendrit, et s'endormit enpleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour laconduire a l'eglise, il la trouva a son epinette, habillee et peigneecomme tous les dimanches, et repassant son morceau d'epreuve."Eh quoi! s'ecria-t-il, pas encore coiffee, pas encore paree! L'heureapproche. A quoi songes-tu, Consuelo?--Mon ami, repondit-elle avec resolution, je suis paree, je suiscoiffee, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes neme vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Cecorsage ne gene pas ma respiration. Ne me contredis pas: mon parti estpris. J'ai demande a Dieu de m'inspirer, et a ma mere de veiller sur maconduite. Dieu m'a inspire d'etre modeste et simple. Ma mere est venueme voir en reve, et elle m'a dit ce qu'elle me disait toujours:Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l'ai vue quiprenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeaitdans l'armoire; apres quoi, elle a place ma robe noire et ma mantille demousseline blanche sur la chaise a cote de mon lit. Aussitot que j'aiete eveillee, j'ai serre la toilette comme elle l'avait fait dans monreve, et j'ai mis la robe noire et la mantille: me voila prete. Je mesens du courage depuis que j'ai renonce a plaire par des moyens dont jene sais pas me servir. Tiens, ecoute ma voix, tout est la, vois-tu."Elle fit un trait."Juste ciel! nous sommes perdus! s'ecria Anzoleto; ta voix est voilee,et tes yeux sont rouges. Tu as pleure hier soir, Consuelo; voila unebelle affaire! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avecton caprice de t'habiller de deuil un jour de fete; cela porte malheuret cela t'enlaidit. Et vite, et vite! reprends ta belle robe, pendantque j'irai t'acheter du rouge. Tu es pale comme un spectre."Une discussion assez vive s'eleva entre eux a ce sujet. Anzoleto fut unpeu brutal. Le chagrin rentra dans l'ame de la pauvre fille; ses larmescoulerent encore. Anzoleto s'en irrita davantage, et, au milieu dudebat, l'heure sonna, l'heure fatale, le quart avant deux heures, justele temps de courir a l'eglise, et d'y arriver en s'essoufflant. Anzoletomaudit le ciel par un jurement energique. Consuelo, plus pale et plustremblante que l'etoile du matin qui se mire au sein des lagunes, seregarda une derniere fois dans sa petite glace brisee: puis seretournant, elle se jeta impetueusement dans les bras d'Anzoleto."O mon ami, s'ecria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas.Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour oter a mes joues cette paleurlivide. Que ton baiser soit comme le feu de l'autel sur les levresd'Isaie, et que Dieu ne nous punisse pas d'avoir doute de son secours!"Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tete, prit ses cahiers, et,entrainant son amant consterne, elle courut aux Mendiant, ou deja lafoule etait rassemblee pour entendre la belle musique du Porpora.Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donnerendez-vous dans sa tribune; et Consuelo monta a celle de l'orgue, oules choeurs etaient deja en rang de bataille et le professeur devant sonpupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte etait situee demaniere a ce qu'il vit beaucoup moins dans l'eglise que dans la tribunede l'orgue, que deja il avait les yeux sur elle, et qu'il ne perdait pasun de ses mouvements.Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits; car elles'agenouilla en arrivant, cacha sa tete dans ses mains, et se mit aprier avec une devotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de soncoeur, tu sais que je ne te demande point de m'elever au-dessus de mesrivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au mondeet aux arts profanes pour abandonner ton amour et m'egarer dans lessentiers du vice. Tu sais que l'orgueil n'enfle pas mon ame, et quec'est pour vivre avec celui que ma mere m'a permis d'aimer, pour ne m'enseparer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demandede me soutenir et d'ennoblir mon accent et ma pensee quand je chanteraites louanges.Lorsque les premiers accords de l'orchestre appelerent Consuelo a saplace, elle se releva lentement; sa mantille tomba sur ses epaules, etson visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de latribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s'etait opereedans cette jeune fille tout a l'heure si bleme et si abattue, si effareepar la fatigue et la crainte! Son large front semblait nager dans unfluide celeste, une molle langueur baignait encore les plans doux etnobles de sa figure sereine et genereuse. Son regard calme n'exprimaitaucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succesordinaires. II y avait en elle quelque chose de grave, de mysterieux etde profond, qui commandait le respect et l'attendrissement."Courage, ma fille, lui dit le professeur a voix basse; tu vas chanterla musique d'un grand maitre, et ce maitre est la qui t'ecoute.--Qui, Marcello? dit Consuelo voyant le professeur deplier les psaumesde Marcello sur le pupitre.--Oui, Marcello, repondit le professeur. Chante comme a l'ordinaire,rien de plus, rien de moins, et ce sera bien."En effet, Marcello, alors dans la derniere annee de sa vie, etait venurevoir une derniere fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloirecomme compositeur, comme ecrivain, et comme magistrat. Il avait eteplein de courtoisie pour le Porpora, qui l'avait prie d'entendre sonecole, lui menageant la surprise de faire chanter d'abord par Consuelo,qui le possedait parfaitement, son magnifique psaume: _I cieli immensinarrano_. Aucun morceau n'etait mieux approprie a l'espece d'exaltationreligieuse ou se trouvait en ce moment l'ame de cette noble fille.Aussitot que les premieres paroles de ce chant large et franc brillerentdevant ses yeux, elle se sentit transportee dans un autre monde.Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales,et jusqu'a Anzoleto, elle ne songea qu'a Dieu et a Marcello, qui seplacait dans sa pensee comme un interprete entre elle et ces cieuxsplendides dont elle avait a celebrer la gloire. Quel plus beau theme,en effet, et quelle plus grande idee! I cieli immensi narrano Del grande Iddio la gloria; Il firmamento lucido All'universo annunzia Quanto sieno mirabili Della sua destra le opere.Un feu divin monta a ses joues, et la flamme sacree jaillit de sesgrands yeux noirs, lorsqu'elle remplit la voute de cette voix sans egaleet de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortirque d'une grande intelligence jointe a un grand coeur. Au bout dequelques mesures d'audition, un torrent de larmes delicieuses s'echappades yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maitriser son emotion,s'ecria:"Par tout le sang du Christ, cette femme est belle! C'est sainte Cecile,sainte Therese, sainte Consuelo! c'est la poesie, c'est la musique,c'est la foi personnifiees!"Quant a Anzoleto, qui s'etait leve et qui ne se soutenait plus sur sesjambes flechissantes que grace a ses mains crispees sur la grille de latribune, il retomba suffoque sur son siege, pret a s'evanouir et commeivre de joie et d'orgueil.Il fallut tout le respect du au lieu saint pour que les nombreuxdilettanti et la foule qui remplissait l'eglise n'eclatassent point enapplaudissements frenetiques, comme s'ils eussent ete au theatre. Lecomte n'eut pas la patience d'attendre la fin des offices pour passer al'orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et a Consuelo. Ilfallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allat recevoir,dans la tribune du comte, les eloges et les remerciements de Marcello.Elle le trouva encore si emu qu'il pouvait a peine lui parler."Ma fille, lui dit-il d'une voix entrecoupee, recois les actions degrace et les benedictions d'un mourant. Tu viens de me faire oublier enun instant des annees de souffrance mortelle. Il me semble qu'un miracles'est opere en moi, et que ce mal incessant, epouvantable, s'est dissipepour toujours au son de ta voix. Si les anges de la-haut chantent commetoi, j'aspire a quitter la terre pour aller gouter une eternite desdelices que tu viens de me faire connaitre. Sois donc benie, enfant, etque ton bonheur en ce monde reponde a tes merites. J'ai entendu laFaustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatricesde l'univers; elles ne te vont pas a la cheville. Il t'est reserve defaire entendre au monde ce que le monde n'a jamais entendu, et de luifaire sentir ce que nul homme n'a jamais senti."La Consuelo, aneantie et comme brisee sous cet eloge magnifique, courbala tete, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot,porta a ses levres la main livide de l'illustre moribond; mais en serelevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait luidire: Ingrat, tu ne m'avais pas devinee!XI.Durant le reste de l'office, Consuelo deploya une energie et desressources qui repondirent a toutes les objections qu'eut pu faireencore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima leschoeurs, faisant tour a tour chaque partie et montrant ainsi l'etendueprodigieuse et les qualites diverses de sa voix, plus la forceinepuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sascience; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantaitavec aussi peu d'effort et de travail que les autres respirent. Onentendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voixde ses compagnes, non qu'elle criat comme font les chanteurs sans ame etsans souffle, mais parce que son timbre etait d'une purete irreprochableet son accent d'une nettete parfaite. En outre elle sentait et ellecomprenait jusqu'a la moindre intention de la musique qu'elle exprimait.Elle seule, en un mot, etait une musicienne et un maitre, au milieu dece troupeau d'intelligences vulgaires, de voix fraiches et de volontesmolles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation sonrole de puissance; et tant que les chants durerent, elle imposanaturellement sa domination qu'on sentait necessaire. Apres qu'ilseurent cesse, les choristes lui en firent interieurement un grief et uncrime; et telle qui, en se sentant faiblir, l'avait interrogee et commeimploree du regard, s'attribua tous les eloges qui furent donnes enmasse a l'ecole du Porpora. A ces eloges, le maitre souriait sans riendire; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien.Apres le salut et la benediction, les choristes prirent part a unecollation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs ducouvent. La grille separait deux grandes tables en forme de demi-lune,mises en regard l'une de l'autre; une ouverture, mesuree sur ladimension d'un immense pate, etait menagee au centre du grillage pourfaire passer les plats, que le comte presentait lui-meme avec grace auxprincipales religieuses et aux eleves. Celles-ci, vetues en beguines,venaient par douzaines s'asseoir alternativement aux places vacantesdans l'interieur du cloitre. La superieure, assise tout pres de lagrille, se trouvait ainsi a la droite du comte place dans la salleexterieure. Mais a la gauche de Zustiniani, une place restait vacante;Marcello, Porpora, le cure de la paroisse, les principaux pretres quiavaient officie a la ceremonie, quelques patriciens dilettanti etadministrateurs laiques de la Scuola; enfin le bel Anzoleto, avec sonhabit noir et l'epee au cote, remplissaient la table des seculiers. Lesjeunes chanteuses etaient fort animees ordinairement en pareilleoccasion; le plaisir de la gourmandise, celui de converser avec deshommes, l'envie de plaire ou d'etre tout au moins remarquees, leurdonnaient beaucoup de babil et de vivacite. Mais ce jour-la le gouterfut triste et contraint. C'est que le projet du comte avait transpire(quel secret peut tourner autour d'un couvent sans s'y infiltrer parquelque fente?) et que chacune de ces jeunes filles s'etait flattee ensecret d'etre presentee par le Porpora pour succeder a la Corilla. Leprofesseur avait eu meme la malice d'encourager les illusions dequelques-unes, soit pour les disposer a mieux chanter sa musique devantMarcello, soit pour se venger, par leur depit futur, de tout celuiqu'elles lui causaient aux lecons. Ce qu'il y a de certain, c'est que laClorinda, qui n'etait qu'externe a ce conservatoire, avait fait grandetoilette pour ce jour-la, et s'attendait a prendre place a la droite ducomte; mais quand elle vit cette _guenille_ de Consuelo, avec sa petiterobe noire et son air tranquille, cette _laideron_ qu'elle affectait demepriser, reputee desormais la seule musicienne et la seule beaute del'ecole, s'asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide decolere, laide comme Consuelo ne l'avait jamais ete, comme le deviendraitVenus en personne, agitee par un sentiment bas et mechant. Anzoletol'examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s'assitaupres d'elle, et l'accabla de fadeurs railleuses qu'elle n'eut pasl'esprit de comprendre et qui la consolerent bientot. Elle s'imaginaqu'elle se vengeait de sa rivale en fixant l'attention de son fiance, etelle n'epargna rien pour l'enivrer de ses charmes. Mais elle etait tropbornee et l'amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutteinegale ne la couvrit pas de ridicule.Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s'emerveillaitde lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans laconversation, qu'il lui avait trouve de talent et de puissance al'eglise. Quoiqu'elle fut absolument depourvue de coquetterie, elleavait dans ses manieres une franchise enjouee et une bonhomie confiantequi inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irresistible. Quandle gouter fut fini, il l'engagea a venir prendre le frais du soir, danssa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispense, a cause du mauvaisetat de sa sante. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieursautres patriciens accepterent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui sesentait un peu troublee d'etre seule avec tant d'hommes, pria tout basle comte de vouloir bien inviter la Clorinda, et Zustiniani, qui necomprenait pas le badinage d'Anzoleto avec cette pauvre fille, ne futpas fache de le voir occupe d'une autre que de sa fiancee. Ce noblecomte, grace a la legerete de son caractere, grace a sa belle figure, ason opulence, a son theatre, et aussi aux moeurs faciles du pays et del'epoque, ne manquait pas d'une bonne dose de fatuite. Anime, par le vinde Grece et l'enthousiasme musical, impatient de se venger de _saperfide_ Corilla, il n'imagina rien de plus naturel que de faire la coura Consuelo; et, s'asseyant pres d'elle dans la gondole, tandis qu'ilavait arrange chacun de maniere a ce que l'autre couple de jeunes gens setrouvat a l'extremite opposee, il commenca a couver du regard sa nouvelleproie d'une facon fort significative. La bonne Consuelo n'y compritpourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyaute se seraient refusees asupposer que le protecteur de son ami put avoir de si mechants desseins;mais sa modestie habituelle, que n'alterait en rien le triomphe eclatantde la journee, ne lui permit pas meme de croire de tels desseinspossibles. Elle s'obstina a respecter dans son coeur le seigneur illustrequi l'adoptait avec Anzoleto, et a s'amuser ingenument d'une partie deplaisir ou elle n'entendait pas malice.Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu'il restaincertain si c'etait l'abandon joyeux d'une ame sans resistance ou lastupidite d'une innocence parfaite. A dix-huit ans, cependant, une filleen sait bien long, en Italie, je veux dire _en savait_, il y a cent anssurtout, avec un _ami_ comme Anzoleto. Toute vraisemblance etait donc enfaveur des esperances du comte. Et cependant, chaque fois qu'il prenaitla main de sa protegee, ou qu'il avancait un bras pour entourer sataille, une crainte indefinissable l'arretait aussitot, et il eprouvaitun sentiment d'incertitude et presque de respect dont il ne pouvait serendre compte.Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort seduisante dans sa simplicite;et il eut volontiers eleve des pretentions du meme genre que celle ducomte, s'il n'eut cru fort delicat de sa part de ne pas contrarier lesprojets de son ami. "A tout seigneur tout honneur, se disait-il envoyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphere d'enivrementvoluptueux. Mon tour viendra plus tard." En attendant, comme le jeuneBarberigo n'etait pas trop habitue a contempler les etoiles dans unepromenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit droled'Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d'elle, ilessaya de faire comprendre au jeune tenor que son role serait plutot deprendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n'etait pas assezbien eleve, malgre sa penetration merveilleuse, pour comprendre aupremier mot. D'ailleurs il etait d'un orgueil voisin de l'insolence avecles patriciens. Il les detestait cordialement, et sa souplesse avec euxn'etait qu'une fourberie pleine de mepris interieur. Barberigo, voyantqu'il se faisait un plaisir de le contrarier, s'avisa d'une vengeancecruelle."Parbleu, dit-il bien haut a la Clorinda, voyez donc le succes de votreamie Consuelo! Ou s'arretera-t-elle aujourd'hui? Non contente de fairefureur dans toute la ville par la beaute de son chant, la voila qui faittourner la tete a notre pauvre comte, par le feu de ses oeillades. Il endeviendra fou, s'il ne l'est deja, et voila les affaires de madameCorilla tout a fait gatees.--Oh! il n'y a rien a craindre! repliqua la Clorinda d'un air sournois.Consuelo est eprise d'Anzoleto, que voici; elle est sa fiancee, ilsbrulent l'un pour l'autre depuis je ne sais combien d'annees.--Je ne sais combien d'annees d'amour peuvent etre oubliees en un clind'oeil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se melentde decocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belleClorinda?"Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents seglissaient deja dans son coeur. Jusque la il n'avait eu ni soupcon nisouci de rien de pareil: il s'etait livre en aveugle a la joie de voirtriompher son amie; et c'etait autant pour donner a son transport unecontenance, que pour gouter un raffinement de vanite, qu'il s'amusaitdepuis deux heures a railler la victime de cette journee enivrante.Apres quelques quolibets echanges avec Barberigo, il feignit de prendreinteret a la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieude la barque avec les autres promeneurs; et, s'eloignant peu a peu d'uneplace qu'il n'avait plus envie de disputer, il se glissa dans l'ombrejusqu'a la proue. Des le premier essai qu'il fit pour rompre letete-a-tete du comte avec sa fiancee, il vit bien que Zustiniani goutaitpeu cette diversion; car il lui repondit avec froideur et meme avecsecheresse. Enfin, apres plusieurs questions oiseuses mal accueillies,il lui fut conseille d'aller ecouter les choses profondes et savantesque le grand Porpora disait sur le contre-point."Le grand Porpora n'est pas mon maitre, repondit Anzoleto d'un ton badinqui dissimulait sa rage interieure aussi bien que possible; il est celuide Consuelo; et s'il plaisait a votre chere et bien-aimee seigneurie,ajouta-t-il tout bas en se courbant aupres du comte d'un air insinuantet caressant, que ma pauvre Consuelo ne prit pas d'autres lecons quecelles de son vieux professeur ...--Cher et bien-aime Zoto, repondit le comte d'un ton caressant, pleind'une malice profonde, j'ai un mot a vous dire a l'oreille;" et, sepenchant vers lui, il ajouta: "Votre fiancee a du recevoir de vous deslecons de vertu qui la rendront invulnerable! Mais si j'avais quelquepretention a lui en donner d'autres, j'aurais le droit de l'essayer aumoins pendant une soiree."Anzoleto se sentit froid de la tete aux pieds."Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s'expliquer? dit-il d'unevoix etouffee.--Ce sera bientot fait, mon gracieux ami, repondit le comte d'une voixclaire: _gondole pour gondole_."Anzoleto fut terrifie en voyant que le comte avait decouvert sontete-a-tete avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s'en etaitvantee a Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu'ilsavaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l'etonne."Allez donc ecouter ce que dit le Porpora sur les principes de l'ecolenapolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le repeter, celam'interesse beaucoup.--Je m'en apercois, excellence, repondit Anzoleto furieux et pret a seperdre.--Eh bien! tu n'y vas pas? dit l'innocente Consuelo, etonnee de sonhesitation. J'y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votreservante." Et avant que le comte put la retenir, elle avait franchi d'unbond leger la banquette qui la separait de son vieux maitre, et s'etaitassise sur ses talons a cote de lui.Le comte, voyant que ses affaires n'etaient pas fort avancees aupresd'elle, jugea necessaire de dissimuler."Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l'oreille de son protege unpeu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n'a pas ete aussi loin abeaucoup pres que votre delit. Mais aussi je ne fais pas de comparaisonentre le plaisir d'entretenir honnetement votre maitresse un quartd'heure en presence de dix personnes, et celui que vous avez goute tetea tete avec la mienne dans une gondole bien fermee.--Seigneur comte, s'ecria Anzoleto, violemment agite, je proteste surmon honneur....--Ou est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreillegauche?" Et en meme temps il menacait cette malheureuse oreille d'unelecon pareille a celle que l'autre venait de recevoir."Accordez-vous donc assez peu de finesse a votre protege, dit Anzoleto,reprenant sa presence d'esprit, pour ne pas savoir qu'il n'aurait jamaiscommis une pareille balourdise?--Commise ou non, repondit sechement le comte, c'est la chose du mondela plus indifferente pour moi en ce moment." Et il alla s'asseoir aupresde Consuelo.XII.La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palaisZustiniani, ou l'on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et lessorbets. Du technique de l'art on etait passe au style, aux idees, auxformes anciennes et modernes, enfin a l'expression, et de la auxartistes, et a leurs differentes manieres de sentir et d'exprimer. LePorpora parlait avec admiration de son maitre Scarlatti, le premier quieut imprime un caractere pathetique aux compositions religieuses. Maisil s'arretait la, et ne voulait pas que la musique sacree empietat surle domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et lesroulades."Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie reprouve ces traitset ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succes et lacelebrite de son illustre eleve Farinelli?--Je ne les reprouve qu'a l'eglise, repondit le maestro. Je les approuveau theatre; mais je les veux a leur place, et surtout j'en proscrisl'abus. Je les veux d'un gout pur, sobres, ingenieux, elegants, et, dansleurs modulations, appropries non-seulement au sujet qu'on traite, maisencore au personnage qu'on represente, a la passion qu'on exprime, et ala situation ou se trouve le personnage. Les nymphes et les bergerespeuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme lemurmure des fontaines; mais Medee ou Didon ne peuvent que sangloter ourugir comme la lionne blessee. La coquette peut charger d'ornementscapricieux et recherches ses folles cavatines. La Corilla excelle en cegenre: mais qu'elle veuille exprimer les emotions profondes, les grandespassions, elle reste au-dessous de son role; et c'est en vain qu'elles'agite, c'est en vain qu'elle gonfle sa voix et son sein: un traitdeplace, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridiculeparodie ce sublime qu'elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu laFaustina Pordoni, aujourd'hui madame Hasse. En de certains rolesappropries a ses qualites brillantes, elle n'avait, point de rivale.Mais que la Cuzzoni vint, avec son sentiment pur et profond, faireparler la douleur, la priere, ou la tendresse, les larmes qu'elle vousarrachait effacaient en un instant de vos coeurs le souvenir de toutesles merveilles que la Faustina avait prodiguees a vos sens. C'est qu'ily a le talent de la matiere, et le genie de l'ame. Il y a ce qui amuse,et ce qui emeut; ce qui etonne et ce qui ravit. Je sais fort bien queles tours de force sont en faveur; mais quant a moi, si je les aienseignes a mes eleves comme des accessoires utiles, je suis presque am'en repentir, lorsque je vois la plupart d'entre eux en abuser, etsacrifier le necessaire au superflu, l'attendrissement durable del'auditoire aux cris de surprise et aux trepignements d'un plaisirfievreux et passager."Personne ne combattait cette conclusion eternellement vraie dans tousles arts, et qui sera toujours appliquee a leurs diverses manifestationspar les ames elevees. Cependant le comte, qui etait curieux de savoircomment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire unpeu l'austerite des principes du Porpora; mais voyant que la modestefille, au lieu de refuter ses heresies, tournait toujours ses yeux versson vieux maitre, comme pour lui demander de repondre victorieusement,il prit le parti de s'attaquer directement a elle-meme, et de luidemander si elle entendait chanter sur la scene avec autant de sagesseet de purete qu'a l'eglise."Je ne crois pas, repondit-elle avec une humilite sincere, que j'ytrouve les meme inspirations, et je crains d'y valoir beaucoup moins.--Cette reponse modeste et spirituelle me rassure, dit le comte, je suiscertain que vous vous inspirerez assez de la presence d'un publicardent, curieux, un peu gate, je l'avoue, pour condescendre a etudierces difficultes brillantes dont chaque jour il se montre plus avide.--Etudier! dit le Porpora avec un sourire plein de finesse.--Etudier! s'ecria Anzoleto avec un dedain superbe.--Oui sans doute, etudier, reprit Consuelo avec sa douceur accoutumee.Quoique je me sois exercee quelquefois a ce genre de travail, je nepense pas encore etre capable de rivaliser avec les illustres chanteusesqui ont paru sur notre scene....--Tu mens! s'ecria Anzoleto tout anime. Monseigneur, elle ment!faites-lui chanter les airs les plus ornes et les plus difficiles durepertoire, vous verrez ce qu'elle sait faire.--Si je ne craignais pas qu'elle fut fatiguee ..." dit le comte, dont lesyeux petillaient deja d'impatience et de desir.Consuelo tourna les siens naivement vers le Porpora, comme pour prendreses ordres."Au fait, dit celui-ci, comme elle ne se fatigue pas pour si peu, etcomme nous sommes ici en petite et excellente compagnie, on pourraitexaminer son talent sur toutes les faces. Voyons, seigneur comte,choisissez un air, et accompagnez-la vous-meme au clavecin.--L'emotion que sa voix et sa presence me causent, repondit Zustiniani,me feraient faire de fausses notes. Pourquoi pas vous, mon maitre?--Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora; car entre nous soitdit, je l'ai toujours entendue sans jamais songer a la voir. Il faut queje sache comment elle se tient, ce qu'elle fait de sa bouche et de sesyeux. Allons, leve-toi, ma fille; c'est pour moi aussi que l'epreuve vaetre tentee.--Ce sera donc moi qui l'accompagnerai, dit Anzoleto en s'asseyant auclavecin.--Vous allez m'intimider trop, mon maitre, dit Consuelo a Porpora.--La timidite n'appartient qu'a la sottise, repondit le maitre.Quiconque se sent penetre d'un amour vrai pour son art ne peut riencraindre. Si tu trembles, tu n'as que de la vanite; si tu perds tesmoyens, tu n'en as que de factices; et s'il en est ainsi, je suis lapour dire tout le premier: La Consuelo n'est bonne a rien!"Et sans s'inquieter de l'effet desastreux que pouvaient produire desencouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangeasa chaise bien en face de son eleve, et commenca a battre la mesure surla queue du clavecin pour donner le vrai mouvement a la ritournelle. Onavait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tire d'un operabouffe de Galuppi, _la Diavolessa_, afin de prendre tout a coup le genrele plus different de celui ou Consuelo avait triomphe le matin. La jeunefille avait une si prodigieuse facilite qu'elle etait arrivee, presquesans etudes, a faire faire, en se jouant, tous les tours de force alorsconnus, a sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommandede faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait faitrepeter pour s'assurer qu'elle ne les negligeait pas. Mais il n'y avaitjamais donne assez de temps et d'attention pour savoir ce dontl'etonnante eleve etait capable en ce genre. Pour se venger de larudesse qu'il venait de lui montrer, Consuelo eut l'espieglerie desurcharger l'air extravagant de _la Diavolessa_ d'une multituded'ornements et de traits regardes jusque la comme impossibles, etqu'elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eut notes etetudies avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d'uncaractere si energique, si infernal, et meles, au milieu de leur plusimpetueuse gaite, d'accents si lugubres, qu'un frisson de terreur vinttraverser l'enthousiasme de l'auditoire, et que le Porpora, se levanttout a coup, s'ecria avec force:"C'est toi qui es le diable en personne!"Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les crisd'admiration, tandis qu'elle se rasseyait sur sa chaise en eclatant derire."Mechante fille! dit le Porpora, tu m'as joue un tour pendable. Tu t'esmoquee de moi. Tu m'as cache la moitie de tes etudes et de tesressources. Je n'avais plus rien a t'enseigner depuis longtemps, et tuprenais mes lecons par hypocrisie, peut-etre pour me ravir tous lessecrets de la composition et de l'enseignement, afin de me surpasser entoutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pedant!--Mon maitre, repondit Consuelo, je n'ai pas fait autre chose qu'imitervotre malice envers l'empereur Charles. Ne m'avez-vous pas raconte cetteaventure? comme quoi Sa Majeste Imperiale n'aimait pas les trilles, etvous avait fait defense d'en introduire un seul dans votre oratorio, etcomme quoi, ayant scrupuleusement respecte sa defense jusqu'a la fin del'oeuvre, vous lui aviez donne un divertissement de bon gout a la fuguefinale en la commencant par quatre trilles ascendantes, repetees ensuitea l'infini, dans le _stretto_ par toutes les parties? Vous avez fait cesoir le proces a l'abus des ornements, et puis vous m'avez ordonne d'enfaire. J'en ai fait trop, afin de vous prouver que moi aussi je puisoutrer un travers dont je veux bien me laisser accuser.--Je te dis que tu es le diable, reprit le Porpora. Maintenantchante-nous quelque chose d'humain, et chante-le comme tu l'entendras;car je vois bien que je ne puis plus etre ton maitre.--Vous serez toujours mon maitre respecte et bien-aime, s'ecria-t-elleen se jetant a son cou et en le serrant a l'etouffer; c'est a vous queje dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maitre! on ditque vous avez fait des ingrats: que Dieu me retire a l'instant memel'amour et la voix, si je porte dans mon coeur le poison de l'orgueil etde l'ingratitude!"Le Porpora devint pale, balbutia quelques mots, et deposa un baiserpaternel sur le front de son eleve: mais il y laissa une larme; etConsuelo, qui n'osa l'essuyer, sentit secher lentement sur son frontcette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnee et dugenie malheureux. Elle en ressentit une emotion profonde et comme uneterreur religieuse qui eclipsa toute sa gaite et eteignit toute sa vervepour le reste de la soiree. Une heure apres, quand on eut epuise autourd'elle et pour elle toutes les formules de l'admiration, de la surpriseet du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa melancolie, on luidemanda un specimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand airde Jomelli dans l'opera de _Didon abandonnee_; jamais elle n'avait mieuxsenti le besoin d'exhaler sa tristesse; elle fut sublime de pathetique,de simplicite, de grandeur, et belle de visage plus encore qu'elle nel'avait ete a l'eglise. Son teint s'etait anime d'un peu de fievre, sesyeux lancaient de sombres eclairs; ce n'etait plus une sainte, c'etaitmieux encore, c'etait une femme devoree d'amour. Le comte, son amiBarberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porporalui-meme, faillirent en perdre l'esprit. La Clorinda suffoqua dedesespoir. Consuelo, a qui le comte declara que, des le lendemain, sonengagement serait dresse et signe, le pria de lui promettre une gracesecondaire, et de lui engager sa parole a la maniere des ancienschevaliers, sans savoir de quoi il s'agissait. Il le fit, et l'on sesepara, brise de cette emotion delicieuse que procurent les grandeschoses, et qu'imposent les grandes intelligences.XIII.Pendant que Consuelo avait remporte tous ces triomphes, Anzoleto avaitvecu si completement en elle, qu'il s'etait oublie lui-meme. Cependantlorsque le comte, en les congediant, signifia l'engagement de sa fianceesans lui dire un mot du sien, il remarqua la froideur avec laquelle ilavait ete traite par lui, durant ces dernieres heures; et la crainted'etre perdu sans retour dans son esprit empoisonna toute sa joie. Illui vint dans la pensee de laisser Consuelo sur l'escalier, au bras duPorpora, et de courir se jeter aux pieds de son protecteur; mais commeen cet instant il le haissait, il faut dire a sa louange qu'il resista ala tentation de s'aller humilier devant lui. Comme il prenait conge duPorpora, et se disposait a courir le long du canal avec Consuelo, legondolier du comte l'arreta, et lui dit que, par les ordres de sonmaitre, la gondole attendait la signora Consuelo pour la reconduire. Unesueur froide lui vint au front."La signora est habituee a cheminer sur ses jambes, repondit-il avecviolence. Elle est fort obligee au comte de ses gracieusetes.--De quel droit refusez-vous pour elle?" dit le comte qui etait sur sestalons."Anzoleto se retourna, et le vit, non la tete nue comme un homme quireconduit son monde, mais le manteau sur l'epaule, son epee dans unemain et son chapeau dans l'autre, comme un homme qui va courir lesaventures nocturnes. Anzoleto ressentit un tel acces de fureur qu'il eutla pensee de lui enfoncer entre les cotes ce couteau mince et affilequ'un Venitien homme du peuple cache toujours dans quelque pocheinvisible de son ajustement."J'espere, Madame, dit le comte a Consuelo d'un ton ferme, que vous neme ferez pas l'affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et lechagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer."Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passaitautour d'elle, accepta, remercia, et abandonnant son joli coude arrondia la main du comte, elle sauta dans la gondole sans ceremonie. Alors undialogue muet, mais energique, s'etablit entre le comte et Anzoleto. Lecomte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l'oeiltoisait Anzoleto, qui, debout sur la derniere marche du perron, letoisait aussi, mais d'un air farouche, la main cachee dans sa poitrine,et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers labarque, et le comte etait perdu. Ce qu'il y eut de plus venitien danscette scene rapide et silencieuse, c'est que les deux rivauxs'observerent sans hater de part ni d'autre une catastrophe imminente.Le comte n'avait d'autre intention que celle de torturer son rival parune irresolution apparente, et il le fit a loisir, quoiqu'il vit fortbien et comprit encore mieux le geste d'Anzoleto, pret a le poignarder.De son cote, Anzoleto eut la force d'attendre sans se trahirofficiellement qu'il plut au comte d'achever sa plaisanterie feroce, oude renoncer a la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblerent unsiecle, et que le comte supporta avec un mepris stoique; apres quoi ilfit une profonde reverence a Consuelo, et se tournant vers son protege:"Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole; al'avenir vous saurez comment se conduit un galant homme."Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donnaaux gondoliers l'ordre de ramer vers la Corte-Minelli, et il restadebout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre depied ferme une nouvelle velleite de meurtre de la part de son rivalhumilie."Comment donc le comte sait-il ou tu demeures? fut le premier motqu'Anzoleto adressa a son amie des qu'ils eurent perdu de vue le palaisZustiniani.--Parce que je le lui ai dit, repartit Consuelo.--Et pourquoi le lui as-tu dit?--Parce qu'il me l'a demande.--Tu ne devines donc pas du tout pourquoi il voulait le savoir?--Apparemment pour me faire reconduire.--Tu crois que c'est la tout? Tu crois qu'il ne viendra pas te voir?--Venir me voir? Quelle folie! Dans une aussi miserable demeure? Ceserait un exces de politesse de sa part que je ne desire pas du tout.--Tu fais bien de ne pas le desirer, Consuelo; car un exces de honteserait peut-etre pour toi le resultat de cet exces d'honneur!--De la honte? Et pourquoi de la honte a moi? Vraiment je ne comprendsrien a tes discours ce soir, cher Anzoleto, et je te trouve singulier deme parler de choses que je n'entends point, au lieu de me dire la joieque tu eprouves du succes inespere et incroyable de notre journee.--Inespere, en effet, repondit Anzoleto avec amertume.--Il me semblait qu'a vepres, et ce soir pendant qu'on m'applaudissait,tu etais plus enivre que moi! Tu me regardais avec des yeux sipassionnes, et je goutais si bien mon bonheur en le voyant reflete surton visage! Mais depuis quelques instants te voila sombre et bizarrecomme tu l'es quelquefois quand nous manquons de pain ou quand notreavenir parait incertain et facheux.--Et maintenant, tu veux que je me rejouisse de l'avenir? Il estpossible qu'il ne soit pas incertain, en effet; mais a coup sur il n'arien de divertissant pour moi!--Que te faut-il donc de plus? Il y a a peine huit jours que tu asdebute chez le comte, tu as eu un succes d'enthousiasme....--Mon succes aupres du comte est fort eclipse par le tien; ma chere. Tule sais de reste.--J'espere bien que non. D'ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvonspas etre jaloux l'un de l'autre."Cette parole ingenue, dite avec un accent de tendresse et de veriteirresistible, fit rentrer le calme dans l'ame d'Anzoleto."Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancee dans ses bras, nous nepouvons pas etre jaloux l'un de l'autre; car nous ne pouvons pas noustromper."Mais en meme temps qu'il prononca ces derniers mots, il se rappela avecremords son commencement d'aventure avec la Corilla, et il lui vintsubitement dans l'idee, que le comte, pour achever de l'en punir, nemanquerait pas de le devoiler a Consuelo, le jour ou il croirait sesesperances tant soit peu encouragees par elle. Il retomba dans une mornereverie, et Consuelo devint pensive aussi."Pourquoi, lui dit-elle apres un instant de silence, dis-tu que nous nepouvons pas nous tromper? A coup sur, c'est une grande verite; mais aquel propos cela t'est-il venu?--Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, repondit Anzoleto a voixbasse; je crains qu'on n'ecoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte aucomte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et cesbarcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plusprofondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toidans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut deposes sur la rive, al'entree de la Corte-Minelli.--Tu sais que c'est contraire a nos habitudes et a nos conventions, luirepondit-elle.--Oh! ne me refuse pas cela, s'ecria Anzoleto, tu me mettrais ledesespoir et la fureur dans l'ame."Effrayee de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; etquand elle eut allume sa lampe et tire ses rideaux, le voyant sombre etcomme perdu dans ses pensees, elle entoura de ses bras le cou de sonfiance:"Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elletristement. Que se passe-t-il donc en toi?--Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas?--Non! sur mon ame!--Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'ame de ta mere, et surton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.--Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'ame de ma mere.--Et sur notre amour?--Sur notre amour et sur notre salut eternel!--Je te crois, Consuelo; car ce serait la premiere fois de ta vie que tuferais un mensonge.--Et maintenant m'expliqueras-tu ...?--Je ne t'expliquerai rien. Peut-etre faudra-t-il bientot que je mefasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras dejaque trop compris. Malheur! malheur a nous deux le jour ou tu sauras ceque je souffre maintenant!--O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menaces? Helas!c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malediction que nousdevions rentrer dans cette pauvre chambre, ou nous n'avions eu jusqu'apresent aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien,quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'ame.Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau?N'ai-je pas prie Dieu ardemment et sincerement? N'ai-je pas eloigne demoi toute pensee d'orgueil? N'ai-je pas chante le mieux qu'il m'a etepossible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-jepas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutat et sans qu'il puisse sededire, la promesse qu'elle serait engagee comme _seconda donna_ avecnous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir lesdouleurs que tu m'annonces, et que je ressens deja, puisque, toi, tu leseprouves?--En verite, Consuelo, tu as eu la pensee de faire engager la Clorinda?--J'y suis resolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvrefille a toujours reve le theatre, elle n'a pas d'autre existence devantelle.--Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose,pour la Clorinda, qui ne sait rien?--La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant a laClorinda, nous lui donnerons des lecons, nous lui apprendrons a tirer lemeilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pourune aussi belle fille. D'ailleurs, quand meme je n'obtiendrais sonadmission que comme troisieme femme, ce serait toujours une admission,un debut dans la carriere, un commencement d'existence.--Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pecore, enacceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dut s'estimer trop heureused'etre troisieme ou quatrieme femme, ne te pardonnera jamais d'etre lapremiere?--Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long deja sur l'ingratitudeet les ingrats!--Toi? dit Anzoleto en eclatant de rire et en l'embrassant avec sonancienne effusion de frere.--Oui, repondit-elle, enchantee de l'avoir distrait de ses soucis; j'aieu jusqu'a present toujours devant les yeux, et j'aurai toujours gravedans l'ame, l'image de mon noble maitre Porpora. Il lui est echappe biensouvent devant moi des paroles ameres et profondes qu'il me croyaitincapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans moncoeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a biensouffert, et que le chagrin devore. Par lui, par sa tristesse, par sesindignations concentrees, par les discours qui lui ont echappe devantmoi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus mechantsque tu ne penses, mon cher ange; que le public est leger, oublieux;cruel, injuste; qu'une grande carriere est une croix lourde a porter, etla gloire une couronne d'epines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pensesi souvent, et j'ai tant reflechi la-dessus, que je me sens assez fortepour ne pas m'etonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattrequand j'en ferai l'experience par moi-meme. Voila pourquoi tu ne m'aspas vue trop enivree aujourd'hui de mon triomphe; voila pourquoi aussije ne suis pas decouragee en ce moment de tes noires pensees. Je ne lescomprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tum'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dansla haine du genre humain, comme mon pauvre maitre, qui est un noblevieillard et un enfant malheureux."En ecoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et saserenite. Elle exercait sur lui une grande puissance, et chaque jour ildecouvrait en elle une fermete de caractere et une droiture d'intentionsqui suppleait a tout ce qui lui manquait a lui-meme. Les terreurs que lajalousie lui avait inspirees s'effacerent donc de son souvenir au boutd'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna denouveau, il eut tellement honte d'avoir soupconne un etre si pur et sicalme, qu'il donna d'autres motifs a son agitation. "Je n'ai qu'unecrainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellementsuperieure a moi, qu'il ne me juge indigne de paraitre a cote de toidevant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique jem'attendisse a ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoiroublie jusqu'a mon existence. Il ne s'est meme pas apercu qu'ent'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'ilt'a signifie ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Commentn'as-tu pas remarque une chose aussi etrange?--La pensee ne m'est pas venue qu'il lui fut possible de vouloirm'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'ydecider, que nous sommes fiances, que nous nous aimons? Est-ce que tu nele lui as pas dit bien positivement?--Je lui ai dit; mais peut-etre croit-il que je me vante, Consuelo.--En ce cas je me vanterai moi-meme de mon amour, Anzoleto; je lui diraitout cela si bien qu'il n'en doutera pas. Mais tu t'abuses, mon ami; lecomte n'a pas juge necessaire de te parler de ton engagement, parce quec'est une chose arretee, conclue, depuis le jour ou tu as chante chezlui avec tant de succes.--Mais non signe! Et le tien sera signe demain: il te l'a dit!--Crois-tu que je signerai la premiere? Oh! non pas! Tu as bien fait deme mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera ecrit qu'au bas du tien.--Tu me le jures?--Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose quetu sais si bien? Vraiment, tu ne m'aimes pas ce soir, ou tu veux mefaire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t'aime point."A cette pensee, les yeux de Consuelo se gonflerent, et elle s'assit avecun petit air boudeur qui la rendit charmante."Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pupenser un instant que le comte triompherait d'une ame si pure et d'unamour si complet? Est-ce qu'il n'est pas assez experimente pour voir dupremier coup d'oeil que Consuelo n'est pas son fait; et aurait-il eteassez genereux ce soir pour me faire monter dans la gondole a sa place,s'il n'eut connu pertinemment qu'il y jouerait aupres d'elle le roled'un fat ridicule? Non, non; mon sort est assure, ma positioninexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu'il l'aime, qu'il la courtise,tout cela ne servira qu'a avancer ma fortune; car elle saura bienobtenir de lui tout ce qu'elle voudra sans s'exposer. Consuelo en sauravite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente.Les pretentions du cher comte tourneront a mon profit et a ma gloire."Et, abjurant completement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de sonamie, et se livra a l'enthousiasme passionne qu'il eprouvait pour lapremiere fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait enlui."O ma belle! o ma sainte! o ma diablesse! o ma reine! s'ecria-t-il,pardonne-moi d'avoir pense a moi-meme au lieu de me prosterner devanttoi pour t'adorer; ainsi que j'aurais du le faire en me retrouvant seulavec toi dans cette chambre! J'en suis sorti ce matin en te querellant.Oui, oui, je devrais n'y etre rentre qu'en me trainant sur mes genoux!Comment peux-tu aimer encore et sourire a une brute telle que moi?Casse-moi ton eventail sur la figure, Consuelo. Mets ton joli pied surma tete. Tu es plus grande que moi de cent coudees, et je suis tonesclave pour jamais, a partir d'aujourd'hui.--Je ne merite pas ces belles paroles, lui repondit-elle ens'abandonnant a ses etreintes; et quant a tes distractions, je lesexcuse, car je les comprends. Je vois bien que la peur d'etre separe demoi, et de voir diviser une vie qui ne peut etre qu'une pour nous deux,t'a seule inspire ce chagrin et ces doutes. Tu as manque de foi enversDieu; c'est bien plus mal que si tu m'avais accusee de quelque lachete.Mais je prierai pour toi, et je dirai: Seigneur, pardonnez-lui comme jelui pardonne."En exprimant son amour avec abandon, simplicite, et en y melant, commetoujours, cette devotion espagnole pleine de tendresse humaine et decompromis ingenus, Consuelo etait si belle; la fatigue et les emotionsde la journee avaient repandu sur elle une langueur si suave,qu'Anzoleto, exalte d'ailleurs par cette espece d'apotheose dont ellesortait et qui la lui montrait sous une face nouvelle, ressentit enfintous les delires d'une passion violente pour cette petite soeur jusquela si paisiblement aimee. Il etait de ces hommes qui ne s'enthousiasmentque pour ce qui est applaudi, convoite et dispute par les autres. Lajoie de sentir en sa possession l'objet de tant de desirs qu'il avaitvus s'allumer et bouillonner autour d'elle, eveilla en lui des desirsirrefrenables; et, pour la premiere fois, Consuelo fut reellement enperil entre ses bras."Sois mon amante, sois ma femme, s'ecria-t-il enfin d'une voix etouffee.Sois a moi tout entiere et pour toujours.--Quand tu voudras, lui repondit Consuelo avec un sourire angelique.Demain si tu veux.--Demain! Et pourquoi demain?--Tu as raison, il est plus de minuit, c'est aujourd'hui que nouspouvons nous marier. Des que le jour sera leve, nous pouvons allertrouver le pretre. Nous n'avons de parents ni l'un ni l'autre, laceremonie ne demandera pas de longs preparatifs. J'ai ma robe d'indienneque je n'ai pas encore mise. Tiens, mon ami, en la faisant, je medisais: Je n'aurai plus d'argent pour acheter ma robe de noces; et simon ami se decidait a m'epouser un de ces jours, je serais forcee deporter a l'eglise la meme qui aurait deja ete etrennee. Cela partemalheur, a ce qu'on dit. Aussi, quand ma mere est venue en reve me laretirer pour la remettre dans l'armoire, elle savait bien ce qu'ellefaisait, la pauvre ame! Ainsi donc tout est pret; demain, au lever dusoleil, nous nous jurerons fidelite. Tu attendais pour cela, mechant,d'etre sur que je n'etais pas laide?--Oh! Consuelo, s'ecria Anzoleto avec angoisse, tu es un enfant, unveritable enfant! Nous ne pouvons nous marier ainsi du jour au lendemainsans qu'on le sache; car le comte et le Porpora, dont la protection nousest encore si necessaire, seraient fort irrites contre nous, si nousprenions cette determination sans les consulter, sans meme les avertir.Ton vieux maitre ne m'aime pas trop, et te comte, je le sais de bonnepart, n'aime pas les cantatrices mariees. Il faudra donc que nousgagnions du temps pour les amener a consentir a notre mariage; ou bienil faut au moins quelques jours, si nous nous marions en secret, pourpreparer mysterieusement cette affaire delicate. Nous ne pouvons pascourir a San-Samuel, ou tout le monde nous connait, et ou il ne faudraque la presence d'une vieille bonne femme pour que toute la paroisse ensoit avertie au bout d'une heure.--Je n'avais pas songe a tout cela, dit Consuelo. Eh bien, de quoi meparlais-tu donc tout a l'heure? Pourquoi, mechant, me disais-tu "Sois mafemme" puisque tu savais que cela n'etait pas encore possible? Ce n'estpas moi qui t'en ai parle la premiere, Anzoleto! Quoique j'aie pensebien souvent que nous etions en age de nous marier, et que je n'eussejamais songe aux obstacles dont tu parles, je m'etais fait un devoir delaisser cette decision a ta prudence, et, faut-il te le dire? a toninspiration; car je voyais bien, que tu n'etais pas trop presse dem'appeler ta femme, et je ne t'en voulais pas. Tu m'as souvent ditqu'avant de s'etablir, il fallait assurer le sort de sa famille future,en s'assurant soi-meme de quelques ressources. Ma mere le disait aussi,et je trouve cela raisonnable. Ainsi, tout bien considere, ce seraitencore trop tot. Il faut que notre engagement a tous deux avec letheatre soit signe, n'est-ce pas? Il faut meme que la faveur du publicnous soit assuree. Nous reparlerons de cela apres nos debuts. Pourquoipalis-tu? mon Dieu, pourquoi serres-tu ainsi les poings, Anzoleto? Nesommes-nous pas bien heureux? Avons-nous besoin d'etre lies par unserment pour nous aimer, et compter l'un sur l'autre?--O Consuelo, que tu es calme, que tu es pure, et que tu es froide!soeecria Anzoleto avec une sorte de rage.--Moi! je suis froide! s'ecria la jeune Espagnole stupefaite etvermeille d'indignation.--Helas! je t'aime comme on peut aimer une femme, et tu m'ecoutes et tume reponds comme un enfant. Tu ne connais que l'amitie, tu ne comprendspas l'amour. Je souffre, je brule, je meurs a tes pieds, et tu me parlesde pretre, de robe et de theatre?"Consuelo, qui s'etait levee avec impetuosite, se rassit confuse et toutetremblante. Elle garda longtemps le silence; et lorsque Anzoleto voulutlui arracher de nouvelles caresses, elle le repoussa doucement."Ecoute, lui dit-elle, il faut s'expliquer et se connaitre. Tu me croistrop enfant en verite, et ce serait une minauderie de ma part, de ne tepas avouer qu'a present je comprends fort bien. Je n'ai pas traverse lestrois quarts de l'Europe avec des gens de toute espece, je n'ai pas vude pres les moeurs libres et sauvages des artistes vagabonds, je n'aipas devine, helas! les secrets mal caches de ma pauvre mere, sans savoirce que toute fille du peuple sait d'ailleurs fort bien a mon age. Maisje ne pouvais pas me decider a croire, Anzoleto, que tu voulussesm'engager a violer un serment fait a Dieu entre les mains de ma meremourante. Je ne tiens pas beaucoup a ce que les patriciennes, dontj'entends quelquefois les causeries, appellent leur reputation. Je suistrop peu de chose dans le monde pour attacher mon honneur au plus oumoins de chastete qu'on voudra bien me supposer; mais je fais consistermon honneur a garder mes promesses, de meme que je fais consister letien a savoir garder les tiennes. Je ne suis peut-etre pas aussi bonnecatholique que je voudrais l'etre. J'ai ete si peu instruite dans lareligion! Je ne puis pas avoir d'aussi belles regles de conduite etd'aussi belles maximes de vertu que ces jeunes filles de la Scuola,elevees dans le cloitre et entretenues du matin au soir dans la sciencedivine. Mais je pratique comme je sais et comme je peux. Je ne crois pasnotre amour capable de s'entacher d'impurete pour devenir un peu plusvif avec nos annees. Je ne compte pas trop les baisers que je te donne,mais je sais que nous n'avons pas desobei a ma mere, et que je ne veuxpas lui desobeir pour satisfaire des impatiences faciles a reprimer.--Faciles! s'ecria Anzoleto en la pressant avec emportement sur sapoitrine; faciles! Je savais bien que tu etais froide.--Froide, tant que tu voudras, repondit-elle en se degageant de sesbras. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien si je t'aime!--Eh bien! jette-toi donc dans son sein, dit Anzoleto avec depit; car lemien n'est pas un refuge aussi assure, et je m'enfuis pour ne pasdevenir impie."II courut vers la porte, croyant que Consuelo, qui n'avait jamais pu seseparer de lui au milieu d'une querelle, si legere qu'elle fut, sanschercher a le calmer, s'empresserait de le retenir. Elle fiteffectivement un mouvement impetueux pour s'elancer vers lui; puis elles'arreta, le vit sortir, courut aussi vers la porte, mit la main sur leloquet pour ouvrir et le rappeler. Mais, ramenee a sa resolution par uneforce surhumaine, elle tira le verrou sur lui; et, vaincue par une luttetrop violente, elle tomba raide evanouie sur le plancher, ou elle restasans mouvement jusqu'au jour.XIV."Je t'avoue que j'en suis eperdument amoureux, disait cette meme nuit lecomte Zustiniani a son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur lebalcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.--C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, repondit lejeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits primentles miens. Cependant si la Corilla reussissait a te reprendre dans sesfilets, tu aurais la bonte de m'en avertir, et je pourrais alors essayerde me faire ecouler?...--N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais ete pour moi qu'unamusement. Je vois a ta figure que tu me railles?--Non, mais je pense que c'est un amusement un peu serieux que celui quinous fait faire de telles depenses et de si grandes folies.--Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne mecoute pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un desir; c'est, jecrois, une passion Je n'ai jamais vu de creature aussi etrangement belleque cette Consuelo; c'est comme une lampe qui palit de temps en temps,mais qui, au moment ou elle semble prete a s'eteindre, jette une clartesi vive que les astres, comme disent nos poetes, en sont eclipses.--Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cettecollerette blanche, cette toilette a demi pauvre et a demi devote, cettetete pale, calme, sans eclat au premier regard, ces manieres rondes etfranches, cette etonnante absence de coquetterie, comme tout cela setransforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre genie pourchanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinees decette ambition naissante!--Que ne suis-je assure de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis touteffraye au contraire de ne trouver la aucune des passions feminines queje connais, et qui sont si faciles a mettre en jeu. Concois-tu, ami, quecelte fille soit restee une enigme pour moi, apres toute une journeed'examen et de surveillance? Il me semble, a sa tranquillite et a mamaladresse, que je suis deja epris au point de ne plus voir clair.--Certes, tu es epris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle.Moi, que l'esperance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce quetu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime lepetit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tubrusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forcesnouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaisonqu'elle fera entre lui et toi refroidira bientot son amour.--Mais il est beau comme Apollon, ce petit drole, il a une voixmagnifique; il aura du succes. Deja la Corilla en etait folle. Ce n'estpas un rival a dedaigner aupres d'une fille qui a des yeux.--Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant,reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou sonami. Dans le premier cas, le desabusement arrivera plus vite queConsuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, uneincertitude, qui prolongeront tes angoisses.--Il me faudrait donc desirer ce que je crains horriblement, ce qui mebouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu?--Je crois qu'ils ne sont point amants.--Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: etpuis les moeurs de ces gens-la!--Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien experimenteencore, malgre tous tes succes aupres des femmes, cher Zustiniani, si tune vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tousles regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal ausein du rocher.--Tu me transportes de joie!--Prends garde! c'est une folie, un prejuge! Si tu aimes Consuelo, ilfaut la marier demain, afin que dans huit jours son maitre lui ait faitsentir le poids d'une chaine, les tourments de la jalousie, l'ennui d'unsurveillant facheux, injuste, et infidele; car le bel Anzoleto sera toutcela. Je l'ai assez observe hier entre la Consuelo et la Clorinda, pouretre a meme de lui prophetiser ses torts et ses malheurs. Suis monconseil, ami, et tu m'en remercieras bientot. Le lien du mariage estfacile a detendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chezces femmes-la, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avecles obstacles.--Tu me desesperes, repondit le comte, et pourtant je sens que tu asraison."Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avaitun auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas unesyllabe. Apres avoir quitte Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie,etait revenu roder autour du palais de son protecteur, pour s'assurerqu'il ne machinait pas un de ces enlevements si fort a la mode en cetemps-la, et dont l'impunite etait a peu pres garantie aux patriciens.Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commencait a monterobliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus enplus nette, son ombre sur le pave, et les deux seigneurs, s'apercevantainsi de la presence d'un homme sous le balcon, se retirerent etfermerent la croisee.Anzoleto s'esquiva, et alla rever en liberte a ce qu'il venaitd'entendre. C'en etait bien assez pour qu'il sut a quoi s'en tenir, etpour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo a son ami.Il dormit a peine deux heures vers le matin, puis il courut a la_Corte-Minelli_. La porte etait encore fermee au verrou, mais a traversles fentes de cette barriere mal close, il put voir Consuelo touthabillee, etendue sur son lit, endormie, avec la paleur et l'immobilitede la mort. La fraicheur de l'aube l'avait tiree de son evanouissement,et elle s'etait jetee sur sa couche sans avoir la force de sedeshabiller. Il resta quelques instants a la contempler avec uneinquietude pleine de remords. Mais bientot s'impatientant et s'effrayantde ce sommeil lethargique, si contraire aux vigilantes habitudes de sonamie, il elargit doucement avec son couteau une fente par laquelle ilput passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne reussit pourtantpas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisee de fatigue, n'en fut pointeveillee. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller a sonchevet, ou il resta jusqu'a ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvantla, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirantaussitot ses bras qu'elle lui avait jetes au cou, elle se recula avec unmouvement d'effroi."Tu me crains donc a present, et, au lieu de m'embrasser, tu veux mefuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de mafaute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te mefier de ton ami.Il y a une grande heure que je suis la a te regarder dormir. Oh!pardonne-moi, ma soeur; c'est la premiere et la derniere fois de ta vieque tu auras eu a blamer et a repousser ton frere. Jamais plus jen'offenserai la saintete de notre amour par des emportements coupables.Quitte-moi, chasse-moi, si je manque a mon serment. Tiens, ici, sur tacouche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mere, je te jure de terespecter comme je t'ai respectee jusqu'a ce jour, et de ne pas tedemander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le pretre ne nous aurapas benis. Es-tu contente de moi, chere et sainte Consuelo?".Consuelo ne repondit qu'en pressant la tete blonde du Venitien sur soncoeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientotapres, retombant sur son dur petit oreiller: "Je t'avoue, lui dit-elle,que je suis aneantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit.Nous nous etions si mal quittes!--Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, repondit Anzoleto; souviens-toide cette, nuit ou tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tupriais et que tu travaillais a cette petite table. C'est a mon tour degarder et de proteger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vaisfeuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeillerasune heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupeaujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confianceque tu me pardonnes et que tu crois en moi."Consuelo lui repondit par un sourire de beatitude. Il l'embrassa aufront, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goutait unsommeil bienfaisant entremele des plus doux songes.Anzoleto avait vecu trop longtemps dans un etat de calme et d'innocenceaupres de cette jeune fille, pour qu'il lui fut bien difficile, apres unseul jour d'agitation, de reprendre son role accoutume. C'etait pourainsi dire l'etat normal de son ame que cette affection fraternelle.D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit precedente, sous le balcon deZustiniani, etait de nature a fortifier ses resolutions: Merci, mesbeaux seigneurs, se disait-il en lui-meme; vous m'avez donne des leconsde morale a votre usage dont le _petit drole_ saura profiter ni plus nimoins qu'un roue de votre classe. Puisque la possession refroiditl'amour, puisque les droits du mariage amenent la satiete et le degout,nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile aeteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et del'infidelite, et mome des joies de l'amour. Illustre et profondBarberigo, vos propheties portent conseil, et il fait bon d'aller avotre ecole!En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu a son tour par la fatigue d'une nuitpresque blanche, s'assoupit de son cote, la tete dans ses mains et lescoudes sur la table. Mais son sommeil fut leger; et, le soleilcommencant a baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormaitencore.Les feux du couchant, penetrant par la fenetre, empourpraient d'unsuperbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'etait fait, desa mantille de mousseline blanche, un rideau attache aux pieds ducrucifix de filigrane qui etait cloue au mur au-dessus de sa tete. Cevoile leger retombait avec grace sur son corps souple et admirable deproportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissee comme une fleuraux approches du soir, les epaules inondees de ses beaux cheveux sombressur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme unesainte de marbre blanc sur son tombeau, elle etait si chaste et sidivine, qu'Anzoleto s'ecria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que nepeux-tu la voir en cet instant, et moi aupres d'elle, gardien jaloux etprudent d'un tresor que tu convoiteras en vain!Au meme instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoletoreconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure ou etait situee lachambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient a cettepauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un demon tenait en eveil les facultesdivinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit a unepetite lucarne percee pres du plafond sur la face de la maison quebaignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortirde sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur larive. Il fut incertain s'il eveillerait son amie, ou s'il tiendrait laporte fermee. Mais pendant dix minutes que le comte perdit a demander eta chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire unsang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on putentrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petitetable, prit une plume, et feignit d'ecrire des notes. Son coeur battaitviolemment; mais sa figure etait calme et impenetrable.Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisircurieux de surprendre sa protegee, et se rejouissant de ces apparencesde misere qu'il jugeait etre les meilleures conditions possibles pourfavoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelodeja signe de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dutessuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de cesanctuaire etrange, ou une adorable fille dormait du sommeil des anges,sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustinianiperdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drape surl'epaule d'un air conquerant, et fit trois pas tout de travers entre lelit et la table sans savoir a qui s'adresser. Anzoleto etait venge de lascene de la veille a l'entree de la gondole."Mon seigneur et maitre! s'ecria-t-il en se levant enfin comme surprispar une visite inattendue: je vais eveiller ma ... fiancee.--Non, lui repondit le comte, deja remis de son trouble, et affectant delui tourner le dos pour regarder Consuelo a son aise. Je suis tropheureux de la voir ainsi. Je te defends de l'eveiller.--Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que jedemandais."--Consuelo ne s'eveilla point; et le comte, baissant la voix, secomposant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sanscontrainte."Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aise; Consuelo est la premierechanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fut la plusbelle femme de l'univers.--Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avecmalice.--Tu m'as sans doute accuse aupres d'elle de toutes mes grossieretes?Mais je me reserve de me les faire pardonner par une amende honorable sicomplete, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.--Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand memej'en aurais la pensee?"Consuelo s'agita un peu."Laissons-la s'eveiller sans trop de surprise, dit le comte, etdebarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'actede son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obei a sonordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvreles siens.--Un engagement avant l'epreuve des debuts! Mais c'est magnifique, o monnoble patron! Et le debut tout de suite? avant que l'engagement de laCorilla soit expire?--Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dedit de mille sequins avec laCorilla: nous le paierons; la belle affaire!--Mais si la Corilla suscite des cabales?--Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.--Vive Dieu! Rien ne gene votre seigneurie.--Oui, Zoto, repondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela;ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.--Et les conditions de l'engagement sont les memes que pour la Corilla?Pour une debutante sans nom, sans gloire, les memes conditions que pourune cantatrice illustre, adoree du public?--La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions del'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot a dire pour qu'ondouble ses appointements. Tout depend d'elle, ajouta-t-il en elevant unpeu la voix, car il s'apercut que la Consuelo s'eveillait: son sort estdans ses mains."Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se futfrotte les yeux et assure que ce n'etait point un reve, elle se glissadans sa ruelle sans trop songer a l'etrangete de sa situation, releva sachevelure sans trop s'inquieter de son desordre, s'enveloppa de samantille, et vint avec une confiance ingenue se meler a la conversation."Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontes; mais je n'aurai pasl'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avantd'avoir essaye mes forces devant le public; ce ne serait point delicatde ma part. Je peux deplaire, je peux faire _fiasco_, etre sifflee. Queje sois enrouee, troublee, ou bien laide ce jour-la, votre parole seraitengagee, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fiere pouren abuser.--Laide ce jour-la, Consuelo! s'ecria le comte en la regardant avec desyeux enflammes; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voila,ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant sonmiroir. Si vous etes adorable dans ce costume, que serez-vous donc,couverte de pierreries et rayonnante de l'eclat du triomphe?"L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents a Anzoleto.Mais l'indifference enjouee avec laquelle Consuelo recevait ses fadeursle calma aussitot."Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'ilapprochait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir;je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamaisabusee. Laide ou belle, je refuse vos prodigalites. Et puis je dois vousdire franchement que je ne debuterai pas, et que je ne m'engagerai pas,si mon fiance que voila n'est engage aussi; car je ne veux ni d'un autretheatre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nousseparer, puisque nous devons nous marier."Cette brusque declaration etourdit un peu le comte; mais il fut bientotremis."Vous avez raison, Consuelo, repondit-il: aussi mon intention n'est-ellepas de jamais vous separer. Zoto debutera en meme temps que vous.Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien queremarquable, est encore inferieur au votre....--Je ne crois point cela, monseigneur, repliqua vivement Consuelo enrougissant, comme si elle eut recu une offense personnelle.--Je sais qu'il est votre eleve, beaucoup plus que celui du professeurque je lui ai donne, repondit le comte en souriant. Ne vous en defendezpas, belle Consuelo En apprenant votre intimite, le Porpora s'est ecrie:Je ne m'etonne plus de certaines qualites qu'il possede et que je nepouvais pas concilier avec tant de defauts!--Grand merci au _signor professor!_ dit Anzoleto en riant du bout deslevres.--Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs luidonnera un dementi, a ce bon et cher maitre.--Le bon et cher maitre est le premier juge et le premier connaisseur dela terre en fait de chant, repliqua le comte. Anzoleto profitera encorede vos lecons, et il fera bien. Mais je repete que nous ne pouvons fixerles bases de son engagement, avant d'avoir apprecie le sentiment dupublic a son egard. Qu'il debute donc, et nous verrons a le satisfairesuivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.--Qu'il debute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes auxordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avantl'epreuve, j'y suis determinee....--Vous n'etes pas, satisfaite des conditions que je vous propose,Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-meme: tenez, voici la plume, rayez,ajoutez; ma signature est au bas."Consuelo prit la plume. Anzoleto palit; et le comte, qui l'observait,mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillaitentre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et ecrivitsur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte:"Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'ilplaira a monsieur le comte Zustiniani de leur imposer apres leursdebuts, qui auront lieu le mois prochain au theatre de San-Samuel." Ellesigna rapidement et passa ensuite la plume a son amant."Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouverta gratitude et ta confiance a ton bienfaiteur."Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signaturefurent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son epaule."Consuelo, dit-il, vous etes une etrange fille, une admirable creature,en verite! Venez diner tous les deux avec moi," dit-il en dechirant lecontrat et en offrant sa main a Consuelo, qui accepta, mais en le priantd'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle feraitun peu de toilette.Decidement, se dit-elle des qu'elle fut seule, j'aurai le moyend'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta sescheveux, et bondit dans l'escalier en chantant a pleine voix une phraseeclatante de force et de fraicheur. Le comte, par exces de courtoisie,avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyaitplus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en degageant avecprestesse, elle prit sa main et la porta a ses levres, a la maniere dupays, avec le respect d'une inferieure qui ne veut point escalader lesdistances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiance, etalla, toute joyeuse et toute folatre, sauter dans la gondole, sansattendre l'escorte ceremonieuse du protecteur un peu mortifie.XV.Le comte, voyant que Consuelo etait insensible a l'appat du gain, essayade faire jouer les ressorts de la vanite, et lui offrit des bijoux etdes parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'ellecomprenait ses intentions secretes; mais bientot il s'apercut quec'etait uniquement chez elle une sorte de rustique fierte, et qu'elle nevoulait pas recevoir de recompenses avant de les avoir meritees entravaillant a la prosperite de son theatre. Cependant il lui fitaccepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle nepouvait pas decemment paraitre dans son salon avec sa robe d'indienne,et qu'il exigeait que, par egard pour lui, elle quittat la livree dupeuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturieres ala mode, qui n'en tirerent point mauvais parti et n'epargnerent pointl'etoffe. Ainsi transformee au bout de deux jours en femme elegante,forcee d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte luipresenta comme le paiement de la soiree ou elle avait chante devant luiet ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait a son genrede beaute, mais comme il fallait qu'elle le devint pour etre comprisepar les yeux vulgaires. Ce resultat ne fut pourtant jamais completementobtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'eblouissaitpersonne. Elle fut toujours pale, et ses habitudes studieuses etmodestes oterent a son regard cet eclat continuel qu'acquierent les yeuxdes femmes dont l'unique pensee est de briller. Le fond de son caracterecomme celui de sa physionomie etait serieux et reflechi. On pouvait laregarder manger, parler de choses indifferentes, s'ennuyer poliment aumilieu des banalites de la vie du monde, sans se douter qu'elle futbelle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisement acette serenite de son ame vint effleurer ses traits, on commencait a latrouver agreable. Et puis, qu'elle s'animat davantage, qu'elles'interessat vivement a l'action exterieure, qu'elle s'attendrit,qu'elle s'exaltat, qu'elle entrat dans la manifestation de son sentimentinterieur et dans l'exercice de sa force cachee, elle rayonnait de tousles feux du genie et de l'amour; c'etait un autre reve: on etait ravi,passionne, aneanti a son gre, et sans qu'elle se rendit compte dumystere de sa puissance.Aussi ce que le comte eprouvait pour elle l'etonnait et le tourmentaitetrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste quin'avaient pas encore vibre, et qu'elle faisait fremir de mouvementsinconnus. Mais cette revelation ne pouvait penetrer assez avant dansl'ame du patricien, pour qu'il comprit l'impuissance et la pauvrete desmoyens de seduction qu'il voulait employer aupres d'une femme en toutdifferente de celle qu'il avait su corrompre.Il prit patience, et resolut d'essayer sur elle les effets del'emulation. Il la conduisit dans sa loge au theatre, afin qu'elle vitles succes de la Corilla, et que l'ambition s'eveillat en elle. Mais leresultat de cette epreuve fut fort different de ce qu'il en attendait.Consuelo sortit du theatre froide, silencieuse, fatiguee et non emue dece bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquerd'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi.Elle se sentit competente pour juger ce talent factice, force, et dejaruine dans sa source par une vie de desordre et d'egoisme. Elle battitdes mains d'un air impassible, prononca des paroles d'approbationmesuree, et dedaigna de jouer cette vaine comedie d'un genereuxenthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer.Un instant, le comte la crut tourmentee d'une secrete jalousie, sinonpour le talent, du moins pour le succes de la prima-donna."Ce succes n'est rien aupres de celui que vous remporterez, lui dit-il;qu'il vous serve seulement a pressentir les triomphes qui vousattendent, si vous etes devant le public ce que vous avez ete devantnous. J'espere que vous n'etes pas effrayee de ce que vous voyez?--Non, seigneur comte, repondit Consuelo en souriant: Ce public nem'effraie pas, car je ne pense pas a lui; je pense au parti qu'on peuttirer de ce role que la Corilla remplit d'une maniere brillante, mais ouil reste a trouver d'autres effets qu'elle n'apercoit point.--Quoi! vous ne pensez pas au public?--Non: je pense a la partition, aux intentions du compositeur, al'esprit du role, a l'orchestre qui a ses qualites et ses defauts, lesuns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en sesurpassant a de certains endroits. J'ecoute les choeurs, qui ne sont pastoujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus severe;j'examine les passages ou il faut donner tous ses moyens, par consequentceux auxquels il faudrait se menager. Vous voyez, monsieur le comte, quej'ai a penser a beaucoup de choses avant de penser au public, qui nesait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre."Cette securite de jugement et cette gravite d'examen surprirenttellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question,et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvaitavoir sur un esprit de cette trempe.L'apparition des deux debutants fut preparee avec toutes les rubriquesusitees en pareille occasion. Ce fut une source de differends et dediscussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo etson amant. Le vieux maitre et sa forte eleve blamaient le charlatanismedes pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nousavons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. AVenise, en ce temps-la, les journaux ne jouaient pas un grand role dansde telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la compositionde l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la reclame, leshableries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machinesappelees claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales;mais tout cela s'elaborait dans les coteries, et s'operait par la seuleforce d'un public engoue naivement des uns, hostile sincerement auxautres. L'art n'etait pas toujours le mobile. De petites et de grandespassions, etrangeres a l'art et au talent, venaient bien, commeaujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on etait moins habile acacher ces causes de discorde, et a les mettre sur le compte d'undilettantisme severe. Enfin c'etait le meme fond aussi vulgairementhumain, avec une surface moins compliquee par la civilisation.Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'endirecteur de spectacle. Son ostentation etait un moteur plus puissantque la cupidite des speculateurs ordinaires. C'etait dans les salonsqu'il preparait son public, et _chauffait_ les succes de sesrepresentations. Ses moyens n'etaient donc jamais bas ni laches; mais ily portait la puerilite de son amour-propre, l'activite de ses passionsgalantes, et le commerage adroit de la bonne compagnie. Il allait doncdemolissant piece a piece, avec assez d'art, l'edifice eleve naguere deses propres mains a la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bienqu'il voulait edifier une autre gloire; et comme on lui attribuait lapossession complete de cette pretendue merveille qu'il voulait produire,la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pourelle, que deja tout Venise disait que, degoute de la Corilla, il faisaitdebuter a sa place une nouvelle maitresse. Plusieurs ajoutaient: "Grandemystification pour son public, et grand dommage pour son theatre! car safavorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait _rien_, et nepossede rien qu'une belle voix et une figure passable."De la des cabales pour la Corilla, qui, de son cote, allait jouant lerole de rivale sacrifiee, et invoquait son nombreux entouraged'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice despretentions insolentes de la _Zingarella_ (petite bohemienne). De laaussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dontla Corilla avait detourne ou dispute les amants et les maris, ou bien dela part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juanvenitiens se serrat autour de la debutante plutot qu'autour de leursfemmes, ou bien encore de la part des amants rebutes ou trahis par laCorilla et qui desiraient de se voir venges par le triomphe d'une autre.Quant aux veritables _dilettanti di musica_, ils etaient egalementpartages entre le suffrage des maitres serieux, tels que le Porpora,Marcello, Jomelli, etc., qui annoncaient, avec le debut d'une excellentemusicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; etle depit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujoursprefere les oeuvres faciles, et qui se voyaient menaces dans sapersonne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menacait aussi de remettrea des partitions depuis longtemps negligees, et de faire travaillerserieusement; tout le personnel du theatre, qui prevoyait les reformesresultant toujours d'un notable changement dans la composition de latroupe; enfin jusqu'aux machinistes des decorations, aux habilleuses desactrices et au perruquier des figurantes, tout etait en rumeur autheatre San-Samuel, pour ou contre le debut; et il est vrai de direqu'on s'en occupait beaucoup plus dans la republique que des actes de lanouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait desucceder paisiblement a son predecesseur le doge Luigi Pisani.Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondement de ces lenteurs et deces miseres attachees a sa carriere naissante. Elle eut voulu debutertout de suite, sans preparation autre que celle de ses propres moyens etde l'etude de la piece nouvelle. Elle ne comprenait rien a ces milleintrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont ellesentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait deplus pres les secrets du metier, et qui voulait etre envie et non bafouedans son bonheur imaginaire aupres d'elle, n'epargnait rien pour luifaire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et lapresentait a toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. Lamodestie et la souffrance interieure de Consuelo secondaient mal sesdesseins; mais il la faisait chanter, et la victoire etait brillante,decisive, incontestable.Anzoleto etait loin de partager la repugnance de son amie pour lesmoyens secondaires. Son succes a lui n'etait pas a beaucoup pres aussiassure. D'abord le comte n'y portait pas la meme ardeur; ensuite letenor auquel il allait succeder etait un talent de premier ordre, qu'ilne pouvait point se flatter de faire oublier aisement. Il est vrai quetous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans lesduos, le faisait admirablement ressortir, et que, pousse et soutenu parl'entrainement magnetique de ce genie superieur au sien, il s'elevaitsouvent a une grande hauteur. Il etait donc fort applaudi et fortencourage. Mais apres la surprise que sa belle voix excitait a lapremiere audition, apres surtout que Consuelo s'etait revelee, onsentait bien les imperfections du debutant, et il les sentait lui-memeavec effroi. C'etait le moment de travailler avec une fureur nouvelle;mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaquematin a la _Corte-Minelli_, ou elle s'obstinait a demeurer, en depit desprieres du comte, qui voulait l'etablir plus convenablement: Anzoleto selancait dans tant de demarches, de visites, de sollicitations etd'intrigues, il se preoccupait de tant de soucis et d'anxietesmiserables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour etudier.Au milieu de ces perplexites, prevoyant que la plus forte opposition ason succes viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyaitplus et ne s'occupait d'elle en aucune facon, il se resolut a l'allervoir afin de se la rendre favorable. Il avait oui dire qu'elle prenaittres gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et lesvengeances de Zustiniani; qu'elle avait recu de brillantes propositionsde la part de l'Opera italien de Paris, et qu'en attendant l'echec de sarivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait a gorge deployeedes illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de laprudence et de la faussete il desarmerait cette ennemie redoutable; et,s'etant pare et parfume de son mieux, il penetra dans ses appartements,un apres-midi, a l'heure ou l'habitude de la sieste rend les visitesrares et les palais silencieux.XVI.Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sursa chaise longue, et dans un deshabille des plus galants, comme ondisait alors; mais l'alteration de ses traits au grand jour lui fitpenser que sa securite n'etait pas aussi profonde sur le chapitre deConsuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fideles. Neanmoinselle le recut d'un air fort enjoue, et lui frappant la joue avec malice:"Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe a sasuivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter,et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traitre desconteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants a la gloire?Vous etes un maitre fat, mon bel ami, si vous avez cru me desesperer parvotre abandon subit, apres de si tendres declarations; et vous avez eteun maitre sot de vous faire desirer: car je vous ai parfaitement oublieau bout de vingt-quatre heures d'attente.--Vingt-quatre heures! c'est immense, repondit Anzoleto en baisant lebras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je seraisbien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'etais abuse au point devous croire lorsque vous me disiez....--Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tuetais venu me voir, tu aurais trouve ma porte fermee. Mais qui te donnel'impudence de venir aujourd'hui?.--N'est-il pas de bon gout de s'abstenir de prosternations devant ceuxqui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et sondevouement a ceux qui....--Acheve! a ceux qui sont dans la disgrace? C'est bien genereux et treshumain de ta part, mon illustre ami." Et la Corilla se renversa sur sonoreiller de satin noir, en poussant des eclats de rire aigus et tantsoit peu forces.Quoique la prima-donna disgraciee ne fut pas de la premiere fraicheur,que la clarte de midi ne lui fut pas tres favorable, et que le depitconcentre de ces derniers temps eut un peu amolli les plans de son beauvisage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de sipres en tete-a-tete une femme si paree et si renommee, se sentitemouvoir dans les regions de son ame ou Consuelo n'avait pas vouludescendre, et d'ou il avait banni volontairement sa pure image. Leshommes corrompus avant l'age peuvent encore ressentir l'amitie pour unefemme honnete et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut lesavances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corillapar les temoignages d'un amour qu'il s'etait promis de feindre et qu'ilcommenca a ressentir veritablement. Je dis amour, faute d'un mot plusconvenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer al'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'etaitla Corilla. Quand elle vit que le jeune tenor etait emu tout de bon,elle s'adoucit, et le railla plus amicalement."Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je net'estime pas. Je te sais ambitieux, par consequent faux, et pret atoutes les infidelites: je ne saurais me fier a toi. Tu fis le jaloux,une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Celam'eut desennuyee des fades galanteries de nos patriciens; mais tu metrompais, lache enfant! tu etais epris d'une autre, et tu n'as pas cessede l'etre, et tu vas epouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, marivale, mon ennemie, la debutante, la nouvelle maitresse de Zustiniani.Honte a nous deux, a nous trois, a nous quatre! ajouta-t-elle ens'animant malgre elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.--Cruelle, lui dit-il en s'efforcant de ressaisir cette main potelee,vous devriez comprendre ce qui s'est passe en moi lorsque je vous vispour la premiere fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avantce moment terrible. Quant a ce qui s'est passe depuis, ne pouvez-vous ledeviner, et avons-nous besoin d'y songer desormais?--Je ne me paie pas de demi-mots et de reticences. Tu aimes toujours lazingarella tu l'epouses?--Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encoreepousee?--Parce que le comte s'y opposait peut-etre. A present, chacun saitqu'il le desire. On dit meme qu'il a sujet d'en etre impatient, et lapetite encore plus."Le rouge monta a la figure d'Anzoleto en entendant ces outragesprodigues a l'etre qu'il venerait en lui-meme au-dessus de tout.--Ah! tu es outre de mes suppositions, repondit la Corilla, c'est bon;voila ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'epouses-tu?--Je ne l'epouse point du tout.--Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur lecomte!--Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personneautre que de vous et de moi.--Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien a cette heure, mon ex-amantet ta future epouse ..."Anzoleto etait indigne. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire?allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il etait venucalmer. Il resta indecis, horriblement humilie et malheureux du rolequ'il s'etait impose.La Corilla brulait d'envie de le rendre infidele; non qu'elle l'aimat,mais parce que c'etait une maniere de se venger de cette Consueloqu'elle n'etait pas certaine d'avoir outragee, avec justice."Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchainant au seuil de son boudoir, parun regard penetrant, que j'ai raison de me mefier de toi: car en cemoment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce _elle_ ou moi?--Ni l'une ni l'autre, s'ecria-t-il en cherchant a se justifier a sespropres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'aipas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.--En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tuviens ici pour te guerir ou te distraire? grand merci!--Je ne suis point jaloux, je vous le repete; et pour vous prouver quece n'est pas le depit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'estpas plus son amant que moi; qu'elle est honnete comme un enfant qu'elleest, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.--Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu serasdans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de la tu seras mon uniqueamant. Accepte vite, ou je me retracte.--Helas, madame, vous voulez donc m'empecher de debuter? car vous savezbien que je dois debuter en meme temps que la Consuelo? Si vous lafaites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victimede votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vousdeplaire? Helas! j'ai fait un reve delicieux et funeste! je me suisimagine tout un soir que vous preniez quelque interet a moi, et que jegrandirais sous votre protection. Et voila que je suis l'objet de votremepris et de votre haine, moi qui vous ai aimee et respectee au point devous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber,perdez-moi, fermez-moi la carriere. Pourvu qu'ici en secret vous medisiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marquespubliques de votre courroux.--Serpent que tu es, s'ecria la Corilla, ou as-tu suce le poison de laflatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucouppour te connaitre et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plusaimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.--Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quandmeme je ne serais pas subjugue par vos charmes? Est-ce que vous avez desennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir a Venise, oul'on vous connait et ou vous avez toujours regne sans partage? Unequerelle d'amour jette le comte dans un depit douloureux. Il veut vouseloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin unepetite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pasmieux que de debuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant quin'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne leprononce elle-meme qu'avec respect? Vous attribuez a cette pauvrette despretentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comtepour la faire gouter a ses amis, l'obligeance de ces memes amis qui vontexagerant son merite, l'amertume des votres qui repandent des calomniespour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre lecalme a votre belle ame en vous montrant votre gloire inattaquable etvotre rivale tremblante; voila les causes de ces preventions que jedecouvre en vous, et dont je suis si etonne, si stupefait, que je sais apeine comment m'y prendre pour les combattre.--Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en leregardant avec un attendrissement voluptueux, encore mele de defiance;j'ecoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de teredouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'onm'ait dit le contraire, et qu'elle a du merite dans un certain genreoppose au mien, puisque le Porpora, que je connais si severe, leproclame hautement.--Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, sesmanies, on peut dire. Ennemi de toute originalite chez les autres et detoute innovation dans l'art du chant, qu'une petite eleve soit bienattentive a ses radotages, bien soumise a ses pedantesques lecons, levoila qui, pour une gamme vocalisee proprement, declare que cela estpreferable a toutes les merveilles que le public idolatre. Depuis quandvous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?--Elle est donc sans talent?--Elle a une belle voix, et chante honnetement a l'eglise; mais elle nedoit rien savoir du theatre, et quant a la puissance qu'il y faudraitdeployer, elle est tellement paralysee par la peur, qu'il est fort acraindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnes.--Elle a peur! On m'a dit qu'elle etait au contraire d'une rareimpudence.--Oh! la pauvre fille! helas, on lui en veut donc bien? Vousl'entendrez, divine Corilla, et vous serez emue d'une noble pitie, etvous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez enraillant tout a l'heure.--Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompee sur son compte.--Vos amis se sont laisse tromper eux-memes. Dans leur zele indiscret,ils se sont effrayes de vous voir une rivale: effrayes d'un enfant!effrayes pour vous! Ah! que ces gens-la vous aiment mal, puisqu'ils vousconnaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'etre votre ami, jesaurais mieux ce que vous etes, et je ne vous ferais pas l'injure dem'effrayer pour vous d'une rivalite quelconque, fut-ce celle d'uneFaustina ou d'une Molteni.--Ne crois pas que j'aie ete effrayee. Je ne suis ni jalouse nimechante; et les succes d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens,je ne m'en suis jamais affligee. Mais quand je crois qu'on veut mebraver et me faire souffrir....--Voulez-vous que j'amene la petite Consuelo a vos pieds? Si elle l'eutose, elle serait venue deja vous demander votre appui et vos conseils.Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniee aussiaupres d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous etiez cruelle,vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.--On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.--Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru uninstant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenezpas!"En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et flechit legenou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amourincomparable.La Corilla n'etait pas depourvue de malice et de penetration; mais,comme il arrive aux femmes excessivement eprises d'elles-memes, lavanite lui mettait souvent un epais bandeau sur les yeux, et la faisaittomber dans des pieges fort grossiers. D'ailleurs elle etait d'humeurgalante. Anzoleto etait le plus beau garcon qu'elle eut jamais vu. Ellene put resister a ses mielleuses paroles, et peu a peu, apres avoirgoute avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha a lui par lesplaisirs de la possession. Huit jours apres cette premiere entrevue,elle en etait folle, et menacait a tout moment de trahir le secret deleur intimite par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto,epris d'elle aussi d'une certaine facon (sans que son coeur put reussira etre infidele a Consuelo), etait fort effraye du trop rapide et tropcomplet succes de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominerassez longtemps pour en venir a ses fins, c'est-a-dire pour l'empecherde nuire a ses debuts et au succes de Consuelo. Il deployait avec elleune grande habilete, et possedait l'art d'exprimer le mensonge avec unair de verite diabolique. Il sut l'enchainer, la persuader, et lareduire; il vint a bout de lui faire croire que ce qu'il aimaitpar-dessus tout dans une femme c'etait la generosite, la douceur et ladroiture; et il lui traca finement le role qu'elle avait a jouer devantle public avec Consuelo, si elle ne voulait etre haie et meprisee parlui-meme. Il sut etre severe avec tendresse; et, masquant la menace sousla louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonte. La pauvreCorilla avait joue tous les roles dans son boudoir, excepte celui-la; etcelui-la, elle l'avait toujours mal joue sur la scene. Elle s'y soumitpourtant, dans la crainte de perdre des voluptes dont elle n'etait pasencore rassasiee, et que, sous divers pretextes, Anzoleto sut luimenager et lui rendre desirables. Il lui fit croire que le comte etaittoujours epris d'elle, malgre son depit, et secretement jaloux en sevantant du contraire."S'il venait a decouvrir le bonheur que je goute pres de toi, luidisait-il, c'en serait fait de mes debuts et peut-etre de mon avenir:car je vois a son refroidissement, depuis le jour ou tu as eul'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivraiteternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolee."Cela etait peu vraisemblable, au point ou en etaient les choses; lecomte eut ete charme de savoir Anzoleto infidele a sa fiancee. Mais lavanite de Corilla aimait a se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoirrien a craindre des sentiments d'Anzoleto pour la debutante. Lorsqu'ilse justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir etejamais que le frere de cette jeune fille, comme il disait materiellementla verite, il y avait tant d'assurance dans ses denegations que lajalousie de Corilla etait vaincue. Enfin le grand jour approchait, et lacabale qu'elle avait preparee etait aneantie. Pour son compte, elletravaillait desormais en sens contraire, persuadee que la timide etinexperimentee Consuelo tomberait d'elle-meme, et qu'Anzoleto luisaurait un gre infini de n'y avoir pas contribue. En outre, il avaitdeja eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, enfeignant d'etre jaloux de leurs assiduites, et en la forcant a leseconduire un peu brusquement.Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre a dejouer les esperances dela femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le ruse Venitienjouait un autre role avec le comte et Consuelo. Il se vantait a euxd'avoir desarme par d'adroites demarches, des visites interessees, etdes mensonges effrontes, la redoutable ennemie de leur triomphe. Lecomte, frivole et un peu commere, s'amusait infiniment des contes de sonprotege. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuaita la Corilla par rapport a leur rupture, et il poussait ce jeune homme ade laches perfidies avec cette legerete cruelle qu'on porte dans lesrelations du theatre et la galanterie. Consuelo s'en etonnait et s'enaffligeait:"Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'etudierton role. Tu crois avoir fait beaucoup en desarmant l'ennemi. Mais unenote bien epuree, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus surle public impartial que le silence des envieux. C'est a ce public seulqu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songesnullement.--Sois donc tranquille, chere Consuelita, lui repondait-il. Ton erreurest de croire a un public a la fois impartial et eclaire. Les gens quis'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont debonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour leseblouir et les entrainer.XVII.La jalousie d'Anzoleto a l'egard du comte s'etait endormie au milieu desdistractions que lui donnaient la soif du succes et les ardeurs de laCorilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un defenseur plusmoral et plus vigilant. Preservee par sa propre innocence, elleechappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait a distance,precisement par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinzejours, ce roue Venitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore lespassions mondaines qui menent a la corruption, et il n'epargnait rienpour les faire eclore. Mais comme, a cet egard meme, il n'etait pas plusavance que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses esperancespar trop d'empressement. Si Anzoleto l'eut contrarie par sasurveillance, peut-etre le depit l'eut-il pousse a brusquer les choses;mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se mefiait derien: tout ce qu'il avait a faire, c'etait de se rendre agreable, enattendant qu'il devint necessaire. Il n'y avait donc sorte deprevenances delicates, de galanteries raffinees, dont il ne s'ingeniatpour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolatries en s'obstinant ales mettre sur le compte des moeurs elegantes et liberales du patriciat,du dilettantisme passionne et de la bonte naturelle de son protecteur.Elle eprouvait pour lui une amitie vraie, une sainte reconnaissance; etlui, heureux et inquiet de cet abandon d'une ame pure, commencait as'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompreenfin la glace.Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur a un sentimenttout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mecomptes parl'opinion ou tout Venise etait de son triomphe), la Corilla sentaits'operer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinonavec noblesse, du moins avec ardeur; et son ame irritable et imperieusepliait sous le joug de son jeune Adonis. C'etait bien vraimentl'impudique Venus eprise du chasseur superbe, et pour la premiere foishumble et craintive devant un mortel prefere. Elle se soumettait jusqu'afeindre des vertus qui n'etaient point en elle, et qu'elle n'affectaitcependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueuxet doux; tant il est vrai que l'idolatrie qu'on se retire a soi-meme,pour la reporter sur un autre etre, eleve et ennoblit par instants lesames les moins susceptibles de grandeur et de devouement.L'emotion qu'elle eprouvait reagissait sur son talent, et l'onremarquait au theatre qu'elle jouait avec plus de naturel et desensibilite les roles pathetiques. Mais comme son caractere et l'essencememe de sa nature etaient pour ainsi dire brises, comme il fallait unecrise interieure violente et penible pour operer cette metamorphose, saforce physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevaitavec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroiserieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'eteignait a chaqueinstant. Les brillants caprices de son improvisation etaient trahis parune respiration courte et des intonations hasardees. Le deplaisir et laterreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, a larepresentation qui preceda les debuts de Consuelo, elle chanta tellementfaux et manqua tant de passages eclatants, que ses amis l'applaudirentfaiblement et furent bientot reduits au silence de la consternation parles murmures des opposants.Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait apeine respirer. Corilla, vetue de noir, pale, emue, plus morte que vive,partagee entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voirtriompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscuresur le theatre. Tout le ban et l'arriere-ban des aristocraties et desbeautes de Venise vinrent etaler les fleurs et les pierreries en untriple hemicycle etincelant. Les hommes _charmants_ encombraient lescoulisses et, comme c'etait alors l'usage, une partie du theatre. Ladogaresse se montra a l'avant-scene avec tous les grands dignitaires dela republique. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comteZustiniani attendit a la porte de la loge de Consuelo qu'elle eut achevesa toilette, tandis qu'Anzoleto, pare en guerrier antique avec toute lacoquetterie bizarre de l'epoque, s'evanouissait dans la coulisse etavalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.L'opera n'etait ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un anciensevere ni d'un moderne audacieux. C'etait l'oeuvre inconnue d'unetranger. Pour echapper aux cabales que son propre nom, ou tout autrenom celebre, n'eut pas manque de soulever chez les compositeurs rivaux,le Porpora desirant, avant tout, le succes de son eleve, avait proposeet mis a l'etude la partition d'_Ipermnestre_, debut lyrique d'un jeuneAllemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, niennemis, ni seides, et qui s'appelait tout simplement monsieurChristophe Gluck.Lorsque Anzoleto parut sur la scene, un murmure d'admiration courut danstoute la salle. Le tenor auquel il succedait, admirable chanteur, quiavait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'age eutextenue sa voix et enlaidi son visage, etait peu regrette d'un publicingrat; et le beau sexe, qui ecoute plus souvent avec les yeux qu'avecles oreilles, fut ravi de voir, a la place de ce gros homme bourgeonne,un garcon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phebus,bati comme si Phidias s'en fut mele, un vrai fils des lagunes: _Bianco,crespo, e grassotto_.Il etait trop emu pour bien chanter son premier air, mais sa voixmagnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirentpour lui conquerir l'engouement des femmes et des indigenes. Le debutantavait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi a trois reprises etrappele deux fois sur la scene apres etre rentre dans la coulisse, commecela se pratique en Italie et a a Venise plus que partout ailleurs.Ce succes lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec_Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette sceneetait pour Consuelo: on ne voyait, on n'ecoutait plus qu'elle. On sedisait: "La voila; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, ladebutante, l'_amante del Zustiniani_."Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de sonpublic, recut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec unereverence sans humilite et sans coquetterie, et entonna son recitatifd'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une securite sivictorieuse, qu'a la premiere phrase des cris d'admiration partirent detous les points de la salle."Ah! le perfide s'est joue de moi," s'ecria la Corilla en lancant unregard terrible a Anzoleto, qui ne put s'empecher en cet instant delever les yeux vers elle avec un sourire mal deguise.Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassee duvieux Lotti qui disait dans son coin: "_Amici miei, questo e unportento!_"Elle chanta son grand air de debut, et fut interrompue dix fois; on cria_bis!_ on la rappela sept fois sur la scene; il y eut des hurlementsd'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme venitien s'exhala danstoute sa fougue a la fois entrainante et ridicule."Qu'ont-ils donc a crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans lacoulisse pour en etre arrachee aussitot par les vociferations duparterre: on dirait qu'ils veulent me lapider."De ce moment on ne s'occupa plus que tres secondairement d'Anzoleto. Onle traita bien, parce qu'on etait en veine de satisfaction; mais lafroideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroitsdefectueux de son chant, sans le consoler immoderement a ceux ou il s'enreleva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majoriteexpansive et bruyante, le public masculin faisait bon marche de lui etreservait ses tempetes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceuxqui etaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un quihasarda un murmure, et la verite est qu'il n'y en eut pas trois quiresisterent a l'entrainement et au besoin invincible d'applaudir lamerveille du jour.La partition eut le plus grand succes, quoiqu'elle ne fut point ecouteeet que personne ne s'occupat de la musique en elle-meme. C'etait unemusique tout italienne, gracieuse, moderement pathetique, et qui nefaisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'_Alceste_ etd'_Orphee_. Il n'y avait pas assez de beautes frappantes pour choquerl'auditoire. Des le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappeledevant le rideau avec le debutant, la debutante, voire la Clorinda qui,grace a la protection de Consuelo, avait nasille le second role d'unevoix pateuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaientdesarme tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplacait, etait fortmaigre.Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla a la derobee etqui s'etait apercu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller latrouver dans sa loge pour prevenir quelque explosion. Aussitot qu'ellel'apercut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deuxou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une maniereassez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser unemarque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le tenoroutrage mit ordre a ces emportements par un grand coup de poing dans lapoitrine, qui fit tomber la cantatrice a demi pamee dans les bras de sasoeur Rosalba."Infame, traitre, _buggiardo!_ murmura-t-elle d'une voix etouffee; taConsuelo et toi ne perirez que de ma main.--Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenancequelconque ce soir, je te poignarde a la face de Venise, reponditAnzoleto pale et les dents serrees, en faisant briller devant ses yeuxson couteau fidele qu'il savait lancer avec toute la dexterite d'unhomme des lagunes.--Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba epouvantee. Tais-toi;allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.--Oui, vous y etes, ne l'oubliez pas," repondit Anzoleto; et seretirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermanta double tour.Bien que cette scene tragi-comique se fut passee a la maniere venitiennedans un mezzo-voce mysterieux et rapide, en voyant le debutant traverserrapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachee dans sonmouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier,qui fut appele a rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et areplatrer sa cicatrice, raconta a toute la bande des choristes et descomparses, qu'une chatte amoureuse avait joue des griffes sur la face duheros. Ledit perruquier se connaissait a ces sortes de blessures, etn'etait pas novice confident de pareilles aventures de coulisse.L'anecdote fit le tour de la scene, sauta, je ne sais comment,par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, etde la dans les loges, d'ou elle redescendit, un peu grossie en chemin,jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore lesrelations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vuempresse en apparence aupres de la Clorinda, et le bruit general fut quela _seconda-donna_, jalouse de la _prima-donna_, venait de crever unoeil et de casser trois dents au plus beau des _tenori_.Ce fut une desolation pour les uns (je devrais dire les unes), et undelicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si larepresentation serait suspendue, si on verrait reparaitre le vieux tenorStefanini pour achever le role, un cahier a la main. La toile se releva,et tout fut oublie lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussisublime qu'au commencement. Quoique son role ne fut pas extremementtragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expressionde son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le tenor reparut, samince egratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridiculeempecha cependant son succes d'etre aussi brillant qu'il eut pu l'etre;et tous les honneurs de la soiree demeurerent a Consuelo, qui fut encorerappelee et applaudie a la fin avec frenesie.Apres le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoletooublia la Corilla qu'il avait enfermee dans sa loge, et qui fut forceed'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'interieurdu theatre une representation aussi brillante, on ne s'apercut guere desa retraite. Mais le lendemain cette porte brisee vint coincider avec lecoup de griffe recu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voiede l'intrigue qu'il avait jusque la cachee si soigneusement.A peine etait-il assis au somptueux banquet que donnait le comte enl'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbes de la litteraturevenitienne debitaient a la triomphatrice les sonnets et madrigauximprovises de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto unpetit billet de la Corilla, qu'il lut a la derobee, et qui etait ainsiconcu:"Si tu ne viens me trouver a l'instant meme, je vais te chercher etfaire un eclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras deta Consuelo, trois fois maudite."Anzoleto feignit d'etre pris d'une quinte de toux, et sortit pour ecrirecette reponse au crayon sur un bout de papier regle arrache dansl'antichambre a un cahier de musique:"Viens si tu veux; mon couteau est toujours pret, et avec lui mon mepriset ma haine."Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle a qui il avaitaffaire, la peur etait le seul frein, la menace le seul expedient dumoment. Mais, malgre lui, il fut sombre et distrait durant la fete; etlorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.Il trouva cette malheureuse fille dans un etat digne de pitie. Auxconvulsions avaient succede des torrents de larmes; elle etait assise asa fenetre, echevelee, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe,qu'elle avait dechiree de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrinehaletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgreelle, un eclair de joie ranima ses traits en se trouvant aupres de celuiqu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissaittrop pour chercher a la consoler. Il savait bien qu'au premiertemoignage de pitie ou de repentir, il verrait sa fureur se reveiller etabuser de la vengeance. Il prit le parti de perseverer dans son role dedurete inflexible; et bien qu'il fut touche de son desespoir, ill'accabla des plus cruels reproches, et lui declara qu'il venait luifaire d'eternels adieux. Il l'amena a se jeter a ses pieds, a se trainersur ses genoux jusqu'a la porte et a implorer son pardon dans l'angoissed'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisee et aneantie, ilfeignit de se laisser attendrir; et tout eperdu d'orgueil et de je nesais quelle emotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et sifiere se rouler devant lui dans la poussiere comme une Madeleinepenitente, il ceda a ses transports et la plongea dans de nouvellesivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptee, iln'oublia pas un instant que c'etait une bete feroce, et garda jusqu'aubout l'attitude d'un maitre offense qui pardonne.L'aube commencait a poindre lorsque cette femme, enivree et avilie,appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal etensevelissant sa face pale sous ses longs cheveux noirs, se mit a seplaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour luifaisait eprouver."Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veuxabsolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir magloire de dix annees eclipsee en un instant par une puissance nouvellequi s'eleve et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immolesans menagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports dutriomphe et les humiliations de la decadence, tu ne seras plus siexigeant et si austere envers toi-meme que tu l'es aujourd'hui enversmoi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblee de vanites, de succes, derichesses, et d'esperances superbes, je vais voir de nouvelles contrees,subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout celaserait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consolerd'avoir ete abandonnee de tous mes amis, chassee de mon trone, et d'yvoir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la premiere dema vie, la seule dans toute ma carriere, elle m'est infligee sous tesyeux; que dis-je! elle m'est infligee par toi; elle est l'ouvrage de monamant, du premier homme que j'aie aime lachement, eperdument! Tu disencore que je suis fausse et mechante, que j'ai affecte devant toi unegrandeur hypocrite, une generosite menteuse; c'est toi qui l'as vouluainsi, Anzoleto. J'etais offensee, tu m'as prescrit de paraitretranquille, et je me suis tenue tranquille; j'etais mefiante, tu m'ascommande de te croire sincere, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et lamort dans l'ame, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'etais furieuseet desesperee, tu m'as ordonne de garder le silence, et je me suis tue.Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractere qui n'etaitpas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quandce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolerable, quand jedeviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu mefoules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange ou tum'as plongee! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suisaussi peu de chose que le sable des greves qui se laisse tourmenter etemporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi,puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond deton ame; et a la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensitede mon amour, puisque je souffre tout cela et demande a le souffrirencore."Mais ecoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et enl'enlacant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien aupresde ce que j'eprouve en songeant a ton avenir et a ton propre bonheur. Tues perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas,tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: "Si du moinsj'avais ete sacrifiee a son ambition si ma chute servait a edifier sontriomphe! Mais non! elle n'a servi qu'a sa perte, et je suisl'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux tetes."--Que veux-tu dire, insensee? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas.--Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins cequi s'est passe ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du publicsucceder a l'enthousiasme que ton premier air avait excite, apresqu'elle a eu chante, helas! comme elle chantera toujours, mieux que moi,mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, millefois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'ecrasera,et que deja elle t'a ecrase en naissant? Tu ne vois pas que ta beauteest eclipsee par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais jesais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieusespassions et de plus violents engouements chez les hommes que les plusparfaites beautes de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolatre et quepartout ou tu seras aupres d'elle, tu seras efface et passeras inapercu?Tu ne sais pas que pour se developper et pour prendre son essor, letalent du theatre a besoin de louanges et de succes, comme l'enfant quivient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindrerivalite absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'unerivalite redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est lamort qui penetre dans notre ame! Tu le vois bien par mon triste exemple:la seule apprehension de cette rivale que je ne connaissais pas, et quetu voulais m'empecher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis unmois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voixs'eteignait, plus je me sentais deperir. Et je croyais a peine a cetriomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain,eclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaitre aVenise, et peut-etre en Italie sur aucun theatre, parce que je seraisdemoralisee, tremblante, frappee d'impuissance? Et qui sait ou cesouvenir ne m'atteindra pas, ou le nom et la presence de cette rivalevictorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah!moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avantd'avoir vecu; et si j'etais aussi mechante que tu le dis, je m'enrejouirais, je te pousserais a ta perte, et je serais vengee; au lieuque je te le dis avec desespoir: si tu reparais une seule fois aupresd'elle a Venise, tu n'as plus d'avenir a Venise; si tu la suis dans sesvoyages, la honte et le neant voyageront avec toi. Si, vivant de sesrecettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommee, tutraines a ses cotes une existence pale et miserable, sais-tu quel seraton titre aupres du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beaujeune homme qu'on apercoit derriere elle? Rien, repondra-t-on; moins querien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice."Anzoleto devint sombre comme les nuees orageuses qui montaient al'orient du ciel."Tu es une folle, chere Corilla, repondit-il; la Consuelo n'est pasaussi redoutable pour toi que tu te l'es representee aujourd'hui danston imagination malade. Quant a moi, je te l'ai dit, je ne suis pas sonamant, je ne serai surement jamais son mari, et je ne vivrai pas commeun oiseau chetif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre sonvol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'unessor puissant enleve de terre. Tiens, regarde ce passereau; nevole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goeland sur lamer? Allons! treve a ces reveries! le jour me chasse de tes bras. Ademain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cettepatience qui m'avaient charme, et qui vont mieux a ta beaute que lescris et les emportements de la jalousie."Anzoleto, absorbe pourtant dans de noires pensees, se retira chez lui,et ce ne fut que couche et pret a s'endormir, qu'il se demanda qui avaitdu accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramenerchez elle. C'etait un soin qu'il n'avait jamais laisse prendre apersonne."Apres tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing a sonoreiller pour l'arranger sous sa tete, si la destinee veut que le comteen vienne a ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tot queplus tard!"XVIII.Lorsque Anzoleto s'eveilla, il sentit se reveiller aussi la jalousie quelui avait inspiree le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires separtageaient son ame. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avaiteveillee en lui pour le genie et le succes de Consuelo. Celle-las'enfoncait plus avant dans son sein, a mesure qu'il comparait letriomphe de sa fiancee a ce que, dans son ambition trompee, il appelaitsa propre chute. Ensuite l'humiliation d'etre supplante peut-etre dansla realite, comme il l'etait deja dans l'opinion, aupres de cette femmedesormais celebre et toute-puissante dont il etait si flatte la veilled'etre l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaientdans sa pensee, et il ne savait a laquelle se livrer pour eteindrel'autre. Il avait a choisir entre deux partis: ou d'eloigner Consuelo ducomte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou del'abandonner a son rival, et d'aller au loin tenter seul les chancesd'un succes qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cetteincertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre ducalme aupres de sa veritable amie, il se lanca de nouveau dans l'orageen retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui demontrant,avec plus de force que la veille, tout le desavantage de sa position."Nul n'est prophete en son pays, lui dit-elle; et c'est deja un mauvaismilieu pour toi que la ville ou tu es ne, ou l'on t'a vu courir enhaillons sur la place publique, ou chacun peut se dire (et Dieu sait queles nobles aiment a se vanter de leurs bienfaits, meme imaginaires,envers les artistes): "C'est moi qui l'ai protege; je me suis apercu lepremier de son talent; c'est moi qui l'ai recommande a celui-ci, c'estmoi qui l'ai prefere a celui-la." Tu as beaucoup trop vecu ici au grandair, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappe tous lespassants avant qu'on sut qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyend'eblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagnerquelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurscommissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vieretiree, est ici une merveille etrangere. Elle est Espagnole d'ailleurs,elle n'a pas l'accent venitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peusinguliere, leur plairait encore, quand meme elle serait detestable:c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beautea ete pour les trois quarts dans le petit succes que tu as eu au premieracte. Au dernier on y etait deja habitue.--Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous del'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peucontribue a m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.--Serieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole a ceux deshommes. Avec les unes, tu regneras dans les salons; sans les autres, tusuccomberas au theatre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est unefemme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement lesdilettanti serieux, mais qui enivre encore, par sa grace et le prestigede son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique!Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science aStefanini, a Saverio, et a tous ceux qui ont paru avec moi sur la scene!--A ce compte, chere Corilla, je courrais autant de risques en memontrant aupres de toi, que j'en cours aupres de la Consuelo. Si j'avaiseu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais la un bonavertissement."Ces mots echappes a Anzoleto furent un trait de lumiere pour la Corilla.Elle vit qu'elle avait frappe plus juste qu'elle ne s'en flattaitencore; car la pensee de quitter Venise s'etait deja formulee dansl'esprit de son amant. Des qu'elle concut l'espoir de l'entrainer avecelle, elle n'epargna rien pour lui faire gouter ce projet. Elles'abaissa elle-meme tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sarivale avec une modestie sans bornes. Elle se resigna meme a direqu'elle n'etait ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumerdes passions dans le public. Et comme tout cela etait plus vrai qu'ellene le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, etne s'etait jamais abuse sur l'immense superiorite de Consuelo, ellen'eut pas de peine a le lui persuader. Leur association et leur fuitefurent donc a peu pres resolues dans cette seance; et Anzoleto ysongeait serieusement, bien qu'il se gardat toujours une porte dederriere pour echapper a cet engagement dans l'occasion.Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engageafortement a continuer ses debuts, le flattant de l'esperance d'unmeilleur sort pour les autres representations; mais bien certaine, aufond, que ces epreuves malheureuses le degouteraient completement et deVenise et de Consuelo.En sortant de chez sa maitresse, il se rendit chez son amie. Uninvincible besoin de la revoir l'y poussait imperieusement. C'etait lapremiere fois qu'il avait fini et commence une journee sans recevoir sonchaste baiser au front. Mais comme, apres ce qui venait de se passeravec la Corilla, il eut rougi de sa versatilite, il essaya de sepersuader qu'il allait chercher aupres d'elle la certitude de soninfidelite, et le desabusement complet de son amour. Sans nul doute, sedisait-il, le comte aura profite de l'occasion et du depit cause par monabsence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouveavec elle la nuit en tete-a-tete, sans que la pauvrette ait succombe.Cette idee lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'ils'y arretait, la certitude du remords et du desespoir de Consuelobrisait son ame, et il hatait le pas, s'imaginant la trouver, noyee delarmes. Et puis une voix interieure, plus forte que toutes les autres,lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse etait impossiblea un etre aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche ensongeant a lui-meme, a l'odieux de sa conduite, a l'egoisme de sonambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie etsa conscience.Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine etaussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujoursvue. Elle courut a lui avec la meme effusion qu'a l'ordinaire, etl'interrogea avec inquietude, mais sans reproche et sans mefiance, surl'emploi de ce temps passe loin d'elle."J'ai ete souffrant, lui repondit-il avec l'abattement profond que luicausait son humiliation interieure. Ce coup que je me suis donne a latete contre un decor, et dont je t'ai montre la marque en te disant quece n'etait rien, m'a pourtant cause un si fort ebranlement au cerveauqu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'yevanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinee.--O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale;tu as souffert, et tu souffres encore?--Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tuas fait pour revenir toute seule cette nuit?--Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenee dans sa gondole.--Ah! j'en etais sur! s'ecria Anzoleto avec un accent etrange. Et sansdoute ... il t'a dit de bien belles choses dans ce tete-a-tete?--Qu'eut-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout lemonde? Il me gate, et me donnerait de la vanite si je n'etais en gardecontre cette maladie. D'ailleurs, nous n'etions pas tete-a-tete; mon bonmaitre a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami!--Quel maitre? que excellent ami? dit Anzoleto rassure et dejapreoccupe.--Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc?--Je songe, chere Consuelo, a ton triomphe d'hier soir; et toi, ysonges-tu?--Moins qu'au tien, je te jure!--Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a ete si palequ'il ressemblait beaucoup a une chute."Consuelo palit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgre sa fermeteremarquable, tout le sang-froid necessaire pour apprecier la differencedes applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y adans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage nepeut se derober, et qui fait souvent illusion a quelques-uns, au pointde leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succes.Mais au lieu de s'exagerer l'amour de son public, Consuelo, presqueeffrayee d'un bruit si terrible, avait eu peine a le comprendre, etn'avait pas constate la preference qu'on lui avait donnee sur Anzoleto.Elle le gronda naivement de son exigence envers la fortune; et voyantqu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle luireprocha doucement d'etre trop amoureux de la gloire, et d'attacher tropde prix a la faveur du monde."Je te l'ai toujours predit, lui dit-elle, tu preferes les resultats del'art a l'art lui-meme. Quand on a fait de son mieux, quand on sentqu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moinsd'approbation n'ote ni n'ajoute rien au contentement interieur.Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la premiere fois que j'aichante au palais Zustiniani: Quiconque se sent penetre d'un amour vraipour son art ne peut rien craindre ...--Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vousnourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aise que de philosopher surles maux de la vie quand on n'en connait que les biens. Le Porpora,quoique pauvre et conteste, a un nom illustre. Il a cueilli assez delauriers pour que sa vieille tete puisse blanchir en paix sous leurombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible a la peur. Tut'eleves du premier bond au sommet de l'echelle, et tu reproches a ceuxqui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable,Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pasapplicable: tu dis que l'on doit mepriser l'assentiment du public quandon a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce temoignage interieurd'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mecontentde moi-meme? N'as-tu pas vu que j'etais detestable? N'as-tu pas entenduque j'ai chante pitoyablement?--Non, car cela n'est pas. Tu n'as ete ni au-dessus ni au-dessous detoi-meme. L'emotion que tu eprouvais n'a presque rien ote a tes moyens.Elle s'est vite dissipee d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tules a bien rendues.--Et celles que je ne sais pas?" dit Anzoleto en fixant sur elle sesgrands yeux noirs creuses par la fatigue et le chagrin.Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit enl'embrassant:"Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais vouluetudier serieusement pendant les repetitions ... Te l'ai-je dit? Mais cen'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contrairede tout reparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tuverras que nous triompherons vite de ce qui t'arrete.--Sera-ce donc l'affaire d'un jour?--Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus.--Et cependant je joue demain! je continue a debuter devant un publicqui me juge sur mes defauts beaucoup plus que sur mes qualites.--Mais qui s'apercevra bien de tes progres.--Qui sait? S'il me prend en aversion!--Il t'a prouve le contraire.--Oui! tu trouves qu'il a ete indulgent pour moi?--Eh bien, oui, il l'a ete, mon ami. La ou tu as ete faible, il a etebienveillant; la ou tu as ete fort, il t'a rendu justice.--Mais, en attendant, on va me faire en consequence un engagementmiserable.--Le comte est magnifique en tout et n'epargne pas l'argent. D'ailleursne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deuxdans l'opulence?--C'est cela! je vivrais de ton succes!--J'ai bien assez longtemps vecu de ta faveur.--Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage a peu de frais,peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisiemesroles.--Il n'a pas d'autre _primo-uomo_ sous la main. Il y a longtemps qu'ilcompte sur toi et ne songe qu'a toi. D'ailleurs il est tout porte pourtoi. Tu disais qu'il serait contraire a notre mariage! Loin de la, ilsemble le desirer, et me demande souvent quand je l'inviterai a ma noce.--Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!--Que veux-tu dire?--Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empecher dedebuter jusqu'a ce que mes defauts que tu connaissais si bien, sefussent corriges dans de meilleures etudes. Car tu les connais, mesdefauts, je le repete.--Ai-je manque de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'astoujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quelsucces tu avais remporte chez le comte la premiere fois que tu as chantedans son salon, j'ai pense que ...--Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le publicvulgaire?--J'ai pense que tes qualites frapperaient plus que tes defauts; et ilen a ete ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre.--Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mesdebuts.... Mais c'est courir le risque de voir appeler a ma place untenor qui ne me la cederait plus. Voyons! dit-il apres avoir faitplusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes defauts?--Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez depreparation; une energie plus fievreuse que sentie; des effetsdramatiques qui sont l'ouvrage de la volonte plus que ceux del'attendrissement. Tu ne t'es pas penetre de l'ensemble de ton role. Tul'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceauxplus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni ledeveloppement, ni le resume. Presse de montrer ta belle voix etl'habilete que tu as a certains egards, tu as donne ton dernier motpresque en entrant en scene. A la moindre occasion, tu as cherche uneffet, et tous tes effets ont ete semblables. A la fin du premier acte,on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas quec'etait tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin.Ce quelque chose n'etait pas en toi. Ton emotion etait epuisee, et tavoix n'avait plus la meme fraicheur. Tu l'as senti, tu as force l'une etl'autre; on l'a senti aussi, et l'on est reste froid, a ta grandesurprise, au moment ou tu te croyais le plus pathetique. C'est qu'a cemoment-la on ne voyait pas l'artiste inspire par la passion, maisl'acteur aux prises avec le succes.--Et comment donc font les autres? s'ecria Anzoleto en frappant du pied.Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis aVenise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quandla voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage.--II est vrai, et je n'ai pas compris que le public put s'y tromper.Sans doute on se souvenait du temps ou il y avait eu en lui plus depuissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son age.--Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle neforcait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des effortspenibles a voir et a entendre? Est-ce qu'elle etait passionnee tout debon, quand on la portait aux nues?--C'est parce que j'ai trouve ses moyens factices, ses effetsdetestables, son jeu comme son chant depourvus de gout et de grandeur,que je me suis presentee si tranquillement sur la scene, persuadee commetoi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup.--Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur maplaie, pauvre Consuelo!--Comment cela, mon bien-aime?--Comment cela? tu me le demandes? Nous nous etions trompes, Consuelo.Le public s'y connait. Son coeur lui apprend ce que son ignorance luivoile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'emotion. Ilse contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chosede mieux, et le voila qui compare et qui comprend. La Corilla pouvaitencore le charmer la semaine derniere, bien qu'elle chantat faux etmanquat de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle esteffacee, enterree. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais debuteaupres d'elle, j'aurais eu un succes complet comme celui que j'ai euchez le comte, la premiere fois que j'ai chante apres elle. Mais aupresde toi, j'ai ete eclipse. Il en devait etre ainsi, et il en seratoujours ainsi. Le public avait le gout du clinquant. Il prenait desoripeaux pour des pierreries; il en etait ebloui. On lui montre undiamant fin, et deja il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper sigrossierement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en faitjustice. Voila mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir ete produit, moi,verroterie de Venise, a cote d'une perle sortie du fond des mers."Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de veritedans ces reflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de sonfiance, et ne repondit a ce qu'elle prit pour de douces flatteries, quepar des sourires et des caresses. Elle pretendit qu'il la surpasserait,le jour ou il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage enlui persuadant que rien n'etait plus facile que de chanter comme elle.Elle etait de bonne foi en ceci, n'ayant jamais ete arretee par aucunedifficulte, et ne sachant pas que le travail meme est le premier desobstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la perseverance.XIX.Encourage par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui lepressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit atravailler avec ardeur; et a la seconde representation d'_Ipermnestre_,il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gre.Mais, comme le succes de Consuelo grandit en proportion, il ne fut passatisfait du sien, et commenca a se sentir demoralise par cette nouvelleconstatation de son inferiorite. Des ce moment, tout prit a ses yeux unaspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'ecoutait pas, que lesspectateurs places pres de lui murmuraient des reflexions humiliantessur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaientdans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondement. Tous leurseloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plusmauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durantl'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effraye s'il n'etait pasmalade.--Pourquoi? lui dit-il avec impatience."Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accable!Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralyses parla crainte ou le decouragement.--N'ai-je pas bien dit mon premier air?--Pas a beaucoup pres aussi bien que la premiere fois. J'en ai eu lecoeur si serre que j'ai failli me trouver mal.--Mais on m'a applaudi, pourtant?--Helas!... n'importe: j'ai tort de t'oter l'illusion. Continue ...Seulement tache de derouiller ta voix.""Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct,et reussit pour son propre compte. Mais ou aurait-elle pris l'experiencede m'enseigner a dominer ce public recalcitrant? En suivant la directionqu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas comptede l'amelioration de ma maniere. Voyons! revenons a mon audace premiere.N'ai-je pas eprouve, a mon debut chez le comte, que je pouvais eblouirmeme ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas ditque j'avais les taches du genie? Allons donc! que ce public subisse mestaches et qu'il plie sous mon genie."Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut ecouteavec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposerentsilence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si celaetait sublime ou detestable.Encore un peu d'audace, et peut-etre qu'Anzoleto l'emportait. Mais cetechec le troubla au point que sa tete s'egara, et qu'il manquahonteusement tout le reste de son role.A la troisieme representation, il avait repris son courage, et, resolud'aller a sa guise sans ecouter les conseils de Consuelo; il hasarda lesplus etranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte!deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait cestentatives desesperees. Le bon et genereux public fit taire les siffletset se mit a battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser surcette bienveillance envers la personne et sur ce blame envers l'artiste.Anzoleto dechira son costume en rentrant dans sa loge, et, a peine lapiece finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie a une rageprofonde et determine a fuir avec elle au bout de la terre.Trois jours s'ecoulerent sans qu'il revit Consuelo. Elle lui inspiraitnon pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son amebourrelee de remords, il la cherissait toujours et souffraitmortellement de ne pas la voir), mais une veritable terreur. Il sentaitla domination de cet etre qui l'ecrasait en public de toute sa grandeur,et qui en secret reprenait a son gre possession de sa confiance et de savolonte. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher a la Corillacombien il etait attache a sa noble fiancee, et combien elle avaitencore d'empire sur ses convictions. La Corilla en concut un depit amer,qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; etquand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup enfaisant savoir sous main a Zustiniani sa propre intimite avec Anzoleto,pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'eninstruire l'objet de ses desirs, et de rendre a Anzoleto le retourimpossible.Surprise de voir un jour entier s'ecouler dans la solitude de samansarde, Consuelo s'inquieta; et le lendemain d'un nouveau jourd'attente vaine et d'angoisse mortelle, a la nuit tombante, elles'enveloppa d'une mante epaisse (car la cantatrice celebre n'etait plusgarantie par son obscurite contre les mechants propos), et courut a lamaison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plusconvenable que les precedents, et que le comte lui avait assigne dansune des nombreuses maisons qu'il possedait dans la ville. Elle ne l'ytrouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit.Cette circonstance ne l'eclaira pas sur son infidelite. Elle connaissaitses habitudes de vagabondage poetique, et pensa que, ne pouvants'habituer a ces somptueuses demeures, il retournait a quelqu'un de sesanciens gites. Elle allait se hasarder a l'y chercher, lorsqu'en seretournant pour repasser la porte, elle se trouva face a face avecmaitre Porpora."Consuelo, lui dit-il a voix basse, il est inutile de me cacher testraits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y meprendre. Queviens-tu faire ici, a cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tudans cette maison?--J'y cherche mon fiance, repondit Consuelo en s'attachant au bras deson vieux maitre. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer amon meilleur ami. Je sais bien que vous blamez mon attachement pour lui;mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiete. Je n'ai pasvu Anzoleto depuis avant-hier au theatre. Je le crois malade.--Malade? lui! dit le professeur en haussant les epaules. Viens avecmoi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfinle parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi.Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Ecoute, Consuelo; etpenetre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne doispas etre la femme de ce jeune homme. Je te le defends, au nom du Dieuvivant qui m'a donne pour toi des entrailles de pere.--O mon maitre, repondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice dema vie, mais non celui de mon amour.--Je ne le demande pas, je l'exige, repondit le Porpora avec fermete.Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu nel'abjures a l'instant meme.--Cher maitre, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vousm'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essaye de vous obeir.Vous haissez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suiscertaine que vous reviendrez de vos preventions.--Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'icid'assez vaines objections et de tres-inutiles defenses, je le sais. Jet'ai parle en artiste, et comme a une artiste; je ne voyais non plusdans ton fiance que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et jete parle d'un homme, et je te parle comme a une femme. Cette femme a malplace son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit enest certain.--O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, monprotecteur, mon frere! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidee et commeil m'a respectee depuis que je suis au monde! Il faut que je vous ledise."Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, quietait une seule et meme histoire.Le Porpora en fut emu, mais non ebranle."Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidelite, tavertu. Quant a lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta societe etde tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'ildoit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moinsvrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes lesfemmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu luiinspires dans les maisons de debauche, et qu'il ne songe qu'at'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions.--Prenez garde a ce que vous dites, repondit Consuelo d'une voixetouffee; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, o mon maitre!Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai resolu de vous fermer mesoreilles et mon coeur ... Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle enessayant de detacher son bras de celui du professeur, vous me donnez lamort.--Je veux donner la mort a ta passion funeste, et par la verite je veuxte rendre a la vie, repondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sapoitrine genereuse et indignee. Je sais que je suis rude, Consuelo. Jene sais pas etre autrement, et c'est a cause de cela que j'ai retarde,tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espere que tuouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi.Mais au lieu de t'eclairer par l'experience, tu te lances en aveugle aumilieu des abimes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seuletre que j'aie estime depuis dix ans. Il ne faut pas que tu perisses,non, il ne le faut pas.--Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mentequand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacre, que j'ai respecte leserment fait au lit de mort de ma mere? Anzoleto le respecte aussi. Jene suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maitresse.--Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre!--Ma mere elle-meme nous l'a fait promettre.--Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas etqui ne peut pas etre ton mari?--Qui vous l'a dit?--La Corilla lui permettrait-elle jamais de ...--La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?--Nous sommes a deux pas de la demeure de cette fille ... Tu cherchaiston fiance ... allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage?--Non! non! mille fois non! repondit Consuelo en flechissant dans samarche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, monmaitre; ne me tuez pas avant que j'aie vecu. Je vous dis que vous mefaites mourir.--Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; jefais ici le role du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et parconsequent des malheureux par ma tendresse et ma mansuetude, il faut queje dise la verite a ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisseoperer un coeur desseche par le malheur et petrifie par la souffrance.Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plushumain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'afait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'eclaire par lerayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil.Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens a ce palais. Jeveux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Situ ne peux marcher, je te trainerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Levieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colere divine bruledans ses entrailles!--Grace! grace! s'ecria Consuelo plus pale que la mort. Laissez-moidouter encore ... Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire enlui; je ne suis pas preparee a ce supplice ...--Non, pas un jour, pas une heure, repondit-il d'un ton inflexible; carcette heure qui s'ecoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre laverite sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infame enprofiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avecmoi; je te l'ordonne, je le veux.--Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par uneviolente reaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votreinjustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, etvous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vousetes! Je vous suis, et je ne vous crains pas."Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa mainnerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maisonqu'il habitait, ou, apres lui avoir fait parcourir tous les corridors etmonter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse superieure,d'ou l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, completementinhabitee, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, a l'exceptiond'une seule fenetre qui etait eclairee et ouverte sur la facade noire etsilencieuse de la maison deserte. Il semblait, de cette fenetre, qu'onne put etre apercu de nulle part; car un balcon avance empechait qued'en bas on put rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, etau-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, etqui n'etait pas tournee de facon a pouvoir plonger dans le palais de lacantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'a l'angle de ces combles il yavait un rebord festonne de plomb, une sorte de niche en plein air, ou,derriere un large tuyau de cheminee, le maestro, par un capriced'artiste, venait chaque soir regarder les etoiles, fuir ses semblables,et rever a ses sujets sacres ou dramatiques. Le hasard lui avait faitainsi decouvrir le mystere des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'aregarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant aupresde sa rivale dans un voluptueux tete-a-tete. Elle se detourna aussitot;et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de desespoir, latenait avec une force surhumaine, la ramena a l'etage inferieur et lafit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenetre pourensevelir dans le mystere l'explosion qu'il prevoyait.XX.Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterree. LePorpora lui adressa la parole. Elle ne repondit pas, et lui fit signe dene pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, a grands verres,toute une carafe d'eau glacee qui etait sur le clavecin, fit quelquestours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maitre sansdire une parole.Le vieillard austere ne comprit pas la profondeur de sa souffrance."Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompee? Que penses-tu fairemaintenant?"Un frisson douloureux ebranla la statue; et apres avoir passe la mainsur son front: "Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir comprisce qui m'arrive.--Et que te reste-t-il a comprendre?--Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupee a chercher lacause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel malai-je fait a Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-jecommise qui m'ait rendue meprisable a ses yeux? Vous ne pouvez pas me ledire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y voisrien qui me donne la clef de ce mystere. Oh! c'est un prodigeinconcevable! Ma mere croyait a la puissance des philtres: cette Corillaserait-elle une magicienne?--Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, maiselle s'appelle Vanite; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie.La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a petri cette amesi propre a le recevoir. Le venin coulait deja dans les veines impuresd'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traitre, de fourbe qu'il etait;infidele, d'ingrat qu'il a toujours ete.--Quelle vanite? quelle envie?--La vanite de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, larage d'etre surpasse par toi.--Cela est-il croyable? Un homme peut-il etre jaloux des avantages d'unefemme? Un amant peut-il hair le succes de son amante? Il y a donc biendes choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre!--Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras a toute heure deta vie. Tu sauras qu'un homme peut etre jaloux des avantages d'unefemme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut hairles succes de son amante, quand le theatre est le milieu ou ils vivent.C'est qu'un comedien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Ilne vit que de vanite maladive; il ne songe qu'a satisfaire sa vanite; ilne travaille que pour s'enivrer de vanite. La beaute d'une femme luifait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Unefemme est son rival, ou plutot il est la rivale d'une femme; il a toutesles petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous lesridicules d'une coquette. Voila le caractere de la plupart des hommes detheatre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sontsi meritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plusd'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point uneexception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voila tout lesecret de sa conduite.--Mais quelle vengeance incomprehensible! mais quels moyens pauvres etinefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dedommager de ses mecomptesaupres du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance ... (Ah! il nefallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-etre; du moinsj'y aurais compati; je me serais effacee pour lui faire place.--Le propre des ames envieuses est de hair les gens en raison du bonheurqu'ils leur derobent. Et le propre de l'amour, helas! n'est-il pas dedetester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procurepas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, nehais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs?--Vous dites la, mon maitre, une chose profonde et a laquelle je veuxreflechir.--C'est une chose vraie. En meme temps qu'Anzoleto te hait pour tonbonheur sur la scene, tu le hais pour ses voluptes dans le boudoir de laCorilla.--Cela n'est pas. Je ne saurais le hair, et vous me faites comprendrequ'il serait lache et honteux de hair ma rivale. Reste donc ce plaisirdont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans fremir. Maispourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'estdonc pas si coupable de hair mon triomphe.--Tu es prompte a interpreter les choses de maniere a excuser saconduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent etrespectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit,tandis que tu t'efforces de le rehabiliter. Au reste, ce n'est pas lahaine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme etl'indifference. Le caractere de cet homme entraine les actions de savie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe a toi-meme.--A moi-meme! c'est-a-dire a moi seule? a moi sans espoir et sans amour?--Songe a la musique, a l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu nel'aimes que pour Anzoleto?--J'ai aime l'art pour lui-meme aussi; mais je n'avais jamais separedans ma pensee ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto.Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimerquelque chose, quand la moitie necessaire de ma vie me sera enlevee.--Anzoleto n'etait pour toi qu'une idee, et cette idee te faisait vivre.Tu la remplaceras par une idee plus grande, plus pure et plusvivifiante. Ton ame, ton genie, ton etre enfin ne sera plus a la mercid'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'ideal sublimedepouille de ce voile terrestre; tu t'elanceras dans le ciel, et tuvivras d'un hymen sacre avec Dieu meme.--Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avezengagee autrefois?--Non, ce serait borner l'exercice de tes facultes d'artiste a un seulgenre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et ou que tusois, au theatre comme dans le cloitre, tu peux etre une sainte, unevierge celeste, la fiancee de l'ideal sacre.--Ce que vous dites presente un sens sublime entoure de figuresmysterieuses. Laissez-moi me retirer, mon maitre. J'ai besoin de merecueillir et de me connaitre.--Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaitre. Jusqu'ici tut'es meconnue en livrant ton ame et ton avenir a un etre inferieur a toidans tous les sens. Tu as meconnu ta destinee, en ne voyant pas que tues nee sans egal, et par consequent sans associe possible en ce monde.Il te faut la solitude, la liberte absolue. Je ne te veux ni mari, niamant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi quej'ai toujours concu ton existence et compris ta carriere. Le jour ou tute donneras a un mortel, tu perdras ta divinite. Ah! si la Minotaure etla Mollendo, mes illustres eleves, mes puissantes creations, avaientvoulu me croire, elles auraient vecu sans rivales sur la terre. Mais lafemme est faible et curieuse; la vanite l'aveugle, de vains desirsl'agitent, le caprice l'entraine. Qu'ont-elles recueilli de leurinquietude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte oul'alteration de leur genie. Ne voudras-tu pas etre plus qu'elles,Consuelo? n'auras-tu pas une ambition superieure a tous les faux biensde cette vie? ne voudras-tu pas eteindre les vains besoins de ton coeurpour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'aureole augenie?"Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une energie et uneeloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'ecouta, la tetepenchee et les yeux attaches a la terre. Quand il eut tout dit: "Monmaitre, lui repondit-elle, vous etes grand; mais je ne le suis pas assezpour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaineen proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous etouffezles instincts que Dieu meme nous a donnes, pour faire une sorte dedeification d'un egoisme monstrueux et antihumain. Peut-etre vouscomprendrais-je mieux si j'etais plus chretienne: je tacherai de ledevenir; voila ce que je puis vous promettre."Elle se retira tranquille en apparence, mais devoree au fond de l'ame.Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle,l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du biencependant, en ouvrant a sa pensee, un vaste champ de meditationsprofondes et serieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vints'abimer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse,mais solennelle, a des reveries infinies. Elle passa de longues heures aprier, a pleurer et a reflechir; et puis elle s'endormit avec laconscience de sa vertu, et l'esperance en un Dieu initiateur etsecourable.Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait repetitiond'_Ipermnestre_ pour Stefanini, qui prenait le role d'Anzoleto. Cedernier etait malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinctionde voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour lesoigner."Epargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte amerveille; le medecin du theatre l'a constate, et il ira ce soir chez laCorilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que celaveut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets a ce qu'il suspendeses debuts, a defendu au medecin de demasquer la feinte, et a prie lebon Stefanini de rentrer au theatre pour quelques jours.--Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il decourage aupoint de quitter le theatre?--Oui, le theatre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la Franceavec la Corilla. Cela t'etonne? Il fuit l'ombre que tu projettes surlui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, etqu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle."La Consuelo palit et mit les deux mains sur son coeur pret a se briser.Peut-etre s'etait-elle flattee de ramener Anzoleto, en lui reprochantdoucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres debuts.Cette nouvelle etait un coup de poignard, et la pensee de ne plus revoircelui qu'elle avait tant aime ne pouvait entrer dans son esprit:"Ah! c'est un mauvais reve, s'ecria-t-elle; il faut que j'aille letrouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cettefemme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; jele retiendrai, je lui ferai comprendre ses veritables interets, s'il estvrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon chermaitre, ne l'abandonnons pas ainsi ...--Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'ecria le Porpora indigne,si tu commettais une pareille lachete. Implorer ce miserable, ledisputer a une Corilla? Ah! sainte Cecile, mefie-toi de ton originebohemienne, et songe a en etouffer les instincts aveugles et vagabonds.Allons, suis-moi: on t'attend pour repeter. Tu auras, malgre toi, uncertain plaisir ce soir a chanter avec un maitre comme Stefanini. Tuverras un artiste savant, modeste et genereux."Il la traina au theatre, et la, pour la premiere fois, elle sentitl'horreur de cette vie d'artiste, enchainee aux exigences du public,condamnee a etouffer ses sentiments et a refouler ses emotions pourobeir aux sentiments et flatter les emotions d'autrui. Cette repetition,ensuite la toilette, et la representation du soir furent un suppliceatroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait debuter dansun opera-bouffe de Galuppi: _Arcifanfano re de' matti_. On avait choisicette farce pour plaire a Stefanini, qui y etait d'un comique excellent.Il fallut que Consuelo s'evertuat a faire rire ceux qu'elle avait faitpleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avecla mort dans l'ame. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sapoitrine et s'exhalerent en une gaite forcee, affreuse a voir pour quil'eut comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Lepublic voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit unhorrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe.Stefanini vint la chercher a demi vetue, les cheveux en desordre, palecomme un spectre; elle se laissa trainer sur la scene, et, accableed'une pluie de fleurs, elle fut forcee de se baisser pour ramasser unecouronne de laurier."Ah! les betes feroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.--Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu esbien souffrante; mais ces petites choses-la, ajouta-t-il en luiremettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassees pour elle, sont unspecifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jourviendra ou tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours ou l'onoubliera de te couronner.--Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo."Rentree dans sa loge, elle s'evanouit litteralement sur un lit de fleursqu'on avait recueillies sur le theatre et jetees pele-mele sur le sofa.L'habilleuse sortit pour appeler un medecin. Le comte Zustiniani restaseul quelques instants aupres de sa belle cantatrice, pale et briseecomme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble etd'enivrement, Zustiniani perdit la tete et ceda a la folle inspirationde la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux auxlevres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme sic'eut ete la morsure d'un serpent."Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de delire, loinde moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour!jamais d'epoux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maitre l'a dit!la liberte, l'ideal, la solitude, la gloire!..."Et elle fondit en larmes si dechirantes, que le comte effraye se jeta agenoux aupres d'elle et s'efforca de la calmer. Mais il ne put rien direde salutaire a cette ame blessee, et sa passion, arrivee en cet instanta son plus haut paroxysme, s'exprima en depit de lui-meme. Il necomprenait que trop le desespoir de l'amante trahie. Il fit parlerl'enthousiasme de l'amant qui espere. Consuelo eut l'air de l'ecouter,et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire egare que lecomte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tactet de penetration dans le monde, sont absurdes dans de pareillesentreprises. Le medecin arriva et administra un calmant a la mode qu'onappelait _des gouttes_. Consuelo fut ensuite enveloppee de sa mante etportee dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dansses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaineeloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'unquart d'heure, n'obtenant pas de reponse, il implora un mot, un regard."A quoi donc dois-je repondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'unreve. Je n'ai rien entendu."Zustiniani, decourage d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenirmeilleure, et que cette ame brisee serait plus accessible en cet instantqu'apres la reflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encoreet trouva le meme silence, la meme preoccupation, seulement une sorted'empressement instinctif a repousser ses bras et ses levres qui ne sedementit pas, quoiqu'il n'y eut pas d'energie pour la colere. Quand lagondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour enobtenir une parole plus encourageante."Ah! seigneur comte, lui repondit-elle avec une froide douceur, excusezl'etat de faiblesse ou je me trouve; j'ai mal ecoute, mais je comprends.Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour reflechir,pour me remettre du trouble ou je suis. Demain, oui ... demain, je vousrepondrai sans detour.--Demain, chere Consuelo, oh! c'est un siecle; mais je me soumettrai sivous me permettez d'esperer que du moins votre amitie ...--Oh! oui! oui! il y a lieu d'esperer! repondit Consuelo d'un tonetrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elleen faisant le geste imperieux de le repousser au fond de sa gondole.Sans cela vous n'auriez pas sujet d'esperer."La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais uneforce nerveuse, febrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayanttandis qu'elle montait l'escalier."Vous etes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurite une voix quifaillit la foudroyer. Je vous felicite de votre gaite!--Ah! oui, repondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto eten montant rapidement avec lui a sa chambre; je te remercie, Anzoleto,tu as bien raison de me feliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout afait joyeuse!"Anzoleto, qui l'avait entendue, avait deja allume la lampe. Quand laclarte bleuatre tomba sur leurs traits decomposes, ils se firent peurl'un a l'autre."Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voixapre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur sesjoues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur?--Je pense, Consuelo repondit-il avec un sourire amer et des yeux secs,que nous avons eu quelque peine a y souscrire, mais que nous finironspar nous y habituer.--Tu m'as semble fort bien habitue au boudoir de la Corilla.--Et-moi, je te retrouve tres-aguerrie avec la gondole de monsieur lecomte.--Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comtevoulait faire de moi sa maitresse?--Et c'est pour ne pas te gener, ma chere, que j'ai discretement battuen retraite.--Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pourm'abandonner?--N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comteest un amant magnifique, et le pauvre debutant tombe n'eut pas pu lutteravec lui, je pense?--Le Porpora avait raison: vous etes un homme infame. Sortez d'ici! vousne meritez pas que je me justifie, et il me semble que je seraissouillee par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachezauparavant que vous pouvez debuter a Venise et rentrer a San-Samuel avecla Corilla: jamais plus la fille de ma mere ne remettra les pieds surces ignobles treteaux qu'on appelle le theatre.--La fille de votre mere la _Zingara_ va donc faire la grande dame dansla villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belleexistence, et je m'en rejouis!--O ma mere!" dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'yjetant a genoux, la face enfoncee dans la couverture qui avait servi delinceul a la zingara.Anzoleto fut effraye et penetre de ce mouvement energique et de cessanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo.Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pourprendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se relevad'elle-meme, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta a laporte en lui criant: "Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de monsouvenir! A tout jamais, adieu! adieu!"Anzoleto etait venu la trouver avec une pensee d'egoisme atroce, etc'etait pourtant la meilleure pensee qu'il eut pu concevoir. Il nes'etait pas senti la force de s'eloigner d'elle, et il avait trouve unterme moyen pour tout concilier: c'etait de lui dire qu'elle etaitmenacee dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et del'eloigner ainsi du theatre. Il y avait, dans cette resolution, unhommage rendu a la purete et a la fierte de Consuelo. Il la savaitincapable de transiger avec une position equivoque, et d'accepter uneprotection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son ame coupableet corrompue une foi inebranlable dans l'innocence de cette jeune fille,qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidele; aussi devouee qu'ill'avait laissee quelques jours auparavant. Mais comment concilier cettereligion envers elle, avec le dessein arrete de la tromper et de resterson fiance, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait fairerentrer cette derniere avec lui au theatre, et ne pouvait songer a s'endetacher dans un moment ou son succes allait dependre d'elleentierement. Ce plan audacieux et lache etait cependant formule dans sapensee, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmesitaliennes implorent la protection a l'heure du repentir, et dont ellesvoilent la face a l'heure du peche.Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au theatre, dansson role bouffe, il commenca a craindre d'avoir perdu trop de temps amurir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, etapprocher avec un eclat de rire convulsif, ne comprenant pas la detressede cette ame en delire, il pensa qu'il venait trop tard, et le depits'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et lechasser avec mepris, le respect lui revint avec la crainte, et il erralongtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelat.Il se hasarda meme a frapper et a implorer son pardon a travers laporte. Mais un profond silence regna dans cette chambre, dont il nedevait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confuset depite, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'etreplus heureux. "Apres tout, se disait-il, mon projet va reussir; ellesait l'amour du comte; la besogne est a moitie faite."Accable de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'apres-midi il serendit chez la Corilla."Grande nouvelle! s'ecria-t-elle en lui tendant les bras: la Consueloest partie!--Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?--Pour Vienne, ou le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rendelui-meme. Elle nous a tous trompes, cette petite masque. Elle etaitengagee pour le theatre de l'empereur, ou le Porpora va fairerepresenter son nouvel opera.--Partie! partie sans me dire un mot! s'ecria Anzoleto en courant versla porte.--Oh! rien ne te servira de la chercher a Venise, dit la Corilla avec unrire mechant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquee pourPalestrine au jour naissant; elle est deja loin en terre ferme.Zustiniani, qui se croyait aime et qui etait joue, est furieux; il estau lit avec la fievre. Mais il m'a depeche tout a l'heure le Porpora,pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est tres-fatigue dutheatre et tres impatient d'aller jouir dans son chateau des douceurs dela retraite, est fort desireux de te voir reprendre tes debuts. Ainsisonge a reparaitre demain dans, _Ipermnestre_. Moi, je vais a larepetition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire untour dans la ville, tu te convaincras de la verite.--Ah! furie! s'ecria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches lavie."Et il tomba evanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.XXI.Le plus embarrasse de son role, lors de la fuite de Consuelo, ce fut lecomte Zustiniani. Apres avoir laisse dire et donne a penser a toutVenise que la merveilleuse debutante etait sa maitresse, commentexpliquer d'une maniere flatteuse pour son amour-propre qu'au premiermot de declaration elle s'etait soustraite brusquement etmysterieusement a ses desirs et a ses esperances? Plusieurs personnespenserent que, jaloux de son tresor, il l'avait cachee dans une de sesmaisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cetteausterite de franchise qui ne s'etait jamais dementie, le parti qu'avaitpris son eleve d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'achercher les motifs de cette etrange resolution. Le comte affecta bien,pour donner le change, de ne montrer ni depit ni surprise; mais sonchagrin perca malgre lui, et on cessa de lui attribuer cette bonnefortune dont on l'avait tant felicite. La majeure partie de la veritedevint claire pour tout le monde; savoir: l'infidelite d'Anzoleto, larivalite de Corilla, et le desespoir de la pauvre Espagnole, qu'on seprit a plaindre et a regretter vivement.Le premier mouvement d'Anzoleto avait ete de courir chez le Porpora;mais celui-ci l'avait repousse severement:"Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, luiavait repondu le maitre indigne; tu ne meritas jamais l'affection decette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue.Je mettrai tous mes soins a ce que tu ne retrouves pas sa trace, etj'espere que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image seraeffacee de son coeur et de sa memoire autant que je le desire et que j'ytravaille."De chez le Porpora, Anzoleto s'etait rendu a la Corte-Minelli. Il avaittrouve la chambre de Consuelo deja livree a un nouvel occupant et toutencombree des materiaux de son travail. C'etait un ouvrier enverroterie, installe depuis longtemps dans la maison, et quitransportait la son atelier avec beaucoup de gaiete."Ah!'ah! c'est toi mon garcon, dit-il au jeune tenor. Tu viens me voirdans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toutejoyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu?Consuelina aurait-elle oublie quelque chose ici? Cherche, mon enfant;regarde. Cela ne me fache point.--Ou a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout trouble, et dechire aufond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans celieu consacre aux plus pures jouissances de toute sa vie passee.--Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau a la mereAgathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peud'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'apas laisse un sou de dette dans la _Corte_; et elle a fait un petitpresent a tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporte que soncrucifix. C'est drole tout de meme, ce depart, au milieu de la nuit etsans prevenir personne! Maitre Porpora est venu ici des le matinarranger toutes ses affaires; c'etait comme l'execution d'un testament.Ca a fait de la peine a tous les voisins; mais enfin on s'en console enpensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, apresent qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours ditqu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et a quandla noce, Anzoleto? J'espere que tu m'acheteras quelque chose pour fairede petits presents aux jeunes filles du quartier.--Oui, oui! repondit Anzoleto tout egare."Il s'enfuit la mort dans l'ame, et vit dans la cour toutes les commeresde l'endroit qui mettaient a l'enchere le lit et la table de Consuelo;ce lit ou il l'avait vue dormir, cette table ou il l'avait vuetravailler!"O mon Dieu! deja plus rien d'elle!" s'ecria-t-il involontairement en setordant les mains.Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.Au bout de trois jours il remonta sur le theatre avec la Corilla. Tousdeux furent outrageusement siffles, et on fut oblige de baisser lerideau sans pouvoir achever la piece: Anzoleto etait furieux, et laCorilla impassible."Voila ce que me vaut ta protection," lui dit-il d'un ton menacant desqu'il se retrouva seul avec elle.La prima-donna lui repondit avec beaucoup de tranquillite:"Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connaisguere le public et que tu n'as jamais affronte ses caprices. J'etais sibien preparee a l'echec de ce soir, que je ne m'etais pas donne la peinede repasser mon role: et si je ne t'ai pas annonce ce qui devaitarriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le couraged'entrer en scene avec la certitude d'etre siffle. Maintenant il fautque tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous seronsmaltraites de plus belle. Trois, quatre, six, huit representationspeut-etre, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition semanifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins dumonde, l'esprit de contradiction et d'independance nous susciteraitencore des partisans de plus en plus zeles. Il y a tant de gens quicroient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas quicroient se grandir aussi en les protegeant. Apres une douzained'epreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entreles sifflets et les applaudissements, les recalcitrants se fatigueront,les opiniatres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. Laportion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nousecoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau debut, etalors; c'est a nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et derester les maitres. Je te predis de grands succes pour ce moment-la,cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguere sera dissipe. Turespireras une atmosphere d'encouragements et de douces louanges qui terendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chezZustiniani la premiere fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas letemps de consolider ta conquete; un astre plus brillant est venu troptot t'eclipser: mais cet astre s'est laisse retomber sous l'horizon, ettu dois te preparer a remonter avec moi dans l'empyree."Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait predit. A la verite, on fitpayer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que lepublic avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance abraver la tempete epuisa un courroux trop expansif pour etre durable. Lecomte encouragea les efforts de Corilla. Quant a Anzoleto, apres avoirfait de vaines demarches pour attirer a Venise un _primo-uomo_ dans unesaison avancee, ou tous les engagements etaient faits avec lesprincipaux theatres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'acceptapour champion dans la lutte qui s'etablissait entre le public etl'administration de son theatre. Ce theatre avait eu une vogue tropbrillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable nepouvait vaincre les habitudes consacrees. Toutes les loges etaientlouees pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaientcomme de coutume. Les vrais dilettanti bouderent quelque temps; ilsetaient en trop petit nombre pour qu'on s'en apercut. D'ailleurs ilsfinirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla,ayant chante avec feu, fut unanimement rappelee. Elle reparut,entrainant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblaitceder a une douce violence d'un air modeste et craintif. Il recut sapart des applaudissements, et fut rappele le lendemain. Enfin, avantqu'un mois se fut ecoule, Consuelo etait oubliee, comme l'eclair quitraverse un ciel d'ete. Corilla faisait fureur comme auparavant, et lemeritait peut-etre davantage; car l'emulation lui avait donne plusd'_entrain_, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieuxsentie. Quant a Anzoleto, quoiqu'il n'eut point perdu ses defauts, ilavait reussi a deployer ses incontestables qualites. On s'etait habitueaux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait lesfemmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousiede Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il etaitl'objet. La Clorinda aussi developpait ses moyens au theatre,c'est-a-dire sa lourde beaute et la nonchalance lascive d'une stupiditesans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction desspectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond,en avait fait sa maitresse, la couvrait de diamants, et la poussait auxpremiers roles, esperant la faire succeder dans cet emploi a la Corilla,qui s'etait definitivement engagee avec Paris pour la saison suivante.Corilla voyait sans depit cette concurrence dont elle n'avait rien acraindre, ni dans le present, ni dans l'avenir; elle prenait meme unmechant plaisir a faire ressortir cette incapacite froidement impudentequi ne reculait devant rien. Ces deux creatures vivaient donc en bonneintelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Ellesmettaient a l'index toute partition serieuse, et se vengeaient duPorpora en refusant ses operas pour accepter et faire briller ses plusindignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire a tout ce qui leurdeplaisait, pour proteger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir.Grace a elles, on applaudit cette annee-la a Venise les oeuvres de ladecadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait regnenaguere.Au milieu de son succes et de sa prosperite (car le comte lui avait faitun engagement assez avantageux), Anzoleto etait accable d'un profonddegout, et succombait sous le poids d'un bonheur deplorable. C'etaitpitie de le voir se trainer aux repetitions, attache au bras de latriomphante Corilla, pale, languissant, beau comme un ange, ridicule defatuite, ennuye comme un homme qu'on adore, aneanti et debraille sousles lauriers et les myrtes qu'il avait si aisement et si largementcueillis. Meme aux representations, lorsqu'il etait en scene avec safougueuse amante, il cedait au besoin de protester contre elle par sonattitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le devoraitdes yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pascroire que je reponde a tant d'amour. Qui m'en delivrera, au contraire,me rendra un grand service.Le fait est qu'Anzoleto, gate et corrompu par la Corilla, tournaitcontre elle les instincts d'egoisme et d'ingratitude qu'elle luisuggerait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeurqu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amourqu'en depit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'endistraire, grace a sa legerete naturelle; mais il n'en pouvait pasguerir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture,au milieu de ses plus coupables egarements. Infidele a la Corilla,adonne a mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour sevenger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beaute dugrand monde, et le troisieme avec la plus malpropre des comparses;passant du boudoir mysterieux a l'orgie insolente, et des fureurs de laCorilla aux insouciantes debauches de la table, il semblait qu'il eutpris a tache d'etouffer en lui tout souvenir du passe. Mais au milieu dece desordre, un spectre semblait s'acharner a ses pas; et de longssanglots s'echappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, ilpassait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long dessombres masures de la Corte-Minelli.La Corilla, longtemps dominee par ses mauvais traitements, et portee,comme toutes les ames viles, a n'aimer qu'en raison des mepris et desoutrages qu'elle recevait, commencait pourtant elle-meme a se lasser decette passion funeste. Elle s'etait flattee de vaincre et d'enchainercette sauvage independance. Elle y avait travaille avec acharnement,elle y avait tout sacrifie. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendraitjamais, elle commenca a le hair, et a chercher des distractions et desvengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec laClorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal eteintannoncait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais laClorinda, qui, dans sa frayeur d'etre decouverte, etait toujours auxaguets, lui dit:"Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu legondolier.--En ce cas, allons plus vite, repondit Anzoleto; je veux le rejoindre,et savoir de quelle infidelite il paie la tienne cette nuit.--Non, non, retournons! s'ecria Clorinda. Il a l'oeil si percant; etl'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.--Marche! te dis-je, cria Anzoleto a son barcarolle; je veux rejoindrecette barque que tu vois la devant nous."Ce fut, malgre la priere et la terreur de Clorinda, l'affaire d'uninstant. Les deux barques s'effleurerent de nouveau, et Anzoletoentendit un eclat de rire mal etouffe partir de la gondole."A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corillaqui prend le frais avec monsieur le comte."En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la ramedes mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidite,la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eut entendu son nomau milieu des eclats de rire de la Corilla, soit qu'un acces de demencese fut empare de lui, il se mit a dire tout haut:"Chere Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimee detoutes les femmes.--J'en disais autant tout a l'heure a la Corilla, repondit aussitot lecomte en sortant de sa cabanette, et en s'avancant vers l'autre barqueavec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont termineesde part et d'autre, nous pourrions faire un echange, comme entre gens debonne foi qui trafiquent de richesses equivalentes:"Monsieur le comte rend justice a ma loyaute, repondit Anzoleto sur lememe ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pourqu'il puisse venir reprendre son bien ou il le retrouve."Le comte avanca le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne saisquelle intention railleuse et meprisante pour lui et leurs communesmaitresses. Mais le tenor, devore de haine, et transporte d'une rageprofonde, s'elanca de tout le poids de son corps sur la gondole ducomte, et la fit chavirer en s'ecriant d'une voix sauvage:"Femme pour femme, monsieur le comte; et _gondole pour gondole!_"Puis, abandonnant ses victimes a leur destinee, ainsi que la Clorinda asa stupeur et aux consequences de l'aventure, il gagna a la nage la riveopposee, prit sa course a travers les rues sombres et tortueuses, entradans son logement, changea de vetements en un clin d'oeil, emporta toutl'argent qu'il possedait, sortit, se jeta dans la premiere chaloupe quimettait a la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigtsen signe de triomphe, en voyant les clochers et les domes de Venises'abaisser sous les flots aux premieres clartes du matin.XXII.Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui separe laBoheme de la Baviere, et qui prend dans ces contrees le nom deBoehmer-Wald (foret de Boheme), s'elevait encore, il y a une centained'annees, un vieux manoir tres vaste, appele, en vertu de je ne saisquelle tradition, le _Chateau des Geants_. Quoiqu'il eut de loinl'apparence d'une antique forteresse, ce n'etait plus qu'une maison deplaisance, decoree a l'interieur, dans le gout, deja suranne a cetteepoque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecturefeodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties del'edifice occupees par les seigneurs de Rudolstadt, maitres de ce richedomaine.Cette famille, d'origine boheme, avait germanise son nom en abjurant laReforme a l'epoque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un nobleet vaillant aieul, protestant inflexible, avait ete massacre sur lamontagne voisine de son chateau par la soldatesque fanatique. Sa veuve,qui etait de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunesenfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'education desheritiers de Rudolstadt a des jesuites. Apres deux generations, laBoheme etant muette et opprimee, la puissance autrichiennedefinitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Reformeoublies, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaientdoucement les vertus chretiennes, professaient le dogme romain, etvivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicite, en bonsaristocrates et en fideles serviteurs de Marie-Therese. Ils avaient faitleurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI.Mais on s'etonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante,le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eutpoint porte les armes dans la guerre de succession qui venait de finir,et qu'il fut arrive a l'age de trente ans sans avoir connu ni recherched'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cetteconduite etrange avait inspire a sa souveraine des soupcons decomplicite avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneurde recevoir l'imperatrice dans son chateau, lui avait donne de laconduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. Del'entretien de Marie-Therese avec le comte de Rudolstadt, rien n'avaittranspire. Un mystere etrange regnait dans le sanctuaire de cettefamille devote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin nefrequentait assidument; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucuneagitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payaitlargement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrantaucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui,enfin, ne semblait plus vivre de la meme vie que les autres nobles, etde laquelle on se mefiait, bien qu'on n'eut jamais eu a enregistrer deses faits exterieurs que de bonnes actions et de nobles procedes. Nesachant a quoi attribuer cette vie froide et retiree, on accusait lesRudolstadt, tantot de misanthropie, tantot d'avarice; mais comme, achaque instant, leur conduite donnait un dementi a ces imputations, onetait reduit a leur reprocher simplement trop d'apathie et denonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposerles jours de son fils unique, dernier heritier de son nom, dans cesguerres desastreuses, et que l'imperatrice avait accepte, en echange deses services militaires, une somme d'argent assez forte pour equiper unregiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles a marierdisaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirentla resolution que semblait manifester Christian de marier son fils danssa propre famille, en lui faisant epouser la fille du baron Frederick,son frere; quand elles surent que la jeune baronne Amelie venait dequitter le couvent ou elle avait ete elevee a Prague, pour habiterdesormais, aupres de son cousin, le chateau des Geants, ces nobles damesdeclarerent unanimement que la famille des Rudolstadt etait une tanierede loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres.Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis devoues surent seulsle secret de la famille, et le garderent fidelement.Cette noble famille etait rassemblee un soir autour d'une table chargeea profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aieux senourrissaient encore a cette epoque dans les pays slaves, en depit desraffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudesaristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poele immense, oubrulaient des chenes tout entiers, rechauffait la salle vaste et sombre.Le comte Christian venait d'achever a voix haute le _Benedicite_, queles autres membres de la famille avaient ecoute debout. De nombreuxserviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottesde Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour deleurs maitres reveres. Le chapelain du chateau s'assit a la droite ducomte, et sa niece, la jeune baronne Amelie, a sa gauche, le _cote ducoeur_, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austereet paternelle. Le baron Frederick, son frere puine, qu'il appelaittoujours son jeune frere, parce qu'il n'avait guere que soixante ans, seplaca en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeurainee, respectable personnage sexagenaire afflige d'une bosse enorme etd'une maigreur effrayante, s'assit a un bout de la table, et le comteAlbert, fils du comte Christian, le fiance d'Amelie, le dernier desRudolstadt, vint, pale et morne, s'installer d'un air distrait a l'autrebout, vis-a-vis de sa noble tante.De tous ces personnages silencieux, Albert etait certainement le moinsdispose et le moins habitue a donner de l'animation aux autres. Lechapelain etait si devoue a ses maitres et si respectueux envers le chefde la famille, qu'il n'ouvrait guere la bouche sans y etre sollicite parun regard du comte Christian; et celui-ci etait d'une nature si paisibleet si recueillie, qu'il n'eprouvait presque jamais le besoin de chercherdans les autres une distraction a ses propres pensees.Le baron Frederick etait un caractere moins profond et un temperamentplus actif; mais son esprit n'etait guere plus anime. Aussi doux etaussi bienveillant que son aine, il avait moins d'intelligence etd'enthousiasme interieur. Sa devotion etait toute d'habitude et desavoir-vivre. Son unique passion etait la chasse. Il y passait toutesses journees, rentrait chaque soir, non fatigue (c'etait un corps defer), mais rouge, essouffle, et affame. Il mangeait comme dix, buvaitcomme trente, s'egayait un peu au dessert en racontant comment son chienSaphyr avait force le lievre, comment sa chienne Panthere avait depistele loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand onl'avait ecoute avec une complaisance inepuisable, il s'assoupissaitdoucement aupres du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'a ceque sa fille l'eut averti que son heure d'aller se mettre au lit venaitde sonner.La chanoinesse etait la plus causeuse de la famille. Elle pouvait memepasser pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois parsemaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur lagenealogie des familles bohemes, hongroises et saxonnes, qu'elle savaitsur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'a celle du moindregentilhomme.Quant au comte Albert, son exterieur avait quelque chose d'effrayant etde solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eut ete unpresage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerieinexplicable a quiconque n'etait pas initie au secret de la maison, desqu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois parvingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs seportaient sur lui; et alors on eut pu lire sur tous les visages uneanxiete profonde, une sollicitude douloureuse et tendre exceptecependant sur celui de la jeune Amelie, qui n'accueillait pas toujoursses paroles sans un melange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule,osait y repondre avec une familiarite dedaigneuse ou enjouee, suivant sadisposition du moment.Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite,etait une petite perle de beaute; et quand sa femme de chambre le luidisait pour la consoler de son ennui: "Helas! repondait la jeune fille,je suis une perle enfermee dans ma triste famille comme dans une huitredont cet affreux chateau des Geants est l'ecaille." C'est en dire assezpour faire comprendre au lecteur quel petulant oiseau renfermait cetteimpitoyable cage.Ce soir-la le silence solennel qui pesait sur la famille,particulierement au premier service (car les deux vieux seigneurs, lachanoinesse et le chapelain avaient une solidite et une regularited'appetit qui ne se dementaient en aucune saison de l'annee), futinterrompue par le comte Albert."Quel temps affreux!" dit-il avec un profond soupir.Chacun se regarda avec surprise; car si le temps etait devenu sombre etmenacant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'interieur du chateauet que les epais volets de chene etaient fermes, nul ne pouvait s'enapercevoir. Un calme profond regnait au dehors comme au dedans, et rienn'annoncait qu'une tempete dut eclater prochainement.Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amelie seule secontenta de hausser les epaules, tandis que le jeu des fourchettes et lecliquetis de la vaisselle, echangee lentement par les valets,recommencait apres un moment d'interruption et d'inquietude."N'entendez-vous pas le vent qui se dechaine dans les sapins duBoehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'a vous?" repritAlbert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirige vers sonpere.Le comte Christian ne repondit rien. Le baron, qui avait coutume de toutconcilier, repondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'iltaillait d'une main athletique comme il eut fait d'un quartier degranit:"En effet, le vent etait a la pluie au coucher du soleil, et nouspourrions bien avoir mauvais temps pour la journee de demain."Albert sourit d'un air etrange, et tout redevint morne.Mais cinq minutes s'etaient a peine ecoulees qu'un coup de vent terribleebranla les vitraux des immenses croisees, rugit a plusieurs reprises enbattant comme d'un fouet les eaux du fosse, et se perdit dans leshauteurs de la montagne avec un gemissement si aigu et si plaintif quetous les visages en palirent, a l'exception de celui d'Albert, quisourit encore avec la meme expression indefinissable que la premierefois."Il y a en ce moment, dit-il, une ame que l'orage pousse vers nous. Vousferiez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dansnos apres montagnes sous le coup de la tempete.--Je prie a toute heure et du fond de mon ame, repondit le chapelaintout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de lavie, sous la tempete des passions humaines.--Ne lui repondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amelie sans faireattention aux regards et aux signes qui l'avertissaient de tous cotes dene pas donner de suite a cet entretien; vous savez bien que mon cousinse fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par enigmes.Quant a moi, je ne tiens guere a savoir le mot des siennes."Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dedains de sacousine qu'elle ne pretendait en accorder a ses discours bizarres. Ilmit un coude dans son assiette, qui etait presque toujours vide et nettedevant lui, et regarda fixement la nappe damassee, dont il semblaitcompter les fleurons et les rosaces, bien qu'il fut absorbe dans unesorte de reve extatique.XXIII.Une tempete furieuse eclata durant le souper; lequel durait toujoursdeux heures, ni plus ni moins, meme les jours d'abstinence, que l'onobservait religieusement, mais qui ne degageaient point le comte du jougde ses habitudes, aussi sacrees pour lui que les ordonnances de l'egliseromaine. L'orage etait trop frequent dans ces montagnes, et les immensesforets qui couvraient encore leurs flancs a cette epoque, donnaient aubruit du vent et de la foudre des retentissements et des echos tropconnus des hotes du chateau, pour qu'un accident de cette nature lesemut enormement. Cependant l'agitation extraordinaire que montrait lecomte Albert se communiqua involontairement a la famille; et le baron,trouble dans les douceurs de sa refection, en eut eprouve quelquehumeur, s'il eut ete possible a sa douceur bienveillante de se dementirun seul instant. Il se contenta de soupirer profondement lorsqu'unepouvantable eclat de la foudre, survenu a l'entremets, impressionnal'ecuyer tranchant au point de lui faire manquer la _noix_ du jambon desanglier qu'il entamait en cet instant."C'est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissantau pauvre ecuyer consterne de sa mesaventure.--Oui, mon oncle, vous avez raison! s'ecria le comte Albert d'une voixforte, et en se levant; c'est une affaire faite. Le _Hussite_ estabattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus sonfeuillage.--Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse;parles-tu du grand chene de Schreckenstein[1]?[1 Schreckenstein (_pierre d'epouvante_); plusieurs endroits portent cenom dans ces contrees.]--Oui, mon pere, je parle du grand chene aux branches duquel nous avonsfait pendre, l'autre semaine, plus de vingt moines augustins.--Il prend les siecles pour des semaines, a present! dit la chanoinessea voix basse en faisant un grand signe de croix. S'il est vrai, mon cherenfant, ajouta-t-elle plus haut et en s'adressant a son neveu, que vousayez vu dans votre reve une chose reellement arrivee, ou devant arriverprochainement (comme en effet ce hasard singulier s'est rencontreplusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande pertepour nous que ce vilain chene a moitie desseche, qui nous rappelle,ainsi que le rocher qu'il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.--Quant a moi, reprit vivement Amelie, heureuse de trouver enfin uneoccasion de degourdir un peu sa petite langue, je remercierais l'oragede nous avoir debarrasses du spectacle de cette affreuse potence dontles branches ressemblent a des ossements, et dont le tronc couvert d'unemousse rougeatre parait toujours suinter du sang. Je ne suis jamaispassee le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent quirale dans son feuillage, comme des soupirs d'agonie, et je recommandealors mon ame a Dieu tout en doublant le pas et en detournant la tete.--Amelie, reprit le jeune comte, qui, pour la premiere fois peut-etre,depuis bien des jours, avait ecoute avec attention les paroles de sacousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le _Hussite_, commeje l'ai fait des heures et des nuits entieres. Vous eussiez vu etentendu la des choses qui vous eussent glacee d'effroi, et dont lesouvenir ne se fut jamais efface de votre memoire.--Taisez-vous, s'ecria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaisecomme pour s'eloigner de la table ou s'appuyait Albert, je ne comprendspas l'insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur,chaque fois qu'il vous plait de desserrer les dents.--Plut au ciel, ma chere Amelie, dit le vieux Christian avec douceur,que ce fut en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilleschoses!--Non, mon pere, c'est tres-serieusement que je vous parle, reprit lecomte Albert. Le chene de la _pierre d'epouvante_ est renverse, fendu enquatre, et vous pouvez demain envoyer les bucherons pour le depecer; jeplanterai un cypres a la place, et je l'appellerai non plus le Hussite,mais le Penitent; et la pierre d'epouvante, il y a longtemps que vouseussiez du la nommer _pierre d'expiation_.--Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extreme.Eloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous a Dieu du soin dejuger les actions des hommes.--Les tristes images ont disparu, mon pere; elles rentrent dans le neantavec ces instruments de supplice que le souffle de l'orage et le feu duciel viennent de coucher dans la poussiere. Je vois, a la place dessquelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que lezephyr balance aux rameaux d'une tige nouvelle. A la place de l'hommenoir qui chaque nuit rallumait le bucher, je vois une ame toute blancheet toute celeste qui plane sur ma tete et sur la votre. L'orage sedissipe, o mes chers parents! Le danger est passe, ceux qui voyagentsont a l'abri; mon ame est en paix. Le temps de l'expiation touche a safin. Je me sens renaitre.--Puisses-tu dire vrai, o mon fils bien-aime! repondit le vieuxChristian d'une voix emue et avec un accent de tendresse profonde;puisses-tu etre delivre des visions et des fantomes qui assiegent tonrepos! Dieu me ferait-il cette grace, de rendre a mon cher Albert lerepos, l'esperance, et la lumiere de la foi!"Avant que le vieillard eut acheve ces affectueuses paroles, Alberts'etait doucement incline sur la table, et paraissait tombe subitementdans un paisible sommeil."Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne a son pere; levoila qui s'endort a table? c'est vraiment fort galant!--Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeunehomme avec interet, est une crise favorable et qui me fait presager,pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.--Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche a letirer de cet assoupissement.--Seigneur misericordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignantles mains, faites que sa prediction constante se realise, et que le jourou il entre dans sa trentieme annee soit celui de sa guerisondefinitive!--Amen, ajouta le chapelain avec componction. Elevons tous nos coeursvers le Dieu de misericorde; et, en lui rendant graces de la nourritureque nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la delivrancede ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes."On se leva pour reciter _les graces_, et chacun resta debout pendantquelques minutes, occupe a prier interieurement pour le dernier desRudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosseslarmes coulerent sur ses joues fletries.Le vieillard venait de donner a ses fideles serviteurs l'ordred'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frederick,ayant cherche naivement dans sa cervelle par quel acte de devouement ilpourrait contribuer au bien-etre de son cher neveu, dit a son aine d'unair de satisfaction enfantine: "Il me vient une bonne idee, frere. Siton fils se reveille dans la solitude de son appartement, au milieu desa digestion, il peut lui venir encore quelques idees noires, par suitede quelques mauvais reves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'onl'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pourdormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se reveillera, iltrouvera du moins un bon feu pour egayer ses regards, et des figuresamies pour rejouir son coeur.--Vous avez raison, mon frere, repondit Christian: on peut en effet letransporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.--Il est tres-pernicieux de dormir etendu apres souper, s'ecria lebaron. Croyez-moi, frere, je sais cela par experience. Il faut luidonner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil."Christian comprit que refuser l'offre de son frere serait lui faire unveritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil decuir du vieux chasseur, sans qu'il s'apercut en aucune facon duderangement, tant son sommeil etait voisin de l'etat lethargique. Lebaron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siege, se chauffantles tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un airde triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que cesommeil du comte Albert devait avoir un heureux resultat. Le bonhomme sepromettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et des'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais,au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien a son nouveau siege,qu'il se mit a ronfler sur un ton a couvrir les derniers grondements dutonnerre, qui se perdaient par degres dans l'eloignement.Le bruit de la grosse cloche du chateau (celle qu'on ne sonnait que pourles visites extraordinaires) se fit tout a coup entendre, et le vieuxHanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu apres, tenant unegrande lettre qu'il presenta au comte Christian, sans dire une seuleparole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres deson maitre; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jete les yeux sur lasignature, presenta ce papier a la jeune baronne en la priant de lui enfaire la lecture. Amelie, curieuse et empressee, s'approcha d'unebougie, et lut tout haut ce qui suit:"Illustre et bien-aime seigneur comte,""Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'estm'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai recus d'elle, etdont mon coeur cherit et conserve le souvenir. Malgre mon empressement aexecuter ses ordres reveres, je n'esperais pas, cependant, trouver lapersonne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablementque je desirais le faire. Mais des circonstances favorables venant acoincider d'une maniere imprevue avec les desirs de votre seigneurie, jem'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie desconditions imposees. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, jene l'envoie que provisoirement, et pour donner a votre illustre etaimable niece le loisir d'attendre sans trop d'impatience un resultatplus complet de mes recherches et de mes demarches.""La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est moneleve, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que ledesire l'aimable baronne Amelie, a la fois une demoiselle de compagnieobligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique.Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous reclamez d'unegouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne lessait peut-etre pas assez correctement pour les enseigner. Elle possede afond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait deson talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins dela douceur et de la dignite de son caractere, et vos seigneuriespourront l'admettre dans leur intimite sans crainte de lui voir jamaiscommettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment.Elle desire etre libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noblefamille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une_duegne_ ni une _suivante_ que j'adresse a l'aimable baronne, mais une_compagne_ et une _amie_, ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me ledemander dans le gracieux post-scriptum ajoute de sa belle main a lalettre de votre excellence.""Le seigneur Corner, nomme a l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre deson depart. Mais il est a peu pres certain que cet ordre n'arrivera pasavant deux mois. La signora Corner, sa digne epouse et ma genereuseeleve, veut m'emmener, a Vienne, ou, selon elle, ma carriere doitprendre une face plus heureuse. Sans croire a un meilleur avenir, jecede a ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrateVenise ou je n'ai eprouve que deceptions, affronts et revers de tousgenres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, ou j'ai connu desjours plus heureux et plus doux, et les amis venerables que j'y ailaisses. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premieresplaces dans les souvenirs de ce vieux coeur froisse, mais non refroidi,qu'elle a rempli d'une eternelle affection et d'une profonde gratitude.C'est donc a vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confiema fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalite, protection etbenediction. Elle saura reconnaitre vos bontes par son zele a se rendreutile et agreable a la jeune baronne. Dans trois mois au plus j'irai lareprendre, et vous presenter a sa place une institutrice qui pourracontracter avec votre illustre famille de plus longs engagements.""En attendant ce jour fortune ou je presserai dans mes mains la main dumeilleur des hommes, j'ose me dire, avec respect et fierte, le plushumble des serviteurs et le plus devoue des amis de votre excellence_chiarissima, stimatissima, illustrissima_, etc." "NICOLAS PORPORA. Maitre de chapelle, compositeur et professeur de chant, "Venise, le...., 17.."Amelie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comterepetait a plusieurs reprises avec attendrissement: "Digne Porpora,excellent ami, homme respectable!--Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partageeentre la crainte de voir les habitudes de la famille derangees parl'arrivee d'une etrangere, et le desir d'exercer noblement les devoirsde l'hospitalite: il faudra la bien recevoir, la bien traiter ... Pourvuqu'elle ne s'ennuie pas ici!...--Mais, mon oncle, ou donc est ma future amie, ma precieuse maitresse?s'ecria la jeune baronne sans ecouter les reflexions de sa tante. Sansdoute elle va arriver bientot en personne?... Je l'attends avec uneimpatience ..."Le comte Christian sonna. "Hanz, dit-il au vieux serviteur, par quicette lettre vous a-t-elle ete remise?--Par une dame, monseigneur maitre.--Elle est deja ici? s'ecria Amelie. Ou donc, ou donc?--Dans sa chaise de poste, a l'entree du pont-levis.--Et vous l'avez laissee se morfondre a la porte du chateau, au lieu del'introduire tout de suite au salon?--Oui, madame la baronne, j'ai pris la lettre; j'ai defendu au postillonde mettre le pied hors de l'etrier, ni de quitter ses renes. J'ai faitrelever le pont derriere moi, et j'ai remis la lettre a monseigneurmaitre.--Mais c'est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par lemauvais temps les hotes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que noussommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sontdes ennemis! Courez donc, Hanz!"Hanz resta, immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient leregret de ne pouvoir obeir aux desirs de sa jeune maitresse; mais unboulet de canon passant sur sa tete n'eut pas derange d'une lignel'attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverainsde son vieux maitre."Le fidele Hanz ne connait que son devoir et sa consigne, ma chereenfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillirle sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille etbaisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir lavoyageuse; qu'elle soit ici la bienvenue!"Hanz ne montra pas la moindre surprise d'avoir a introduire d'emblee uneinconnue dans cette maison, ou les parents les plus proches et les amisles plus surs n'etaient jamais admis sans precautions et sans lenteurs.La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l'etrangere.Amelie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant a honneurd'aller lui-meme a la rencontre de son hotesse, lui offrit son bras; etforce fut a l'impetueuse petite baronne de se trainer majestueusementjusqu'au peristyle, ou deja la chaise de poste venait de deposer sur lespremieres marches l'errante et fugitive Consuelo.XXIV.Depuis trois mois que la baronne Amelie s'etait mis en tete d'avoir unecompagne, pour l'instruire bien moins que pour dissiper l'ennui de sonisolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait desa future amie. Connaissant l'humeur chagrine du Porpora, elle avaitcraint qu'il ne lui envoyat une gouvernante austere et pedante. Aussiavait-elle ecrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu'elleferait un tres mauvais accueil a toute gouvernante agee de plus devingt-cinq ans, comme s'il n'eut pas suffi qu'elle exprimat son desir ade vieux parents dont elle etait l'idole et la souveraine.En lisant la reponse du Porpora, elle fut si transportee, qu'elleimprovisa tout d'un trait dans sa tete une nouvelle image de lamusicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Venitienne surtout,c'est-a-dire, dans les idees d'Amelie, faite expres pour elle, a saguise et a sa ressemblance.Elle fut donc un peu deconcertee lorsqu'au lieu de l'espiegle enfantcouleur de rose qu'elle revait deja, elle vit une jeune personne pale,melancolique et tres interdite. Car au chagrin profond dont son pauvrecoeur etait accable, et a la fatigue d'un long et rapide voyage, uneimpression penible et presque mortelle etait venue se joindre dans l'amede Consuelo, au milieu de ces vastes forets de sapins battues parl'orage, au sein de cette nuit lugubre traversee de livides eclairs, etsurtout a l'aspect de ce sombre chateau, ou les hurlements de la meutedu baron et la lueur des torches que portaient les serviteursrepandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le_firmamento lucido_ de Marcello, le silence harmonieux des nuits deVenise, la liberte confiante de sa vie passee au sein de l'amour et dela riante poesie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levisqui resonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herseretomba derriere elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu'elleentrait dans l'enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda soname a Dieu.Sa figure etait donc bouleversee lorsqu'elle se presenta devant seshotes; et celle du comte Christian venant a la frapper tout d'un coup,cette longue figure bleme, fletrie par l'age et le chagrin, et ce grandcorps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir lespectre d'un chatelain du moyen age; et, prenant tout ce qui l'entouraitpour une vision, elle recula en etouffant un cri d'effroi.Le vieux comte, n'attribuant son hesitation et sa paleur qu'al'engourdissement de la voiture et a la fatigue du voyage, lui offritson bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelquesparoles d'interet et de politesse. Mais le digne homme, outre que lanature lui avait donne un exterieur froid et reserve, etait devenu,depuis plusieurs annees d'une retraite absolue, tellement etranger aumonde, que sa timidite avait redouble, et que, sous un aspect grave etsevere au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d'unenfant. L'obligation qu'il s'imposa de parler italien (langue qu'ilavait sue passablement, mais dont il n'avait plus l'habitude) ajoutant ason embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consueloentendit a peine, et qu'elle prit pour le langage inconnu et mysterieuxdes ombres.Amelie, qui s'etait promis de se jeter a son cou pour l'apprivoiser toutde suite, ne trouva rien a lui dire, ainsi qu'il arrive souvent parcontagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidited'autrui semble prete a reculer devant leurs prevenances.Consuelo fut introduite dans la grande salle ou l'on avait soupe. Lecomte, partage entre le desir de lui faire honneur, et la crainte de luimontrer son fils plonge dans un sommeil lethargique, s'arreta irresolu;et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux flechir, se laissatomber sur le premier siege qui se trouva aupres d'elle."Mon oncle, dit Amelie qui comprenait l'embarras du vieux comte, jecrois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait pluschaud que dans le grand salon, et elle doit etre transie par ce ventd'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombede fatigue, et je suis sure qu'elle a plus besoin d'un bon souper etd'un bon sommeil que de toutes nos ceremonies. N'est-il pas vrai, machere signora?" ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'a presserdoucement de sa jolie main potelee le bras languissant de Consuelo.Le son de cette voix fraiche qui prononcait l'italien avec une rudesseallemande tres-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voiles parla crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard echangeentre elles rompit la glace aussitot. La voyageuse comprit tout de suiteque c'etait la son eleve, et que cette charmante tete n'etait pas celled'un fantome. Elle repondit a l'etreinte de sa main, confessa qu'elleetait tout etourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avaitbeaucoup effrayee. Elle se preta a tous les soins qu'Amelie voulut luirendre, s'approcha du feu, se laissa debarrasser de son mantelet,accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eut pas faim le moins du monde,et, de plus en plus rassuree par l'amabilite croissante de sa jeunehotesse, elle retrouva enfin la faculte de voir, d'entendre et derepondre.Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversations'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendrele vieux comte parler de lui comme de son ami, de son egal, et presquede son superieur. Puis on en revint a parler du voyage de Consuelo, dela route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait dul'epouvanter."Nous sommes habitues, a Venise, repondit Consuelo, a des tempetesencore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nosgondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nousrisquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pave a nos rues, grossitet s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles lelong des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briseravant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vude pres de semblables accidents et que je ne sois pas tres peureuse,j'ai ete plus effrayee ce soir que je ne l'avais ete de ma vie, par lachute d'un grand arbre que la foudre a jete du haut de la montagne entravers de la route; les chevaux se sont cabres tout droits, et lepostillon s'est ecrie: _C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est leHussite!_ Ne pourriez-vous m'expliquer, _signora baronessa_, ce que celasignifie?"Ni le comte ni Amelie ne songerent a repondre a cette question. Ilsvenaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre."Mon fils ne s'etait donc pas trompe! dit le vieillard; etrange,etrange, en verite!"Et, ramene a sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pouraller le rejoindre, tandis qu'Amelie murmurait en joignant les mains:"II y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!"Ces bizarres propos ramenerent Consuelo au sentiment de terreursuperstitieuse qu'elle avait eprouve en entrant dans la demeure desRudolstadt. La subite paleur d'Amelie, le silence solennel de ces vieuxvalets a culottes rouges, a figures cramoisies, toutes semblables,toutes larges et carrees, avec ces yeux sans regards et sans vie quedonnent l'amour et l'eternite de la servitude; la profondeur de cettesalle, boisee de chene noir, ou la clarte d'un lustre charge de bougiesne suffisait pas a dissiper l'obscurite; les cris de l'effraie quirecommencait sa chasse apres l'orage autour du chateau; les grandsportraits de famille, les enormes tetes de cerf et de sanglier sculpteesen relief sur la boiserie, tout, jusqu'aux moindres circonstances,reveillait en elle les sinistres emotions qui venaient a peine de sedissiper. Les reflexions de la jeune baronne n'etaient pas de nature ala rassurer beaucoup."Ma chere signora, disait-elle en s'appretant a la servir, il faut vouspreparer a voir ici des choses inouies, inexplicables, fastidieuses leplus souvent, effrayantes parfois; de veritables scenes de roman, quepersonne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serezengagee sur l'honneur a ensevelir dans un eternel silence."Comme la baronne parlait ainsi, la porte s'ouvrit lentement, et lachanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et soncostume severe, rehausse du grand cordon de son ordre qu'elle nequittait jamais, entra de l'air le plus majestueusement affable qu'elleeut eu depuis le jour memorable ou l'imperatrice Marie-Therese, auretour de son voyage en Hongrie, avait fait au chateau des Geantsl'insigne honneur d'y prendre, avec sa suite, un verre d'hypocras et uneheure de repos. Elle s'avanca vers Consuelo, qui surprise et terrifiee,la regardait d'un oeil hagard sans songer a se lever, lui fit deuxreverences, et, apres un discours en allemand qu'elle semblait avoirappris par coeur longtemps d'avance, tant il etait compasse, s'approchad'elle pour l'embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu'unmarbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prete a s'evanouir,murmura un remerciement inintelligible.Quand la chanoinesse eut passe dans le salon, car elle voyait bien quesa presence intimidait la voyageuse plus qu'elle ne l'avait desire,Amelie partit d'un grand eclat de rire."Vous avez cru, je gage, dit-elle a sa compagne, voir le spectre de lareine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est matante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes."A peine remise de cette emotion, Consuelo entendit craquer derriere ellede grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesure ebranla le pave, etune figure massive, rouge et carree au point que celles des grosserviteurs parurent pales et fines a cote d'elle, traversa la salle dansun profond silence, et sortit par la grande porte que les valets luiouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveaurire d'Amelie."Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, leplus dormeur, et le plus tendre des peres. Il vient d'achever sa siesteau salon. A neuf heures sonnantes, il se leve de son fauteuil, sans pourcela se reveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rienentendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoirconscience de rien, et s'eveille avec le jour, aussi dispos, aussialerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller preparer seschiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse."A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint apasser. Celui-la aussi etait gros, mais court et bleme comme unlymphatique. La vie contemplative ne convient pas a ces epaisses naturesslaves, et l'embonpoint du saint homme etait maladif. Il se contenta desaluer profondement les deux dames, parla bas a un domestique, etdisparut par le meme chemin que le baron avait pris. Aussitot, le vieuxHanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer lesuns des autres, tant ils appartenaient au meme type robuste et grave, sedirigerent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de fairesemblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avantqu'ils eussent franchi la porte situee derriere elle, une nouvelleapparition plus saisissante que toutes les autres se presenta sur leseuil: c'etait un jeune homme d'une haute taille et d'une superbefigure, mais d'une paleur effrayante. Il etait vetu de noir de la teteaux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre etaitretenue sur ses epaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Seslongs cheveux, noirs comme l'ebene, tombaient en desordre sur ses jouespales, un peu voilees par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement.Il fit aux serviteurs qui s'etaient avances a sa rencontre un gesteimperatif, qui les forca de reculer et les tint immobiles a distance,comme si son regard les eut fascines. Puis, se retournant vers le comteChristian, qui venait derriere lui:"Je vous assure, mon pere, dit-il d'une voix harmonieuse et avecl'accent le plus noble, que je n'ai jamais ete aussi calme. Quelquechose de grand s'est accompli dans ma destinee, et la paix du ciel estdescendue sur notre maison.--Que Dieu t'entende, mon enfant!" repondit le vieillard en etendant lamain, comme pour le benir.Le jeune homme inclina profondement sa tete sous la main de son pere;puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avancajusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout desdoigts la main que lui tendait Amelie, et regarda fixement Consuelopendant quelques secondes. Frappee d'un respect involontaire, Consuelole salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, etcontinua a la regarder."Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celleque ..."Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas,ne derangez pas le cours de mes pensees. Puis il se detourna sans donnerle moindre temoignage de surprise ou d'interet, et sortit lentement parla grande porte."Il faut, ma chere demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez....--Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amelie; maisvous parlez allemand a la signora qui ne l'entend point.--Pardonnez-moi, bonne signora, repondit Consuelo en italien; j'ai parlebeaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyage; je mesouviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'osepas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donnerquelques lecons, j'espere m'y remettre dans peu de jours.--Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Jecomprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne sauraisparler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vientde faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bienpardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a ete ce soir fortementindispose ... et qu'apres son evanouissement il etait encore si faible,que sans doute il ne l'a point vue ... N'est-il pas vrai, mon frere?ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublee des mensonges qu'elle venaitde faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.--Ma chere soeur, repondit le vieillard, vous etes genereuse d'excusermon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'etonner de certaineschoses que nous lui apprendrons demain a coeur ouvert, avec la confianceque doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espere direbientot l'amie de notre famille."C'etait l'heure ou chacun se retirait, et la maison etait soumise a deshabitudes si regulieres, que si les deux jeunes filles fussent resteesplus longtemps a table, les serviteurs, comme de veritables machines,eussent emporte, je crois, leurs sieges et souffle les bougies sanstenir compte de leur presence. D'ailleurs il tardait a Consuelo de seretirer; et Amelie la conduisit a la chambre elegante et confortablequ'elle lui avait fait reserver tout a cote de la sienne propre."J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elleaussitot que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs del'appartement, se fut retiree. Il me tarde de vous mettre au courant detout ce qui se passe ici, avant que vous ayez a supporter nosbizarreries. Mais vous etes si fatiguee que vous devez desirer avanttout de vous reposer.--Qu'a cela ne tienne, signora, repondit Consuelo. J'ai les membresbrises, il est vrai; mais j'ai la tete si echauffee, que je suis biencertaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vousvoudrez; mais a condition que ce sera en allemand, cela me servira delecon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte,et encore moins a madame la chanoinesse.--Faisons un accord, dit Amelie. Vous allez vous mettre au lit pourreposer vos pauvres membres brises. Pendant ce temps, j'irai passer unerobe de nuit et congedier ma femme de chambre. Je reviendrai apresm'asseoir a votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'a ce que lesommeil nous vienne. Est-ce convenu?--De tout mon coeur, repondit la nouvelle gouvernante.XXV."Sachez donc, ma chere ... dit Amelie lorsqu'elle eut fait sesarrangements pour la conversation projetee. Mais je m'apercois que je nesais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps desupprimer entre nous les titres et les ceremonies. Je veux que vousm'appeliez desormais Amelie, comme je veux vous appeler ...--J'ai un nom etranger, difficile a prononcer, repondit Consuelo.L'excellent maitre Porpora, en m'envoyant ici, m'a ordonne de prendre lesien, comme c'est l'usage des protecteurs ou des maitres envers leurseleves privilegies; je partage donc desormais, avec le grand chanteurHuber (dit le Porporino), l'honneur de me nommer la Porporina; mais parabreviation vous m'appellerez, si vous voulez tout simplement _Nina_.--Va pour Nina, entre nous, reprit Amelie. Maintenant ecoutez-moi, carj'ai une assez longue histoire a vous raconter, et si je ne remonte unpeu haut dans le passe, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui sepasse aujourd'hui dans cette maison.--Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina.--Vous n'etes pas, ma chere Nina, sans connaitre un peu l'histoire de laBoheme? dit la jeune baronne.--Helas, repondit Consuelo, ainsi que mon maitre a du vous l'ecrire, jesuis tout a fait depourvue d'instruction; je connais tout au plus un peul'histoire de la musique; mais celle de la Boheme, je ne la connais pasplus que celle d'aucun pays du monde.--En ce cas, reprit Amelie, je vais vous en dire succinctement ce qu'ilvous importe d'en savoir pour l'intelligence de mon recit. Il y a troiscents ans et plus, le peuple opprime et efface au milieu duquel vousvoici transplantee etait un grand peuple, audacieux, indomptable,heroique. Il avait des lors, a la verite, des maitres etrangers, unereligion qu'il ne comprenait pas bien et qu'on voulait lui imposer deforce. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et debauchese jouait de sa dignite et froissait toutes ses sympathies. Mais unefureur secrete, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et unjour l'orage eclata: les maitres etrangers furent chasses, la religionfut reformee, les couvents pilles et rases, l'ivrogne Wenceslas jete enprison et depouille de sa couronne. Le signal de la revolte avait ete lesupplice de Jean Huss et de Jerome de Prague, deux savants courageux deBoheme qui voulaient examiner et eclaircir le mystere du catholicisme,et qu'un concile appela, condamna et fit bruler, apres leur avoir promisla vie sauve et la liberte de la discussion. Cette trahison et cetteinfamie furent si sensibles a l'honneur national, que la guerreensanglanta la Boheme et une grande partie de l'Allemagne, pendant delongues annees. Cette guerre d'extermination fut appelee la guerre desHussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part etd'autre. Les moeurs du temps etaient farouches et impitoyables sur toutela face de la terre. L'esprit de parti et le fanatisme religieux lesrendirent plus terribles encore, et la Boheme fut l'epouvante del'Europe. Je n'effraierai pas votre imagination, deja emue, de l'aspectde ce pays sauvage, par le recit des scenes effroyables qui s'ypasserent. Ce ne sont, d'une part, que meurtres, incendies, pestes,buchers, destructions, eglises profanees, moines et religieux mutiles,pendus, jetes dans la poix bouillante; de l'autre, que villes detruites,pays desoles, trahisons, mensonges, cruautes, hussites jetes parmilliers dans les mines, comblant des abimes de leurs cadavres, etjonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Cesaffreux Hussites furent longtemps invincibles; aujourd'hui nous neprononcons leur nom qu'avec effroi: et cependant leur patriotisme, leurconstance intrepide et leurs exploits fabuleux laissent en nous unsecret sentiment d'admiration et d'orgueil que de jeunes esprits commele mien ont parfois de la peine a dissimuler.--Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naivement.--C'est que la Boheme est retombee, apres bien des luttes, sous le jougde l'esclavage; c'est qu'il n'y a plus de Boheme, ma pauvre Nina. Nosmaitres savaient bien que la liberte religieuse de notre pays, c'etaitsa liberte politique. Voila pourquoi ils ont etouffe l'une et l'autre.--Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n'avais jamaisentendu parler de ces choses, et je ne savais pas que les hommes eussentete si malheureux et si mechants.--Cent ans apres Jean Huss, un nouveau savant, un nouveau sectaire, unpauvre moine, appele Martin Luther, vint reveiller l'esprit national, etinspirer a la Boheme et a toutes les provinces independantes del'Allemagne la haine du joug etranger et la revolte contre les papes.Les plus puissants rois demeurerent catholiques, non pas tant par amourde la religion que par amour du pouvoir absolu. L'Autriche s'unit a nouspour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelee la guerre de trenteans, vint ebranler et detruire notre nationalite. Des le commencement decette guerre, la Boheme fut la proie du plus fort; l'Autriche noustraita en vaincus, nous ota notre foi, notre liberte, notre langue, etjusqu'a notre nom. Nos peres resisterent courageusement, mais le jougimperial s'est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ansque notre noblesse, ruinee et decimee par les exactions, les combats etles supplices, a ete forcee de s'expatrier ou de se denationaliser, enabjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention a ceci)et en renoncant a la liberte de ses croyances religieuses. On a brulenos livres, on a detruit nos ecoles, on nous a faits Autrichiens en unmot. Nous ne sommes plus qu'une province de l'Empire, et vous entendezparler allemand dans un pays slave; c'est vous en dire assez.--Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Jele comprends, et je hais deja l'Autriche de tout mon coeur.--Oh! parlez plus bas! s'ecria la jeune baronne. Nul ne peut parlerainsi sans danger, sous le ciel noir de la Boheme; et dans ce chateau,il n'y a qu'une seule personne qui ait l'audace et la folie de dire ceque vous venez de dire, ma chere Nina! C'est mon cousin Albert.--Voila donc la cause du chagrin qu'on lit sur son visage? Je me suissentie saisie de respect en le regardant.--Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amelie, surprise de l'animationgenereuse qui tout a coup fit resplendir le pale visage de sa compagne;vous prenez les choses trop au serieux. Je crains bien que dans peu dejours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitie que de respect.--L'un pourrait bien ne pas empecher l'autre, reprit Consuelo; maisexpliquez-vous, chere baronne.--Ecoutez bien, dit Amelie. Nous sommes une famille tres-catholique,tres-fidele a l'eglise et a l'empire. Nous portons un nom saxon, et nosancetres de la branche saxonne furent toujours tres-orthodoxes. Si matante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vousraconter les services que nos aieux les comtes et les barons allemandsont rendus a la sainte cause, vous verrez qu'il n'y a pas, selon elle,la plus petite tache d'heresie sur notre ecusson. Meme au temps ou laSaxe etait protestante, les Rudolstadt aimerent mieux abandonner leurselecteurs protestants que le giron de l'eglise romaine. Mais ma tante nes'avisera jamais de vanter ces choses-la en presence du comte Albert,sans quoi vous entendriez dire a celui-ci les choses les plussurprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues.--Vous piquez toujours ma curiosite sans la satisfaire. Je comprendsjusqu'ici que je ne dois pas avoir l'air, devant vos nobles parents, departager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Boheme.Vous pouvez, chere baronne, vous en rapporter a ma prudence. D'ailleursje suis nee en pays catholique, et le respect que j'ai pour ma religion,autant que celui que je dois a votre famille, suffiraient pour m'imposersilence en toute occasion.--Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommesterriblement collets-montes a cet endroit-la. Quant a moi, enparticulier, chere Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis niprotestante ni catholique. J'ai ete elevee par des religieuses; leurssermons et leurs patenotres m'ont ennuyee considerablement. Le memeennui me poursuit jusqu'ici, et ma tante Wenceslawa resume en elle seulele pedantisme et les superstitions de toute une communaute. Mais je suistrop de mon siecle pour me jeter par reaction dans les controverses nonmoins assommantes des lutheriens: et quant aux hussites, c'est del'histoire si ancienne, que je n'en suis guere plus engouee que de lagloire des Grecs ou des Romains. L'esprit francais est mon ideal, et jene crois pas qu'il y ait d'autre raison, d'autre philosophie et d'autrecivilisation que celle que l'on pratique dans cet aimable et riant paysde France, dont je lis quelquefois les ecrits en cachette, et dontj'apercois le bonheur, la liberte et les plaisirs de loin, comme dans unreve a travers les fentes de ma prison.--Vous me surprenez a chaque instant davantage, dit Consuelo avecsimplicite. D'ou vient donc que tout a l'heure vous me sembliez pleined'heroisme en rappelant les exploits de vos antiques Bohemiens? Je vousai crue Bohemienne et quelque peu heretique.--Je suis plus qu'heretique, et plus que Bohemienne, repondit Amelie enriant, je suis un peu incredule, et tout a fait rebelle. Je hais touteespece de domination, qu'elle soit spirituelle ou temporelle, et jeproteste tout bas contre l'Autriche, qui de toutes les duegnes est laplus guindee et la plus devote.--Et le comte Albert est-il incredule de la meme maniere? A-t-il aussil'esprit francais? Vous devez, en ce cas, vous entendre a merveille?--Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin,apres tous mes preambules necessaires, le moment de vous parler de lui:"Le comte Christian, mon oncle, n'eut pas d'enfants de sa premierefemme. Remarie a l'age de quarante ans, il eut de la seconde cinq filsqui moururent tous, ainsi que leur mere, de la meme maladie nee aveceux, une douleur continuelle et une sorte de fievre dans le cerveau.Cette seconde femme etait de pur sang boheme et avait, dit-on, unegrande beaute et beaucoup d'esprit. Je ne l'ai pas connue. Vous verrezson portrait, en corset de pierreries et en manteau d'ecarlate, dans legrand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C'est le sixieme etle dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l'age de trente ans;et ce n'est pas sans peine: car, sans etre malade en apparence, il apasse par de rudes epreuves, et d'etranges symptomes de maladie ducerveau donnent encore a craindre pour ses jours. Entre nous, je necrois pas qu'il depasse de beaucoup ce terme fatal que sa mere n'a pufranchir. Quoiqu'il fut ne d'un pere deja avance en age, Albert est douepourtant d'une forte constitution; mais, comme il le dit lui-meme, lemal est dans son ame, et ce mal a ete toujours en augmentant. Des sapremiere enfance, il eut l'esprit frappe d'idees bizarres etsuperstitieuses. A l'age de quatre ans, il pretendait voir souvent samere aupres de son berceau, bien qu'elle fut morte et qu'il l'eut vuensevelir. La nuit il s'eveillait pour lui repondre; et ma tanteWenceslawa en fut parfois si effrayee, qu'elle faisait toujours coucherplusieurs femmes dans sa chambre aupres de l'enfant, tandis que lechapelain usait je ne sais combien d'eau benite pour exorciser lefantome, et disait des messes par douzaines pour l'obliger a se tenirtranquille. Mais rien n'y fit; car l'enfant n'ayant plus parle de cesapparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour enconfidence a sa nourrice qu'il voyait toujours _sa petite mere_, maisqu'il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelaindisait ensuite dans la chambre de mechantes paroles pour l'empecher derevenir."C'etait un enfant sombre et taciturne. On s'efforcait de le distraire,on l'accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendantlongtemps qu'a l'attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pascontrarier le gout qu'il montrait pour l'etude, et en effet, cettepassion satisfaite lui donna plus d'animation; mais cela ne fit quechanger sa melancolie calme et languissante en une exaltation bizarre,melee d'acces de chagrin dont les causes etaient impossibles a prevoiret a detourner. Par exemple, lorsqu'il voyait des pauvres, il fondait enlarmes, et se depouillait de toutes ses petites richesses, se reprochantet s'affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S'il voyaitbattre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de tellesindignations, qu'il tombait ou evanoui, ou en convulsion pour des heuresentieres. Tout cela annoncait un bon naturel et un grand coeur; mais lesmeilleures qualites poussees a l'exces deviennent des defauts ou desridicules. La raison ne se developpait point dans le jeune Albert enmeme temps que le sentiment et l'imagination. L'etude de l'histoire lepassionnait sans l'eclairer. Il etait toujours, en apprenant les crimeset les injustices des hommes, agite d'emotions par trop naives, comme ceroi barbare qui, en ecoutant la lecture de la passion de Notre-Seigneur,s'ecriait en brandissant sa lance: "Ah! si j'avais ete la avec meshommes d'armes, de telles choses ne seraient pas arrivees! j'auraishache ces mechants Juifs en mille pieces!""Albert ne pouvait pas accepter les hommes pour ce qu'ils ont ete etpour ce qu'ils sont encore. Il trouvait le ciel injuste de ne les avoirpas crees tous bons et compatissants comme lui; et a force de tendresseet de vertu, il ne s'apercevait pas qu'il devenait impie et misanthrope.Il ne comprenait que ce qu'il eprouvait, et, a dix-huit ans, il etaitaussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la societe lerole que sa position exigeait, que s'il n'eut eu que six mois. Siquelqu'un emettait devant lui une de ces pensees d'egoisme dont notrepauvre monde fourmille et sans lequel il n'existerait pas, sans sesoucier de la qualite de cette personne, ni des egards que sa famillepouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un eloignementinvincible, et rien ne l'eut decide a lui faire le moindre accueil. Ilfaisait sa societe des etres les plus vulgaires et les plus disgraciesde la fortune et meme de la nature. Dans les jeux de son enfance, il nese plaisait qu'avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dontla stupidite ou les infirmites n'eussent inspire a tout autre quel'ennui et le degout. Il n'a pas perdu ce singulier penchant, et vous neserez pas longtemps ici sans en avoir la preuve."Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d'esprit, dememoire et d'aptitude pour les beaux-arts, son pere et sa bonne tanteWenceslawa, qui l'elevaient avec amour, n'avaient point sujet de rougirde lui dans le monde. On attribuait ses ingenuites a un peu desauvagerie, contractee dans les habitudes de la campagne; et lorsqu'iletait dispose a les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sousquelque pretexte, aux personnes qui auraient pu s'en offenser. Mais,malgre ses admirables qualites et ses heureuses dispositions, le comteet la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature independante etinsensible a beaucoup d'egards, se refuser de plus en plus aux lois dela bienseance et aux usages du monde.--Mais jusqu'ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cettederaison dont vous parlez.--C'est que vous etes vous-meme, a ce que je pense, repondit Amelie, unebelle ame tout a fait candide.... Mais peut-etre etes-vous fatiguee dem'entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir.--Nullement, chere baronne, je vous supplie de continuer, reponditConsuelo."Amelie reprit son recit en ces termes :XXVI."Vous dites, chere Nina, que vous ne voyez jusqu'ici aucune extravagancedans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner demeilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, a coup sur, lesmeilleurs chretiens et les ames les plus charitables qu'il y ait aumonde. Ils ont toujours repandu les aumones autour d'eux a pleinesmains, et il est impossible de mettre moins de faste et d'orgueil dansl'emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, moncousin trouvait leur maniere de vivre tout a fait contraire a l'espritevangelique. Il eut voulu qu'a l'exemple des premiers chretiens, ilsvendissent leurs biens, et se fissent mendiants, apres les avoirdistribues aux pauvres. S'il ne disait pas cela precisement, retenu parle respect et l'amour qu'il leur portait, il faisait bien voir que telleetait sa pensee, en plaignant avec amertume le sort des miserables quine font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans lebien-etre et l'oisivete. Quand il avait donne tout l'argent qu'on luipermettait de depenser, ce n'etait, selon lui, qu'une goutte d'eau dansla mer; et il demandait d'autres sommes plus considerables, qu'onn'osait trop lui refuser, et qui s'ecoulaient comme de l'eau entre sesmains. Il en a tant donne, que vous ne verrez pas un indigent dans lepays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvonspas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent enraison des concessions qu'on leur fait, et nos bons paysans, jadis sihumbles et si doux, levent beaucoup la tete, grace aux prodigalites etaux beaux discours de leur jeune maitre. Si nous n'avions la forceimperiale au-dessus de nous tous, pour nous proteger d'une part, tandisqu'elle nous opprime de l'autre, je crois que nos terres et nos chateauxeussent ete pilles et devastes vingt fois par les bandes de paysans desdistricts voisins que la guerre a affames, et que l'inepuisable pitied'Albert (celebre a trente lieues a la ronde) nous a mis sur le dos,surtout dans ces dernieres affaires de la succession de l'empereurCharles.""Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sagesremontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c'etait s'oter lemoyen de donner le lendemain:--Eh quoi, mon pere bien-aime, lui repondait-il, n'avons-nous pas, pournous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliersd'infortunes n'ont que le ciel inclement et froid sur leurs tetes?N'avons-nous pas chacun plus d'habits qu'il n'en faudrait pour vetir unede ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table,chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu'il n'enfaudrait pour rassasier et reconforter ces mendiants epuises de besoinet de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant quenous avons au dela du necessaire? Et le necessaire meme, nous est-ilpermis d'en user quand les autres ne l'ont pas? La loi du Christa-t-elle change?"Que pouvaient repondre a de si belles paroles le comte, et lachanoinesse, et le chapelain, qui avaient eleve ce jeune homme dans desprincipes de religion si fervents et si austeres? Aussi setrouvaient-ils bien embarrasses en le voyant prendre ainsi les choses aupied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactionsavec le siecle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, toutl'edifice des societes."C'etait bien autre chose quand il s'agissait de politique. Alberttrouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains afaire tuer des millions d'hommes, et a ruiner des contrees immenses,pour les caprices de leur orgueil et les interets de leur vanite. Sonintolerance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n'osaientplus le mener a Vienne, ni a Prague, ni dans aucune grande ville, ou sonfanatisme de vertu leur eut fait de mauvaises affaires. Ils n'etaientpas plus rassures a l'endroit de ses principes religieux; car il yavait, dans sa piete exaltee, tout ce qu'il faut pour faire un heretiquea pendre et a bruler. Il haissait les papes, ces apotres de Jesus-Christqui se liguent avec les rois contre le repos et la dignite des peuples.Il blamait le luxe des eveques et l'esprit mondain des abbes, etl'ambition de tous les hommes d'eglise. Il faisait au pauvre chapelaindes sermons renouveles de Luther et de Jean Huss; et cependant Albertpassait des heures entieres prosterne sur le pave des chapelles, plongedans des meditations et des extases dignes d'un saint. Il observait lesjeunes et les abstinences bien au dela des prescriptions de l'Eglise; ondit meme qu'il portait un cilice, et qu'il fallut toute l'autorite deson pere et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer a cesmacerations qui ne contribuaient pas peu a exalter sa pauvre tete."Quand ces bons et sages parents virent qu'il etait en chemin dedissiper tout son patrimoine en peu d'annees, et de se faire jeter enprison comme rebelle a la Sainte-Eglise et au Saint-Empire, ils prirentenfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, esperant qu'a forcede voir les hommes et leurs lois fondamentales, a peu pres les memesdans tout le monde civilise, il s'habituerait a vivre comme eux et aveceux. Ils le confierent donc a un gouverneur, fin jesuite, homme du mondeet homme d'esprit s'il en fut, qui comprit son role a demi-mot, et sechargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu'on n'osaitpas lui demander. Pour parler clair, il s'agissait de corrompre etd'emousser cette ame farouche, de la faconner au joug social, en luiinfusant goutte a goutte les poisons si doux et si necessaires del'ambition, de la vanite, de l'indifference religieuse, politique etmorale.--Ne froncez pas ainsi le sourcil en m'ecoutant, chere Porporina.Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui des sa jeunesse, aaccepte toutes ces choses, telles qu'on les lui a donnees, et qui a su,dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen,la tolerance et la religion, les devoirs du chretien et ceux du grandseigneur. Dans un monde et dans un siecle ou l'on trouve un homme commeAlbert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec lesiecle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux milleans dans le passe est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertitpersonne."Albert a voyage pendant huit ans. Il a vu l'Italie, la France,l'Angleterre, la Prusse, la Pologne, la Russie, les Turcs meme; il estrevenu par la Hongrie, l'Allemagne meridionale et la Baviere. Il s'estconduit sagement durant ces longues excursions, ne depensant point audela du revenu honorable que ses parents lui avaient assigne, leurecrivant des lettres fort douces et tres affectueuses, ou il ne parlaitjamais que des choses qui avaient frappe ses yeux, sans faire aucunereflexion approfondie sur quoi que ce fut, et sans donner a l'abbe, songouverneur, aucun sujet de plainte ou d'ingratitude."Revenu ici au commencement de l'annee derniere, apres les premiersembrassements, il se retira, dit-on, dans la chambre qu'avait habitee samere, y resta enferme pendant plusieurs heures, et en sortit fort pale,pour s'en aller promener seul sur la montagne."Pendant ce temps, l'abbe parla en confidence a la chanoinesseWenceslawa et au chapelain, qui avaient exige de lui une completesincerite sur l'etat physique et moral du jeune comte. Le comte Albert,leur dit-il, soit que l'effet du voyage l'ait subitement metamorphose,soit que, d'apres ce que vos seigneuries m'avaient raconte de sonenfance, je me fusse fait une fausse idee de lui, le comte Albert,dis-je, s'est montre a moi, des le premier jour de notre association,tel que vous le verrez aujourd'hui, doux, calme, longanime, patient, etd'une exquise politesse. Cette excellente maniere d'etre ne s'est pasdementie un seul instant, et je serais le plus injuste des hommes si jeformulais la moindre plainte contre lui. Rien de ce que je craignais deses folles depenses, de ses brusqueries, de ses declamations, de sonascetisme exalte, n'est arrive. Il ne m'a pas demande une seule fois aadministrer par lui-meme la petite fortune que vous m'aviez confiee, etn'a jamais exprime le moindre mecontentement. Il est vrai que j'aitoujours prevenu ses desirs, et que, lorsque je voyais un pauvres'approcher de sa voiture, je me hatais de le renvoyer satisfait avantqu'il eut tendu la main. Cette facon d'agir a completement reussi, et jepuis dire que le spectacle de la misere et des infirmites n'ayantpresque plus attriste les regards de sa seigneurie, elle ne m'a passemble une seule fois se rappeler ses anciennes preoccupations sur cepoint. Jamais je ne l'ai entendu gronder personne, ni blamer aucunusage, ni porter un jugement defavorable sur aucune institution. Cettedevotion ardente, dont vous redoutiez l'exces, a semble faire place aune regularite de conduite et de pratiques tout a fait convenables a unhomme du monde. Il a vu les plus brillantes cours de l'Europe, et lesplus nobles compagnies sans paraitre ni enivre ni scandalise d'aucunechose. Partout on a remarque sa belle figure, son noble maintien, sapolitesse sans emphase, et le bon gout qui presidait aux paroles qu'il asu dire toujours a propos. Ses moeurs sont demeurees aussi pures quecelles d'une jeune fille parfaitement elevee, sans qu'il ait montreaucune pruderie de mauvais ton. Il a vu les theatres, les musees et lesmonuments; il a parle sobrement et judicieusement sur les arts. Enfin,je ne concois en aucune facon l'inquietude qu'il avait donnee a vosseigneuries, n'ayant jamais vu, pour ma part, d'homme plus raisonnable.S'il y a quelque chose d'extraordinaire en lui, c'est precisement cettemesure, cette prudence, ce sang-froid, cette absence d'entrainements etde passions que je n'ai jamais rencontres dans un jeune homme aussiavantageusement pourvu par la nature, la naissance, et la fortune."Ceci n'etait, au reste, que la confirmation des frequentes lettres quel'abbe avait ecrites a la famille; mais on avait toujours craint quelqueexageration de sa part, et l'on n'etait vraiment tranquille que de cemoment ou il affirmait la guerison morale de mon cousin, sans crainted'etre dementi par la conduite qu'il tiendrait sous les yeux de sesparents. On accabla l'abbe de presents et de caresses, et l'on attenditavec impatience qu'Albert fut rentre de sa promenade. Elle duralongtemps, et, lorsqu'il vint enfin se mettre a table a l'heure dusouper, on fut frappe de la paleur et de la gravite de sa physionomie.Dans le premier moment d'effusion, ses traits avaient exprime unesatisfaction douce et profonde qu'on n'y retrouvait deja plus. On s'enetonna, et on en parla tout bas a l'abbe avec inquietude. Il regardaAlbert, et se retournant avec surprise vers ceux qui l'interrogeaientdans un coin de l'appartement:"--Je ne trouve rien d'extraordinaire dans la figure de monsieur lecomte, repondit-il; il a l'expression digne et paisible quo je lui aivue depuis huit ans que j'ai l'honneur de l'accompagner."Le comte Christian se paya de cette reponse."--Nous l'avons quitte encore pare des roses de l'adolescence, dit-il asa soeur, et souvent, helas! en proie a une sorte de fievre interieurequi faisait eclater sa voix et briller ses regards; nous le retrouvonsbruni par le soleil des contrees meridionales, un peu creuse par lafatigue peut-etre, et de plus entoure de la gravite qui convient a unhomme fait. Ne trouvez-vous pas, ma chere soeur, qu'il est mieux ainsi?"--Je lui trouve l'air bien triste sous cette gravite, repondit ma bonnetante, et je n'ai jamais vu un homme de vingt-huit ans aussi flegmatiqueet aussi peu discoureur. Il nous repond par monosyllabes."--Monsieur le comte a toujours ete fort sobre de paroles, reponditl'abbe."--Il n'etait point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait dessemaines de silence et de meditation, il avait des jours d'expansion etdes heures d'eloquence."--Je ne l'ai jamais vu se departir, reprit l'abbe, de la reserve quevotre seigneurie remarque en ce moment."--L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait deschoses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian a sa soeuralarmee; voila bien les femmes!"--Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant del'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci."--C'est le caractere constant de monsieur le comte, repondit l'abbe;c'est un homme concentre, qui ne fait part a personne de sesimpressions, et qui, si je dois dire toute ma pensee, ne s'impressionnede presque rien d'exterieur. C'est le fait des personnes froides,sensees, reflechies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant al'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette ame ennemie del'action et de toute initiative dangereuse.--Oh! je fais serment que ce n'est pas la son vrai caractere! s'ecria lachanoinesse.--Madame la chanoinesse reviendra des preventions qu'elle se formecontre un si rare avantage.--En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbe parlefort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance leresultat que nous avons tant desire? N'a-t-il pas detourne les malheursque nous redoutions? Albert s'annoncait comme un prodigue, unenthousiaste, un temeraire. Il nous revient tel qu'il doit etre pourmeriter l'estime, la confiance et la consideration de ses semblables.--Mais efface comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-etreraidi contre toutes choses, et dedaigneux de tout ce qui ne repond pas ases secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nousqui l'attendions avec tant d'impatience!--Monsieur le comte etait impatient lui-meme de revenir, reprit l'abbe;je le voyais, bien qu'il ne le manifestat pas ouvertement. Il est si peudemonstratif! La nature l'a fait recueilli.--La nature l'a fait demonstratif, au contraire, repliqua-t-ellevivement. Il etait quelquefois violent, et quelquefois tendre a l'exces.Il me fachait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'etaisdesarmee."--Avec moi, dit l'abbe, il n'a jamais eu rien a reparer."--Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle...."--Helas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui meconsterne et me serre le coeur?--C'est un visage noble et fier qui sied a un homme de son rang,repondit l'abbe."--C'est un visage de pierre! s'ecria la chanoinesse. Il me semble queje vois ma mere, non pas telle que je l'ai connue, sensible etbienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacee dansson cadre de bois de chene."--Je repete a votre seigneurie, dit l'abbe, que c'est l'expressionhabituelle du comte Albert depuis huit annees."--Helas! il y a donc huit mortelles annees qu'il n'a souri a personne!dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heuresque je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sabouche close et decoloree! Ah! j'ai envie de me precipiter vers lui etde le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant sonindifference, en le grondant meme comme autrefois, pour voir si, commeautrefois, il ne se jettera pas a mon cou en sanglotant."--Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chere soeur, dit le comteChristian en la forcant de se detourner d'Albert qu'elle regardaittoujours avec des yeux humides. N'ecoutez pas les faiblesses d'un coeurmaternel: nous avons bien assez eprouve qu'une sensibilite excessiveetait le fleau de la vie et de la raison de notre enfant. En ledistrayant, en eloignant de lui toute emotion vive, monsieur l'abbe,conformement a nos recommandations et a celles des medecins, est parvenua calmer cette ame agitee; ne detruisez pas son ouvrage par les capricesd'une tendresse puerile.""La chanoinesse se rendit a ces raisons, et tacha de s'habituer al'exterieur glace d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elledisait souvent a l'oreille de son frere: Vous direz ce que vous voudrez,Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pascomme un homme, mais comme un enfant malade."Le soir, au moment de se separer, on s'embrassa; Albert recutrespectueusement la benediction de son pere, et lorsque la chanoinessele pressa sur son coeur, il s'apercut qu'elle tremblait et que sa voixetait emue. Elle se mit a trembler aussi, et s'arracha brusquement deses bras, comme si une vive souffrance venait de s'eveiller en lui."--Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habituea ces emotions, et vous lui faites du mal."En meme temps, peu rassure, et fort emu lui-meme, il suivait des yeuxson fils, pour voir si dans ses manieres avec l'abbe, il surprendraitune preference exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua songouverneur avec une politesse tres-froide."--Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions etsatisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbe de ne pas vous quittercomme il en manifestait deja le projet, et en l'engageant a rester presde nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pasque le bonheur de nous retrouver en famille fut empoisonne pour vous parun regret, et j'espere que votre respectable ami nous aidera a vousdonner cette joie sans melange.""Albert ne repondit que par un profond salut, et en meme temps unsourire etrange effleura ses levres."--Helas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut eloigne, c'est donc la sonsourire a present."XXVII."Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient faitbeaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, etparticulierement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nomillustre et sa fortune encore considerable, Albert pouvait pretendre auxpremiers partis. Mais dans le cas ou un reste d'indolence et desauvagerie le rendrait inhabile a se produire et a se pousser dans lemonde, on lui tenait en reserve une jeune personne aussi bien nee quelui, puisqu'elle etait sa cousine germaine et qu'elle portait son nom,moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est aseize ans, quand on est fraiche et paree de ce qu'on appelle en Francela beaute du diable. Cette jeune personne, c'etait Amelie, baronne deRudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie."Celle-la, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme.Elevee au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour semarier. Elle ne peut guere aspirer a un meilleur parti; et quant auxbizarreries que pourrait encore presenter le caractere de son cousin,d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parente, quelques mois d'intimiteaupres de nous, effaceront certainement toute repugnance, etl'engageront, ne fut-ce que par esprit de famille, a tolerer en silencece qu'une etrangere ne supporterait peut-etre pas. On etait sur del'assentiment de mon pere, qui n'a jamais eu d'autre volonte que cellede son aine et de sa soeur Wenceslawa, et qui, a vrai dire, n'a jamaiseu une volonte en propre."Lorsque apres quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu laconstante melancolie et la reserve absolue qui semblaient etre lecaractere decide de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que ledernier rejeton de leur race n'etait destine a lui rendre aucun eclatpar sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucunrole brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie,ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il repondaitd'un air de resignation qu'il obeirait aux volontes de ses parents, maisqu'il n'avait pour lui-meme aucun besoin de luxe ou de gloire. Aprestout, ce naturel indolent n'etait que la repetition exageree de celui deson pere, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, etchez qui la modestie est une sorte d'abnegation. Ce qui donne a mononcle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentimentenergique, quoique depourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social.Albert semblait desormais comprendre les devoirs de la famille; mais lesdevoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pasl'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son pere et le mien avaientsuivi la carriere des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ilsavaient porte dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspirepar la majeste imperiale. C'etait le devoir de leur temps d'obeir et decroire aveuglement a des maitres. Ce temps-ci, plus eclaire, depouilleles souverains de l'aureole, et la jeunesse se permet de ne pas croire ala couronne plus qu'a la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimerdans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que sesdiscours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dedaigneux."Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne lecontrarions pas. Ne compromettons pas cette guerison assez triste quinous a rendu un homme eteint a la place d'un homme exaspere. Laissons-levivre paisiblement a sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux,comme l'ont ete plusieurs de ses ancetres, ou un chasseur passionnecontre notre frere Frederick, ou un seigneur juste et bienfaisant commenous nous efforcons de l'etre. Qu'il mene des a present la vietranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier desRudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pasqu'il soit le dernier de sa race, hatons-nous de le marier, afin que lesheritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'eclat de nosdestinees. Qui sait? peut-etre le genereux sang de ses aieux serepose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plusbouillant et plus fier dans les veines de ses descendants."Et il fut decide qu'on parlerait mariage a mon cousin Albert."On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peudispose a ce parti qu'a tous les autres, on lui en parla serieusement etvivement. Il objecta sa timidite, sa gaucherie aupres des femmes. "IIest certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un pretendant aussiserieux qu'Albert m'eut fait plus de peur que d'envie, et que je n'eussepas echange ma bosse contre sa conversation.""--II faut donc, lui dit mon oncle, revenir a notre pis-aller, et luifaire epouser Amelie. Il l'a connue enfant, il la considere comme sasoeur, il sera moins timide aupres d'elle; et comme elle est d'uncaractere enjoue et decide, elle corrigera, par sa bonne humeur,l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus."Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement,consentit a me voir et a me connaitre. Il fut convenu que je ne seraisavertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujourspossible de sa part. On ecrivit a mon pere; et des qu'on eut sonassentiment, on commenca les demarches pour obtenir du pape lesdispenses necessaires a cause de notre parente. En meme temps mon pereme retira du couvent, et un beau matin nous arrivames au chateau desGeants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatientede voir mon fiance; mon bon pere plein d'esperance, et s'imaginantm'avoir bien cache un projet qu'a son insu il m'avait, chemin faisant,revele a chaque mot."La premiere chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure etson air digne. Je vous avouerai, ma chere Nina, que mon coeur battitbien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours jefus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Sesmanieres serieuses ne me deplaisaient pas; il ne semblait pas contraintle moins du monde aupres de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notreenfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manqueraux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelquesorte, de conserver avec moi son ancienne familiarite. Ma gaiete lefaisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transporteede joie, m'attribuait l'honneur de cette guerison qu'elle croyait devoiretre radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceurqu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadee que bientot ilferait plus d'attention a ma petite mine eveillee et aux joliestoilettes que je prodiguais pour lui plaire."Mais j'eus bientot la mortification de voir qu'il se souciait fort peude l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonnetante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis quidessinait ma taille a ravir. Il pretendit que la robe etait d'un beaurouge. L'abbe, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fortmielleux au bord des levres, et qui voulait lui donner une lecon degalanterie, s'ecria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert nevit pas seulement la couleur de mon vetement. C'etait pour Albertl'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mesjoues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de repondre a l'abbe,d'un ton fort sec, qu'il etait aussi capable que lui de distinguer lescouleurs, et que ma robe etait rouge comme du sang."Je ne sais pourquoi cette brutalite et cette bizarrerie d'expression medonnerent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard quime fit peur. De ce jour-la, je commencai a le craindre plus qu'al'aimer. Bientot je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne lecrains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi,peu a peu, et vous me comprendrez."Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes a Tauss; laville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cettepromenade; Albert devait m'accompagner a cheval. J'etais prete, etj'attendais qu'il vint me presenter la main. Les voitures attendaientaussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambredisait avoir frappe a sa porte a l'heure accoutumee. On envoya denouveau savoir s'il se preparait. Albert avait la manie de s'habillertoujours lui-meme, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sachambre avant qu'il en fut sorti. On frappa en vain; il ne repondit pas.Son pere, inquiet de ce silence, monta a sa chambre, et ne put ni ouvrirla porte, qui etait barricadee en dedans, ni obtenir un mot. Oncommencait a s'effrayer, lorsque l'abbe dit d'un air fort tranquille quele comte Albert etait sujet a de longs acces de sommeil qui tenaient del'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, iletait agite et comme souffrant pendant plusieurs jours."--Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquietude."--Je ne le pense pas, repondit l'abbe. Je ne l'ai jamais entendu seplaindre de rien. Les medecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormaitainsi, ne lui ont trouve aucun symptome de fievre, et ont attribue cetaccablement a quelque exces de travail ou de reflexion. Ils ontgrandement conseille de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oublide toutes choses."--Et cela est frequent? demanda mon oncle."--J'ai observe ce phenomene cinq ou six fois seulement durant huitannees, repondit l'abbe; et, ne l'ayant jamais trouble par mesempressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites facheuses."--Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je a mon tour, fortimpatientee."--Plus ou moins, dit l'abbe, suivant la duree de l'insomnie qui precedeou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur lecomte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire.Il est extremement assidu au travail, et s'en cache avec une modestiebien rare."--Il est donc bien savant? repris-je."--Il est extremement savant."--Et il ne le montre jamais?"--Il en fait mystere, et ne s'en doute pas lui-meme."--A quoi cela lui sert-il, en ce cas?"--Le genie est comme la beaute, repondit ce jesuite courtisan en meregardant d'un air doucereux: ce sont des graces du ciel qui nesuggerent ni orgueil ni agitation a ceux qui les possedent.""Je compris la lecon, et n'en eus que plus de depit, comme vous pouvezcroire. On resolut d'attendre, pour sortir, le reveil de mon cousin;mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allaiquitter mon riche habit d'amazone, et je me mis a broder au metier, nonsans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points.J'etais outree de l'impertinence d'Albert, qui s'etait oublie sur seslivres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant,s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que jel'attendais. L'heure s'avancait, et force fut de renoncer au projet dela journee. Mon pere, bien confiant aux paroles de l'abbe, prit sonfusil, et alla tuer un lievre ou deux. Ma tante, moins rassuree, montales escaliers plus de vingt fois pour ecouter a la porte de son neveu,sans pouvoir entendre meme le bruit de sa respiration. La pauvre femmeetait desolee de mon mecontentement. Quant a mon oncle, il prit un livrede devotion pour se distraire de son inquietude, et se mit a lire dansun coin du salon avec une resignation qui me donnait envie de sauter parles fenetres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nousdire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbe nousrecommanda de ne paraitre ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser dequestions a monsieur le comte, et de tacher de le distraire s'ilmontrait quelque chagrin de sa mesaventure."--Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque?m'ecriai-je avec un peu d'emportement."Je vis la figure de mon oncle se decomposer a cette dure parole, etj'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faired'excuses a personne, et sans paraitre se douter le moins du monde denotre contrariete, je fus outree, et lui fis un accueil tres-sec. Il nes'en apercut seulement pas. Il paraissait plonge dans ses reflexions.Le soir, mon pere pensa qu'un peu de musique l'egaierait. Je n'avais pasencore chante devant Albert. Ma harpe n'etait arrivee que de la veille.Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer deconnaitre la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et queje ne manque pas de gout naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie depleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager.Enfin je cedai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je luieusse ecorche les oreilles, eut la grossierete de sortir au bout dequelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pasfondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordesde ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon pere s'etait endormi,mon oncle attendait pres de la porte que sa soeur vint lui dire quelquechose de son fils. L'abbe resta seul a me faire des compliments quim'irriterent encore plus que l'indifference des autres."--Il parait, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique."--Il l'aime beaucoup, au contraire, repondit-il; mais c'est selon ..."--C'est selon la maniere dont on chante? lui dis-je en l'interrompant."--C'est, reprit-il sans se deconcerter, selon la disposition de soname; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal.Vous l'aurez emu, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de nepouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que lesplus grands eloges.""Les adulations de ce jesuite avaient quelque chose de sournois et derailleur qui me le faisait detester. Mais j'en fus bientot delivree,comme vous allez l'apprendre tout a l'heure."XXVIII."Le lendemain, ma tante, qui ne parle guere lorsque son coeur n'est pasvivement emu, eut la malheureuse idee de s'engager dans une conversationavec l'abbe et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections defamille, qui l'absorbent presque entierement, il n'y a pour elle aumonde qu'une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille,elle ne manqua pas de s'y livrer en dissertant sur sa genealogie, et enprouvant a ces deux pretres que notre race etait la plus pure, la plusillustre, et la plus excellente de toutes les familles de l'Allemagne,du cote des femmes particulierement. L'abbe l'ecoutait avec patience etnotre chapelain avec reverence, lorsque Albert, qui ne paraissait pasl'ecouter du tout, l'interrompit avec un peu de vivacite:"--Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faitesquelques illusions sur la preeminence de notre famille. Il est vrai quela noblesse et les titres de nos ancetres remontent assez haut dans lepasse; mais une famille qui perd son nom, qui l'abjure en quelque sorte,pour prendre celui d'une femme de race et de religion etrangere, renonceau droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidele a la gloirede son pays."Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l'abbeavait paru ouvrir l'oreille, elle crut devoir y repondre."--Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu biensouvent d'illustres maisons se rendre, a bon droit, plus illustresencore, en joignant a leur nom celui d'une branche maternelle, afin dene pas priver leurs hoirs de l'honneur qui leur revenait d'etre issusd'une femme glorieusement apparentee."--Mais ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette regle, reprit Albertavec une tenacite a laquelle il n'etait point sujet. Je concoisl'alliance de deux noms illustres. Je trouve fort legitime qu'une femmetransmette a ses enfants son nom accole a celui de son epoux. Maisl'effacement complet de ce dernier nom me parait un outrage de la partde celle qui l'exige, une lachete de la part de celui qui s'y soumet."--Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesseavec un profond soupir, et vous appliquez la regle plus mal a propos quemoi. Monsieur l'abbe pourrait croire, en vous entendant, que quelquemale, dans notre ascendance, aurait ete capable d'une lachete; etpuisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais a peineinstruit, vous n'auriez pas du faire une pareille reflexion a propos desevenements politiques ... deja bien loin de nous, Dieu merci!"--Si ma reflexion vous inquiete, je vais rapporter le fait, afin delaver notre aieul Withold, dernier comte des Rudolstadt, de touteimputation injurieuse a sa memoire. Cela parait interesser ma cousine,ajouta-t-il en voyant que je l'ecoutais avec de grands yeux, toutetonnee que j'etais de le voir se lancer dans une discussion sicontraire a ses idees philosophiques et a ses habitudes de silence.Sachez donc, Amelie, que notre arriere-grand-pere Wratislaw n'avait pasplus de quatre ans lorsque sa mere Ulrique de Rudolstadt crut devoir luiinfliger la fletrissure de quitter son veritable nom, le nom de sesperes, qui etait Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moiportons aujourd'hui, vous sans en rougir, et moi sans m'en glorifier."--Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fortmal a l'aise, de rappeler des choses si eloignees du temps ou nousvivons."--II me semble, reprit Albert, que ma tante a remonte bien plus hautdans le passe en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je nesais pas pourquoi l'un de nous, venant par hasard a se rappeler qu'ilest Boheme, et non pas Saxon d'origine, qu'il s'appelle Podiebrad, etnon pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais gout en parlantd'evenements qui n'ont guere plus de cent vingt ans de date."--Je savais bien, observa l'abbe qui avait ecoute Albert avec uncertain interet, que votre illustre famille etait alliee, dans le passe,a la royaute nationale de George Podiebrad; mais j'ignorais qu'elle endescendit par une ligne assez directe pour en porter le nom."--C'est que ma tante, qui sait dessiner des arbres genealogiques, ajuge a propos d'abattre dans sa memoire l'arbre antique et venerabledont la souche nous a produits. Mais un arbre genealogique sur lequelnotre histoire glorieuse et sombre a ete tracee en caracteres de sang,est encore debout sur la montagne voisine.""Comme Albert s'animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage demon oncle paraissait s'assombrir, l'abbe essaya de detourner laconversation, bien que sa curiosite fut fort excitee. Mais la mienne neme permit pas de rester en si beau chemin."--Que voulez-vous dire, Albert? m'ecriai-je en me rapprochant de lui."--Je veux dire ce qu'une Podiebrad ne devrait pas ignorer, repondit-il.C'est que le vieux chene de la _pierre d'epouvante_, que vous voyez tousles jours de votre fenetre, Amelie, et sous lequel je vous engage a nejamais vous asseoir sans elever votre ame a Dieu, a porte, il y a troiscents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desseches qu'ila peine a produire aujourd'hui."--C'est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effare, etj'ignore qui a pu l'apprendre au comte Albert."--La tradition du pays, et peut-etre quelque chose de plus certainencore, repondit Albert. Car on a beau bruler les archives des familleset les documents de l'histoire, monsieur le chapelain; on a beau eleverles enfants dans l'ignorance de la vie anterieure; on a beau imposersilence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni lacrainte du despotisme, ni celle de l'enfer, ne peuvent etouffer lesmille voix du passe qui s'elevent de toutes parts. Non, non, ellesparlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d'un pretre leurimpose silence! Elles parlent a nos ames dans le sommeil, par la bouchedes spectres qui se levent pour nous avertir; elles parlent a nosoreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent meme du troncdes arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacres, pournous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos peres."--Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir tonesprit de ces pensees ameres et de ces souvenirs funestes?"--Ce sont vos genealogies, ma tante, c'est le voyage que vous venez defaire dans les siecles passes, qui ont reveille en moi le souvenir deces quinze moines pendus aux branches du chene, de la propre main d'unde mes aieux, a moi ... oh! le plus grand, le plus terrible, le plusperseverant, celui qu'on appelait le redoutable aveugle, l'invincibleJean Ziska du Calice!""Le nom sublime et abhorre du chef des Taborites, sectaires quirencherirent durant la guerre des Hussites sur l'energie, la bravoure,et les cruautes des autres religionnaires, tomba comme la foudre surl'abbe et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; matante recula sa chaise, qui touchait celle d'Albert."--Bonte divine! s'ecria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cetenfant? Ne l'ecoutez pas, monsieur l'abbe! Jamais, non, jamais, notrefamille n'a eu ni lien, ni rapport avec le reprouve dont il vient deprononcer le nom abominable."--Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec energie. Vous etes uneRudolstadt dans le fond de l'ame, bien que vous soyez dans le fait unePodiebrad. Mais, quant a moi, j'ai dans les veines un sang colore dequelques gouttes de plus de sang boheme, purifie de quelques gouttes demoins de sang etranger. Ma mere n'avait ni Saxons, ni Bavarois, niPrussiens, dans son arbre genealogique: elle etait de pure race slave;et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse alaquelle vous ne pouvez pretendre, moi, qui tiens a ma noblessepersonnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai,si vous l'avez oublie, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle epousaun seigneur de Prachalitz, et que ma mere, etant une Prachalitzelle-meme, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes,comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!"--Ceci est un reve, une erreur, Albert!..."--Non, ma chere tante; j'en appelle a monsieur le chapelain, qui est unhomme veridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains lesparchemins qui le prouvaient."--Moi? s'ecria le chapelain, pale comme la mort."--Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbe, reponditAlbert avec une amere ironie, puisque vous avez fait votre devoir depretre catholique et de sujet autrichien en les brulant le lendemain dela mort de ma mere!"--Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pourtemoin! reprit l'abbe, plus pale encore. Comte Albert, qui a pu vousreveler ...?"--Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus hautque celle du pretre!"--Quelle voix, Albert? demandai-je vivement interessee."--La voix qui parle dans le sommeil, repondit Albert."--Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian toutpensif et tout triste."--La voix du sang, mon pere! repondit Albert d'un ton qui nous fit toustressaillir."--Helas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont lesmemes reveries, les memes imaginations, qui tourmentaient sa pauvremere. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parle de tout cela devantnotre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que sonesprit en ait ete frappe de bonne heure."--Impossible, mon frere, repondit la chanoinesse: Albert n'avait pastrois ans lorsqu'il perdit sa mere."--Il faut plutot, dit le chapelain a voix basse, qu'il soit reste dansla maison quelques-uns de ces maudits ecrits heretiques, tout remplis demensonge et tissus d'impietes, qu'elle avait conserves par esprit defamille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice ason heure supreme."--Non, il n'en est pas reste, repondit Albert, qui n'avait pas perduune seule parole du chapelain, bien que celui-ci eut parle assez bas, etqu'Albert, qui se promenait avec agitation, fut en ce moment a l'autrebout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vousavez tout detruit, et que vous avez encore, au lendemain de _son_dernier jour, cherche et furete dans tous les coins de sa chambre."--Qui donc a ainsi aide ou egare votre memoire, Albert? demanda lecomte Christian d'un ton severe. Quel serviteur infidele ou imprudents'est donc avise de troubler votre jeune esprit par le recit, sans douteexagere, de ces evenements domestiques?"--Aucun, mon pere; je vous le jure sur ma religion et sur maconscience."--L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit lechapelain consterne."--Il serait plus vraisemblable et plus chretien de penser, observal'abbe, que le comte Albert est doue d'une memoire extraordinaire, etque des evenements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'agetendre sont restes graves dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rareintelligence me fait aisement croire que sa raison a du avoir undeveloppement fort precoce; et quant a sa faculte de garder le souvenirdes choses, j'ai reconnu qu'elle etait prodigieuse en effet."--- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en etes tout afait depourvu, repondit Albert sechement. Par exemple, vous ne vousrappelez pas ce que vous avez fait en l'annee 1619, apres que WitholdPodiebrad le protestant, le vaillant, le fidele (votre grand-pere, machere tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang lapierre d'epouvante? Vous avez oublie votre conduite en cettecirconstance, je le parierais, monsieur l'abbe?"--Je l'ai oubliee entierement, je l'avoue, repondit l'abbe avec unsourire railleur qui n'etait pas de trop bon gout dans un moment ou ildevenait evident pour nous tous qu'Albert divaguait completement."--Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se deconcerter.Vous allates bien vite conseiller a ceux des soldats imperiaux quiavaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que lesouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, etqui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maitre, ets'appretaient a les mettre en pieces. Puis, vous vintes trouver monaieule Ulrique, la veuve tremblante et consternee de Withold, et vouslui promites de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de luiconserver ses biens, ses titres, sa liberte, et la tete de ses enfants,si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services a prixd'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggera cet acte defaiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble epoux. Elleetait nee catholique, et n'avait abjure que par amour pour lui. Elle nesut point accepter la misere, la proscription, la persecution, pourconserver a ses enfants une foi que Withold venait de signer de sonsang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tousceux de ses ancetres _hussites, calixtins, taborites, orphelins, freresde l'union, et lutheriens_. (Tous ces noms, ma chere Porporina, sontceux des diverses sectes qui joignent l'heresie de Jean Huss a celle deLuther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dontnous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et ceda.Vous prites possession du chateau, vous en eloignates les bandesimperiales, vous fites respecter nos terres. Vous fites un immenseauto-da-fe de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante,pour son bonheur, n'a pu retablir l'arbre genealogique des Podiebrad, ets'est rejetee sur la pature moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix devos services, vous futes riche, tres-riche. Trois mois apres, il futpermis a Ulrique d'aller embrasser a Vienne les genoux de l'empereur,qui lui permit gracieusement de denationaliser ses enfants, de les faireelever par vous dans la religion romaine, et de les enroler ensuite sousles drapeaux contre lesquels leur pere et leurs aieux avaient sivaillamment combattu. Nous fumes incorpores mes fils et moi, dans lesrangs de la tyrannie autrichienne ..."--Tes fils et toi!... dit ma tante desesperee, voyant qu'il battait lacampagne."--Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, repondit tres-serieusementAlbert."--C'est le nom de mon pere et de mon oncle, dit le comte Christian.Albert, ou est ton esprit? Reviens a toi, mon fils. Plus d'un sieclenous separe de ces evenements douloureux accomplis par l'ordre de laProvidence.""Albert n'en voulut point demordre. Il se persuada et voulut nouspersuader qu'il etait le meme que Wratislaw, fils de Withold, et lepremier des Podiebrad qui eut porte le nom maternel de Rudolstadt. Ilnous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait garde dusupplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux aujesuite Dithmar (lequel, selon lui, n'etait autre que l'abbe, songouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avaiteprouvee pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les imperiaux et pourles catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et ilajouta mille choses incomprehensibles sur la vie eternelle etperpetuelle, sur la reapparition des hommes sur la terre, se fondant surcet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir enBoheme cent ans apres sa mort, et completer son oeuvre; prediction quis'etait accomplie, puisque, selon lui, Luther etait Jean Hussressuscite. Enfin ses discours furent un melange d'heresie, desuperstition, de metaphysique obscure, de delire poetique; et tout celafut debite avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs sidetailles, si precis, et si interessants, de ce qu'il pretendait avoirvu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans cellede Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenaitavoir ete ses propres apparitions dans la vie du passe, que nousrestames tous beants a l'ecouter, sans qu'aucun de nous eut la force del'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, quisouffraient horriblement de cette demence, impie selon eux, voulaient dumoins la connaitre a fond; car c'etait la premiere fois qu'elle semanifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pourtacher ensuite de la combattre. L'abbe s'efforcait de tourner la choseen plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert etait unesprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir a nousmystifier par son incroyable erudition."--II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsil'histoire de tous les siecles, chapitre par chapitre, avec assez dedetails et de precision pour faire accroire a des esprits un peu portesau merveilleux, qu'il a veritablement assiste aux scenes qu'il raconte.""La chanoinesse, qui, dans sa devotion ardente, n'est pas tres-eloigneede la superstition, et qui commencait a croire son neveu sur parole,prit tres-mal les insinuations de l'abbe, et lui conseilla de garder sesexplications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grandeffort pour amener Albert a retracter les erreurs dont il avait la teteremplie."--Prenez garde, ma tante; s'ecria Albert avec impatience, que je nevous dise qui vous etes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; maisquelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est aupresde moi."--Eh quoi, mon pauvre enfant, repondit-elle, cette aieule prudente etdevouee qui sut conserver a ses enfants la vie, et a ses descendantsl'independance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vouspensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, quepour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais,a ce prix, calmer votre esprit egare.""Albert la regarda quelques instants avec des yeux a la fois severes etattendris."--Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant ases pieds, vous etes un ange, et vous avez communie jadis dans la coupede bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix afrappe mon oreille aujourd'hui a plusieurs reprises."--Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforcant de l'egayer,et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livre aux bourreaux enl'annee 1619."--Vous, ma mere, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, nedites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaitredans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempe dans le sang deZiska, dans ma propre substance, qui s'etait egaree je ne sais comment.Amelie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix,Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre.""En disant cela, Albert sortit precipitamment, et nous restames tousconsternes de la triste decouverte qu'il venait enfin de nous fairefaire sur le derangement de son esprit."Il etait alors deux heures apres midi; nous avions dine paisiblement,Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir quecette demence fut l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante seleverent aussitot pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fortmalade. Mais, chose inconcevable! Albert avait deja disparu comme parenchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de samere, ou il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin duchateau; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les boisenvironnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de pres ni deloin. La trace de ses pas n'etait restee nulle part. La journee et lanuit s'ecoulerent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gensfurent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux."Toute la famille se mit en prieres. La journee du lendemain se passadans les memes anxietes, et la nuit suivante dans la meme consternation.Je ne puis vous dire quelle terreur j'eprouvai, moi qui n'avais jamaissouffert, jamais tremble de ma vie pour des evenements domestiques decette importance. Je crus tres-serieusement qu'Albert s'etait donne lamort ou s'etait enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et unefievre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieude l'effroi que m'inspirait un etre si fatal et si bizarre. Mon pereconservait la force d'aller a la chasse, s'imaginant que, dans sescourses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvretante, devoree de douleur, mais active et courageuse, me soignait, etcherchait a rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. Envoyant sa foi et sa soumission stoique aux volontes du ciel, jeregrettais de n'etre pas devote."L'abbe feignait un peu de chagrin, mais affectait de n'avoir aucuneinquietude. Il est vrai, disait-il, qu'Albert n'avait jamais disparuainsi de sa presence; mais il etait sujet a des besoins de solitude etde recueillement.Sa conclusion etait que le seul remede a ces singularites etait de nejamais les contrarier, et de ne pas paraitre les remarquer beaucoup. Lefait est que ce subalterne intrigant et profondement egoiste ne s'etaitsoucie que de gagner les larges appointements attaches a son rolesurveillant, et qu'il les avait fait durer le plus longtemps possible entrompant la famille sur le resultat de ses bons offices. Occupe de sesaffaires et de ses plaisirs, il avait abandonne Albert a ses penchantsextremes. Peut-etre l'avait-il vu souvent malade et souvent exalte. Ilavait sans doute laisse un libre cours a ses fantaisies. Ce qu'il y a decertain, c'est qu'il avait eu l'habilete de les cacher a tous ceux quieussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que recutmon oncle au sujet de son fils, il n'y eut jamais que des eloges de sonexterieur et des felicitations sur les avantages de sa personne. Albertn'a laisse nulle part la reputation d'un malade ou d'un insense. Quoiqu'il en soit, sa vie interieure durant ces huit ans d'absence estrestee pour nous un secret impenetrable. L'abbe, voyant, au bout detrois jours, qu'il ne reparaissait pas, et craignant que ses propresaffaires ne fussent gatees par cet incident, se mit en campagne,soi-disant pour le chercher a Prague, ou l'envie de chercher quelquelivre rare pouvait, selon lui, l'avoir pousse.""--II est, disait-il, comme les savants qui s'abiment dans leursrecherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leurinnocente passion.""La-dessus l'abbe partit, et ne revint pas.""Au bout de sept jours d'angoisses mortelles, et comme nous commencionsa desesperer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d'Albert,vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant sonchien qui l'avait suivi dans son mysterieux voyage. Ses vetementsn'etaient ni salis ni dechires; seulement la dorure en etait noircie,comme s'il fut sorti d'un lieu humide, ou comme s'il eut passe les nuitsa la belle etoile. Sa chaussure n'annoncait pas qu'il eut beaucoupmarche; mais sa barbe et ses cheveux temoignaient d'un long oubli dessoins de sa personne. Depuis ce jour-la, il a constamment refuse de seraser et de se poudrer comme les autres hommes; c'est pourquoi vous luiavez trouve l'aspect d'un revenant.""Ma tante s'elanca vers lui en faisant un grand cri.""--Qu'avez-vous donc, ma chere tante? dit-il en lui baisant la main. Ondirait que vous ne m'avez pas vu depuis un siecle!""--Mais, malheureux enfant! s'ecria-t-elle; il y a sept jours que tunous as quittes sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreusesnuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prionspour toi!""--Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. II faut quevous ayez voulu dire sept heures, ma chere tante; car je suis sorti cematin pour me promener, et je rentre a temps pour souper avec vous.Comment ai-je pu vous causer une pareille inquietude par une si courteabsence?""--Sans doute, dit-elle, craignant d'aggraver son mal en le luirevelant, la langue m'a tourne; j'ai voulu dire sept heures. Je me suisinquietee parce que tu n'as pas l'habitude de faire d'aussi longuespromenades, et puis j'avais fait cette nuit un mauvais reve: j'etaisfolle.""--Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains debaisers, vous m'aimez comme un petit enfant. Mon pere n'a pas partagevotre inquietude, j'espere?""--Nullement. Il t'attend pour souper. Tu dois avoir bien faim?"--Fort peu. J'ai tres-bien dine.""--Ou donc, et quand donc, Albert?""--Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n'etes pas encorerevenue a vous-meme, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vousavoir cause une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prevoir?""--Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander ou tu asmange, ou tu as dormi depuis que tu nous as quittes!""--Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?""--Tu ne te sens pas malade?"--Pas le moins du monde."--Point fatigue? Tu as sans, doute beaucoup marche! gravi lesmontagnes? cela est fort penible. Ou as-tu ete?""Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne putle dire.--Je vous avoue, repondit-il, que je n'en sais plus rien. J'ai ete fortpreoccupe. J'ai marche sans rien voir, comme je faisais dans monenfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous repondre quand vousm'interrogiez.--Et durant tes voyages, faisais-tu plus d'attention a ce que tu voyais?--Quelquefois, mais pas toujours. J'ai observe bien des choses; maisj'en ai oublie beaucoup d'autres, Dieu merci!--Et pourquoi _Dieu merci_?--Parce qu'il y a des choses affreuses a voir sur la face de ce monde!repondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-la ma tantene lui avait pas trouve."Elle vit qu'il ne fallait pas le faire causer davantage, et courutannoncer a mon oncle que son fils etait retrouve. Personne ne le savaitencore dans la maison, personne ne l'avait vu rentrer. Son retourn'avait pas laisse plus de traces que son depart."Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter lemalheur, n'en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perditconnaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figureplus alteree que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyagessemblait ne remarquer aucune emotion autour de lui, parut ce jour-latout renouvele et tout different de ce qu'on l'avait vu jusqu'alors. Ilfit mille caresses a son pere, s'inquieta de le voir si change, etvoulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda a la lui fairepressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses reponsesfurent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bienprouver l'ignorance complete ou il etait des sept jours de sadisparition."--Ce que vous me racontez ressemble a un reve, dit Consuelo, et me portea divaguer plutot qu'a dormir, ma chere baronne. Comment est-il possiblequ'un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien?--Ceci n'est rien aupres de ce que j'ai encore a vous raconter; etjusqu'a ce que vous ayez vu par vous-meme que, loin d'exagerer,j'attenue pour abreger, vous aurez, je le concois, de la peine a mecroire. Moi-meme qui vous rapporte ce dont j'ai ete temoin, je medemande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s'il se moque denous. Mais l'heure est avancee, et veritablement je crains d'abuser devotre complaisance.--C'est moi qui abuse de la votre, repondit Consuelo; vous devez etrefatiguee de parler. Remettons donc a demain soir, si vous le voulezbien, la suite de cette incroyable histoire.--A demain soit, dit la jeune baronne en l'embrassant.XXIX.L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consueloassez longtemps eveillee. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine degemissements, contribuait aussi a l'agiter de sentiments superstitieuxqu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fataliteincomprehensible, se disait-elle, qui pese sur certains etres? Qu'avaitfait a Dieu cette jeune fille qui me parlait tout a l'heure, avec tantd'abandon, de son naif amour-propre blesse et de ses beaux reves decus?Et qu'avais-je fait de mal moi-meme pour que mon seul amour fut sihorriblement froisse et brise dans mon coeur? Mais, helas! quelle fautea donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi laconscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur laProvidence a-t-elle concue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'ellel'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations?Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans unesuite de reves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elles'eveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu ou elleetait, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comteZustiniani et la Corilla passaient tour a tour devant ses yeux, luidisant des choses etranges et douloureuses, lui reprochant je ne saisquel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir del'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effacaient devant celle ducomte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire,son oeil fixe, et son vetement de deuil rehausse d'or, par moments semede larmes comme un drap mortuaire.Elle trouva, en s'eveillant tout a fait, Amelie deja paree avecelegance, fraiche et souriante a cote de son lit."Savez-vous, ma chere Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnantun baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'etrange? Jesuis destinee a vivre avec des etres extraordinaires; car certainementvous en etes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regardedormir, pour voir au grand jour si vous etes plus belle que moi. Je vousconfesse que cela me donne quelque souci, et que, malgre l'abjurationcomplete et empressee que j'ai faite de mon amour pour Albert, je seraisun peu piquee de le voir vous regarder avec interet. Que voulez-vous?c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y etais la seule femme.Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille a partir si vousm'effacez trop.--Vous aimez a railler, repondit Consuelo; ce n'est pas genereux devotre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des mechancetes,et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-etre ma laideur quiest tout a fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit etre.--Je vous dirai la verite, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jetesur vous ce matin, votre paleur, vos grands yeux a demi clos et plutotfixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donne un momentde triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai ete commeeffrayee de votre immobilite et de votre attitude vraiment royale. Votrebras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelquechose de dominateur et d'ecrasant dont je ne peux pas me rendre compte.Voila que je me prends a vous trouver horriblement belle, et cependantil y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personnevous etes. Vous m'attirez et vous m'intimidez: je suis toute honteusedes folies que je vous ai racontees de moi cette nuit. Vous ne m'avezencore rien dit de vous; et cependant vous savez a peu pres tous mesdefauts.--Si j'ai l'air d'une reine, ce dont je ne me serais guere doutee,repondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit etre l'air piteuxd'une reine detronee. Quant a ma beaute, elle m'a toujours parutres-contestable; et quant a l'opinion que j'ai de vous, chere baronneAmelie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonte.--Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l'etes-vous? Oui, vous avezun air de grandeur et de loyaute. Mais etes-vous expansive? Je ne lecrois pas.--Ce n'est pas a moi de l'etre la premiere, convenez-en. C'est a vous,protectrice et maitresse, de ma destinee en ce moment, de me faire lesavances.--Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vousparais ecervelee, vous ne me precherez pas trop, n'est-ce pas?--Je n'en ai le droit en aucune facon. Je suis votre maitresse demusique, et rien de plus. D'ailleurs une pauvre fille du peuple, commemoi, saura toujours se tenir a sa place.--Vous, une fille du peuple, fiere Porporina! Oh! vous mentez; cela estimpossible. Je vous croirais plutot un enfant mysterieux de quelquefamille de princes. Que faisait votre mere?--Elle chantait, comme moi.--Et votre pere?"Consuelo resta interdite. Elle n'avait pas prepare toutes ses reponsesaux questions familierement indiscretes de la petite baronne. La veriteest qu'elle n'avait jamais entendu parler de son pere, et qu'ellen'avait jamais songe a demander si elle en avait un."Allons! dit Amelie en eclatant de rire, c'est cela, j'en etais sure;votre pere est quelque grand d'Espagne, ou quelque doge de Venise."Ces facons de parler parurent legeres et blessantes a Consuelo."Ainsi, dit-elle avec un peu de mecontentement, un honnete ouvrier, ouun pauvre artiste, n'aurait pas eu le droit de transmettre a son enfantquelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants dupeuple soient grossiers et difformes!--Ce dernier mot est une epigramme pour ma tante Wenceslawa, repliqua labaronne riant plus fort. Allons, chere Nina, pardonnez-moi si je vousfache un peu, et laissez-moi batir dans ma cervelle un plus beau romansur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche vasonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutot que delaisser servir le dejeuner sans vous. Je vais vous aider a ouvrir voscaisses; donnez-moi les clefs. Je suis sure que vous apportez de Veniseles plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant desmodes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!"Consuelo, se hatant d'arranger ses cheveux, lui donna les clefs sansl'entendre, et Amelie s'empressa d'ouvrir une caisse qu'elle s'imaginaitremplie de chiffons; mais, a sa grande surprise, elle n'y trouva qu'unamas de vieille musique, de cahiers imprimes, effaces par un long usage,et de manuscrits en apparence indechiffrables."Ah! qu'est-ce que tout cela? s'ecria-t-elle en essuyant ses jolisdoigts bien vite. Vous avez la, ma chere enfant, une singulieregarde-robe!--Ce sont des tresors, traitez-les avec respect, ma chere baronne,repondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maitres, etj'aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porporaqui me les a confies."Amelie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier regle,de traites sur la musique, et d'autres livres sur la composition,l'harmonie et le contre-point."Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre ecrin.--Je n'en ai pas d'autre, repondit Consuelo, et j'espere que vousvoudrez bien vous en servir souvent.--A la bonne heure, je vois que vous etes une maitresse severe. Maispeut-on vous demander sans vous offenser, ma chere Nina, ou vous avezmis vos robes?--La-bas dans ce petit carton, repondit Consuelo en allant le chercher,et en montrant a la baronne une petite robe de soie noire qui y etaitsoigneusement et fraichement pliee.--Est-ce la tout? dit Amelie.--C'est la tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelquesjours d'ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille al'autre, pour changer.--Ah! ma chere enfant, vous etes donc en deuil?--Peut-etre, signora, repondit gravement Consuelo.--En ce cas, pardonnez-moi. J'aurais du comprendre a vos manieres quevous aviez quelque chagrin dans le coeur, et je vous aime autant ainsi.Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j'ai bien des sujetsde tristesse, et je pourrais deja porter le deuil de l'epoux qu'onm'avait destine. Ah! ma chere Nina, ne vous effarouchez pas de magaiete; c'est souvent un effort pour cacher des peines profondes."Elles s'embrasserent, et descendirent au salon ou on les attendait.Consuelo vit, des le premier coup d'oeil, que sa modeste robe noire, etson fichu blanc ferme jusqu'au menton par une epingle de jais, donnaientd'elle a la chanoinesse une opinion tres-favorable. Le vieux Christianfut un peu moins embarrasse et tout aussi affable envers elle que laveille. Le baron Frederick, qui, par courtoisie, s'etait abstenu d'allera la chasse ce jour-la, ne sut pas trouver un mot a lui dire, quoiqu'ileut prepare mille gracieusetes pour les soins qu'elle venait rendre a safille. Mais il s'assit a table a cote d'elle, et s'empressa de laservir, avec une importunite si naive et si minutieuse, qu'il n'eut pasle temps de satisfaire son propre appetit. Le chapelain lui demanda dansquel ordre le patriarche faisait la procession a Venise, et l'interrogeasur le luxe et les ornements des eglises. Il vit a ses reponses qu'elleles avait beaucoup frequentees; et quand il sut qu'elle avait appris achanter au service divin, il eut pour elle une grande consideration.Quant au comte Albert, Consuelo avait a peine ose lever les yeux surlui, precisement parce qu'il etait le seul qui lui inspirat un vifsentiment de curiosite. Elle ne savait pas quel accueil il lui avaitfait. Seulement elle l'avait regarde dans une glace en traversant lesalon, et l'avait vu habille avec une sorte de recherche, quoiquetoujours en noir. C'etait bien la tournure d'un grand seigneur; mais sabarbe et ses cheveux denoues, avec son teint sombre et jaunatre, luidonnaient la tete pensive et negligee d'un beau pecheur de l'Adriatique,sur les epaules d'un noble personnage.Cependant la sonorite de sa voix, qui flattait les oreilles musicales deConsuelo, enhardit peu a peu cette derniere a le regarder. Elle futsurprise de lui trouver l'air et les manieres d'un homme tres-sense. Ilparlait peu, mais judicieusement; et lorsqu'elle se leva de table, illui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pasfait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d'aisance et depolitesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main danscelle de ce heros fantastique des recits et des reves de la nuitprecedente; elle s'attendait a la trouver froide comme celle d'uncadavre. Mais elle etait douce et tiede comme la main d'un hommesoigneux et bien portant. A vrai dire, Consuelo ne put guere constaterce fait. Son emotion interieure lui donnait une sorte de vertige; et leregard d'Amelie, qui suivait tous ses mouvements, eut acheve de ladeconcerter, si elle ne se fut armee de toute la force dont elle sentaitavoir besoin pour conserver sa dignite vis-a-vis de cette malicieusejeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu'il lui fiten la conduisant aupres d'un siege; et pas un mot, pas un regard ne futechange entre eux."Savez-vous, perfide Porporina, dit Amelie a sa compagne en s'asseyanttout pres d'elle pour chuchoter librement a son oreille, que vous faitesmerveille sur mon cousin?--Je ne m'en apercois pas beaucoup jusqu'ici, repondit Consuelo.--C'est que vous ne daignez pas vous apercevoir de ses manieres avecmoi. Depuis un an, il ne m'a pas offert une seule fois la main pourpasser a table ou pour en sortir, et voila qu'il s'execute avec vous dela meilleure grace! Il est vrai qu'il est dans un de ses moments lesplus lucides. On dirait que vous lui avez apporte la raison et la sante.Mais ne vous fiez point aux apparences, Nina. Ce sera avec vous commeavec moi. Apres trois jours de cordialite, il ne se souviendra passeulement de votre existence.--Je vois, dit Consuelo, qu'il faut que je m'habitue a la plaisanterie.--N'est-il pas vrai, ma petite tante, dit a voix basse Amelie ens'adressant a la chanoinesse, qui etait venue s'asseoir aupres d'elle etde Consuelo, que mon cousin est tout a fait charmant pour la cherePorporina?--Ne vous moquez pas de lui, Amelie, repondit Wenceslawa avec douceur;mademoiselle s'apercevra assez tot de la cause de nos chagrins.--Je ne me moque pas, bonne tante. Albert est tout a fait bien ce matin,et je me rejouis de le voir comme je ne l'ai pas encore vu peut-etredepuis que je suis ici. S'il etait rase et poudre comme tout le monde,on pourrait croire aujourd'hui qu'il n'a jamais ete malade.--Cet air de calme et de sante me frappe en effet bien agreablement, ditla chanoinesse; mais je n'ose plus me flatter de voir durer un siheureux etat de choses.--Comme il a l'air noble et bon! dit Consuelo, voulant gagner le coeur dela chanoinesse par l'endroit le plus sensible.--Vous trouvez? dit Amelie. la transpercant de son regard espiegle etmoqueur.--Oui, je le trouve, repondit Consuelo avec fermete, et je vous l'ai dithier soir, signora; jamais visage humain ne m'a inspire plus de respect.--Ah! chere fille, dit la chanoinesse en quittant tout a coup son airguinde pour serrer avec emotion la main de Consuelo; les bons coeurs sedevinent! Je craignais que mon pauvre enfant ne vous fit peur; c'est unesi grande peine pour moi que de lire sur le visage des autresl'eloignement qu'inspirent toujours de pareilles souffrances! Mais vousavez de la sensibilite, je le vois, et vous avez compris tout de suitequ'il y a dans ce corps malade et fletri une ame sublime, bien digned'un meilleur sort.Consuelo fut touchee jusqu'aux larmes des paroles de l'excellentechanoinesse, et elle lui baisa la main avec effusion. Elle sentait dejaplus de confiance et de sympathie dans son coeur pour cette vieillebossue que pour la brillante et frivole Amelie.Elles furent interrompues par le baron Frederick, lequel, comptant surson courage plus que sur ses moyens, s'approchait avec l'intention dedemander une grace a la signora Porporina. Encore plus gauche aupres desdames que ne l'etait son frere aine (cette gaucherie etait, a ce qu'ilparait, une maladie de famille, qu'on ne devait pas s'etonner beaucoupde retrouver developpee jusqu'a la sauvagerie chez Albert), il balbutiaun discours et beaucoup d'excuses qu'Amelie se chargea de comprendre etde traduire a Consuelo."Mon pere vous demande, lui dit-elle, si vous vous sentez le courage devous remettre a la musique, apres un voyage aussi penible, et si ce neserait pas abuser de votre bonte que de vous prier d'entendre ma voix etde juger ma methode.--De tout mon coeur, repondit Consuelo en se levant avec vivacite et enallant ouvrir le clavecin.--Vous allez voir, lui dit tout bas Amelie en arrangeant son cahier surle pupitre, que ceci va mettre Albert en fuite malgre vos beaux yeux etles miens."En effet, Amelie avait a peine prelude pendant quelques minutes,qu'Albert se leva, et sortit sur la pointe du pied comme un homme qui seflatte d'etre inapercu."C'est beaucoup, dit Amelie en causant toujours a voix basse, tandisqu'elle jouait a contre-mesure, qu'il n'ait pas jete les portes avecfureur, comme cela lui arrive souvent quand je chante. Il est tout afait aimable, on peut meme dire galant aujourd'hui."Le chapelain, s'imaginant masquer la sortie d'Albert, se rapprocha duclavecin, et feignit d'ecouter avec attention. Le reste de la famillefit a distance un demi-cercle pour attendre respectueusement le jugementque Consuelo porterait sur son eleve.Amelie choisit bravement un air de l'_Achille in Scyro_ de Pergolese, etle chanta avec assurance d'un bout a l'autre, avec une voix fraiche etpercante, accompagnee d'un accent allemand si comique, que Consuelo,n'ayant jamais rien entendu de pareil, se tint a quatre pour ne passourire a chaque mot. Il ne lui fallut pas ecouter quatre mesures pourse convaincre que la jeune baronne n'avait aucune notion vraie, aucuneintelligence de la musique. Elle avait le timbre flexible, et pouvaitavoir recu de bonnes lecons; mais son caractere etait trop leger pourlui permettre d'etudier quoi que ce fut en conscience. Par la memeraison, elle ne doutait pas de ses forces, et sabrait avec un sang-froidgermanique les traits les plus audacieux et les plus difficiles. Elleles manquait tous sans se deconcerter, et croyait couvrir sesmaladresses en forcant l'intonation, et en frappant l'accompagnementavec vigueur, retablissant la mesure comme elle pouvait, en ajoutant destemps aux mesures qui suivaient celles ou elle en avait supprime, etchangeant le caractere de la musique a tel point que Consuelo eut eupeine a reconnaitre ce qu'elle entendait, si le cahier n'eut ete devantses yeux.Cependant le comte Christian, qui s'y connaissait bien, mais quisupposait a sa niece la timidite qu'il aurait eue a sa place, disait detemps en temps pour l'encourager: "Bien, Amelie, bien! belle musique, enverite, belle musique!"La chanoinesse, qui n'y entendait pas grand'chose, cherchait avecsollicitude dans les yeux de Consuelo a pressentir son opinion; et lebaron, qui n'aimait pas d'autre musique que celle des fanfares dechasse, s'imaginant que sa fille chantait trop bien pour qu'il put lacomprendre, attendait avec confiance l'expression du contentement de sonjuge. Le chapelain seul etait charme de ces gargouillades, qu'il n'avaitjamais entendues avant l'arrivee d'Amelie au chateau, et balancait sagrosse tete ave un sourire de beatitude.Consuelo vit bien que dire la verite crument serait porter laconsternation dans la famille. Elle se reserva d'eclairer son eleve enparticulier sur tout ce qu'elle avait a oublier avant d'apprendrequelque chose, donna des eloges a sa voix, la questionna sur ses etudes,approuva le choix des maitres qu'on lui avait fait etudier, et sedispensa ainsi de declarer qu'elle les avait etudies a contre-sens.On se separa fort satisfait d'une epreuve qui n'avait ete cruelle quepour Consuelo. Elle eut besoin d'aller s'enfermer dans sa chambre avecla musique qu'elle venait d'entendre profaner, et de la lire des yeux,en la chantant mentalement, pour effacer de son cerveau l'impressiondesagreable qu'elle venait de recevoir.XXXLorsqu'on se rassembla de nouveau vers le soir, Consuelo se sentant plusa l'aise avec toutes ces personnes qu'elle commencait a connaitre,repondit avec moins de reserve et de brievete aux questions que, de leurcote, elles s'enhardirent a lui adresser sur son pays, sur son art, etsur ses voyages. Elle evita soigneusement, ainsi qu'elle se l'etaitprescrit, de parler d'elle-meme, et raconta les choses au milieudesquelles elle avait vecu sans jamais faire mention du role qu'elle yavait joue. C'est en vain que la curieuse Amelie s'efforca de l'amenerdans la conversation a developper sa personnalite. Consuelo ne tomba pasdans ses pieges, et ne trahit pas un seul instant l'incognito qu'elles'etait promis de garder. Il serait difficile de dire precisementpourquoi ce mystere avait pour elle un charme particulier. Plusieursraisons l'y portaient. D'abord elle avait promis, jure au Porpora, de setenir si cachee et si effacee de toutes manieres qu'il fut impossible aAnzoleto de retrouver sa trace au cas ou il se mettrait a la poursuivre;precaution bien inutile, puisqu'a cette epoque Anzoleto, apres quelquesvelleites de ce genre, rapidement etouffees, n'etait plus occupe que deses debuts et de son succes a Venise.En second lieu, Consuelo, voulant se concilier l'affection et l'estimede la famille qui donnait un asile momentane a son isolement et a sadouleur, comprenait bien qu'on l'accepterait plus volontiers simplemusicienne, eleve du Porpora et maitresse de chant, que _prima donna_,femme de theatre et cantatrice celebre. Elle savait qu'une tellesituation avouee lui imposerait un role difficile au milieu de ces genssimples et pieux; et il est probable que, malgre les recommandations duPorpora, l'arrivee de Consuelo, la debutante, la merveille deSan-Samuel, les eut passablement effarouches. Mais ces deux puissantsmotifs n'eussent-ils pas existe, Consuelo aurait encore eprouve lebesoin de se taire et de ne laisser pressentir a personne l'eclat et lesmiseres de sa destinee. Tout se tenait dans sa vie, sa puissance et safaiblesse, sa gloire et son amour. Elle ne pouvait soulever le moindrecoin du voile sans montrer une des plaies de son ame; et ces plaiesetaient trop vives, trop profondes, pour qu'aucun secours humain put lessoulager. Elle n'eprouvait d'allegement au contraire que dans l'especede rempart qu'elle venait d'elever entre ses douloureux souvenirs et lecalme energique de sa nouvelle existence. Ce changement de pays,d'entourage, et de nom, la transportait tout a coup dans un milieuinconnu ou, en jouant un role different, elle aspirait a devenir unnouvel etre.Cette abjuration de toutes les vanites qui eussent console une autrefemme, fut le salut de cette ame courageuse. En renoncant a toute pitiecomme a toute gloire humaine, elle sentit une force celeste venir a sonsecours. Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, sedisait-elle; celui que j'ai goute longtemps et qui consistait toutentier a aimer les autres et a en etre aimee. Le jour ou j'ai chercheleur admiration, ils m'ont retire leur amour, et j'ai paye trop cher leshonneurs qu'ils ont mis a la place de leur bienveillance. Refaisons-nousdonc obscure et petite, afin de n'avoir ni envieux, ni ingrats, niennemis sur la terre. La moindre marque de sympathie est douce, et leplus grand temoignage d'admiration est mele d'amertume. S'il est descoeurs orgueilleux et forts a qui la louange suffit, et que le triompheconsole, le mien n'est pas de ce nombre, je l'ai trop cruellementeprouve. Helas! la gloire m'a ravi le coeur de mon amant; que l'humiliteme rende du moins quelques amis!Ce n'etait pas ainsi que l'entendait le Porpora. En eloignant Consuelode Venise, en la soustrayant aux dangers et aux dechirements de sapassion, il n'avait songe qu'a lui procurer quelques jours de reposavant de la rappeler sur la scene des ambitions, et de la lancer denouveau dans les orages de la vie d'artiste. Il ne connaissait pas bienson eleve. Il la croyait plus femme, c'est-a-dire, plus mobile qu'ellene l'etait. En songeant a elle dans ce moment-la, il ne se larepresentait pas calme, affectueuse, et occupee des autres, comme elleavait deja la force de l'etre. Il la croyait noyee dans les pleurs etdevoree de regrets. Mais il pensait qu'une grande reaction devaitbientot s'operer en elle, et qu'il la retrouverait guerie de son amour,ardente a reprendre l'exercice de sa force et les privileges de songenie.Ce sentiment interieur si pur et si religieux que Consuelo venait deconcevoir de son role dans la famille de Rudolstadt, repandit, des cepremier jour, une sainte serenite sur ses paroles, sur ses actions, etsur son visage. Qui l'eut vue naguere resplendissante d'amour et de joieau soleil de Venise, n'eut pas compris aisement comment elle pouvaitetre tout a coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fonddes sombres forets, avec son amour fletri dans le passe et ruine dansl'avenir. C'est que la bonte trouve la force, la ou l'orgueil nerencontrerait que le desespoir. Consuelo fut belle ce soir-la, d'unebeaute qui ne s'etait pas encore manifestee en elle. Ce n'etait plus nil'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-meme et quiattend son reveil, ni l'epanouissement d'une puissance qui prend l'essoravec surprise et ravissement. Ce n'etait donc plus ni la beaute voileeet incomprehensible de la _scolare zingarella_, ni la beaute splendideet saisissante de la cantatrice couronnee; c'etait le charme penetrantet suave de la femme pure et recueillie qui se connait elle-meme et segouverne par la saintete de sa propre impulsion.Ses vieux hotes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autrelumiere que celle de leur genereux instinct pour aspirer, si je puisainsi dire, le parfum mysterieux qu'exhalait dans leur atmosphereintellectuelle l'ame angelique de Consuelo. Ils eprouverent, en laregardant, un bien-etre moral dont ils ne se rendirent pas bien compte,mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albertlui-meme semblait jouir pour la premiere fois de ses facultes avecplenitude et liberte. Il etait prevenant et affectueux avec tout lemonde: il l'etait avec Consuelo dans la mesure convenable, et il luiparla a plusieurs reprises de maniere a prouver qu'il n'abdiquait pas,ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit eleve et le jugementlumineux que la nature lui avait donnes. Le baron ne s'endormit pas, lachanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, quiavait l'habitude de s'affaisser melancoliquement le soir dans sonfauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout ledos a la cheminee comme au centre de sa famille, et prenant part al'entretien aise et presque enjoue qui dura sans tomber jusqu'a neufheures du soir."Dieu semble avoir exauce enfin nos ardentes prieres, dit le chapelainau comte Christian et a la chanoinesse, restes les derniers au salon,apres le depart du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entreaujourd'hui dans sa trentieme annee, et ce jour solennel, dont l'attenteavait toujours si vivement frappe son imagination et la notre, s'estecoule avec un calme et un bonheur inconcevables.--Oui, rendons graces a Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est unsonge bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; maisje me suis persuade durant toute cette journee, et ce soirparticulierement, que mon fils etait gueri pour toujours.--Mon frere, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu'avous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmente parl'ennemi du genre humain. Moi je l'ai toujours cru aux prises avec deuxpuissances contraires qui se disputaient sa pauvre ame; car bien souventlorsqu'il semblait repeter les discours du mauvais ange, le ciel parlaitpar sa bouche un instant apres. Rappelez-vous maintenant tout ce qu'ildisait hier soir durant l'orage et ses dernieres paroles en nousquittant: "La paix du Seigneur est descendue sur cette "maison." Albertsentait s'accomplir en lui un miracle de la grace, et j'ai foi a saguerison comme a la promesse divine."Le chapelain etait trop timore pour accepter d'emblee une proposition sihardie. Il se tirait toujours d'embarras en disant: "Rapportons-nous-ena la sagesse eternelle; Dieu lit dans les choses cachees; l'esprit doits'abimer en Dieu;" et autres sentences plus consolantes que nouvelles.Le comte Christian etait partage entre le desir d'accepter l'ascetismeun peu tourne au merveilleux de sa bonne soeur, et le respect que luiimposait l'orthodoxie meticuleuse et prudente de son confesseur. Il crutdetourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant lemaintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l'aimaitdeja, rencherit sur ces eloges, et le chapelain donna sa sanction al'entrainement de coeur qu'ils eprouvaient pour elle. Il ne leur vintpas a l'esprit d'attribuer a la presence de Consuelo le miracle quivenait de s'accomplir dans leur interieur. Ils en recueillirent lebienfait sans en reconnaitre la source; c'est tout ce que Consuelo eutdemande a Dieu, si elle eut ete consultee.Amelie avait fait des remarques un peu plus precises. Il devenait bienevident pour elle que son cousin avait, dans l'occasion, assez d'empiresur lui-meme pour cacher le desordre de ses pensees aux personnes dontil se mefiait, comme a celles qu'il considerait particulierement. Devantcertains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient oude la sympathie ou de l'antipathie, il n'avait jamais trahi par aucunfait exterieur l'excentricite de son caractere. Aussi, lorsque Consuelolui exprima sa surprise de ce qu'elle lui avait entendu raconter laveille, Amelie, tourmentee d'un secret depit, s'efforca de lui rendrel'effroi que ses recits avaient deja provoque en elle pour le comteAlbert."Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, mefiez-vous de ce calme trompeur;c'est le temps d'arret qui separe toujours chez lui une crise recented'une crise prochaine. Vous l'avez vu aujourd'hui tel que je l'ai vu enarrivant ici au commencement de l'annee derniere. Helas! si vous etiezdestinee par la volonte d'autrui a devenir la femme d'un pareilvisionnaire, si, pour vaincre votre tacite resistance, on avaittacitement complote de vous tenir captive indefiniment dans cet affreuxchateau, avec un regime continu de surprises, de terreurs etd'agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pourtout spectacle, en attendant une guerison a laquelle on croit toujourset qui n'arrivera jamais, vous seriez comme moi bien desenchantee desbelles manieres d'Albert et des douces paroles de la famille.--Il n'est pas croyable, dit Consuelo, qu'on veuille forcer votrevolonte au point de vous unir malgre vous a un homme que vous n'aimezpoint. Vous me paraissez etre l'idole de vos parents.--On ne me forcera a rien: on sait bien que ce serait tenterl'impossible. Mais on oubliera qu'Albert n'est pas le seul mari quipuisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera a la folle esperancede me voir reprendre pour lui l'affection que j'avais eprouvee d'abord.Et puis mon pauvre pere, qui a la passion de la chasse, et qui a ici dequoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit chateau, et faittoujours valoir quelque pretexte pour retarder notre depart, vingt foisprojete et jamais arrete. Ah! si vous saviez, ma chere Nina, quelquesecret pour faire perir dans une nuit tout le gibier de la contree, vousme rendriez le plus grand service qu'ame humaine puisse me rendre.--Je ne puis malheureusement que m'efforcer de vous distraire en vousfaisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsquevous n'aurez pas envie, de dormir. Je tacherai d'etre pour vous uncalmant et un somnifere.--Vous me rappelez, dit Amelie, que j'ai le reste d'une histoire a vousraconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard:"Quelques jours apres la mysterieuse absence qu'il avait faite (toujourspersuade que cette semaine de disparition n'avait dure que sept heures),Albert commenca seulement a remarquer que l'abbe n'etait plus auchateau, et il demanda ou on l'avait envoye.""--Sa presence aupres de vous n'etant plus necessaire, lui repondit-on,il est retourne a ses affaires. Ne vous en etiez-vous pas encore apercu?"--Je m'en apercevais, repondit Albert: _quelque chose manquait a masouffrance_; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait etre."--Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse."--Beaucoup, repondit-il du ton d'un homme a qui l'on demande s'il abien dormi."--Et l'abbe vous etait donc bien desagreable? lui demanda le comteChristian."--Beaucoup, repondit Albert du meme ton."--Et pourquoi donc, mon fils, ne l'avez-vous pas dit plus tot? Commentavez-vous supporte pendant si longtemps la presence d'un homme qui vousetait antipathique, sans me faire part de votre deplaisir? Doutez-vous,mon cher enfant, que je n'eusse fait cesser au plus vite votresouffrance?"--C'etait un bien faible accessoire a ma douleur, repondit Albert avecune effrayante tranquillite; et vos bontes, dont je ne doute pas, monpere, n'eussent pu que la soulager legerement en me donnant un autresurveillant."--Dites un autre compagnon de voyage, mon fils. Vous vous servez d'uneexpression injurieuse pour ma tendresse."--C'est votre tendresse qui causait votre sollicitude, o mon pere! Vousne pouviez pas savoir le mal que vous me faisiez en m'eloignant de vouset de cette maison, ou ma place etait marquee par la Providence jusqu'aune epoque ou ses desseins sur moi doivent s'accomplir. Vous avez crutravailler a ma guerison et a mon repos; moi qui comprenais mieux quevous ce qui convient a nous deux, je savais bien que je devais vousseconder et vous obeir: J'ai connu mon devoir et je l'ai rempli."--Je sais votre vertu et votre affection pour nous, Albert; mais nesauriez-vous expliquer plus clairement votre pensee?"--Cela est bien facile, repondit Albert, et le moment de le faire estvenu."Il parlait avec tant de calme, que nous crumes toucher au momentfortune ou l'ame d'Albert allait cesser d'etre pour nous une enigmedouloureuse. Nous nous serrames autour de lui, l'encourageant par nosregards et nos caresses a s'epancher entierement pour la premiere foisde sa vie. Il parut decide a nous accorder enfin cette confiance, et ilparla ainsi."--Vous m'avez toujours pris, vous me prenez encore tous pour un maladeet pour un insense. Si je n'avais pour vous tous une veneration et unetendresse infinies, j'oserais peut-etre approfondir l'abime qui noussepare, et je vous montrerais que vous etes dans un monde d'erreur et deprejuges, tandis que le ciel m'a donne acces dans une sphere de lumiereet de verite. Mais vous ne pourriez pas me comprendre sans renoncer atout ce qui fait votre calme, votre religion et votre securite. Lorsque,emporte a mon insu par des acces d'enthousiasme, quelques parolesimprudentes m'echappent, je m'apercois bientot apres que je vous ai faitun mal affreux en voulant deraciner vos chimeres et secouer devant vosyeux affaiblis la flamme eclatante que je porte dans mes mains. Tous lesdetails, toutes les habitudes de votre vie, tous les fibres de votrecoeur, tous les ressorts de votre intelligence sont tellement lies,enlaces et rives au joug du mensonge, a la loi des tenebres, qu'ilsemble que je vous donne la mort en voulant vous donner la foi. Il y apourtant une voix qui me crie dans la veille et dans le sommeil, dans lecalme et dans l'orage, de vous eclairer et de vous convertir. Mais jesuis un homme trop aimant et trop faible pour l'entreprendre. Quand jevois vos yeux pleins de larmes, vos poitrines gonflees, vos frontsabattus, quand je sens que je porte en vous la tristesse et l'epouvante,je m'enfuis, je me cache pour resister au cri de ma conscience et al'ordre de ma destinee. Voila mon mal, voila mon tourment, voila macroix et mon supplice; me comprenez-vous maintenant?""Mon oncle, ma tante et le chapelain comprenaient jusqu'a un certainpoint qu'Albert s'etait fait une morale et une religion completementdifferentes des leurs; mais, timides comme des devots, ils craignaientd'aller trop avant, et n'osaient plus encourager sa franchise. Quant amoi, qui ne savais encore que vaguement les particularites de sonenfance et de sa premiere jeunesse, je ne comprenais pas du tout.D'ailleurs, a cette epoque, j'etais a peu pres au meme point que vous,Nina; je savais fort peu ce que c'etait que ce Hussitisme et ceLutherianisme dont j'ai entendu si souvent parler depuis, et dont lescontroverses debattues entre Albert et le chapelain m'ont accablee d'unsi lamentable ennui. J'attendais donc impatiemment une plus ampleexplication; mais elle ne vint pas."--Je vois, dit Albert, frappe du silence qui se faisait autour de lui,que vous ne voulez pas me comprendre, de peur de me comprendre trop.Qu'il en soit donc comme vous le voulez. Votre aveuglement a portedepuis longtemps l'arret dont je subis la rigueur. Eternellementmalheureux, eternellement seul, eternellement etranger parmi ceux quej'aime, je n'ai de refuge et de soutien que dans la consolation qui m'aete promise."--Quelle est donc cette consolation, mon fils? dit le comte Christianmortellement afflige; ne peut-elle venir de nous, et ne pouvons-nousjamais arriver a nous entendre?"--Jamais, mon pere. Aimons-nous, puisque cela seul nous est permis. Leciel m'est temoin que notre desaccord immense, irreparable, n'a jamaisaltere en moi l'amour que je vous porte.--Et cela ne suffit-il pas? dit la chanoinesse en lui prenant une main,tandis que son frere pressait l'autre main d'Albert dans les siennes; nepeux-tu oublier tes idees etranges, tes bizarres croyances, pour vivred'affection au milieu de nous?"Je vis d'affection, repondit Albert. C'est un bien qui se communique ets'echange delicieusement ou amerement, selon que la foi religieuse estcommune ou opposee. Nos coeurs communient ensemble, o ma tanteWenceslawa! mais nos intelligences se font la guerre, et c'est unegrande infortune pour nous tous! Je sais qu'elle ne cessera point avantplusieurs siecles, voila pourquoi j'attendrai dans celui-ci un bien quim'est promis, et qui me donnera la force d'esperer."--Quel est ce bien, Albert? ne peux-tu me le dire?"--Non, je ne puis le dire, parce que je l'ignore; mais il viendra. Mamere n'a point passe une semaine sans me l'annoncer dans mon sommeil, ettoutes les voix de la foret me l'ont repete chaque fois que je les aiinterrogees. Un ange voltige souvent, et me montre sa face pale etlumineuse au-dessus de la pierre d'epouvante; a cet endroit sinistre,sous l'ombrage de ce chene, ou, lorsque les hommes mes contemporainsm'appelaient Ziska, je fus transporte de la colere du Seigneur, etdevins pour la premiere fois l'instrument de ses vengeances; au pied decette roche ou, lorsque je m'appelais Wratislaw, je vis rouler d'un coupde sabre la tete mutilee et defiguree de mon pere Withold, redoutableexpiation qui m'apprit ce que c'est que la douleur et la pitie, jour deremuneration fatale, ou le sang lutherien lava le sang catholique, etqui fit de moi un homme faible et tendre, au lieu d'un homme defanatisme et de destruction que j'avais ete cent ans auparavant....--Bonte divine, s'ecria ma tante en se signant, voila sa folie qui lereprend!--Ne le contrariez point, ma soeur, dit le comte Christian en faisant ungrand effort sur lui-meme; laissez-le s'expliquer. Parle, mon fils,qu'est-ce que l'ange t'a dit sur la pierre d'epouvante?"--Il m'a dit que ma consolation etait proche, repondit Albert avec unvisage rayonnant d'enthousiasme, et qu'elle descendrait dans mon coeurlorsque j'aurais accompli ma vingt-neuvieme annee."Mon oncle laissa retomber sa tete sur son sein. Albert semblait faireallusion a sa mort en designant l'age ou sa mere etait morte, et ilparait qu'elle avait souvent predit, durant sa maladie, que ni elle nises fils n'atteindraient l'age de trente ans. Il parait que ma tanteWanda etait aussi un peu illuminee pour ne rien dire de plus; mais jen'ai jamais pu rien savoir de precis a cet egard. C'est un souvenir tropdouloureux pour mon oncle, et personne n'ose le reveiller autour de lui."Le chapelain tenta d'eloigner la funeste pensee que cette predictionfaisait naitre, en amenant Albert a s'expliquer sur le compte de l'abbe.C'etait par la que la conversation avait commence."Albert fit a son tour un effort pour lui repondre."--Je vous parle de choses divines et eternelles, reprit-il apres un peud'hesitation, et vous me rappelez les courts instants qui s'envolent,les soucis puerils et ephemeres dont le souvenir s'efface deja en moi."--Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian; il faut quenous te connaissions aujourd'hui."--Vous ne m'avez point connu, mon pere, repondit Albert, et vous ne meconnaitrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulezsavoir pourquoi j'ai voyage, pourquoi j'ai supporte ce gardien infideleet insouciant que vous aviez attache a mes pas comme un chien gourmandet paresseux au bras d'un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Jevous avais fait assez souffrir. Il fallait vous derober le spectacled'un fils rebelle a vos lecons et sourd a vos remontrances. Je savaisbien que je ne guerirais pas de ce que vous appeliez mon delire; mais ilfallait vous laisser le repos et l'esperance: j'ai consenti am'eloigner. Vous aviez exige de moi la promesse que je ne me separeraispoint, sans votre consentement, de ce guide que vous m'aviez donne, etque je me laisserais conduire par lui a travers le monde. J'ai voulutenir ma promesse; j'ai voulu aussi qu'il put entretenir votre esperanceet votre securite, en vous rendant compte de ma douceur et de mapatience. J'ai ete doux et patient. Je lui ai ferme mon coeur et mesoreilles; il a eu l'esprit de ne pas songer seulement a se les faireouvrir. Il m'a promene, habille et nourri comme un enfant. J'ai renoncea vivre comme je l'entendais; je me suis habitue a voir le malheur,l'injustice et la demence regner sur la terre. J'ai vu les hommes etleurs institutions; l'indignation a fait place dans mon coeur a lapitie, en reconnaissant que l'infortune des opprimes etait moindre quecelle des oppresseurs. Dans mon enfance, je n'aimais que les victimes:je me suis pris de charite pour les bourreaux, penitents deplorables quiportent dans cette generation la peine des crimes qu'ils ont commis dansdes existences anterieures, et que Dieu condamne a etre mechants,supplice mille fois plus cruel que celui d'etre leur proie innocente.Voila pourquoi je ne fais plus l'aumone que pour me soulagerpersonnellement du poids de la richesse, sans vous tourmenter de mespredications, connaissant aujourd'hui que le temps n'est pas venu d'etreheureux, puisque le temps d'etre bon est loin encore, pour parler lelangage des hommes."--Et maintenant que tu es delivre de ce surveillant, comme tul'appelles, maintenant que tu peux vivre tranquille, sans avoir sous lesyeux le spectacle de miseres que tu eteins une a une autour de toi, sansque personne contrarie ton genereux entrainement, ne peux-tu faire uneffort sur toi-meme pour chasser tes agitations interieures?"--Ne m'interrogez plus; mes chers parents, repondit Albert; je ne diraiplus rien aujourd'hui.""Il tint parole, et au dela; car il ne desserra plus les dents de touteune semaine.XXXI."L'histoire d'Albert sera terminee en peu de mots, ma chere Porporina,parce qu'a moins de vous repeter ce que vous avez deja entendu, je n'aipresque plus rien a vous apprendre. La conduite de mon cousin durant lesdix-huit mois que j'ai passes ici a ete une continuelle repetition desfantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son pretendusouvenir de ce qu'il avait ete et de ce qu'il avait vu dans les sieclespasses prit une apparence de realite effrayante, lorsque Albert vint amanifester une faculte particuliere et vraiment inouie dont vous avezpeut-etre entendu parler, mais a laquelle je ne croyais pas, avant d'enavoir eu les preuves qu'il en a donnees. Cette faculte s'appelle,dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possedent sontl'objet d'une grande veneration parmi les gens superstitieux. Quant amoi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous endonner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour nejamais etre la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fut-il acent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensee. Une tellefemme doit etre au moins une sainte, et le moyen de l'etre avec un hommequi semble voue au diable!"--Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, etj'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me fontdresser les cheveux sur la tete. En quoi consiste donc cette secondevue?--Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre.Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne nel'attende, il l'annonce et va a sa rencontre une heure d'avance. De memeil se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir deloin quelqu'un qui lui deplait."Un jour qu'il se promenait avec mon pere dans un sentier de lamontagne, il s'arreta tout a coup et fit un grand detour a travers lesrochers et les epines, pour ne point passer sur une certaine place quin'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas aubout de quelques instants, et Albert fit le meme manege. Mon pere, quil'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener aupied d'un sapin qui paraissait etre l'objet de cette repugnance.Non-seulement Albert evita d'en approcher, mais encore il affecta de nepoint marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin;et, tandis que mon pere passait et repassait dessus, il montra unmalaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon pere s'etant arretetout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappelaprecipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cettefantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prieres de toute la famille,qu'il declara que cet arbre etait la marque d'une sepulture, et qu'ungrand crime avait ete commis en ce lieu. Le chapelain pensa que siAlbert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cetendroit, il etait de son devoir de s'en informer, afin de donner lasepulture a des ossements abandonnes."--Prenez garde a ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur ettriste a la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme etl'enfant que vous trouverez la etaient hussites, et c'est l'ivrogneWenceslas qui les a fait egorger par ses soldats, une nuit qu'il secachait dans nos bois, et qu'il craignait d'etre observe et trahi pareux."On ne parla plus de cette circonstance a mon cousin. Mais mon oncle,qui voulait savoir si c'etait une inspiration ou un caprice de sa part,fit faire des fouilles durant la nuit a l'endroit que designa mon pere.On y trouva les squelettes d'un homme, d'une femme et d'un enfant.L'homme etait couvert d'un de ces enormes boucliers de bois queportaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables a cause ducalice qui est grave dessus, avec cette devise autour en latin: _O Mort,que ton souvenir est amer aux mechants! mais que tu laisses calme celuidont toutes les actions sont justes et dirigees en vue du trepas!_"[1][1 _O mors, quam est amara memoria tua hominibus injustis, viro quietacujus omnes res flunt ordinate et ad hoc_. C'est une sentence emprunteea la Bible (_Ecclesiastique_, ch. XLI;, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible,au lieu des mechants, il y a les riches; au lieu des justes, lesindigents.]"On porta ces ossements dans un endroit plus retire de la foret, etlorsque Albert repassa a plusieurs jours de la au pied du sapin, monpere remarqua qu'il n'eprouvait aucune repugnance a marcher sur cetteplace, qu'on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et ourien ne paraissait change. Il ne se souvenait pas meme de l'emotionqu'il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine a se larappeler lorsqu'on lui en parla."--II faut, dit-il a mon pere, que vous vous trompiez, et que j'aie ete_averti-dans un autre endroit. Je suis certain qu'ici il n'y a rien;car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps.""Ma tante etait bien portee a attribuer cette puissance divinatoire aune faveur speciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, sitourmente, et si malheureux, qu'on ne concoit guere pourquoi laProvidence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable,je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain,qui lui met toutes les hallucinations d'Albert sur le dos. Mon oncleChristian, qui est un homme plus sense et plus ferme dans sa religionque nous tous, trouve a beaucoup de ces choses-la des eclaircissementsfort vraisemblables. Il pense que malgre tous les soins qu'ont pris lesjesuites de bruler, pendant et apres la guerre de trente ans, tous lesheretiques de la Boheme, et en particulier ceux qui se trouvaient auchateau des Geants, malgre l'exploration minutieuse que notre chapelaina faite dans tous les coins apres la mort de ma tante Wanda, il doitetre reste, dans quelque cachette ignoree de tout le monde, desdocuments historiques du temps des hussites, et qu'Albert les aretrouves. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers auravivement frappe son imagination malade, et qu'il attribue naivement ades souvenirs merveilleux d'une existence anterieure sur la terrel'impression qu'il a recue de plusieurs details ignores aujourd'hui,mais consignes et rapportes avec exactitude dans ces manuscrits. Par las'expliquent naturellement tous les contes qu'il nous a faits, et sesdisparitions inexplicables durant des journees et des semaines entieres;car il est bon de vous dire que ce fait-la s'est renouvele plusieursfois, et qu'il est impossible de supposer qu'il se soit accompli hors duchateau. Toutes les fois qu'il a disparu ainsi, il est resteintrouvable, et nous sommes certains qu'aucun paysan ne lui a jamaisdonne asile ni nourriture. Nous savons deja qu'il a des acces delethargie qui le retiennent enferme dans sa chambre des journeesentieres. Quand on enfonce les portes, et qu'on s'agite autour de lui,il tombe en convulsions: Aussi s'en garde-t-on bien desormais. On lelaisse en proie a son extase. Il se passe dans son esprit a cesmoments-la des choses extraordinaires; mais aucun bruit, aucuneagitation exterieure ne les trahissent: ses discours seuls nous lesapprennent plus tard. Lorsqu'il en sort, il parait soulage et rendu a laraison; mais peu a peu l'agitation revient et va croissant jusqu'auretour de l'accablement. Il semble qu'il pressente la duree de cescrises; car, lorsqu'elles doivent etre longues, il s'en va au loin, ouse refugie dans cette cachette presumee, qui doit etre quelque grotte dela montagne ou quelque cave du chateau, connue de lui seul. Jusqu'ici onn'a pu le decouvrir. Cela est d'autant plus difficile qu'on ne peut lesurveiller, et qu'on le rend dangereusement malade quand on veut lesuivre, l'observer, ou seulement l'interroger. Aussi a-t-on pris leparti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, sieffrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habituesa les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu'ellesarrivent, ma tante souffre et mon oncle prie; mais personne ne bouge; etquant a moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie a cetegard-la. Le chagrin a amene l'ennui et le degout. J'aimerais mieuxmourir que d'epouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualites;mais quoiqu'il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de sestravers, puisqu'ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m'enirrite comme d'un fleau dans ma vie et dans celle de ma famille.--Cela me semble un peu injuste, chere baronne, dit Consuelo. Que vousrepugniez a devenir la femme du comte Albert, je le concois fort bien apresent; mais que votre interet se retire de lui, je ne le concois pas.--C'est que je ne puis m'oter de l'esprit qu'il y a quelque chose devolontaire dans la folie de ce pauvre homme. Il est certain qu'il abeaucoup de force dans le caractere, et que, dans mille occasions, il abeaucoup d'empire sur lui-meme. Il sait retarder a son gre l'invasion deses crises. Je l'ai vu les maitriser avec puissance quand on semblaitdispose a ne pas les prendre au serieux. Au contraire, quand il nousvoit disposes a la credulite et a la peur, il a l'air de vouloir fairede l'effet sur nous par ses extravagances, et il abuse de la faiblessequ'on a pour lui. Voila pourquoi je lui en veux, et demande souvent ason patron Belzebuth de venir le chercher une bonne fois pour nous endebarrasser.--Voila des plaisanteries bien cruelles, dit Consuelo, a propos d'unhomme si malheureux, et dont la maladie mentale me semble plus poetiqueet plus merveilleuse que repoussante.--A votre aise, chere Porporina! reprit Amelie. Admirez tant que vousvoudrez ces sorcelleries, si vous pouvez y croire. Mais je fais devantces choses-la comme notre chapelain, qui recommande son ame a Dieu ets'abstient de comprendre; je me refugie dans le sein de la raison, et jeme dispense d'expliquer ce qui doit avoir une interpretation tout a faitnaturelle, ignoree de nous jusqu'a present. La seule chose certaine danscette malheureuse destinee de mon cousin, c'est que sa raison, a lui, acompletement plie bagage, que l'imagination a deplie dans sa cervelledes ailes si larges que la boite se brise. Et puisqu'il faut parler net,et dire le mot que mon pauvre oncle Christian a ete force d'articuler enpleurant aux genoux de l'imperatrice Marie-Therese, laquelle ne se paiepas de demi-reponses et de demi-affirmations, en trois lettres, Albertde Rudolstadt est fou; aliene, si vous trouvez l'epithete plus decente."Consuelo ne repondit que par un profond soupir. Amelie lui semblait encet instant une personne haissable et un coeur de fer. Elle s'efforca del'excuser a ses propres yeux, en se representant tout ce qu'elle devaitavoir souffert depuis dix-huit mois d'une vie si triste et remplied'emotions si multipliees. Puis, en faisant un retour sur son propremalheur: Ah! que ne puis-je mettre les fautes d'Anzoleto sur le comptede la folie! pensa-t-elle. S'il fut tombe dans le delire au milieu desenivrements et des deceptions de son debut, je sens, moi, que je ne l'enaurais pas moins aime; et je ne demanderais qu'a le savoir infidele etingrat par demence, pour l'adorer comme auparavant et pour voler a sonsecours.Quelques jours se passerent sans qu'Albert donnat par ses manieres ouses discours la moindre confirmation aux affirmations de sa cousine surle derangement de son esprit. Mais, un beau jour, le chapelain l'ayantcontrarie sans le vouloir, il commenca a dire des chosestres-incoherentes; et comme s'il s'en fut apercu lui-meme, il sortitbrusquement du salon et courut s'enfermer dans sa chambre. On pensaitqu'il y resterait longtemps; mais, une heure apres, il rentra, pale etlanguissant, se traina de chaise en chaise, tourna autour de Consuelosans paraitre faire plus d'attention a elle que les autres jours, etfinit par se refugier dans l'embrasure profonde d'une fenetre, ou ilappuya sa tete sur ses mains et resta completement immobile.C'etait l'heure de la lecon de musique d'Amelie, et elle desirait laprendre; afin, disait-elle tout bas a Consuelo, de chasser cettesinistre figure qui lui otait toute sa gaiete et repandait dans l'airune odeur sepulcrale."Je crois, lui repondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dansvotre chambre; votre epinette suffira bien pour accompagner. S'il estvrai que le comte Albert n'aime pas la musique, pourquoi augmenter sessouffrances, et par suite celle de ses parents?"Amelie se rendit a la derniere consideration, et elles monterentensemble a leur appartement, dont elles laisserent la porte ouverteparce qu'elles y trouverent un peu de fumee. Amelie voulut faire a satete, comme a l'ordinaire, en chantant des cavatines a grand effet; maisConsuelo, qui commencait a se montrer severe, lui fit essayer des motifsfort simples et fort serieux extraits des chants religieux dePalestrina. La jeune baronne bailla, s'impatienta, et declara cettemusique barbare et soporifique."C'est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous enfaire entendre quelques phrases pour vous montrer qu'elle estadmirablement ecrite pour la voix, outre qu'elle est sublime de penseeset d'intentions.Elle s'assit a l'epinette, et commenca a se faire entendre. C'etait lapremiere fois qu'elle eveillait autour d'elle les echos du vieuxchateau; et la sonorite de ces hautes et froides murailles lui causa unplaisir auquel elle s'abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps,depuis le dernier soir qu'elle avait chante a San-Samuel et qu'elle s'yetait evanouie brisee de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir detant de souffrances et d'agitations, etait plus belle, plus prodigieuse,plus penetrante que jamais. Amelie en fut a la fois ravie et consternee.Elle comprenait enfin qu'elle ne savait rien; et peut-etre qu'elle nepourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pale et pensived'Albert se montra tout a coup en face des deux jeunes filles, au milieude la chambre, et resta immobile et singulierement attendrie jusqu'a lafin du morceau. C'est alors seulement que Consuelo l'apercut, et en futun peu effrayee. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elleses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s'ecria en espagnol sans lemoindre accent germanique:"O Consuelo, Consuelo! te voila donc enfin trouvee!--Consuelo? s'ecria la jeune fille interdite, en s'exprimant dans lameme langue. Pourquoi, seigneur, m'appelez-vous ainsi?--Je t'appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parcequ'une consolation a ete promise a ma vie desolee, et parce que tu es laconsolation que Dieu accorde enfin a mes jours solitaires et funestes.--Je ne croyais, pas, dit Amelie avec une fureur concentree, que lamusique put faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix deNina est faite pour accomplir des miracles, j'en conviens; mais je ferairemarquer a tous deux qu'il serait plus poli pour moi, et plusconvenable en general, de s'exprimer dans une langue que je puissecomprendre."Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancee. Ilrestait a genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissementindicibles, lui repetant toujours d'une voix attendrie:--Consuelo,Consuelo!"Mais comment donc vous appelle-t-il? dit Amelie avec un peud'emportement a sa compagne.--Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, repondit Consuelofort troublee; mais je crois que nous ferons bien d'en rester la, car lamusique parait l'emouvoir beaucoup aujourd'hui."Et elle se leva pour sortir."Consuelo, repeta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c'en estfait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre!"En parlant ainsi, il tomba evanoui a ses pieds; et les deux jeunesfilles, effrayees, appelerent les valets pour l'emporter et le secourir.XXXII.Le comte Albert fut depose doucement sur son lit; et tandis que les deuxdomestiques qui l'y avaient transporte cherchaient, l'un le chapelain,qui etait une maniere de medecin pour la famille, l'autre le comteChristian, qui avait donne l'ordre qu'on vint toujours l'avertir a lamoindre indisposition qu'eprouverait son fils, les deux jeunes filles,Amelie et Consuelo, s'etaient mises a la recherche de la chanoinesse.Mais avant qu'une seule de ces personnes se fut rendue aupres du malade,ce qui se fit pourtant avec le plus de celerite possible, Albert avaitdisparu. On trouva sa porte ouverte, son lit a peine foule par le reposd'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutume.On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes decirconstances, on ne le trouva nulle part; apres quoi la famille retombadans un des acces de morne resignation dont Amelie avait parle aConsuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'ons'etait habitue a ne plus exprimer, le retour, toujours espere ettoujours incertain, du fantasque jeune homme.Bien que Consuelo eut desire ne pas faire part aux parents d'Albert dela scene etrange qui s'etait passee dans la chambre d'Amelie, cettederniere ne manqua pas de tout raconter, et de decrire sous de vivescouleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avaitproduit sur son cousin."Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa lechapelain.--En ce cas, repondit Consuelo; je me garderai bien de me faireentendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nousaurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir al'oreille du comte Albert.--Ce sera une grande gene pour vous, ma chere demoiselle, dit lachanoinesse. Ah! il ne tient pas a moi que votre sejour ici ne soit plusagreable!--J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je nedesire pas d'autre satisfaction que d'y etre associee par votreconfiance et votre amitie.--Vous etes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant salongue main, seche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais ecoutez,ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse reellement du mal amon cher Albert. D'apres ce que raconte Amelie de la scene de ce matin,je vois au contraire qu'il a eprouve une joie trop vive; et peut-etre sasouffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte a son gre, devos admirables melodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est unelangue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoupd'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilitesurprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant delangages differents, il repond qu'il les savait avant d'etre ne, etqu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlee il y adouze cents ans, l'autre lorsqu'il etait aux croisades; que sais-je?helas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chere signora, vous entendrezd'etranges recits de ce qu'il appelle ses existences anterieures. Maistraduisez-moi dans notre allemand, que deja vous parlez tres-bien, lesens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nousici ne connait."Consuelo eprouva en cet instant un embarras dont elle-meme ne put serendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute laverite, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliee de continuer,de ne pas s'eloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup deconsolation."Consolation! s'ecria la perspicace Amelie. S'est-il servi de ce mot?Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de moncousin.--En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les levres, reponditWenceslawa, et qui a pour lui un sens prophetique; mais je ne vois rienen cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot.--Mais quel est donc celui qu'il vous a repete tant de fois, cherePorporina? reprit Amelie avec obstination. Il m'a semble qu'il vousdisait a plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble jen'ai pu retenir.--Je ne l'ai pas compris moi-meme, repondit Consuelo en faisant un grandeffort sur elle-meme pour mentir.--Ma chere Nina, lui dit Amelie a l'oreille, vous etes fine et prudente;quant a moi, qui ne suis pas tout a fait bornee, je crois tres-biencomprendre que vous etes la consolation mystique promise par la vision ala trentieme annee d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avezcompris encore mieux que moi: c'est une mission celeste dont je ne suispas jalouse.--Ecoutez, chere Porporina, dit la chanoinesse apres avoir reve quelquesinstants: nous avons toujours pense qu'Albert, lorsqu'il disparaissaitpour nous d'une facon qu'on pourrait appeler magique, etait cache nonloin de nous, dans la maison peut-etre, grace a quelque retraite dontlui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vousvous mettiez a chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait anous.--Si je le croyais!... dit Consuelo prete a obeir.--Mais si Albert est pres de nous et que l'effet de la musique augmenteson delire! remarqua la jalouse Amelie.--Eh bien, dit le comte Christian, c'est une epreuve qu'il faut tenter.J'ai oui dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiperpar ses chants la noire melancolie du roi d'Espagne, comme le jeuneDavid avait celui d'apaiser les fureurs de Sauel, au son de sa harpe.Essayez, genereuse Porporina; une ame aussi pure que la votre doitexercer une salutaire influence autour d'elle."Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnolen l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mere lui avait apprisdans son enfance, et qui commencait par ces mots: _Consuelo de mi alma_,"Consolation de mon ame," etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec unaccent de piete si naive, que les hotes du vieux manoir oublierentpresque le sujet de leur preoccupation, pour se livrer au sentiment del'esperance et de la foi. Un profond silence regnait au dedans et audehors du chateau; on avait ouvert les portes et les fenetres, afin quela voix de Consuelo put s'etendre aussi loin que possible, et la luneeclairait d'un reflet verdatre l'embrasure des vastes croisees. Toutetait calme, et une sorte de serenite religieuse succedait aux angoissesde l'ame, lorsqu'un profond soupir exhale comme d'une poitrine humainevint repondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir futsi distinct et si long, que toutes les personnes presentes s'enapercurent meme le baron Frederick, qui s'eveilla a demi, et tourna latete comme si quelqu'un l'eut appele. Tous palirent, et se regarderentcomme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amelie ne put retenirun cri, et Consuelo, a qui ce soupir sembla partir tout a cote d'elle,quoiqu'elle fut isolee au clavecin du reste de la famille, eprouva unetelle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot."Bonte divine! dit la chanoinesse terrifiee; avez-vous entendu ce soupirqui semble partir des entrailles de la terre?--Dites plutot, ma tante, s'ecria Amelie, qu'il a passe sur nos tetescomme un souffle de la nuit.--Quelque chouette attiree par la bougie aura traverse l'appartementtandis que nous etions absorbes par la musique, et nous avons entendu lebruit leger de ses ailes au moment ou elle s'envolait par la fenetre."Telle fut l'opinion emise par le chapelain, dont les dents claquaientpourtant de peur.--C'est peut-etre le chien d'Albert, dit le comte Christian.--Cynabre n'est point ici, repondit Amelie. La ou est Albert, Cynabre yest toujours avec lui. Quelqu'un a soupire ici etrangement. Si j'osaisaller jusqu'a la fenetre, je verrais si quelqu'un a ecoute du jardin;mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force.--Pour une personne aussi degagee des prejuges, lui dit tout basConsuelo en s'efforcant de sourire, pour une petite philosophefrancaise, vous n'etes pas brave, ma chere baronne; moi, je vais essayerde l'etre davantage.--N'y allez pas, ma chere, repondit tout haut Amelie, et ne faites pasla vaillante; car vous etes pale comme la mort, et vous allez voustrouver mal.--Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chere Amelie? dit lecomte Christian en se dirigeant vers la fenetre d'un pas grave etferme."Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenetre avec calme,en disant:"Il semble que les maux reels ne soient pas assez cuisants pourl'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutentles creations de leur cerveau trop ingenieux a souffrir. Ce soupir n'acertainement rien de mysterieux. Un de nous, attendri par la belle voixet l'immense talent de la signora, aura exhale, a son propre insu, cettesorte d'exclamation du fond de son ame. C'est peut-etre moi-meme, etpourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous nereussissez point a guerir Albert, du moins vous saurez verser un baumeceleste sur des blessures aussi profondes que les siennes."La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu desadversites domestiques qui l'accablaient, etait elle-meme un baumeceleste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentee de se mettrea genoux devant lui, et de lui demander sa benediction, comme elle avaitrecu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jourde sa vie, qui avait commence la serie de ses jours malheureux etsolitaires.XXXIII.Plusieurs jours s'ecoulerent sans qu'on eut aucune nouvelle du comteAlbert; et Consuelo, a qui cette situation semblait mortellementsinistre, s'etonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poidsd'une si affreuse incertitude, sans temoigner ni desespoir niimpatience. L'habitude des plus cruelles anxietes donne une sorted'apathie apparente ou d'endurcissement reel, qui blessent et irritentpresque les ames dont la sensibilite n'est pas encore emoussee par delongs malheurs. Consuelo, en proie a une sorte de cauchemar, au milieude ces impressions lugubres et de ces evenements inexplicables,s'etonnait de voir l'ordre de la maison a peine trouble, la chanoinessetoujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent a la chasse, lechapelain toujours aussi regulier dans ses memes pratiques de devotion,et Amelie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacite enjouee decette derniere etait ce qui la scandalisait particulierement. Elle neconcevait pas qu'elle put rire et folatrer, lorsqu'elle-meme pouvait apeine lire et travailler a l'aiguille.La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour lachapelle du chateau. C'etait un chef-d'oeuvre de patience, de finesse etde proprete. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'ellerevenait s'asseoir devant son metier, ne fut-ce que pour y ajouter,quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dansles granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voiravec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et commecette chetive creature trottait d'un pas toujours egal, toujours digneet compasse, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petitempire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surfaceetroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait etrangeaussi a Consuelo, c'etait le respect et l'admiration qui s'attachaientdans la famille et dans le pays a cet emploi de servante infatigable,que la vieille dame semblait avoir embrasse avec tant d'amour et dejalousie. A la voir regler parcimonieusement les plus chetives affaires,on l'eut crue cupide et mefiante. Et pourtant elle etait pleine degrandeur et de generosite dans le fond de son ame et dans les occasionsdecisives. Mais ces nobles qualites, surtout cette tendresse toutematernelle, qui la rendaient si sympathique et si venerable aux yeux deConsuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'heroine de lafamille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes cespuerilites du menage gouvernees solennellement, pour etre appreciee cequ'elle etait (malgre tout cela), une femme d'un grand sens et d'ungrand caractere. Il ne se passait pas un jour sans que le comteChristian, le baron ou le chapelain, ne repetassent chaque fois qu'elletournait les talons:"Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit resident dans lachanoinesse!"Amelie elle-meme, ne discernant pas la veritable elevation de la vied'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toutela sienne, n'osait pas denigrer sa tante sous ce point de vue, le seulqui, pour Consuelo, fit une ombre a cette vive lumiere dont rayonnaitl'ame pure et aimante de la bossue Wenceslawa.Pour la _Zingarella_, nee sur les grands chemins, et perdue dans lemonde, sans autre maitre et sans autre protecteur que son propre genie,tant de soucis, d'activite et de contention d'esprit, a propos d'aussimiserables resultats que la conservation et l'entretien de certainsobjets et de certaines denrees, paraissait un emploi monstrueux del'intelligence. Elle qui ne possedait rien, et ne desirait rien desrichesses de la terre, elle souffrait de voir une belle ame s'atrophiervolontairement dans l'occupation de posseder du ble, du vin, du bois, duchanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eut offert tous ces biensconvoites par la plupart des hommes, elle eut demande, a la place, uneminute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amouret sa liberte sur les lagunes de Venise; souvenir amer et precieux quise peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, a mesurequ'elle s'eloignait de ce riant horizon pour penetrer dans la sphereglacee de ce qu'on appelle la vie positive.Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, a la nuittombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau declefs, et marcher elle-meme dans tous les batiments et dans toutes lescours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pourvisiter les moindres recoins ou des malfaiteurs eussent pu se glisser,comme si personne n'eut du dormir en surete derriere ces mursformidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derriere une eclusevoisine ne se fut elancee en mugissant dans les fosses du chateau,tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts.Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur lebord d'un chemin, avec un pan du manteau troue de sa mere pour toutabri! Elle avait tant de fois salue l'aurore sur les dalles blanches deVenise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte poursa pudeur, la seule richesse qu'elle eut a coeur de conserver! Helas! sedisait-elle, que ces gens-ci sont a plaindre d'avoir tant de choses agarder! La securite est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, aforce de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'enjouir. Elle soupirait donc deja comme Amelie dans cette noire prison,dans ce morne chateau des Geants, ou le soleil lui-meme semblaitcraindre de penetrer. Mais au lieu que la jeune baronne revait de fetes,de parures et d'hommages, Consuelo revait d'un sillon, d'un buisson oud'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, etl'immensite des cieux etoiles pour tout spectacle.Forcee par le froid du climat et par la cloture du chateau a changerl'habitude venitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de lanuit et de se lever tard le matin, apres bien des heures d'insomnie,d'agitation et de reves lugubres, elle reussit enfin a se plier a la loisauvage de la claustration; et elle s'en dedommagea en hasardant seulequelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvraitles portes et on baissait les ponts aux premieres clartes du jour; ettandis qu'Amelie, occupee une partie de la nuit a lire des romans encachette, dormait jusqu'a l'appel de la cloche du dejeuner, la Porporinaallait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la foret.Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pourn'eveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrablesescaliers et dans les interminables corridors du chateau, qu'elle avaitencore de la peine a comprendre. Egaree dans ce labyrinthe de galerieset de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle neconnaissait pas, et crut trouver par la une sortie sur les jardins. Maiselle n'arriva qu'a l'entree d'une petite chapelle d'un beau styleancien, a peine eclairee en haut par une rosace dans la voute, quijetait une lueur blafarde sur le milieu du pave, et laissait le fonddans un vague mysterieux. Le soleil etait encore sous l'horizon, lamatinee grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle etait dans lachapelle du chateau, ou deja elle avait entendu la messe un dimanche.Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de latraverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la priere, ets'agenouilla sur la premiere dalle. Cependant, comme il arrive souventaux artistes de se laisser preoccuper par les objets exterieurs en depitde leurs tentatives pour remonter dans la sphere des idees abstraites,sa priere ne put l'absorber assez pour l'empecher de jeter un coupd'oeil curieux autour d'elle; et bientot elle s'apercut qu'elle n'etaitpas dans la chapelle, mais dans un lieu ou elle n'avait pas encorepenetre. Ce n'etait ni le meme vaisseau ni les memes ornements. Quoiquecette chapelle inconnue fut assez petite, on distinguait encore mal lesobjets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchatre,agenouillee vis-a-vis de l'autel, dans l'attitude froide et severe qu'ondonnait jadis a toutes celles dont on decorait les tombeaux. Elle pensaqu'elle se trouvait dans un lieu reserve aux sepultures de quelquesaieux d'elite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis sonsejour en Boheme, elle abregea sa priere et se leva pour sortir.Mais au moment ou elle jetait un dernier regard timide sur cette figureagenouillee a dix pas d'elle, elle vit distinctement la statuedisjoindre ses deux mains de pierre allongees l'une contre l'autre, etfaire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir.Consuelo faillit tomber a la renverse, et cependant elle ne put detacherses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans lacroyance que c'etait une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pasentendre le cri d'effroi que Consuelo laissa echapper, et qu'elle remitses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraitreavoir le moindre rapport avec le monde exterieur.XXXIV.Si l'ingenieuse et feconde Anne Radcliffe se fut trouvee a la place ducandide et maladroit narrateur de cette tres veridique histoire, ellen'eut pas laisse echapper une si bonne occasion de vous promener, madamela lectrice, a travers les corridors, les trappes, les escaliers enspirale, les tenebres et les souterrains, pendant une demi-douzaine debeaux et attachants volumes, pour vous reveler, seulement au septieme,tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort quenous avons charge de divertir ne prendrait peut-etre pas aussi bien, autemps ou nous sommes, l'innocent stratageme du romancier. D'ailleurs,comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous luidirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos enigmes.Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons queConsuelo, apres deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statueanimee qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian quirecitait mentalement ses prieres du matin dans son oratoire; et dans cesoupir de componction qui venait de lui echapper a son insu, comme ilarrive souvent aux vieillards, le meme soupir diabolique qu'elle avaitcru entendre a son oreille un soir, apres avoir chante l'hymne deNotre-Dame-de-Consolation.Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchainee a sa place parle respect, et par la crainte de troubler une si fervente priere. Rienn'etait plus solennel et plus touchant a voir que ce vieillard prosternesur la pierre, offrant son coeur a Dieu au lever de l'aube, et plongedans une sorte de ravissement celeste qui semblait fermer ses sens atoute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucuneemotion douloureuse. Un vent frais, penetrant par la porte que Consueloavait laissee entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronnede cheveux argentes; et son vaste front, depouille jusqu'au sommet ducrane, avait le luisant jaunatre des vieux marbres. Revetu d'une robe dechambre de laine blanche a l'ancienne mode, qui ressemblait un peu a unfroc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plisraides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quandil eut repris son immobilite, Consuelo fut encore obligee de le regardera deux fois pour ne pas retomber dans sa premiere illusion.Apres qu'elle l'eut considere attentivement, en se placant un peu decote pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgre elle, tout aumilieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre depriere que ce vieillard adressait a Dieu etait bien efficace pour laguerison de son malheureux fils, et si une ame aussi passivement soumiseaux arrets du dogme et aux rudes decrets de la destinee avait jamaispossede la chaleur, l'intelligence et le zele qu'Albert aurait eu besoinde trouver dans l'ame de son pere. Albert aussi avait une ame mystique:lui aussi avait eu une vie devote et contemplative, mais, d'apres toutce qu'Amelie avait raconte a Consuelo, d'apres ce qu'elle avait vu deses propres yeux depuis quelques jours passes dans le chateau, Albertn'avait jamais rencontre le conseil, le guide et l'ami qui eut pudiriger son imagination, apaiser la vehemence de ses sentiments, etattendrir la rudesse brulante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avaitdu se sentir isole, et se regarder comme etranger au milieu de cettefamille obstinee a le contredire ou a le plaindre en silence, comme unheretique ou comme un fou; elle le sentait elle-meme, a l'especed'impatience que lui causait cette impassible et interminable priereadressee au ciel, comme pour se remettre a lui seul du soin qu'on eut duprendre soi-meme de chercher le fugitif, de le rejoindre, de lepersuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands acces dedesespoir, et un trouble interieur inexprimable, pour arracher ainsi unjeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour lejeter dans un complet oubli de soi-meme, et pour lui ravir jusqu'ausentiment des inquietudes et des tourments qu'il pouvait causer auxetres les plus chers.Celte resolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et defeindre le calme au milieu de l'epouvante, semblait a l'esprit ferme etdroit de Consuelo une sorte de negligence coupable ou d'erreurgrossiere. Il y avait la l'espece d'orgueil et d'egoisme qu'inspire unefoi etroite aux gens qui consentent a porter le bandeau del'intolerance, et qui croient a un seul chemin, rigidement trace par lamain du pretre, pour aller au ciel."Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande amed'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines,serait-elle donc moins precieuse a vos yeux que les ames patientes etoisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sansindignation la justice et la verite meconnues sur la terre? Etait-ildonc inspire par le diable, ce jeune homme qui, des son enfance, donnaittous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui,au premier eveil de la reflexion, voulait se depouiller de toutes sesrichesses pour soulager les miseres humaines? Et eux, ces doux etbenevoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes sterileset le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croirequ'ils vont gagner le ciel avec des prieres et des actes de soumission al'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immensessacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'ameque c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti desmains de la nature. Et si des reves penibles, des illusions bizarres ontobscurci la lucidite de sa raison, s'il est devenu aliene enfin, commeils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence desympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amene ce resultatdeplorable. J'ai vu la logette ou le Tasse a ete enferme comme fou, etj'ai pense que peut-etre il n'etait qu'exaspere par l'injustice. J'aientendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints duchristianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rever dansmon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leursrevelations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, cepieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles dessaints et au genie des poetes, prononcent-ils sur leur enfant cettesentence de honte et de reprobation qui ne devrait s'attacher qu'auxinfirmes et aux scelerats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, lafolie! c'est un chatiment de Dieu apres les grands crimes; et a force devertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblirsous le poids d'un malheur immerite pour avoir droit au respect autantqu'a la pitie des hommes. Et si j'etais devenue folle, moi; si j'avaisblaspheme le jour terrible ou j'ai vu Anzoleto dans les bras d'uneautre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements,et aux soins spirituels de mes freres les chretiens? On m'eut doncchassee ou laissee errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas deremede pour elle; faisons-lui l'aumone, et ne lui parlons pas; car pouravoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'estainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, onl'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumone d'unesollicitude puerile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand ilinterroge, on baisse la tete ou on la detourne quand il cherche apersuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelledans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne,en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme sil'Ocean etait entre lui et les objets de son affection! Et cependant onpense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'eveiller, s'il esten proie au sommeil lethargique dans l'epaisseur de quelque muraille oudans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorertous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creuse jusqu'auxentrailles de ce sol mine! Ah! si j'etais le pere ou la tante d'Albert,je n'aurais pas laisse pierre sur pierre avant de l'avoir retrouve; pasun arbre de la foret ne serait reste debout avant de me l'avoir rendu."Perdue dans ses pensees, Consuelo etait sortie sans bruit de l'oratoiredu comte Christian, et elle avait trouve, sans savoir comment, une portesur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la foret, etcherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidee, par uninstinct romanesque et plein d'heroisme qui lui faisait esperer deretrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisieimprudente ne la portait a ce dessein aventureux. Albert remplissait sonimagination, et occupait tous ses reves, il est vrai; mais a ses yeux cen'etait point un jeune homme beau et enthousiasme d'elle qu'elle allaitcherchant dans les lieux deserts, pour le voir et se trouver seule aveclui; c'etait un noble infortune qu'elle s'imaginait pouvoir sauver outout au moins calmer par la purete de son zele. Elle eut cherche de memeun venerable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour leramener a sa mere. Elle etait un enfant elle-meme, et cependant il yavait en elle une revelation de l'amour maternel; il y avait une foinaive, une charite brulante, une bravoure exaltee.Elle revait et entreprenait ce pelerinage, comme Jeanne d'Arc avait reveet entrepris la delivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulementa l'esprit qu'on put railler ou blamer sa resolution; elle ne concevaitpas qu'Amelie, guidee par la voix du sang, et, dans le principe, par lesesperances de l'amour, n'eut pas concu le meme projet, et qu'elle n'eutpas reussi a l'executer. Elle marchait avec rapidite; aucun obstacle nel'arretait. Le silence de ces grands bois ne portait plus la tristesseni l'epouvante dans son ame. Elle voyait la piste des loups sur lesable, et ne s'inquietait pas de rencontrer leur troupe affamee. Il luisemblait qu'elle etait poussee par une main divine qui la rendaitinvulnerable. Elle qui savait le Tasse par coeur, pour l'avoir chantetoutes les nuits sur les lagunes, elle s'imaginait marcher a l'abri deson talisman, comme le genereux Ubalde a la reconnaissance de Renaud atravers les embuches de la foret enchantee. Elle marchait svelte etlegere, parmi les ronces et les rochers, le front rayonnant d'unesecrete fierte, et les joues colorees d'une legere rougeur. Jamais ellen'avait ete plus belle a la scene dans les roles heroiques; et pourtantelle ne pensait pas plus a la scene en cet instant qu'elle n'avait pensea elle-meme en montant sur le theatre.De temps en temps elle s'arretait reveuse et recueillie."Et si je venais a le rencontrer tout a coup, se disait-elle, que luidirais-je qui put le convaincre et le tranquilliser? Je ne sais rien deces choses mysterieuses et profondes qui l'agitent. Je les comprends atravers un voile de poesie qu'on a a peine souleve devant mes yeux,eblouis de visions si nouvelles. Il faudrait avoir plus que le zele etla charite, il faudrait avoir la science et l'eloquence pour trouver desparoles dignes d'etre ecoutees par un homme si superieur a moi, par unfou si sage aupres de tous les etres raisonnables au milieu desquelsj'ai vecu. Allons, Dieu m'inspirera quand le moment sera venu; car pourmoi, j'aurais beau chercher, je me perdrais de plus en plus dans lestenebres de mon ignorance. Ah! si j'avais lu beaucoup de livres dereligion et d'histoire, comme le comte Christian et la chanoinesseWenceslawa! si je savais par coeur toutes les regles de la devotion ettoutes les prieres de l'Eglise, je trouverais bien a en appliquerheureusement quelqu'une a la circonstance; mais j'ai a peine compris, apeine retenu par consequent quelques phrases du catechisme, et je nesais prier qu'au lutrin. Quelque sensible qu'il soit a la musique, je nepersuaderai pas ce savant theologien avec une cadence ou avec une phrasede chant. N'importe! il me semble qu'il y a plus de puissance dans moncoeur penetre et resolu, que dans toutes les doctrines etudiees par sesparents, si bons et si doux, mais indecis et froids comme lesbrouillards et les neiges de leur patrie."XXXV.Apres bien des detours et des retours dans les inextricables sentiers decette foret jetee sur un terrain montueux et tourmente, Consuelo setrouva sur une elevation semee de roches et de ruines qu'il etait assezdifficile de distinguer les unes des autres, tant la main de l'homme,jalouse de celle du temps, y avait ete destructive. Ce n'etait plusqu'une montagne de debris, ou jadis un village avait ete brule parl'ordre du _redoutable aveugle_, le celebre chef Calixtin Jean Ziska,dont Albert croyait descendre, et dont il descendait peut-etre en effet.Durant une nuit profonde et lugubre, le farouche et infatigablecapitaine ayant commande a sa troupe de donner l'assaut a la forteressedes Geants, alors gardee pour l'Empereur par des Saxons, il avaitentendu murmurer ses soldats, et un entre autres dire non loin de lui:"Ce maudit aveugle croit que, pour agir, chacun peut, comme lui, sepasser de la lumiere." La-dessus Ziska, se tournant vers un des quatredisciples devoues qui l'accompagnaient partout, guidant son cheval ouson chariot, et lui rendant compte avec precision de la positiontopographique et des mouvements de l'ennemi, il lui avait dit, aveccette surete de memoire ou cet esprit de divination qui suppleaient enlui au sens de la vue: "II y a ici pres un village?--Oui, pere, avaitrepondu le conducteur taborite; a ta droite, sur une eminence, en facede la forteresse." Alors Ziska avait fait appeler le soldat mecontentdont le murmure avait fixe son attention: "Enfant, lui avait-il dit, tute plains des tenebres, va-t'en bien vite mettre le feu au village quiest sur l'eminence, a ma droite; et, a la lueur des flammes, nouspourrons marcher et combattre."L'ordre terrible avait ete execute. Le village incendie avait eclaire lamarche et l'assaut des Taborites. Le chateau des Geants avait eteemporte en deux heures, et Ziska en avait pris possession. Le lendemain,au jour, on remarqua et on lui fit savoir qu'au milieu des decombres duvillage, et tout au sommet de la colline qui avait servi de plate-formeaux soldats pour observer les mouvements de la forteresse, un jeunechene, unique dans ces contrees, et deja robuste, etait reste debout etverdoyant, preserve apparemment de la chaleur des flammes qui montaientautour de lui par l'eau d'une citerne qui baignait ses racines."Je connais bien la citerne, avait repondu Ziska. Dix des notres y ontete jetes par les damnes habitants de ce village, et depuis ce temps lapierre qui la couvre n'a point ete levee. Qu'elle y reste et leur servede monument, puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de ceux qui croientles ames errantes repoussees a la porte des cieux par le patron romain(Pierre, le porte-clefs, dont ils ont fait un saint), parce que lescadavres pourrissent dans une terre non benite par la main des pretresde Belial. Que les os de nos freres reposent en paix dans cette citerne;leurs ames sont vivantes. Elles ont deja revetu d'autres corps, et cesmartyrs combattent parmi nous, quoique nous ne les connaissions point.Quant aux habitants du village, ils ont recu leur paiement; et quant auchene, il a bien fait de se moquer de l'incendie: une destinee plusglorieuse que celle d'abriter des mecreants lui etait reservee. Nousavions besoin d'une potence, et la voici trouvee. Allez-moi chercher cesvingt moines augustins que nous avons pris hier dans leur couvent, etqui se font prier pour nous suivre. Courons les pendre haut et court auxbranches de ce brave chene, a qui cet ornement rendra tout a fait lasante."Aussitot dit, aussitot fait. Le chene, depuis ce temps la, avait etenomme le _Hussite_, la pierre de la citerne, _Pierre d'epouvante_, et levillage detruit sur la colline abandonnee, _Schreckenstein_.Consuelo avait deja entendu raconter dans tous ses details, par labaronne Amelie, cette sombre chronique. Mais, comme elle n'en avaitencore apercu le theatre que de loin, ou pendant la nuit au moment deson arrivee au chateau, elle ne l'eut pas reconnu, si, en jetant lesyeux au-dessous d'elle, elle n'eut vu, au fond du ravin que traversaitla route, les formidables debris du chene, brise par la foudre, etqu'aucun habitant de la campagne, aucun serviteur du chateau n'avait osedepecer ni enlever, une crainte superstitieuse s'attachant encore poureux, apres plusieurs siecles, a ce monument d'horreur, a ce contemporainde Jean Ziska.Les visions et les predictions d'Albert avaient donne a ce lieu tragiqueun caractere plus emouvant encore. Aussi Consuelo, en se trouvant seuleet amenee a l'improviste a la pierre d'epouvante, sur laquelle meme ellevenait de s'asseoir, brisee de fatigue, sentit-elle faiblir son courage,et son coeur se serrer etrangement. Non seulement, au dire d'Albert,mais a celui de tous les montagnards de la contree, des apparitionsepouvantables hantaient le Schreckenstein, et en ecartaient leschasseurs assez temeraires pour venir y guetter le gibier. Cettecolline, quoique tres-rapprochee du chateau, etait donc souvent ledomicile des loups et des animaux sauvages, qui y trouvaient un refugeassure contre les poursuites du baron et de ses limiers. L'impassibleFrederick ne croyait pas beaucoup, pour son compte, au danger d'y etreassailli par le diable, avec lequel il n'eut pas craint d'ailleurs de semesurer corps a corps; mais, superstitieux a sa maniere, et dans l'ordrede ses preoccupations dominantes, il etait persuade qu'une pernicieuseinfluence y menacait ses chiens, et les y atteignait de maladiesinconnues et incurables. Il en avait perdu plusieurs pour les avoirlaisses se desalterer dans les filets d'eau claire qui s'echappaient desveines de la colline, et qui provenaient peut-etre de la citernecondamnee, antique tombeau des Hussites. Aussi rappelait-il de toutel'autorite de son sifflet sa griffonne Pankin ou son _double-nez_Saphyr, lorsqu'ils s'oubliaient aux alentours du Schreckenstein.Consuelo, rougissant des acces de pusillanimite qu'elle avait resolu decombattre, s'imposa de rester un instant sur la pierre fatale, et de nes'en eloigner qu'avec la lenteur qui convient a un esprit calme, en cessortes d'epreuves. Mais, au moment ou elle detournait ses regards duchene calcine qu'elle apercevait a deux cents pieds au-dessous d'elle,pour les reporter sur les objets environnants, elle vit qu'elle n'etaitpas seule sur la pierre d'epouvante, et qu'une figure incomprehensiblevenait de s'y asseoir a ses cotes, sans annoncer son approche par lemoindre bruit.C'etait une grosse tete ronde et beante, remuant sur un corpscontrefait, grele et crochu comme une sauterelle, couvert d'un costumeindefinissable qui n'etait d'aucun temps et d'aucun pays, et dont ledelabrement touchait de pres a la malproprete. Cependant cette figuren'avait d'effrayant que son etrangete et l'imprevu de son apparition carelle n'avait rien d'hostile. Un sourire doux et caressant courait sur salarge bouche, et une expression enfantine adoucissait l'egarementd'esprit que trahissaient le regard vague et les gestes precipites.Consuelo, en se voyant seule avec un fou, dans un endroit ou personneassurement ne fut venu lui porter secours, eut veritablement peur,malgre les reverences multipliees et les rires affectueux que luiadressait cet insense. Elle crut devoir lui rendre ses saluts et sessignes de tete, pour ne pas l'irriter; mais elle se hata de se lever etde s'eloigner, toute pale et toute tremblante.Le fou ne la poursuivit point, et ne fit rien pour la rappeler; ilgrimpa seulement sur la pierre d'epouvante pour la suivre des yeux, etcontinua a la saluer de son bonnet en sautillant et en agitant ses braset ses jambes, tout en articulant a plusieurs reprises un mot boheme queConsuelo ne comprit pas. Quand elle se vit a une certaine distance delui, elle reprit un peu de courage pour le regarder et l'ecouter. Ellese reprochait deja d'avoir eu horreur de la presence d'un de cesmalheureux que, dans son coeur, elle plaignait et vengeait des mepris etde l'abandon des hommes un instant auparavant. "C'est un foubienveillant, se dit-elle, c'est peut-etre un fou par amour. Il n'atrouve de refuge contre l'insensibilite et le dedain que sur cette rochemaudite ou nul autre n'oserait habiter, et ou les demons et les spectressont plus humains pour lui que ses semblables, puisqu'ils ne l'enchassent pas et ne troublent pas l'enjouement de son humeur. Pauvrehomme! qui ris et folatres comme un petit enfant, avec une barbegrisonnante et un dos voute! Dieu, sans doute, te protege et te benitdans ton malheur, puisqu'il ne t'envoie que des pensees riantes, etqu'il ne t'a point rendu misanthrope et furieux comme tu aurais droit del'etre!"Le fou, voyant qu'elle ralentissait sa marche, et paraissant comprendreson regard bienveillant, se mit a lui parler boheme avec une excessivevolubilite; et sa voix avait une douceur extreme, un charme penetrant,qui contrastait avec sa laideur. Consuelo, ne le comprenant pas, songeaqu'elle devait lui donner l'aumone; et, tirant une piece de monnaie desa poche, elle la posa sur une grosse pierre, apres avoir eleve le braspour la lui montrer et lui designer l'endroit ou elle la deposait. Maisle fou se mit a rire plus fort en se frottant les mains et en lui disanten mauvais allemand:"Inutile, inutile! Zdenko n'a besoin de rien, Zdenko est heureux, bienheureux! Zdenko a de la consolation, consolation, consolation!"Puis, comme s'il se fut rappele un mot qu'il cherchait depuis longtemps,il s'ecria avec un eclat de joie, et intelligiblement, quoiqu'ilprononcat fort mal: "_Consuelo, Consuelo, Consuelo de mi alma!_"Consuelo s'arreta stupefaite, et lui adressant la parole en espagnol:"Pourquoi m'appelles-tu ainsi? lui cria-t-elle, qui t'a appris ce nom?Comprends-tu la langue que je te parle?"A toutes ces questions, dont Consuelo attendit vainement la reponse, lefou ne fit que sautiller en se frottant les mains comme un hommeenchante de lui-meme; et d'aussi loin qu'elle put saisir les sons de savoix, elle lui entendit repeter son nom sur des inflexions differentes,avec des rires et des exclamations de joie, comme lorsqu'un oiseauparleur s'essaie a articuler un mot qu'on lui a appris, et qu'ilentrecoupe du gazouillement de son chant naturel.En reprenant le chemin du chateau, Consuelo se perdait dans sesreflexions. "Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de monincognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans cessolitudes me jette mon vrai nom a la tete? Ce fou m'aurait-il vuequelque part? Ces gens-la voyagent: peut-etre a-t-il ete en meme tempsque moi a Venise." Elle chercha en vain a se rappeler la figure de tousles mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voirsur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierred'epouvante ne se presenta point a sa memoire.Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint a l'esprit unrapprochement d'idees plus logique et plus interessant. Elle resolutd'eclaircir ses soupcons, et se felicita secretement de n'avoir pas touta fait manque son but dans l'expedition qu'elle venait de tenter.XXXVI.Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse,elle qui se sentait pleine d'animation et d'esperance, elle se reprochala severite avec laquelle elle avait accuse secretement l'apathie de cesgens profondement affliges. Le comte Christian et la chanoinesse nemangerent presque rien a dejeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaireson appetit; Amelie paraissait en proie a un violent acces d'humeur.Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arreta un instant devant lafenetre, comme pour regarder le chemin sable de la garenne par ou Albertpouvait revenir, et il secoua tristement la tete comme pour dire: Encoreun jour qui a mal commence et qui finira de meme!Consuelo s'efforca de les distraire en leur recitant avec ses doigts surle clavier quelques-unes des dernieres compositions religieuses dePorpora, qu'ils ecoutaient toujours avec une admiration et un interetparticuliers. Elle souffrait de les voir si accables et de ne pouvoirleur dire qu'elle avait de l'esperance. Mais quand elle vit le comtereprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle futappelee aupres du metier de cette derniere pour decider si un certainornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle neput s'empecher de reporter son interet dominant sur Albert, qui expiraitpeut-etre de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la foret, sanssavoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-etre sur quelque froidepierre, enchaine par la catalepsie foudroyante, expose aux loups et auxserpents, tandis que, sous la main adroite et perseverante de la tendreWenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient eclore parmilliers sur la trame, arrosees parfois d'une larme furtive, maissterile.Aussitot qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amelie,elle lui demanda ce que c'etait qu'un fou fort mal fait qui courait lepays singulierement vetu, en riant comme un enfant aux personnes qu'ilrencontrait."Eh! c'est Zdenko! repondit Amelie; vous ne l'aviez pas encore apercudans vos promenades? On est sur de le rencontrer partout, car iln'habite nulle part.--Je l'ai vu ce matin pour la premiere fois, dit Consuelo, et j'ai cruqu'il etait l'hote attitre du Schreckenstein.--C'est donc la que vous avez ete courir des l'aurore? Je commence acroire que vous etes un peu folle vous-meme, ma chere Nina, d'allerainsi seule de grand matin dans ces lieux deserts, ou vous pourriezfaire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiotZdenko.--Etre abordee par quelque loup a jeun? reprit Consuelo en souriant; lacarabine du baron votre pere doit, ce me semble, couvrir de saprotection tout le pays.--Il ne s'agit pas seulement des betes sauvages, dit Amelie; le paysn'est pas si sur que vous croyez, par rapport aux animaux les plusmechants de la creation, les brigands et les vagabonds. Les guerres quiviennent de finir ont ruine assez de familles pour que beaucoup demendiants se soient habitues a aller au loin demander l'aumone, lepistolet a la main. Il y a aussi des nuees de ces Zingari egyptiens,qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohemiens, comme s'ilsetaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestees aucommencement de leur apparition en Europe. Ces gens-la, chasses etrebutes de partout, laches et obsequieux devant un homme arme,pourraient bien etre audacieux avec une belle fille comme vous; et jecrains que votre gout pour les courses aventureuses ne vous expose plusqu'il ne convient a une personne aussi raisonnable que ma cherePorporina affecte de l'etre.--Chere baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dentdu loup comme un mince peril aupres de ceux qui m'attendent, je vousavouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Cesont pour moi d'anciennes connaissances, et, en general, il m'estdifficile d'avoir peur des etres faibles, pauvres et persecutes. Il mesemble que je saurai toujours dire a ces gens-la ce qui doit m'attirerleur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vetus et simeprises qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'interesser a euxparticulierement.--Brava, ma chere! s'ecria Amelie avec une aigreur croissante. Vousvoila tout a fait arrivee aux beaux sentiments d'Albert pour lesmendiants, les bandits et les alienes; et je ne serais pas surprise devous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyee sur le brasun peu malpropre et tres-mal assure de l'agreable Zdenko."Ces paroles frapperent Consuelo d'un trait de lumiere qu'elle cherchaitdepuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertumede sa compagne."Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko?demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point adissimuler.--C'est son plus intime, son plus precieux ami, repondit Amelie avec unsourire de dedain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident deses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable.Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller a toute heures'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierred'epouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point des'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins,et de partager avec eux la cuisine degoutante que preparent ces gens-ladans leurs ecuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peutdire que c'est communier sous toutes les especes possibles. Ah! quelepoux! quel amant desirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira lamain de sa fiancee dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaropestifere, pour la porter a cette bouche qui vient de boire le vin ducalice dans la meme coupe que Zdenko!--Tout ceci peut etre fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant a moi, jen'y comprends rien du tout.--C'est que vous n'avez pas de gout pour l'histoire, reprit Amelie, etque vous n'avez pas bien ecoute tout ce que je vous ai raconte desHussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'egosille avous expliquer scientifiquement les enigmes et les pratiques saugrenuesde mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussitesavec l'eglise romaine etait venue a propos de la communion sous les deuxespeces? Le concile de Bale avait prononce que c'etait une profanationde donner aux laiques le sang du Christ sous l'espece du vin, alleguant,voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang etaient egalementcontenus sous les deux especes, et que qui mangeait l'un buvait l'autre.Comprenez-vous?--Il me semble que les Peres du concile ne se comprenaient pas beaucoupeux-memes. Ils eussent du dire, pour etre dans la logique, que lacommunion du vin etait inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, enmangeant le pain, on boit aussi le sang?--C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que lesPeres du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sangde ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espece de l'or.L'eglise romaine a toujours ete affamee et alteree de ce suc de la viedes nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres serevolterent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les tresors desabbayes et sur la chape des eveques. Voila tout le fond de la querelle,a laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentimentd'independance nationale et la haine de l'etranger. La dispute de lacommunion en fut le symbole. Rome et ses pretres officiaient dans descalices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dansdes vases de bois, pour fronder le luxe de l'Eglise, et pour simuler lapauvrete des apotres. Voila pourquoi Albert, qui s'est mis dans lacervelle de se faire Hussite, apres que ces details du passe ont perdutoute valeur et toute signification; Albert, qui pretend connaitre lavraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-meme, invente toutessortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec lesmendiants, les paiens, et les imbeciles. C'etait la manie des Hussitesde communier partout, a toute heure, et avec tout le monde.--Tout ceci est fort bizarre, repondit Consuelo, et ne peut s'expliquerpour moi que par un patriotisme exalte, porte jusqu'au delire, je leconfesse, chez le comte Albert. La pensee est peut-etre profonde, maisles formes qu'il y donne me semblent bien pueriles pour un homme aussiserieux et aussi savant. La veritable communion ne serait-elle pasplutot l'aumone? Que signifient de vaines ceremonies passees de mode, etque ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe?--Quant a l'aumone, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissaitaller, il serait bientot debarrasse de cette richesse que, pour ma part,je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.--Et pourquoi cela?--Parce que mon pere ne conserverait pas la fatale idee de m'enrichir enme faisant epouser ce demoniaque. Car il faut que vous le sachiez, machere Porporina, ajouta Amelie avec une intention malicieuse, ma famillen'a point renonce a cet agreable dessein. Ces jours derniers, lorsque laraison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre lesnuages, mon pere revint a l'assaut avec plus de fermete que je ne lecroyais capable d'en montrer avec moi. Nous eumes une querelle assezvive, dont le resultat parait etre qu'on essaiera de vaincre maresistance par l'ennui de la sequestration, comme une citadelle qu'onveut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe,il faudra que j'epouse Albert malgre lui, malgre moi, et malgre unetroisieme personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins dumonde.--Nous y voila! repondit Consuelo en riant: j'attendais cette epigramme,et vous ne m'avez accorde l'honneur de causer avec vous ce matin quepour y arriver. Je la recois avec plaisir, parce que je vois dans cettepetite comedie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albertplus vive que vous ne voulez l'avouer.--Nina! s'ecria la jeune baronne avec energie, si vous croyez voir cela,vous avez peu de penetration, et si vous le voyez avec plaisir, vousavez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-etre,mais non dissimulee. Je vous l'ai dit: la preference qu'Albert vousaccorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse monamour-propre, mais elle flatte mon esperance et mon penchant. Elle mefait desirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me debarrassede tout menagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ailongtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans melange de pitie nid'amour.--Dieu veuille, repondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langagede la passion, et non celui de la verite! car ce serait une verite biendure dans la bouche d'une personne bien cruelle!L'aigreur et l'emportement qu'Amelie laissa percer dans cet entretienfirent peu d'impression sur l'ame genereuse de Consuelo. Elle nesongeait plus, quelques instants apres, qu'a son entreprise; et ce revequ'elle caressait, de ramener Albert a sa famille, jetait une sorte dejoie naive sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien celapour echapper a l'ennui qui la menacait, et qui, etant la maladie laplus contraire et la plus inconnue jusqu'alors a sa nature active etlaborieuse, lui fut devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donne ason eleve indocile et inattentive une longue et fastidieuse lecon, il nelui restait plus qu'a exercer sa voix et a etudier ses vieux auteurs.Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manque, lui etaitopiniatrement disputee. Amelie, avec son oisivete inquiete, venait achaque instant la troubler et l'interrompre par de pueriles questions oudes observations hors de propos. Le reste de la famille etaitaffreusement morne. Deja cinq mortels jours s'etaient ecoules sans quele jeune comte reparut, et chaque journee de cette absence ajoutait al'abattement et a la consternation des precedentes.Dans l'apres-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amelie, vitZdenko sur le revers du fosse qui les separait de la campagne. Ilparaissait occupe a parler tout seul, et, a son ton, on eut dit qu'il seracontait une histoire. Consuelo arreta sa compagne, et la pria de luitraduire ce que disait l'etrange personnage."Comment voulez-vous que je vous traduise des reveries sans suite etsans signification? dit Amelie en haussant les epaules. Voici ce qu'ilvient de marmotter, si vous tenez a le savoir:"II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche,et a cote une grande montagne toute noire, toute noire, et a cote unegrande montagne toute rouge, toute rouge ...""Cela vous interesse-t-il beaucoup?--Peut-etre, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je paspour comprendre le boheme! Je veux l'apprendre.--Ce n'est pas tout a fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol;mais vous etes si studieuse, que vous en viendrez a bout si vous voulez:je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.--Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez pluspatiente comme maitresse que vous ne l'etes comme eleve. Et maintenantque dit ce Zdenko?--Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent."Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu ecrase la montagne toutenoire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laisseecraser la montagne noire, toute noire?"Ici Zdenko se mit a chanter avec une voix grele et cassee, mais d'unejustesse et d'une douceur qui penetrerent Consuelo jusqu'au fond del'ame. Sa chanson disait:"Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eaude la montagne rouge pour laver vos robes:"Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisivete, vos robes souilleesde mensonges, vos robes eclatantes d'orgueil."Les voila toutes deux lavees, bien lavees; vos robes qui ne voulaientpas changer de couleur; les voila usees, bien usees, vos robes qui nevoulaient pas trainer sur le chemin."Voila toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eaudu ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver."--Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demandaConsuelo a sa compagne.--Qui peut le savoir? repondit Amelie: Zdenko est un improvisateurinepuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnementa l'ecouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour undon du ciel plus que pour une disgrace de la nature. Ils le nourrissentet le choient, et il ne tiendrait qu'a lui d'etre l'homme le mieux logeet le mieux habille du pays; car chacun se dispute le plaisir etl'avantage de l'avoir pour hote. Il passe pour un porte-bonheur, pour unpresage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient a passer, ondit: Ce ne sera rien; la grele ne tombera pas ici. Si la recolte estmauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours desannees d'abondance et de fertilite, on se console du present dansl'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part,sa nature vagabonde l'emporte au fond des forets. On ne sait point ou ils'abrite la nuit, ou il se refugie contre le froid et l'orage. Jamais,depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui duchateau des Geants, parce qu'il pretend que ses aieux sont dans toutesles maisons du pays, et qu'il lui est defendu de se presenter devanteux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il estaussi devoue et aussi soumis a Albert que son chien Cynabre. Albert estle seul mortel qui enchaine a son gre cette sauvage independance, et quipuisse d'un mot faire cesser son intarissable gaite, ses eternelleschansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort bellevoix, mais il l'a epuisee a parler, a chanter et a rire. Il n'est guereplus age qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquanteans. Ils ont ete compagnons d'enfance. Dans ce temps-la, Zdenko n'etaitqu'a demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancetresfigure avec quelque eclat dans la guerre des Hussites), il montraitassez de memoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblessede son organisation physique, l'eussent destine au cloitre. On l'a vulongtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamaisl'astreindre au joug de la regle; et quand on l'envoyait en tournee avecun des freres de son couvent, et un ane charge des dons des fideles, illaissait la la besace, l'ane et le frere, et s'en allait prendre delongues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages,Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fittout a fait vagabond. Sa melancolie se dissipa peu a peu; mais l'especede raison qui avait toujours brille au milieu de la bizarrerie de soncaractere s'eclipsa tout a fait. Il ne dit plus que des chosesincoherentes, manifesta toutes sortes de manies incomprehensibles, etdevint reellement insense. Mais comme il resta toujours sobre, chaste etinoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysansl'appellent l'_innocent_, et rien de plus.--Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique,dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?--Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, commetous les paysans bohemes, il a horreur de cette langue; et plonged'ailleurs dans ses reveries comme le voila, il est fort douteux qu'ilvous reponde si vous l'interrogez.--Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attentionsur nous, dit Consuelo."Amelie appela Zdenko a plusieurs reprises, lui demandant en bohemiens'il se portait bien, et s'il desirait quelque chose; mais elle ne putjamais lui faire relever sa tete penchee vers la terre, ni interrompreun petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, etun noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en serejouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber."Vous voyez que c'est inutile, dit Amelie. Quand il n'a pas faim, ouqu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un oul'autre cas, il vient a la porte du chateau, et s'il n'a que faim, ilreste sur la porte. On lui donne ce qu'il desire, il remercie, et s'enva. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper a la porte de sachambre, qui n'est jamais fermee pour lui, et ou il reste des heuresentieres, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Alberttravaille, expansif et enjoue si Albert est dispose a l'ecouter, jamaisimportun, a ce qu'il semble, a mon aimable cousin, et plus heureux enceci qu'aucun membre de sa famille.--Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci,par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sagaite lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnoninseparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquietude?--Aucune. Il dit qu'Albert est alle voir le grand Dieu et qu'ilreviendra bientot. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcouraitl'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.--Et vous ne soupconnez pas, chere Amelie, que Zdenko puisse etre mieuxfonde que vous tous a gouter cette securite? Vous ne vous etes jamaisavises de penser qu'il etait dans le secret d'Albert, et qu'il veillaitsur lui dans son delire ou dans sa lethargie?--Nous y avons bien songe, et on a observe longtemps ses demarches;mais, comme son patron Albert, il deteste la surveillance; et, plus finqu'un renard depiste par les chiens, il a trompe tous les efforts,dejoue toutes les ruses, et deroute toutes les observations. Il sembleaussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand illui plait. Il a quelquefois disparu instantanement aux regards fixes surlui, comme s'il eut fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si unnuage l'eut enveloppe de ses voiles impenetrables. Voila du moins cequ'affirment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-meme, qui n'a pas,malgre toute sa piete, la tete beaucoup plus forte a l'endroit dupouvoir satanique.--Mais vous, chere baronne, vous ne pouvez pas croire a ces absurdites?--Moi, je me range a l'avis de mon oncle Christian. Il pense que siAlbert n'a, dans ses detresses mysterieuses, que le secours et l'appuide cet insense, il est fort dangereux de les lui oter, et qu'on risque,en observant et en contrariant les demarches de Zdenko, de priverAlbert, durant des heures et des jours entiers, des soins et meme desaliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grace, passons outre, machere Nina; en voila bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne mecause pas le meme interet qu'a vous. Je suis fort rebattue de ses romanset de ses chansons, et sa voix cassee me donne mal a la gorge.--Je suis etonnee, dit Consuelo en se laissant entrainer par sacompagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charmeextraordinaire. Tout eteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impressionque celle des plus grands chanteurs.--C'est que vous etes blasee sur les belles choses, et que la nouveautevous amuse.--Cette langue qu'il chante est d'une singuliere douceur, repritConsuelo, et la monotonie de ses melodies n'est pas ce que vous croyez:ce sont, au contraire, des idees bien suaves et bien originales.--Pas pour moi, qui en suis obsedee, repartit Amelie; j'ai pris dans lescommencements quelque interet aux paroles, pensant avec les gens du paysque c'etaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapporthistorique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la mememaniere, je suis persuadee que ce sont des improvisations, et je me suisbien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'etre ecoute, bienque nos montagnards s'imaginent y trouver a leur gre un senssymbolique."Des que Consuelo put se debarrasser d'Amelie, elle courut au jardin, etretrouva Zdenko a la meme place, sur le revers du fosse, absorbe dans lememe jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachees avecAlbert, elle etait entree furtivement dans l'office, et y avait derobeun gateau de miel et de fleur de farine, petri avec soin des propresmains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, quimangeait fort peu, montrer machinalement de la preference pour ce metsque sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin.Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter a Zdenkopar dessus le fosse, elle se hasarda a l'appeler. Mais comme il neparaissait pas vouloir l'ecouter, elle se souvint de la vivacite aveclaquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononca d'abord enallemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il etait melancolique dans cemoment-la, et, sans la regarder, il repeta en allemand, en secouant latete et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eut vouludire: Je n'espere plus de consolation."Consuelo!" dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnolreveillerait la joie qu'il avait montree le matin en le prononcant.Aussitot Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit a sauter et a gambadersur le bord du fosse, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tete, eten etendant les bras vers elle, avec des paroles bohemes tres-animees,et un visage rayonnant de plaisir et d'affection."Albert!" lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gateau.Zdenko le ramassa en riant, et ne deploya pas le mouchoir; mais ildisait beaucoup de choses que Consuelo etait desesperee de ne pascomprendre. Elle ecouta particulierement et s'attacha, a retenir unephrase qu'il repeta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicalel'aida a en saisir la prononciation exacte; et des qu'elle eut perduZdenko de vue, qui s'enfuyait a toutes jambes, elle l'ecrivit sur soncarnet, en l'orthographiant a la venitienne, et se reservant d'endemander le sens a Amelie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulutlui donner encore quelque chose qui temoignat a Albert l'interet qu'ellelui portait, d'une maniere plus delicate; et, ayant rappele le fou, quirevint, docile a sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elleavait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui etait encorefrais et parfume a sa ceinture. Zdenko le ramassa, repeta son salut,renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfoncant dans desbuissons epais ou un lievre eut seul semble pouvoir se frayer unpassage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa courserapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branchess'agiter dans la direction du sud-est. Mais un leger vent qui s'elevarendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches dutaillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachee a la poursuite deson dessein.XXXVII.Lorsque Amelie fut appelee a traduire la phrase que Consuelo avaitecrite sur son carnet et gravee dans sa memoire, elle dit qu'elle ne lacomprenait pas du tout, quoiqu'elle put la traduire litteralement parces mots:_Que celui a qui on a fait tort te salue._"Peut-etre, ajouta-t-elle, veut-il parler d'Albert, ou de lui-meme, endisant qu'on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croientles seuls hommes raisonnables qu'il y ait sur la terre: Mais a quoi bonchercher le sens des discours d'un insense? Ce Zdenko occupe beaucoupplus votre imagination qu'il ne merite.--C'est la croyance du peuple dans tous les pays, repondit Consuelo,d'attribuer aux fous une sorte de lumiere superieure a celle quepercoivent les esprits positifs et froids. J'ai le droit de conserverles prejuges de ma classe, et je ne puis jamais croire qu'un fou parleau hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles.--Voyons, dit Amelie, si le chapelain, qui est tres verse dans toutesles formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans,connaitra celle-ci."Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l'explication de laphrase de Zdenko.Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d'une affreuselumiere."Dieu vivant! s'ecria-t-il en palissant, ou donc votre seigneuriea-t-elle entendu un semblable blaspheme?--Si c'en est un, je ne le devine pas, repondit Amelie en riant, etc'est pour cela que j'en attends de vous la traduction.--Mot a mot, c'est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire,madame, c'est bien "_Que celui a qui on a fait tort te salue_;" mais sivous voulez en savoir le sens (et j'ose a peine le prononcer), c'est,dans la pensee de l'idolatre qui le prononce, "_que le diable soit avectoi!_"--En d'autres termes, reprit Amelie en riant plus fort: "_Va audiable!_" Eh bien! c'est un joli compliment, et voila ce qu'on gagne, machere Nina, a causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avecun sourire si affable et des grimaces si enjouees, vous adressait unsouhait aussi peu galant.--Zdenko? s'ecria le chapelain. Ah! c'est ce malheureux idiot qui sesert de pareilles formules? A la bonne heure! je tremblais que ce ne futquelque autre ... et j'avais tort; cela ne pouvait sortir que de cettetete farcie des abominations de l'antique heresie! Ou prend-il ceschoses a peu pres inconnues et oubliees aujourd'hui? L'esprit du malpeut seul les lui suggerer.--Mais c'est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple sesert dans toutes les langues, repartit Amelie; et les catholiques nes'en font pas plus faute que les autres.--Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n'est pas unemalediction dans l'esprit egare de celui qui s'en sert, c'est un hommageet une benediction, au contraire; et la est le crime. Cette abominationvient des Lollards, secte detestable qui engendra celle des Vaudois,laquelle engendra celle des Hussites....--Laquelle en engendra bien d'autres! dit Amelie en prenant un air gravepour se moquer du bon pretre. Mais, voyons, monsieur le chapelain,expliquez-nous donc comment ce peut etre un compliment que derecommander son prochain au diable?--C'est que, dans la croyance des Lollards, Satan n'etait pas l'ennemidu genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils ledisaient victime de l'injustice et de la jalousie. Selon eux, l'archangeMichel et les autres puissances celestes qui l'avaient precipite dansl'abime etaient de veritables demons, tandis que Lucifer, Belzebuth,Astaroth, Aslarte, et tous les monstres de l'enfer etaient l'innocenceet la lumiere meme. Ils croyaient que le regne de Michel et de saglorieuse milice finirait bientot, et que le diable serait rehabilite etreintegre dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaientun culte impie, et s'abordaient les uns les autres en se disant: Quecelui a _qui on a fait tort_, c'est-a-dire celui qu'on a meconnu etcondamne injustement, _te salue_, c'est-a-dire, te protege et t'assiste.--Eh bien, dit Amelie en riant aux eclats, voila ma chere Nina sous desauspices bien favorables, et je ne serais pas etonnee qu'il fallutbientot en venir avec elle a des exorcismes pour detruire l'effet desincantations de Zdenko."Consuelo fut un peu emue de cette plaisanterie. Elle n'etait pas biensure que le diable fut une chimere, et l'enfer une fable poetique. Elleeut ete portee a prendre au serieux l'indignation et la frayeur duchapelain, si celui-ci, scandalise des rires d'Amelie, n'eut ete, en cemoment, parfaitement ridicule. Interdite, troublee dans toutes lescroyances de son enfance par cette lutte ou elle se voyait lancee, entrela superstition des uns et l'incredulite des autres, Consuelo eut, cesoir-la, beaucoup de peine a dire ses prieres. Elle cherchait le sens detoutes ces formules de devotion qu'elle avait acceptees jusque-la sansexamen, et qui ne satisfaisaient plus son esprit alarme. "A ce que j'aipu voir, pensait-elle, il y a deux sortes de devotions a Venise. Celledes moines, des nonnes, et du peuple, qui va trop loin peut-etre; carelle accepte, avec les mysteres de la religion, toutes sortes desuperstitions accessoires, l'_Orco_ (le diable des lagunes), lessorcieres de Malamocco, les chercheuses d'or, l'horoscope, et les voeuxaux saints pour la reussite des desseins les moins pieux et parfois lesmoins honnetes: celle du haut clerge et du beau monde, qui n'est qu'unsimulacre; car ces gens-la vont a l'eglise comme au theatre, pourentendre la musique et se montrer; ils rient de tout, et n'examinentrien dans la religion, pensant que rien n'y est serieux, que rien n'yoblige la conscience, et que tout est affaire de forme et d'usage.Anzoleto n'etait pas religieux le moins du monde; c'etait un de meschagrins, et j'avais raison d'etre effrayee de son incredulite. Monmaitre Porpora ... que croyait-il? je l'ignore. Il ne s'expliquait pointla-dessus, et cependant il m'a parle de Dieu et des choses divines dansle moment le plus douloureux et le plus solennel de ma vie. Mais quoiqueses paroles m'aient beaucoup frappee, elles n'ont laisse en moi que dela terreur et de l'incertitude. Il semblait qu'il crut a un Dieu jalouxet absolu, qui n'envoyait le genie et l'inspiration qu'aux etres isolespar leur orgueil des peines et des joies de leurs semblables. Mon coeurdesavoue cette religion sauvage, et ne peut aimer un Dieu qui me defendd'aimer. Quel est donc le vrai Dieu? Qui me l'enseignera? Ma pauvre mereetait croyante; mais de combien d'idolatries pueriles son culte etaitmele! Que croire et que penser? Dirai-je, comme l'insouciante Amelie,que la raison est le seul Dieu? Mais elle ne connait meme pas ceDieu-la, et ne peut me l'enseigner; car il n'est pas de personne moinsraisonnable qu'elle. Peut-on vivre sans religion? Alors pourquoi vivre?En vue de quoi travaillerais-je? en vue de quoi aurais-je de la pitie,du courage, de la generosite, de la conscience et de la droiture, moiqui suis seule dans l'univers, s'il n'est point dans l'univers un Etresupreme, intelligent et plein d'amour, qui me juge, qui m'approuve, quim'aide, me preserve et me benisse? Quelles forces, quels enivrementspuisent-ils dans la vie, ceux qui peuvent se passer d'un espoir et d'unamour au-dessus de toutes les illusions et de toutes les vicissitudeshumaines?"Maitre supreme! s'ecria-t-elle dans son coeur, oubliant les formules desa priere accoutumee, enseigne-moi ce que je dois faire. Amour supreme!enseigne-moi ce que je dois aimer. Science supreme! enseigne-moi ce queje dois croire."En priant et en meditant de la sorte, elle oublia l'heure quis'ecoulait, et il etait plus de minuit lorsque avant de se mettre aulit, elle jeta un coup d'oeil sur la campagne eclairee par la lune. Lavue qu'on decouvrait de sa fenetre etait peu etendue, a cause desmontagnes environnantes, mais extremement pittoresque. Un torrentcoulait au fond d'une vallee etroite et sinueuse, doucement ondulee enprairies sur la base des collines inegales qui fermaient l'horizon,s'entr'ouvrant ca et la pour laisser apercevoir derriere elles d'autresgorges et d'autres montagnes plus escarpees et toutes couvertes de noirssapins. La clarte de la lune a son declin se glissait derriere lesprincipaux plans de ce paysage triste et vigoureux, ou tout etaitsombre, la verdure vivace, l'eau encaissee, les roches couvertes demousse et de lierre.Tandis que Consuelo comparait ce pays a tous ceux qu'elle avaitparcourus dans son enfance, elle fut frappee d'une idee qui ne lui etaitpas encore venue; c'est que cette nature qu'elle avait sous les yeuxn'avait pas un aspect nouveau pour elle, soit qu'elle eut traverseautrefois cette partie de la Boheme, soit qu'elle eut vu ailleurs deslieux tres-analogues. "Nous avons tant voyage, ma mere et moi, sedisait-elle, qu'il n'y aurait rien d'etonnant a ce que je fusse dejavenue de ce cote-ci. J'ai un souvenir distinct de Dresde et de Vienne.Nous avons bien pu traverser la Boheme pour aller d'une de ces capitalesa l'autre. Il serait etrange cependant que nous eussions recul'hospitalite dans quelque grange du chateau ou me voici logee comme unedemoiselle d'importance; ou bien que nous eussions gagne, en chantant,un morceau de pain a la porte de quelqu'une de ces cabanes ou Zdenkotend la main et chante ses vieilles chansons; Zdenko, l'artistevagabond, qui est mon egal et mon confrere, bien qu'il n'y paraisseplus!"En ce moment, ses regards se porterent sur le Schreckenstein, dont onapercevait le sommet au-dessus d'une eminence plus rapprochee, et il luisembla que cette place sinistre etait couronnee d'une lueur rougeatrequi teignait faiblement l'azur transparent du ciel. Elle y porta touteson attention, et vit cette clarte indecise augmenter, s'eteindre etreparaitre, jusqu'a ce qu'enfin elle devint si nette et si intense,qu'elle ne put l'attribuer a une illusion de ses sens. Que ce fut laretraite passagere d'une bande de Zingari, ou le repaire de quelquebrigand, il n'en etait pas moins certain que le Schreckenstein etaitoccupe en ce moment par des etres vivants; et Consuelo, apres sa prierenaive et fervente au Dieu de verite, n'etait plus disposee du tout acroire a l'existence des etres fantastiques et malfaisants dont lachronique populaire peuplait la montagne. Mais n'etait-ce pas plutotZdenko qui allumait ce feu pour se soustraire au froid de la nuit? Et sic'etait Zdenko, n'etait-ce pas pour rechauffer Albert que les branchesdessechees de la foret brulaient en ce moment? Ou avait vu souvent cettelueur sur le Schreckenstein; on en parlait avec effroi, on l'attribuaita quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu'elle emanait dutronc enchante du vieux chene de Ziska. Mais le _Hussite_ n'existaitplus; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarte rouge brillaitencore a la cime du mont. Comment ce phare mysterieux n'appelait-il pasles recherches vers cette retraite presumee d'Albert?"O apathie des ames devotes! pensa Consuelo; tu es un bienfait de laProvidence, ou une infirmite des natures incompletes?" Elle se demandaen meme temps si elle aurait le courage d'aller seule, a cette heure, auSchreckenstein, et elle se repondit que, guidee par la charite, ellel'aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitementa cet egard; car la cloture severe du chateau ne lui laissait aucunechance d'executer ce dessein.Des le matin, elle s'eveilla pleine de zele, et courut auSchreckenstein. Tout y etait silencieux et desert. L'herbe ne paraissaitpas foulee autour de la pierre d'Epouvante. Il n'y avait aucune trace defeu, aucun vestige de la presence des fioles de la nuit. Elle parcourutla montagne dans tous les sens, et n'y trouva aucun indice. Elle appelaZdenko de tous cotes: elle essaya de siffler pour voir si elleeveillerait les aboiements de Cynabre; elle se nomma a plusieursreprises; elle prononca le nom de Consolation dans toutes les languesqu'elle savait: elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol,et meme de l'air bohemien de Zdenko, qu'elle avait parfaitement retenu.Rien ne lui repondit. Le craquement des lichens desseches sous sespieds, et le murmure des eaux mysterieuses qui couraient sous lesrochers, furent les seuls bruits qui lui repondirent.Fatiguee de cette inutile exploration, elle allait se retirer apresavoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu'elle vit a sespieds une feuille de rose froissee et fletrie. Elle la ramassa, ladeplia, et s'assura bien que ce ne pouvait etre qu'une feuille dubouquet qu'elle avait jete a Zdenko; car la montagne ne produisait pasde roses sauvages, et d'ailleurs ce n'etait pas la saison. Il n'y enavait encore que dans la serre du chateau. Ce faible indice la consolade l'apparente inutilite de sa promenade, et la laissa de plus en pluspersuadee que c'etait au Sehreckenstein qu'il fallait esperer dedecouvrir Albert.Mais dans quel antre de cette montagne impenetrable etait-il donc cache?il n'y etait donc pas a toute heure, ou bien il etait plonge, en cemoment, dans un acces d'insensibilite cataleptique; ou bien encoreConsuelo s'etait trompee en attribuant a sa voix quelque pouvoir surlui, et l'exaltation qu'il lui avait montree n'etait qu'un acces defolie qui n'avait laisse aucune trace dans sa memoire. Il la voyait, ill'entendait peut-etre maintenant, et il se riait de ses efforts, et ilmeprisait ses inutiles avances.A cette derniere pensee, Consuelo sentit une rougeur brulante monter ases joues, et elle quitta precipitamment le Schreckenstein en sepromettant presque de n'y plus revenir. Cependant elle y laissa un petitpanier de fruits qu'elle avait apporte.Mais le lendemain, elle trouva le panier a la meme place; on n'y avaitpas touche. Les feuilles qui recouvraient les fruits n'avaient pas memeete derangees par un mouvement de curiosite. Son offrande avait etededaignee, ou bien ni Albert ni Zdenko n'etaient venus par la; etpourtant la lueur rouge d'un feu de sapin avait brille encore durantcette nuit sur le sommet de la montagne.Consuelo avait veille jusqu'au jour pour observer cette particularite.Elle avait vu plusieurs fois la clarte decroitre et se ranimer, comme siune main vigilante l'eut entretenue. Personne n'avait vu de Zingali dansles environs. Aucun etranger n'avait ete signale sur les sentiers de laforet; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phenomenelumineux de la pierre d'Epouvante, lui repondaient en mauvais allemand,qu'il ne faisait pas bon d'approfondir ces choses-la, et qu'il nefallait pas se meler des affaires de l'autre monde.Cependant, il y avait deja neuf jours qu'Albert avait disparu. C'etaitla plus longue absence de ce genre qu'il eut encore faite, et cetteprolongation, jointe aux sinistres presages qui avaient annoncel'avenement de sa trentieme annee, n'etait pas propre a ranimer lesesperances de la famille. On commencait enfin a s'agiter; le comteChristian soupirait a toute heure d'une facon lamentable; le baronallait a la chasse sans songer a rien tuer; le chapelain faisait desprieres extraordinaires; Amelie n'osait plus rire ni causer, et lachanoinesse, pale et affaiblie, distraite des soins domestiques, etoublieuse de son ouvrage en tapisserie, egrenait son chapelet du matinau soir, entretenait de petites bougies devant l'image de la Vierge, etsemblait plus voutee d'un pied qu'a son ordinaire.Consuelo se hasarda a proposer une grande et scrupuleuse exploration duSchreckenstein, avoua les recherches qu'elle y avait faites, et confiaen particulier a la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose,et le soin qu'elle avait mis a examiner toute la nuit le sommet lumineuxde la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawapour cette exploration, firent bientot repentir Consuelo de sonepanchement. La chanoinesse voulait qu'on s'assurat de la personne deZdenko, qu'on l'effrayat par des menaces, qu'on fit armer cinquantehommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononcat sur lapierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivide Hanz, et de ses plus courageux acolytes, ferait en regle, au milieude la nuit, le siege du Schreckenstein. C'etait le vrai moyen de porterAlbert a la folie la plus extreme, et peut-etre a la fureur, que de luiprocurer une surprise de ce genre; et Consuelo obtint, a force derepresentations et de prieres, que Wenceslawa n'agirait point etn'entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle luiproposa en definitive: ce fut de sortir du chateau la nuit suivante, etd'aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre a distance deHanz et du chapelain seulement, examiner de pres le feu duSchreckenstein. Mais cette resolution se trouva au-dessus des forces dela chanoinesse. Elle etait persuadee que le Sabbat officiait sur lapierre d'Epouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu'on luiouvrirait les portes a minuit et que le baron et quelques autrespersonnes de bonne volonte la suivraient sans armes et dans le plusgrand silence. Il fut convenu qu'on cacherait cette tentative au comteChristian, dont le grand age et la sante affaiblie ne pourraient sepreter a une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et quicependant voudrait s'y associer s'il en avait connaissance.Tout fut execute ainsi que Consuelo l'avait desire. Le baron, lechapelain et Hanz l'accompagnerent. Elle s'avanca seule, a cent pas deson escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne deBradamante. Mais a mesure qu'elle approchait, la lueur qui luiparaissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminantes'eteignit peu a peu, et lorsqu'elle y fut arrivee, une profondeobscurite enveloppait la montagne du sommet a la base. Un profondsilence et l'horreur de la solitude regnaient partout. Elle appelaZdenko, Cynabre, et meme Albert, quoiqu'en tremblant. Tout fut muet, etl'echo seul lui renvoya le son de sa voix mal assuree.Elle revint decouragee vers ses guides. Ils vanterent beaucoup soncourage, et oserent, apres elle, explorer encore les lieux qu'ellevenait de quitter, mais sans succes; et tous rentrerent en silence auchateau, ou la chanoinesse, qui les attendait sur le seuil, vit, a leurrecit, evanouir sa derniere esperance.XXXVIII.Consuelo, apres avoir recu les remerciments et le baiser que la bonneWenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sachambre avec precaution, pour ne point reveiller Amelie, a qui on avaitcache l'entreprise. Elle demeurait au premier etage, tandis que lachambre de la chanoinesse etait au rez-de-chaussee. Mais en montantl'escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s'eteignit avantqu'elle eut pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s'en passer pourretrouver son chemin, d'autant plus que le jour commencait a poindre;mais, soit que son esprit fut preoccupe etrangement, soit que soncourage, apres un effort au-dessus de son sexe, vint a l'abandonner touta coup, elle se troubla au point que, parvenue a l'etage qu'ellehabitait, elle ne s'y arreta pas, continua de monter jusqu'a l'etagesuperieur, et entra dans le corridor qui conduisait a la chambred'Albert, situee presque au-dessus de la sienne; mais elle s'arretaglacee d'effroi a l'entree de cette galerie, en voyant une ombre greleet noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n'eussentpas touche le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelleConsuelo se dirigeait, pensant que c'etait la sienne. Elle eut, aumilieu de sa frayeur, assez de presence d'esprit pour examiner cettefigure, et pour voir rapidement dans le vague du crepuscule qu'elleavait la forme et l'accoutrement de Zdenko. Mais qu'allait-il faire dansla chambre de Consuelo a une pareille heure, et de quel message etait-ilcharge pour elle? Elle ne se sentit point disposee a affronter cetete-a-tete, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut apresavoir descendu un etage qu'elle reconnut son corridor, la porte de sachambre, et s'apercut que c'etait dans celle d'Albert qu'elle venait devoir entrer Zdenko.Alors mille conjectures se presenterent a son esprit redevenu calme etattentif. Comment l'idiot pouvait-il penetrer la nuit dans ce chateau sibien ferme, si bien examine chaque soir par la chanoinesse et lesdomestiques? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l'ideequ'elle avait toujours eue que le chateau avait une secrete issue etpeut-etre une communication souterraine avec le Schreckenstein. Ellecourut frapper a la porte de la chanoinesse, qui deja s'etait barricadeedans son austere cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraitresans lumiere et un peu pale."Tranquillisez-vous, chere madame, lui dit la jeune fille; c'est unnouvel evenement assez bizarre, mais qui n'a rien d'effrayant: je viensde voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert."--Zdenko! mais vous revez, ma chere enfant; par ou serait-il entre? J'aiferme toutes les portes avec le meme soin qu'a l'ordinaire, et pendanttout le temps de votre course au Schreckenstein, je n'ai pas cesse defaire bonne garde; le pont a ete leve, et quand vous l'avez passe pourrentrer, je suis restee la derniere pour le faire relever.--Quoi qu'il en soit, Madame, Zdenko est dans la chambre du comteAlbert. Il ne tient qu'a vous de venir vous en convaincre.--J'y vais sur-le-champ, repondit la chanoinesse, et l'en chasser commeil le merite. Il faut que ce miserable y soit entre pendant le jour.Mais quels desseins l'amenent ici? Sans doute il cherche Albert, ou ilvient l'attendre; preuve, ma pauvre enfant, qu'il ne sait pas plus quenous ou il est!--Eh bien, allons toujours l'interroger, dit Consuelo.--Un instant, un instant! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettreau lit, avait ote deux de ses jupes, et qui se croyait trop legerementvetue, n'en ayant plus que trois; je ne puis pas me presenter ainsidevant un homme, ma chere. Allez chercher le chapelain ou mon frere lebaron, le premier que vous rencontrerez ... Nous ne pouvons nous exposerseules vis-a-vis de cet homme en demence ... Mais j'y songe! une jeunepersonne comme vous, ne peut aller frapper a la porte de cesmessieurs ... Allons, allons, je me depeche; dans un petit instant jeserai prete.Et elle se mit a refaire sa toilette avec d'autant plus de lenteurqu'elle voulait se depecher davantage, et que, derangee dans seshabitudes regulieres comme elle ne l'avait pas ete depuis longtemps,elle avait tout a fait perdu la tete. Consuelo, impatiente d'un retardpendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d'Albert et se cacherdans le chateau sans qu'il fut possible de l'y decouvrir, retrouva touteson energie."Chere Madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d'appelerces messieurs; moi, je vais voir si Zdenko ne nous echappe pas."Elle monta precipitamment les deux etages, et ouvrit d'une maincourageuse la porte d'Albert qui ceda sans resistance; mais elle trouvala chambre deserte. Elle penetra dans un cabinet voisin, souleva tousles rideaux, se hasarda meme a regarder sous le lit et derriere tous lesmeubles. Zdenko n'y etait plus, et n'y avait laisse aucune trace de sonentree."Plus personne!" dit-elle a la chanoinesse qui venait clopin-clopant,accompagnee de Hanz et du chapelain: le baron etait deja couche etendormi; il avait ete impossible de le reveiller."Je commence a craindre, dit le chapelain un peu mecontent de lanouvelle alerte qu'on venait de lui donner, que la signora Porporina nesoit la dupe de ses propres illusions ..."--Non, monsieur le chapelain, repondit vivement Consuelo, personne icin'en a moins que moi.--Et personne n'a plus de force et de devouement, c'est la verite,reprit le bonhomme; mais dans votre ardente esperance, vous croyez,signora, voir des indices ou il n'y en a malheureusement point.--Mon pere, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, etsage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il fautle chercher dans toute la maison; et comme tout est bien ferme, Dieumerci, il ne peut nous echapper."On reveilla les autres domestiques, et on chercha de tous cotes. Il n'yeut pas une armoire qui ne fut ouverte, un meuble qui ne fut derange. Onremua jusqu'au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naivete dochercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s'y trouvapas plus qu'ailleurs. On commenca a croire que Consuelo avait reve; maiselle demeura plus persuadee que jamais qu'il fallait trouver l'issuemysterieuse du chateau, et elle resolut de porter a cette decouvertetoute la perseverance de sa volonte. A peine eut-elle pris quelquesheures de repos qu'elle commenca son examen. Le batiment qu'ellehabitait (le meme ou se trouvait l'appartement d'Albert) etait appuye etcomme adosse a la colline. Albert lui-meme avait choisi et fait arrangerson logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait dejouir d'un beau point de vue vers le sud, et d'avoir du cote du levantun joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet detravail. Il avait le gout des fleurs, et en cultivait d'assez rares surce carre de terres rapportees au sommet sterile de l'eminence. Laterrasse etait entouree d'un mur a hauteur d'appui, en larges pierres detaille, assis sur des rocs escarpes, et de ce belvedere fleuri ondominait le precipice de l'autre versant et une partie du vaste horizondentele du Boehmerwald. Consuelo, qui n'avait pas encore penetre dans celieu, en admira la belle position et l'arrangement pittoresque; puiselle se fit expliquer par le chapelain a quel usage etait destinee cetteterrasse avant que le chateau eut ete transforme, de forteresse, enresidence seigneuriale."C'etait, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrassefortifiee, d'ou la garnison pouvait observer les mouvements des troupesdans la vallee et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n'estpoint de breche offrant un passage qu'on ne puisse decouvrir d'ici.Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiques de tous cotes,environnait cette plate-forme, et defendait les occupants contre lesfleches ou les balles de l'ennemi.--Et qu'est-ce que ceci? demanda Consuelo en s'approchant d'une citernesituee au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par unpetit escalier rapide et tournant.--C'est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau deroche excellente aux assieges; ressource inappreciable pour un chateaufort!--Cette eau est donc bonne a boire? dit Consuelo en examinant l'eauverdatre et mousseuse de la citerne. Elle me parait bien trouble.--Elle n'est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l'est pastoujours, et le comte Albert n'en fait usage que pour arroser sesfleurs. Il faut vous dire qu'il se passe depuis deux ans dans cettefontaine un phenomene bien extraordinaire. La source, car c'en est une,dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le coeur de lamontagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entieres leniveau s'abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, parZdenko, de l'eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantescheries. Et puis, tout a coup, dans l'espace d'une nuit, et quelquefoismeme d'une heure, cette citerne se remplit d'une eau tiede, troublecomme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement; d'autres foisl'eau sejourne assez longtemps et s'epure peu a peu, jusqu'a devenirfroide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu'il se soit passecette nuit un phenomene de ce genre; car, hier encore, j'ai vu laciterne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble commesi elle eut ete videe et remplie de nouveau.--Ces phenomenes n'ont donc pas un cours regulier?--Nullement, et je les aurais examines avec soin, si le comte Albert,qui defend l'entree de ses appartements et de son parterre avec l'especede sauvagerie qu'il porte en toutes choses, ne m'eut interdit cetamusement. J'ai pense, et je pense encore, que le fond de la citerne estencombre de mousses et de plantes parietaires qui bouchent par momentsl'acces a l'eau souterraine, et qui cedent ensuite a l'effort dujaillissement.--Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l'eau en d'autresmoments?--A la grande quantite que le comte en consomme pour arroser ses fleurs.--Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine.Elle n'est donc pas profonde?--Pas profonde? Il est impossible d'en trouver le fond!--En ce cas, votre explication n'est pas satisfaisante, dit Consuelo,frappee de la stupidite du chapelain.--Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu pique deson manque de sagacite.--Certainement, j'en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivementpreoccupee des caprices de la fontaine.--Oh! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit lechapelain qui aurait bien voulu faire un peu l'esprit fort pourreprendre sa superiorite aux yeux de la clairvoyante etrangere, il vousdirait que ce sont les larmes de sa mere qui se tarissent et serenouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel voussupposez tant de penetration, vous jurerait qu'il y a la dedans unesirene qui chante fort agreablement a ceux qui ont des oreilles pourl'entendre. A eux deux ils ont baptise ce puits _la Source des pleurs_.Cela peut etre fort poetique, et il ne tient qu'a ceux qui aiment lesfables paiennes de s'en contenter.--Je ne m'en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment cespleurs se tarissent.--Quant a moi, poursuivit le chapelain, j'ai bien pense qu'il y avaitune perte d'eau dans un autre coin de la citerne....--Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, etant leproduit d'une source, aurait toujours deborde.--Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoirl'air de s'aviser de cela pour la premiere fois; il ne faut pas venir debien loin pour decouvrir une chose aussi simple! Mais il faut bien qu'ily ait un derangement notoire dans les canaux naturels de l'eau,puisqu'elle ne garde plus le nivellement regulier qu'elle avait naguere.--Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d'homme?demanda l'opiniatre Consuelo: voila ce qu'il importerait de savoir.--Voila ce dont personne ne peut s'assurer, repondit le chapelain,puisque le comte Albert ne veut point qu'on touche a sa chere fontaine,et a defendu positivement qu'on essayat de la nettoyer.--J'en etais sure! dit Consuelo en s'eloignant; et je pense qu'on ferabien de respecter sa volonte, car Dieu sait quel malheur pourrait luiarriver, si on se melait de contrarier sa sirene!"Il devient a peu pres certain pour moi, se dit le chapelain en quittantConsuelo, que cette jeune personne n'a pas l'esprit moins derange quemonsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse? Ou bien maitrePorpora nous l'aurait-il envoyee pour que l'air de la campagne luirafraichit le cerveau? A voir l'obstination avec laquelle elle sefaisait expliquer le mystere de cette citerne, j'aurais gage qu'elleetait fille de quelque ingenieur des canaux de Venise, et qu'ellevoulait se donner des airs entendus dans la partie; mais je vois bien ases dernieres paroles, ainsi qu'a l'hallucination qu'elle a eue a proposde Zdenko ce matin, et a la promenade qu'elle nous a fait faire cettenuit au Schreckenstein, que c'est une fantaisie du meme genre. Nes'imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits!Malheureux jeunes gens! que n'y pouvez-vous retrouver la raison et laverite!"La-dessus, le bon chapelain alla dire son breviaire en attendant lediner."Il faut, pensait Consuelo de son cote, que l'oisivete et l'apathieengendrent une singuliere faiblesse d'esprit, pour que ce saint homme,qui a lu et appris tant de choses, n'ait pas le moindre soupcon de cequi me preoccupe a propos de cette fontaine, mon Dieu, je vous endemande pardon, mais voila un de vos ministres qui fait bien peu d'usagede son raisonnement! Et ils disent que Zdenko est imbecile!"La-dessus, Consuelo alla donner a la jeune baronne une lecon de solfege,en attendant qu'elle put recommencer ses perquisitions.XXXIX."Avez-vous jamais assiste au decroissement de l'eau, et l'avez-vousquelquefois observee quand elle remonte? demanda-t-elle tout bas dans lasoiree au chapelain, qui etait fort en train de digerer.--Quoi! qu'y a-t-il? s'ecria-t-il en bondissant sur sa chaise, et enroulant de gros yeux ronds.--Je vous parle de la citerne, reprit-elle sans se deconcerter;avez-vous observe par vous-meme la production du phenomene?--Ah! bien, oui, la citerne; j'y suis, repondit-il avec un sourire depitie. Voila, pensa-t-il, sa folie qui la reprend.--Mais, repondez-moi donc, mon bon chapelain, dit Consuelo, quipoursuivait sa meditation avec l'espece d'acharnement qu'elle portaitdans toutes ses occupations mentales, et qui n'avait aucune intentionmalicieuse envers le digne homme.--Je vous avouerai, Mademoiselle, repondit-il d'un ton tres froid, queje ne me suis jamais trouve a meme d'observer ce que vous me demandez;et je vous declare que je ne me suis jamais tourmente au point d'enperdre le sommeil.--Oh! j'en suis bien certaine, reprit Consuelo impatientee."Le chapelain haussa les epaules, et se leva peniblement de son siege,pour echapper a cette ardeur d'investigation."Eh bien, puisque personne ici ne veut perdre une heure de sommeil pourune decouverte aussi importante, j'y consacrerai ma nuit entiere, s'ille faut, pensa Consuelo."Et, en attendant l'heure de la retraite, elle alla, enveloppee de sonmanteau, faire un tour de jardin.La nuit etait froide et brillante; les brouillards s'etaient dissipes amesure que la lune, alors pleine, avait monte dans l'empyree. Lesetoiles palissaient a son approche; l'air etait sec et sonore. Consuelo,irritee et non brisee par la fatigue, l'insomnie, et la perplexitegenereuse, mais peut-etre un peu maladive, de son esprit, sentaitquelque mouvement de fievre, que la fraicheur du soir ne pouvait calmer.Il lui semblait toucher au terme de son entreprise. Un pressentimentromanesque, qu'elle prenait pour un ordre et un encouragement de laProvidence, la tenait active et agitee. Elle s'assit sur un tertre degazon plante de melezes, et se mit a ecouter le bruit faible et plaintifdu torrent au fond de la vallee. Mais il lui sembla qu'une vois plusdouce et plus plaintive encore se melait au murmure de l'eau et montaitpeu a peu jusqu'a elle. Elle s'etendit sur le gazon pour mieux saisir,etant plus pres de la terre, ces sons legers que la brise emportait achaque instant. Enfin elle distingua la voix de Zdenko. Il chantait enallemand; et elle recueillit les paroles suivantes, arrangees tant bienque mal sur un air bohemien, empreint du meme caractere naif etmelancolique que celui qu'elle avait deja entendu:"Il y a la-bas, la-bas, une ame en peine et en travail, qui attend sadelivrance."Sa delivrance, sa consolation tant promise."La delivrance semble enchainee, la consolation semble impitoyable."Il y a la-bas, la-bas, une ame en peine et en travail qui se lassed'attendre."Quand la voix cessa de chanter, Consuelo se leva, chercha des yeuxZdenko dans la campagne, parcourut tout le parc et tout le jardin pourle trouver, l'appela de divers endroits, et rentra sans l'avoir apercu.Mais une heure apres qu'on eut dit tout haut en commun une longue prierepour le comte Albert, auquel on invita tous les serviteurs de la maisona se joindre, tout le monde etant couche, Consuelo alla s'installeraupres de la fontaine des Pleurs, et, s'asseyant sur la margelle, parmiles capillaires touffues qui y croissaient naturellement, et les irisqu'Albert y avait plantes, elle fixa ses regards sur cette eau immobile,ou la lune, alors parvenue a son zenith, plongeait son image comme dansun miroir.Au bout d'une heure d'attente, et comme la courageuse enfant, vaincuepar la fatigue, sentait ses paupieres s'appesantir, elle fut reveilleepar un leger bruit a la surface de l'eau. Elle ouvrit les yeux, et vitle spectre de la lune s'agiter, se briser, et s'etendre en cercleslumineux sur le miroir de la fontaine. En meme temps un bouillonnementet un bruit sourd, d'abord presque insensible et bientot impetueux, semanifesterent; elle vit l'eau baisser en tourbillonnant comme dans unentonnoir, et, en moins d'un quart d'heure, disparaitre dans laprofondeur de l'abime.Elle se hasarda a descendre plusieurs marches. L'escalier, qui semblaitavoir ete pratique pour qu'on put approcher a volonte du niveau variablede l'eau, etait forme de blocs de granit enfonces ou tailles en spiraledans le roc. Ces marches limoneuses et glissantes n'offraient aucunpoint d'appui, et se perdaient dans une effrayante profondeur.L'obscurite, un reste d'eau qui clapotait encore au fond du precipiceincommensurable, l'impossibilite d'assurer ses pieds delicats sur cettevase filandreuse, arreterent la tentative insensee de Consuelo; elleremonta a reculons avec beaucoup de peine, et se rassit tremblante etconsternee sur la premiere marche.Cependant l'eau semblait toujours fuir dans les entrailles de la terre.Le bruit devint de plus en plus sourd, jusqu'a ce qu'il cessaentierement; et Consuelo songea a aller chercher de la lumiere pourexaminer autant que possible d'en haut l'interieur de la citerne. Maiselle craignit de manquer l'arrivee de celui qu'elle attendait, et setint patiemment immobile pendant pres d'une heure encore. Enfin, ellecrut apercevoir une faible lueur au fond du puits; et, se penchant avecanxiete, elle vit cette tremblante clarte monter peu a peu. Bientot ellen'en douta plus; Zdenko montait la spirale en s'aidant d'une chaine defer scellee aux parois du rocher. Le bruit que sa main produisait ensoulevant cette chaine et en la laissant retomber de distance endistance, avertissait Consuelo de l'existence de cette sorte de rampe,qui cessait a une certaine hauteur, et qu'elle n'avait pu ni voir nisoupconner. Zdenko portait une lanterne, qu'il suspendit a un crocdestine a cet usage, et plante dans le roc a environ vingt piedsau-dessous du sol; puis il monta legerement et rapidement le reste del'escalier, prive de chaine et de point d'appui apparent. CependantConsuelo, qui observait tout avec la plus grande attention, le vits'aider de quelques pointes de rocher, de certaines plantes parietairesplus vigoureuses que les autres, et peut-etre de quelques clousrecourbes qui sortaient du mur, et dont sa main avait l'habitude. Desqu'il fut a portee de voir Consuelo, celle-ci se cacha et se deroba ases regards en rampant derriere la balustrade de pierre a demicirculaire qui couronnait le haut du puits, et qui s'interrompaitseulement a l'entree de l'escalier. Zdenko sortit, et se mit a cueillirlentement dans le parterre, avec beaucoup de soin et comme enchoisissant certaines fleurs, un gros bouquet; puis il entra dans lecabinet d'Albert, et, a travers le vitrage de la porte, Consuelo le vitremuer longtemps les livres, et en chercher un, qu'il parut enfin avoirtrouve; car il revint vers la citerne en riant et en se parlant alui-meme d'un ton de contentement, mais d'une voix faible et presqueinsaisissable, tant il semblait partage entre le besoin de causer toutseul, selon son habitude, et la crainte d'eveiller les hotes du chateau.Consuelo ne s'etait pas encore demande si elle l'aborderait, si elle leprierait de la conduire aupres d'Albert; et il faut avouer qu'en cetinstant, confondue de ce qu'elle voyait, eperdue au milieu de sonentreprise, joyeuse d'avoir devine la verite tant pressentie, mais emuede l'idee de descendre au fond des entrailles de la terre et des abimesde l'eau, elle ne se sentit pas le courage d'aller d'emblee au resultat,et laissa Zdenko redescendre comme il etait monte, reprendre salanterne, et disparaitre en chantant d'une voix qui prenait del'assurance a mesure qu'il s'enfoncait dans les profondeurs de saretraite:"La delivrance est enchainee, la consolation est impitoyable."Le coeur palpitant, le cou tendu, Consuelo eut dix fois son nom sur leslevres pour le rappeler. Elle allait s'y decider par un effort heroique,lorsqu'elle pensa tout a coup que la surprise pouvait faire chancelercet infortune sur cet escalier difficile et perilleux, et lui donner levertige de la mort. Elle s'en abstint, se promettant d'etre pluscourageuse le lendemain, en temps opportun.Elle attendit encore pour voir remonter l'eau, et cette fois lephenomene s'opera plus rapidement. Il y avait a peine un quart d'heurequ'elle n'entendait plus Zdenko et qu'elle ne voyait plus de lueur delanterne, lorsqu'un bruit sourd, semblable au grondement lointain dutonnerre, se fit entendre; et l'eau, s'elancant avec violence, monta entournoyant et en battant les murs de sa prison avec un bouillonnementimpetueux. Cette irruption soudaine de l'eau eut quelque chose de sieffrayant, que Consuelo trembla pour le pauvre Zdenko, en se demandantsi, a jouer avec de tels perils, et a gouverner ainsi les forces de lanature, il ne risquait pas d'etre emporte par la violence du courant, etde reparaitre a la surface de la fontaine, noye et brise comme cesplantes limoneuses qu'elle y voyait surnager.Cependant le moyen devait etre bien simple; il ne s'agissait que debaisser et de relever une ecluse, peut-etre de poser une pierre enarrivant, et de la deranger en s'en retournant. Mais cet homme, toujourspreoccupe et perdu dans ses reveries bizarres, ne pouvait-il pas setromper et deranger la pierre un instant trop tot? Venait-il par le memesouterrain qui servait de passage a l'eau de la source? Il faudrapourtant que j'y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pasplus tard que la nuit prochaine; _car il y a la-bas une ame en travailet en peine qui m'attend et qui se lasse d'attendre_. Ceci n'a point etechante au hasard; et ce n'est pas sans but que Zdenko, qui detestel'allemand et qui le prononce avec difficulte, s'est expliqueaujourd'hui dans cette langue.Elle alla enfin se coucher; mais elle eut tout le reste de la nuitd'affreux cauchemars. La fievre faisait des progres. Elle ne s'enapercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et deresolution; mais a chaque instant elle se reveillait en sursaut,s'imaginant etre encore sur les marches du terrible escalier, et nepouvant le remonter, tandis que l'eau s'elevait au-dessous d'elle avecle rugissement et la rapidite de la foudre.Elle etait si changee le lendemain, que tout le monde remarqual'alteration de ses traits. Le chapelain n'avait pu s'empecher deconfier a la chanoinesse que _cette agreable et obligeante personne_ luiparaissait avoir le cerveau derange; et la bonne Wenceslawa, qui n'etaitpas habituee a voir tant de courage et de devouement autour d'elle,commencait a croire que la Porporina etait tout au moins une jeune fillefort exaltee et d'un temperament nerveux tres excitable. Elle comptaittrop sur ses bonnes portes doublees de fer, et sur ses fideles clefs,toujours grincantes a sa ceinture, pour avoir cru longtemps a l'entreeet a l'evasion de Zdenko l'avant-derniere nuit. Elle adressa donc aConsuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de nepas s'identifier au malheur de la famille, jusqu'a en perdre la sante,et s'efforcant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, desesperances qu'elle commencait elle-meme a perdre dans le secret de soncoeur.Mais elle fut emue a la fois de crainte et d'espoir, lorsque Consuelolui repondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire dedouce fierte:"Vous avez bien raison de croire et d'attendre avec confiance, cheremadame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l'espere; car ils'interesse encore a ses livres et a ses fleurs du fond de sa retraite.J'en ai la certitude; et j'en pourrais donner la preuve.--Que voulez-vous dire, chere enfant? s'ecria la chanoinesse, domineepar son air de conviction: qu'avez-vous appris? qu'avez-vous decouvert?Parlez, au nom du ciel! rendez la vie a une famille desolee!--Dites au comte Christian que son fils existe, et qu'il n'est pas loind'ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte."La chanoinesse se leva pour courir vers son frere, qui n'etait pasencore descendu au salon; mais un regard et un soupir du chapelainl'arreterent."Ne donnons pas a la legere une telle joie a mon pauvre Christian,dit-elle en soupirant a son tour. Si le fait venait bientot dementir vosdouces promesses, ah! ma chere enfant! nous aurions porte le coup de lamort a ce malheureux pere.--Vous doutez donc de ma parole? repliqua Consuelo etonnee.--Dieu m'en garde, noble Nina! mais vous pouvez vous faire illusion!Helas! cela nous est arrive si souvent a nous-memes! Vous dites que vousavez des preuves, ma chere fille; ne pourriez-vous nous les mentionner?--Je ne le peux pas ... du moins il me semble que je ne le dois pas, ditConsuelo un peu embarrassee. J'ai decouvert un secret auquel le comteAlbert attache certainement beaucoup d'importance, et je ne crois paspouvoir le trahir sans son aveu.--Sans son aveu! s'ecria la chanoinesse en regardant le chapelain avecirresolution. L'aurait-elle vu?"Le chapelain haussa imperceptiblement les epaules, sans comprendre ladouleur que son incredulite causait a la pauvre chanoinesse."Je ne l'ai pas vu, reprit Consuelo; mais, je le verrai bientot, et vousaussi, j'espere. Voila pourquoi je craindrais de retarder son retour encontrariant ses volontes par mon indiscretion.--Puisse la verite divine habiter dans ton coeur, genereuse creature, etparler par la bouche! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeuxinquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un; et rends-nousAlbert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c'est que, sicela se realise, j'embrasserai tes genoux comme j'embrasse en ce momentton pauvre front ... humide et brulant! ajouta-t-elle, apres avoirtouche de ses levres le beau front embrase de la jeune fille, et en seretournant vers le chapelain d'un air emu.--Si elle est folle, dit-elle a ce dernier lorsqu'elle put lui parlersans temoins, c'est toujours un ange de bonte, et il semble qu'elle soitoccupee do nos souffrances plus que nous-memes. Ah! mon pere! il y a unemalediction sur cette maison! Tout ce qui porte un coeur sublime y estfrappe de vertige, et notre vie se passe a plaindre ce que nous sommesforces d'admirer!--Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune etrangere, reponditle chapelain. Mais il y a du delire dans son fait, n'en doutez pas,Madame. Elle aura reve du comte Albert cette nuit, et elle nous donneimprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d'agiter l'amepieuse et soumise de votre venerable frere par des assertions sifrivoles. Peut-etre aussi ne faudrait-il pas trop encourager lestemerites de cette signora Porporina ... Elles peuvent la precipiterdans des dangers d'une autre nature que ceux qu'elle a voulu braverjusqu'ici....--Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naivete la chanoinesseWenceslawa.--Je suis fort embarrasse de m'expliquer, reprit le digne homme....Pourtant il me semble ... que si un commerce secret, bien honnete etbien desinteresse sans doute, venait a s'etablir entre cette jeuneartiste et le noble comte....--Eh bien? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux.--Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d'interet et desollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu detemps, a l'aide de circonstances et d'idees romanesques, devenirdangereux pour le repos et la dignite de la jeune musicienne?--Je ne me serais jamais avisee de cela! s'ecria la chanoinesse, frappeede cette reflexion. Croiriez-vous donc, mon pere, que la Porporinapourrait oublier sa position humble et precaire dans des relationsquelconques avec un homme si eleve au-dessus d'elle que l'est mon neveuAlbert de Rudolstadt?--Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l'y aider lui-meme, sans levouloir, par l'affectation qu'il met a traiter de prejuges lesrespectables avantages du rang et de la naissance.--Vous eveillez en moi de graves inquietudes, dit Wenceslawa, rendue ason orgueil de famille et a la vanite de la naissance, son uniquetravers. Le mal aurait-il deja germe dans le coeur de cette enfant? Yaurait-il dans son agitation et dans son empressement a retrouver Albertun motif moins pur que sa generosite naturelle et son attachement pournous?--Je me flatte encore que non, repondit le chapelain, dont l'uniquepassion etait de jouer, par ses avis et par ses conseils, un roleimportant dans la famille, tout en conservant les dehors d'un respectcraintif et d'une soumission obsequieuse. Il faudra pourtant, ma cherefille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des evenements, etque votre vigilance ne s'endorme pas sur de pareils dangers. Ce roledelicat ne convient qu'a vous, et demande toute la prudence et lapenetration dont le ciel vous a douee."Apres cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversee, et soninquietude changea d'objet. Elle oublia presque qu'Albert etait commeperdu pour elle, peut-etre mourant, peut-etre mort, pour ne songer qu'aprevenir enfin les effets d'une affection qu'en elle-meme elle appelait_disproportionnee_: semblable a l'Indien de la fable, qui, monte sur unarbre, poursuivi par l'epouvante sous la figure d'un tigre, s'amuse acombattre le souci sous la figure d'une mouche bourdonnant autour de satete.Toute la journee elle eut les yeux attaches sur Porporina, epiant tousses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiete. Notre heroine,car c'en etait une dans toute la force du terme en ce moment-la que labrave Consuelo, s'en apercut bien, mais demeura fort eloigneed'attribuer cette inquietude a un autre sentiment que le doute de lavoir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point acacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa consciencetranquille et forte, qu'il y avait de quoi etre fiere de son projetplutot que d'en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causee,quelques jours auparavant, l'enthousiasme du jeune comte pour elle,s'etait dissipee en face d'une volonte serieuse et pure de toute vanitepersonnelle. Les amers sarcasmes d'Amelie, qui pressentait sonentreprise sans en connaitre les details, ne l'emouvaient nullement.Elle les entendait a peine, y repondait par des sourires, et laissait ala chanoinesse, dont les oreilles s'ouvraient d'heure en heure, le soinde les enregistrer, de les commenter, et d'y trouver une lumiereterrible.FIN DU PREMIER VOLUME.CONSUELOPARGEORGE SANDTOME DEUXIEME1856XL.Cependant, en se voyant surveillee par Wenceslawa comme elle ne l'avaitjamais ete, Consuelo craignit d'etre contrariee par un zele malentendu,et se composa un maintien plus froid, grace auquel il lui fut possible,dans la journees, d'echapper a son attention, et de prendre, d'un piedleger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idee dans cemoment que de rencontrer Zdenko, de l'amener a une explication, et desavoir definitivement s'il voulait la conduire aupres d'Albert. Elle letrouva assez pres du chateau, sur le sentier qui menait au Schreckenstein.Il semblait venir a sa rencontre, et lui adressa la parole en bohemienavec beaucoup de volubilite."Helas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placerun mot; je sais a peine l'allemand, cette dure langue que tu hais commel'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nousne pouvons nous entendre autrement, consens a la parler avec moi; nousla parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre lebohemien, si tu veux me l'enseigner."A ces paroles qui lui etaient sympathiques, Zdenko devint serieux, ettendant a Consuelo une main seche et calleuse qu'elle n'hesita point aserrer dans la sienne:"Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langueet toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?"Consuelo pensa devoir se preter a sa fantaisie en se servant des memesfigures pour l'interroger."Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.--Il y a, repondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frereAlbert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas.J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais auxanciennes. Demande-moi toute autre chose.--Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nommeConsuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici meconnait.--Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce quetu dis. _La delivrance est enchainee...._--Je sais cela. _La consolation est impitoyable_. Mais toi, tu nesais rien, Zdenko. La delivrance a rompu ses chaines, la consolation abrise ses fers.--Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko enreprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.--Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, ecoute."Et elle lui chanta la premiere phrase de sa chanson sur les troismontagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amelie l'avaitaidee a retrouver et a prononcer.Zdenko l'ecouta avec ravissement, et lui dit en soupirant:"Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que jet'apprenne une autre chanson?--Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendrasapres en bohemien.--Comment commence-t-elle?" dit Zdenko en la regardant avec malice.Consuelo commenca l'air de la chanson de la veille:"_Il y a la-bas, la-bas, une ame en travail et en peine...._""Oh! celle-la est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko enl'interrompant.--Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui.--Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots.--Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est la-bas, la-basdans la grotte de Schreckenstein...."A peine eut-elle prononce ces paroles que Zdenko changea tout a coup devisage et d'attitude; ses yeux brillerent d'indignation. Il fit trois pasen arriere, eleva ses mains au-dessus de sa tete, comme pour maudireConsuelo, et se mit a lui parler bohemien dans toute l'energie de lacolere et de la menace.Effrayee d'abord, mais voyant qu'il s'eloignait, Consuelo voulut lerappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant uneenorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres etdebiles:"Zdenko n'a jamais fait de mal a personne, s'ecria-t-il en allemand;Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petitenfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Maissi tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal,menteuse, Autrichienne, Zdenko t'ecrasera comme un ver de terre, dut-ilse jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son ame du sanghumain repandu."Consuelo, epouvantee, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier unpaysan qui, s'etonnant de la voir courir ainsi pale et comme poursuivie,lui demanda si elle avait rencontre un loup.Consuelo, voulant savoir si Zdenko etait sujet a des acces de demencefurieuse, lui dit qu'elle avait rencontre l'_innocent_, et qu'il l'avaiteffrayee."Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, repondit le paysan ensouriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimite de petite maitresse.Zdenko n'est pas mechant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconteDes histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles.--Mais il se fache quelquefois, et alors il menace et il jette despierres?--Jamais, jamais, repondit le paysan; cela n'est jamais arrive etn'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko estinnocent comme un ange."Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysandevait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une paroleimprudente, le premier, le seul acces de fureur qu'eut jamais eprouvel'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amerement. "J'ai ete trop pressee,se dit-elle; j'ai eveille, dans l'ame paisible de cet homme prive de cequ'on appelle fierement la raison, une souffrance qu'il ne connaissaitpas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui a la moindreoccasion. Il n'etait que maniaque, je l'ai peut-etre rendu fou."Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colere deZdenko. Il etait bien certain desormais qu'elle avait devine juste enplacant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soinjaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, meme aelle! Elle n'etait donc pas exceptee de cette proscription, elle n'avaitdonc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'ilavait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler laveille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avaitfaite a son fou du nom de Consuelo, tout cela n'etait donc chez lui quela fantaisie du moment, sans qu'une aspiration veritable et constante luidesignat une personne plus qu'une autre pour sa liberatrice et saconsolation? Ce nom meme de consolation, prononce et comme devine parlui, etait une affaire de pur hasard. Elle n'avait cache a personnequ'elle fut Espagnole, et que sa langue maternelle lui fut demeuree plusfamiliere encore que l'italien. Albert, enthousiasme par son chant, et neconnaissant pas d'expression plus energique que celle qui exprimaitl'idee dont son ame etait avide et son imagination remplie, la lui avaitadressee dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personneautour de lui ne pouvait entendre, excepte elle.Consuelo ne s'etait jamais fait d'illusion extraordinaire a cet egard.Cependant une rencontre si delicate et si ingenieuse du hasard lui avaitsemble avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'enetait emparee sans trop d'examen.Maintenant tout etait remis en question. Albert avait-il oublie, dans unenouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait eprouvee pourelle? Etait-elle desormais inutile a son soulagement, impuissante pourson salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et siempresse jusque-la a seconder les desseins d'Albert, etait-il lui-memeplus tristement et plus serieusement fou que Consuelo n'avait voulu lesupposer? Executait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-ilcompletement, en interdisant avec fureur a la jeune fille l'approchedu Schreckenstein et le soupcon de la verite?--Eh bien, lui dit Amelie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vupasser Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que,par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminee?--Peut-etre! lui repondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'etait lapremiere fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blesse. Elle avaitmis a son entreprise un devouement si pur, un entrainement si magnanime,qu'elle souffrait a l'idee d'etre raillee et meprisee pour n'avoir pasreussi.Elle fut triste toute la soiree; et la chanoinesse, qui remarqua cechangement, ne manqua pas de l'attribuer a la crainte d'avoir laissedeviner le sentiment funeste eclos dans son coeur.La chanoinesse se trompait etrangement. Si Consuelo avait ressenti lamoindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eut connu ni cette foi vive,ni cette confiance sainte qui jusque-la l'avaient guidee et soutenue.Jamais peut-etre elle n'avait, au contraire, eprouve le retour amer deson ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances ou ellecherchait a s'en distraire par des actes d'heroisme et une sorte defanatisme d'humanite.En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son epinette unvieux livre dore et armorie qu'elle crut aussitot reconnaitre pour celuiqu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenkola nuit precedente. Elle l'ouvrit a l'endroit ou le signet etait pose:c'etait le psaume de la penitence qui commence ainsi: _De profondisclamavi ad te_ Et ces mots latins etaient soulignes avec une encrequi semblait fraiche, car elle avait un peu colle au verso de la pagesuivante. Elle feuilleta tout le volume, qui etait une fameuse bibleancienne, dite de Kralic, editee en 1579, et n'y trouva aucune autreindication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri partide l'abime, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'etait-ilpas assez significatif, assez eloquent? Quelle contradiction regnaitdonc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite recente deZdenko?Consuelo s'arreta a sa derniere supposition. Albert, malade et accableau fond du souterrain, qu'elle presumait place sous le Schreckenstein,y etait peut-etre retenu par la tendresse insensee de Zdenko. Il etaitpeut-etre la proie de ce fou, qui le cherissait a sa maniere, en letenant prisonnier, en cedant parfois a son desir de revoir la lumiere,en executant ses messages aupres de Consuelo, et en s'opposant tout a coupau succes de ses demarches par une terreur ou un caprice inexplicable.Eh bien, se dit-elle, j'irai, dusse-je affronter les dangers reels;j'irai, dusse-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots etdes egoistes; j'irai, dusse-je y etre humiliee par l'indifference decelui qui m'appelle. Humiliee! et comment pourrais-je l'etre, s'il estreellement aussi fou lui-meme que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet quede les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obeia la voix de Dieu qui m'inspire, et a sa main qui me pousse avec uneforce irresistible.L'etat febrile ou elle s'etait trouvee tous les jours precedents, et qui,depuis sa derniere rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait placea une langueur penible, se manifesta de nouveau dans son ame et dans soncorps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant a Amelie et le livre,et son enthousiasme, et son dessein, elle echangea des paroles enjoueesavec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs,munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'etait procuree le matinmeme.Elle attendit assez longtemps, et fut forcee par le froid de rentrerplusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plustiede ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet enorme amasde livres, non pas ranges sur des rayons comme dans une bibliotheque,mais jetes pele-mele sur le carreau, au milieu de la chambre, avec unesorte de mepris et de degout. Elle se hasardai a en ouvrir quelques-uns.Ils etaient presque tous ecrits en latin, et Consuelo put tout au pluspresumer que c'etaient des ouvrages de controverse religieuse, emanes del'eglise romaine ou approuves par elle. Elle essayait d'en comprendre lestitres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elley courut, ferma sa lanterne, se cacha derriere le garde-fou, et attenditl'arrivee de Zdenko. Cette fois, il ne s'arreta ni dans le parterre, nidans le cabinet. Il traversa les deux pieces, et sortit de l'appartementd'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder etecouter, a la porte de l'oratoire et a celle de la chambre a coucher ducomte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposaittranquillement. C'etait une sollicitude qu'il prenait souvent sur soncompte, et sans qu'Albert eut songe a la lui imposer, comme on le verrapar la suite.Consuelo ne delibera point sur le parti qu'elle avait a prendre; son planetait arrete. Elle ne se fiait plus a la raison ni a la bienveillance deZdenko; elle voulait parvenir jusqu'a celui qu'elle supposait prisonnier,seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sousterre de la citerne du chateau a celle du Schreckenstein. Si ce cheminetait difficile ou perilleux, du moins il etait praticable, puisqueZdenko y passait toutes les nuits. Il l'etait surtout avec de la lumiere;et Consuelo s'etait pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou,et d'une pierre pour avoir de la lumiere en cas d'accident. Ce quilui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine auSchreckenstein, c'etait une ancienne histoire qu'elle avait entenduraconter a la chanoinesse, d'un siege soutenu jadis par l'ordreteutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leurRefectoire meme une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'unemontagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortiepour observer l'ennemi, ils dessechaient la citerne, passaient par sesconduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui etait dansleur dependance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays,le village qui couvrait la colline appelee Schreckenstein depuisl'incendie dependait de la forteresse des Geants, et avait avec lui desecretes intelligences en temps de siege. Elle etait donc dans la logiqueet dans la verite en cherchant cette communication et cette issue.Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits.Auparavant elle se mit a genoux, recommanda son ame a Dieu, fit naivementun grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse dutheatre de San-Samuel avant de paraitre pour la premiere fois sur lascene; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide,cherchant a la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre aZdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir levertige. Elle atteignit la chaine de fer sans accident; et lorsqu'ellel'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid deregarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cettedecouverte lui causa un instant d'emoi. Mais la reflexion lui vintaussitot. Le puits pouvait etre, tres-profond; mais l'ouverture dusouterrain qui amenait Zdenko ne devait etre situee qu'a une certainedistance au-dessous du sol. Elle avait deja descendu cinquante marchesavec cette adresse et cette agilite que n'ont pas les jeunes filleselevees dans les salons, mais que les enfants du peuple acquierent dansleurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante.Le seul danger veritable etait de glisser sur les marches humides.Consuelo avait trouve dans un coin, en furetant, un vieux chapeau alarges bords que le baron Frederick avait longtemps porte a la chasse.Elle l'avait coupe, et s'en etait fait des semelles qu'elle avaitAttachees a ses souliers avec des cordons en maniere de cothurnes.Elle avait remarque une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans saderniere expedition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenkomarchait sans faire aucun bruit dans les corridors du chateau, et c'estpour cela qu'il lui avait semble glisser comme une ombre plutot quemarcher comme un homme. C'etait aussi jadis la coutume des Hussitesde chausser ainsi leurs espions, et meme leurs chevaux, lorsqu'ilseffectuaient une surprise chez l'ennemi.A la cinquante-deuxieme marche, Consuelo trouva une dalle plus large etune arcade basse en ogive. Elle n'hesita point a y entrer, et a s'avancera demi courbee dans une galerie souterraine etroite et basse, toutedegouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillee et voutee de maind'homme avec une grande solidite.Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinqminutes, lorsqu'il lui sembla entendre un leger bruit derriere elle.C'etait peut-etre Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin duSchreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pasPour n'etre pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il nepouvait pas se douter qu'elle l'eut devance. Il n'avait pas de raisonpour courir apres elle; et pendant qu'il s'amuserait a chanter et amarmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elleaurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert.Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable a celuide l'eau qui gronde, lutte, et s'elance. Qu'etait-il donc arrive? Zdenkos'etait-il apercu de son dessein? Avait-il lache l'ecluse pour l'arreteret l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passe lui-meme,et il etait derriere elle. Cette reflexion n'etait pas tres rassurante.Zdenko etait capable de se devouer a la mort, de se noyer avec elleplutot que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyaitpoint de pelle, point d'ecluse, pas une pierre sur son chemin qui putretenir l'eau, et la faire ensuite ecouler. Cette eau ne pouvait etrequ'en avant de son chemin, et le bruit venait de derriere elle. Cependantil grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.Tout a coup Consuelo, frappee d'une horrible decouverte, s'apercut que lagalerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis deplus en plus rapidement. L'infortunee s'etait trompee de chemin. Dans sonempressement et dans la vapeur epaisse qui s'exhalait du fond de laciterne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, etsituee vis-a-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'etait enfoncee dansle canal qui servait de deversoir a l'eau du puits, au lieu de remontercelui qui conduisait au reservoir ou a la source. Zdenko, s'en allantpar une route opposee, venait de lever tranquillement la pelle; l'eautombait en cascade au fond de la citerne, et deja la citerne etaitremplie jusqu'a la hauteur du deversoir; deja elle se precipitait dans lagalerie ou Consuelo fuyait eperdue et glacee d'epouvante. Bientot cettegalerie, dont la dimension etait menagee de maniere a ce que la citerne,perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put seremplir, allait se remplir a son tour. Dans un instant, dans un clind'oeil, le deversoir serait inonde, et la pente continuait a s'abaisservers des abimes ou l'eau tendait a se precipiter. La voute, encoresuintante, annoncait assez que l'eau la remplissait tout entiere, qu'iln'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas nesauverait pas la malheureuse fugitive de l'impetuosite du torrent. L'airetait deja intercepte par la masse d'eau qui arrivait a grand bruit. Unechaleur etouffante arretait la respiration, et suspendait la vie autantque la peur et le desespoir. Deja le rugissement de l'onde dechaineegrondait aux oreilles de Consuelo; deja une ecume rousse, sinistreavant-coureur du flot, ruisselait sur le pave, et devancait la courseincertaine et ralentie de la victime consternee.XLI."O ma mere, s'ecria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aime!O mon Dieu, dedommage-moi dans une vie meilleure!".A peine avait-elle jete vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trebucheet se frappe a un obstacle inattendu. O surprise! o bonte divine! c'estun escalier etroit et raide, qui monte a l'une des parois du souterrain,et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'esperance. La voutes'eleve sur son front; le torrent se precipite, heurte l'escalier queConsuelo a eu le temps de franchir, en devore les dix premieres marches,mouille jusqu'a la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenuenfin au sommet de la voute surbaissee que Consuelo a laissee derriereelle, s'engouffre dans les tenebres, et tombe avec un fracas epouvantabledans un reservoir profond que l'heroique enfant domine d'une petiteplate-forme ou elle est arrivee sur ses genoux et dans l'obscurite.Car son flambeau s'est eteint. Un coup de vent furieux a precedel'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissee tomber sur laderniere marche, soutenue jusque-la par l'instinct conservateur de lavie, mais ignorant encore si elle est sauvee, si ce fracas de lacataracte est un nouveau desastre qui va l'atteindre, et si cette pluiefroide qui en rejaillit jusqu'a elle, et qui baigne ses cheveux, est lamain glacee de la mort qui s'etend sur sa tete.Cependant le reservoir se remplit peu a peu, jusqu'a d'autres deversoirsplus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de laterre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs sedissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, serepand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue arallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine;mais son courage s'est ranime. A genoux, elle remercie Dieu et sa mere.Elle examine enfin le lieu ou elle se trouve, et promene la clartevacillante de sa lanterne sur les objets environnants.Une vaste grotte creusee par la nature sert de voute a un abime que lasource lointaine du Schreckenstein alimente, et ou elle se perd dans lesentrailles du rocher. Cet abime est si profond qu'on ne voit plus l'eauqu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendantdeux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable acelle du canon. Les echos de la caverne le repetent longtemps, et leclapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. Ondirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de lagrotte, un sentier etroit et difficile, taille dans le roc, cotoie leprecipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie tenebreuse, ou letravail de l'homme cesse entierement, et qui se detourne des courantsd'eau et de leur chute, en remontant vers des regions plus elevees.C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre:l'eau a ferme et rempli entierement celle qu'elle vient de suivre. Il estimpossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidite enest mortelle, et deja le flambeau palit, petille et menace de s'eteindresans pouvoir se rallumer.Consuelo n'est point paralysee par l'horreur de cette situation. Ellepense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Cesgaleries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature,et conduisent a des impasses ou a un labyrinthe dont elle ne retrouverajamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fut-ce que pour trouverun asile plus sain jusqu'a la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenkoreviendra; il arretera le courant, la galerie sera videe, et la captivepourra revenir sur ses pas et revoir la lumiere des etoiles.Consuelo s'enfonca donc dans les mysteres du souterrain avec un nouveaucourage, attentive cette fois a tous les accidents du sol, et s'attachanta suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser detourner parles galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraienta chaque instant. De cette maniere elle etait sure de ne plus rencontrerde courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres enormesencombraient sa route, et dechiraient ses pieds; des chauves-sourisgigantesques, arrachees de leur morne sommeil par la clarte de lalanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme desesprits de tenebres autour de la voyageuse. Apres les premieres emotionsde la surprise, a chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir soncourage. Quelquefois elle gravissait d'enormes blocs de pierre detachesd'immenses voutes crevassees, qui montraient d'autres blocs menacants,retenus a peine dans leurs fissures elargies a vingt pieds au-dessus desa tete; d'autres fois la voute se resserrait et s'abaissait au point queConsuelo etait forcee de ramper dans un air rare et brulant pour s'yfrayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'audetour d'un angle resserre, ou son corps svelte et souple eut de la peinea passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face a faceavec Zdenko: Zdenko d'abord petrifie de surprise et glace de terreur,bientot indigne, furieux et menacant comme elle l'avait deja vu.Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, a la clartevacillante d'un flambeau que le manque d'air etouffait a chaque instant,la fuite etait impossible. Consuelo songea a se defendre corps a corpscontre une tentative de meurtre. Les yeux egares, la bouche ecumantede Zdenko, annoncaient assez qu'il ne s'arreterait pas cette fois a lamenace. Il prit tout a coup une resolution etrangement feroce: il se mita ramasser de grosses pierres, et a les placer l'une sur l'autre, entrelui et Consuelo, pour murer l'etroite galerie ou elle se trouvait. Decette maniere, il etait sur qu'en ne vidant plus la citerne durantplusieurs jours, il la ferait perir de faim, comme l'abeille qui enfermele frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire al'entree.Mais c'etait avec du granit que Zdenko batissait, et il s'en acquittaitavec une rapidite prodigieuse. La force athletique que cet homme simaigre, et en apparence si debile, trahissait en ramassant et enarrangeant ces blocs, prouvait trop bien a Consuelo que la resistanceetait impossible, et qu'il valait mieux esperer de trouver une autreissue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernieresextremites en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader etde le dominer par ses paroles."Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu la, insense? Albert te reprocherama mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolationet son salut. Tu perds ton ami et ton frere en me perdant."Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et resolu de continuer sonoeuvre, se mit a chanter dans sa langue sur un air vif et anime, tout enbatissant d'une main active et legere son mur cyclopeen.Une derniere pierre manquait pour assurer l'edifice. Consuelo leregardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourraidemolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un geant. La derniere pierrefut posee, et bientot elle s'apercut que Zdenko en batissait un second,adosse au premier. C'etait toute une carriere, toute une forteresse qu'ilallait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissaitprendre un plaisir extreme a son ouvrage.Une inspiration merveilleuse vint enfin a Consuelo. Elle se rappela lafameuse formule heretique qu'elle s'etait fait expliquer par Amelie, etqui avait tant scandalise le chapelain."Zdenko! s'ecria-t-elle en bohemien, a travers une des fentes du mur maljoint qui la separait deja de lui; ami Zdenko, _que celui a qui on afait tort te salue!_"A peine cette parole fut-elle prononcee, qu'elle opera sur Zdenko commeun charme magique; il laissa tomber l'enorme bloc qu'il tenait, enpoussant un profond soupir, et il se mit a demolir son mur avec plus depromptitude encore qu'il ne l'avait eleve; puis, tendant la main aConsuelo, il l'aida en silence a franchir cette ruine, apres quoi il laregarda attentivement, soupira etrangement, et, lui remettant trois clefsliees ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle,en lui disant:"Que celui a qui on a fait tort te salue!--Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers tonmaitre."Zdenko secoua la tete en disant:"Je n'ai pas de maitre, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinees'accomplit. Va ou Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'a ceque tu reviennes."Et, s'asseyant sur les decombres, il mit sa tete dans ses mains, et nevoulut plus dire un mot.Consuelo ne s'arreta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait leretour de sa fureur; et, profitant de ce moment ou elle le tenait enrespect, certaine enfin d'etre sur la route du Schreckenstein, ellepartit comme un trait. Dans sa marche incertaine et penible, Consuelon'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par uneroute beaucoup plus longue mais inaccessible a l'eau, s'etait rencontreavec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'unpar un detour bien menage, et creuse de main d'homme dans le roc,l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du chateau, deses vastes dependances, et de la colline sur laquelle il etait assis.Consuelo ne se doutait guere qu'elle etait en cet instant sous le parc,et cependant elle en franchissait les grilles et les fosses par une voieque toutes les clefs et toutes les precautions de la chanoinesse nepouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensee, au bout de quelque trajetsur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer a uneentreprise deja si traversee, et qui avait failli lui devenir si funeste.De nouveaux obstacles l'attendaient peut-etre encore. Le mauvais vouloirde Zdenko pouvait se reveiller. Et s'il allait courir apres elle! s'ilallait elever un nouveau mur pour empecher son retour! Au lieu qu'enabandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers laciterne, et de remettre cette citerne a sec pour qu'elle put monter, elleavait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Maiselle etait encore trop sous l'emotion du moment pour se resoudre a revoirce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causee augmentait amesure qu'elle s'eloignait de lui; et apres avoir affronte sa vengeanceavec une presence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se larepresentant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage detenter ce qu'il eut fallu faire pour se le rendre favorable, etn'aspirant qu'a trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cedeles clefs, afin de mettre une barriere entre elle et le retour de sademence.Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'etaitobstinee temerairement a croire doux et traitable, dans une positionanalogue a celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile epais surtoute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avaitcontribue a l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'etait pas laplus folle des trois, de s'etre precipitee dans cet abime de dangers etde mysteres, sans etre sure d'un resultat favorable et d'un succesfructueux.Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creuse parles fortes mains des hommes du moyen age. Tous les rochers etaient percespar un entaillement ogival surbaisse avec beaucoup de caractere et deregularite. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol,tous les endroits ou l'eboulement eut ete possible, etaient soutenus parune construction en pierre de taille a rinceaux croises, que liaientensemble des clefs de voute quadrangulaires en granit. Consuelo, neperdait pas son temps a admirer ce travail immense, execute avec unesolidite qui defiait encore bien des siecles. Elle ne se demandait pasnon plus comment les possesseurs actuels du chateau pouvaient ignorerl'existence d'une construction si importante. Elle eut pu se l'expliquer,en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et decette propriete avaient ete detruits plus de cent ans auparavant, al'epoque de l'introduction de la reforme en Boheme; mais elle neregardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'a son propresalut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, etun libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin a faire,quoique cette route directe vers le Schreckenstein fut beaucoup pluscourte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bienlong; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait meme si cette routela conduisait au Schreckenstein ou a un terme beaucoup plus eloignede son expedition.Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voutes'elever, et le travail de l'architecte cesser entierement. C'etaitpourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrieres, cesgrottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par lavegetation, et recevant l'air exterieur par de nombreuses fissures, ellesavaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait la millemoyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaireirrite. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; etsi elle eut pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fut avouea elle-meme que jamais le baron Frederick, au retour de la chasse,n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en eprouvait en cet instant.Cependant elle fit bientot usage de sa raison. Elle n'avait fait quemonter depuis qu'elle avait quitte le precipice, au moment d'etresubmergee. A moins que Zdenko n'eut a son service une machine hydrauliqued'une puissance et d'une etendue incomprehensible, il ne pouvait pasfaire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il etaitbien evident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part lecourant de la source, l'ecluse, ou la source elle-meme; et si elle eut pureflechir davantage, elle se fut etonnee de n'avoir pas encore trouve surson chemin cette onde mysterieuse, cette source des Pleurs qui alimentaitla citerne.C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues desmontagnes, et que la galerie, coupant a angle droit, ne la rencontraitqu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein,ainsi qu'il arriva enfin a Consuelo. L'ecluse etait donc loin derriereelle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchaitde cette source, que depuis des siecles aucun autre homme qu'Albert ouZdenko n'avait vue. Elle eut bientot rejoint le courant, et cette foiselle le cotoya sans terreur et sans danger.Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eaulimpide et transparente, qui courait avec un bruit genereux dans un litconvenablement encaisse. La, reparaissait le travail de l'homme. Cesentier etait releve en talus dans des terres fraiches et fertiles; carde belles plantes aquatiques, des parietaires enormes, des roncessauvages fleuries dans ce lieu abrite, sans souci de la rigueur de lasaison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air exterieurpenetrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pourentretenir la vie de la vegetation, mais trop etroites pour laisserpassage a l'oeil curieux qui les aurait cherchees du dehors. C'etaitcomme une serre chaude naturelle, preservee par ses voutes du froid etdes neiges, mais suffisamment aeree par mille soupiraux imperceptibles.On eut dit qu'un soin complaisant avait protege la vie de ces bellesplantes, et debarrasse le sable que le torrent rejetait sur ces rivesdes graviers qui offensent le pied; et on ne se fut pas trompe dans cettesupposition. C'etait Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et surs lesabords de la retraite d'Albert.Consuelo commencait a ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspectmoins sinistre et deja poetique des objets exterieurs produisait sur sonimagination bouleversee par de cruelles terreurs. En voyant les palesrayons de la lune se glisser ca et la dans les fentes des roches, et sebriser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la foret fremirpar intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas,en se sentant toujours plus pres de la surface de la terre, elle sesentait renaitre, et l'accueil qui l'attendait au terme de son heroiquepelerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres.Enfin, elle vit le sentier se detourner brusquement de la rive, entrerdans une courte galerie maconnee fraichement, et finir a une petiteporte qui semblait de metal, tant elle etait froide, et qu'encadraitgracieusement un grand lierre terrestre.Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irresolutions, quandelle appuya sa main epuisee sur ce dernier obstacle, qui pouvait ceder al'instant meme, car elle tenait la clef de cette porte dans son autremain, Consuelo hesita et sentit une timidite plus difficile a vaincre quetoutes ses terreurs. Elle allait donc penetrer seule dans un lieu ferme atout regard, a toute pensee humaine, pour y surprendre le sommeil ou lareverie d'un homme qu'elle connaissait a peine; qui n'etait ni son pere,ni son frere, ni son epoux; qui l'aimait peut-etre, et qu'elle ne pouvaitni ne voulait aimer. Dieu m'a entrainee et conduite ici, pensait-elle, aumilieu des plus epouvantables perils. C'est par sa volonte plus encoreque par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une amefervente, une resolution pleine de charite, un coeur tranquille, uneconscience pure, un desinteressement a toute epreuve. C'est peut-etre lamort qui m'y attend, et cependant cette pensee ne m'effraie pas. Ma vieest desolee, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai eprouve iln'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois devouee a un affreuxtrepas avec une tranquillite a laquelle je ne m'etais point preparee.C'est peut-etre une grace que Dieu m'envoie a mon dernier moment. JeVais tomber peut-etre sous les coups d'un furieux, et je marche a cettecatastrophe avec la fermete d'un martyr. Je crois ardemment a la vieeternelle, et je sens que si je peris ici, victime d'un devouementinutile peut-etre, mais profondement religieux, je serai recompenseedans une vie plus heureuse. Qui m'arrete? et pourquoi eprouve-jedonc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute etrougir devant celui que je viens sauver?C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur,luttait contre elle-meme, et se faisait presque un reproche de ladelicatesse de son emotion. Il ne lui venait cependant pas a l'espritqu'elle put courir des dangers plus affreux pour elle que celui de lamort. Sa chastete n'admettait pas la pensee qu'elle put devenir la proiedes passions brutales d'un insense. Mais elle eprouvait instinctivementla crainte de paraitre obeir a un sentiment moins eleve, moins divin quecelui dont elle etait animee. Elle mit pourtant la clef dans la serrure;mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'yresoudre. Une fatigue accablante, une defaillance extreme de tout sonetre, achevaient de lui faire perdre sa resolution au moment d'enrecevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charite; dans leciel, par une mort sublime.XLII.Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donctrois portes et deux pieces a traverser avant celle ou elle supposaitAlbert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arreter, si la forcelui manquait.Elle penetra dans une salle voutee, qui n'offrait d'autre ameublementqu'un lit de fougere seche sur lequel etait jetee une peau de mouton. Unepaire de chaussures a l'ancienne mode, dans un delabrement remarquable,lui servit d'indice pour reconnaitre la chambre a coucher de Zdenko. Ellereconnut aussi le petit panier qu'elle avait porte rempli de fruits surla pierre d'Epouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfindisparu. Elle se decida a ouvrir la seconde porte, apres avoir refermela premiere avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retourpossible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde piece ouelle entra etait voutee comme la premiere, mais les murs etaient revetusde nattes et de claies garnies de mousse. Un poele y repandait unechaleur suffisante, et c'etait sans doute le tuyau creuse dans le roc quiproduisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consueloavait observee. Le lit d'Albert etait, comme celui de Zdenko, forme d'unamas de feuilles et d'herbes dessechees; mais Zdenko l'avait couvert demagnifiques peaux d'ours, en depit de l'egalite absolue qu'Albertexigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui nechagrinait pas la tendresse passionnee qu'il lui portait et la preferencede sollicitude qu'il lui donnait sur lui-meme. Consuelo fut recue danscette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans laserrure, s'etait poste sur le seuil, l'oreille dressee et l'oeil inquiet.Mais Cynabre avait recu de son maitre une education particuliere: c'etaitun ami, et non pas un gardien. Il lui avait ete si severement interditdes son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout a faitcette habitude naturelle aux etres de son espece. Si on eut approched'Albert avec des intentions malveillantes, il eut retrouve la voix;si on l'eut attaque, il l'eut defendu avec fureur. Mais prudent etcirconspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruitsans etre sur de son fait, et sans avoir examine et flaire les gens avecattention. Il approcha de Consuelo avec un regard penetrant qui avaitquelque chose d'humain, respira son vetement et surtout sa main qui avaittenu longtemps les clefs touchees par Zdenko; et, completement rassurepar cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'ilavait conserve d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues surles epaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayaitlentement la terre de sa queue superbe. Apres cet accueil grave ethonnete, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvraitle lit de son maitre, et s'y etendit avec la nonchalance de la vieillesse,non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements deConsuelo.Avant d'oser approcher de la troisieme porte, Consuelo jeta un regard surl'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque revelation surl'etat moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace dedemence ni de desespoir. Une grande proprete, une sorte d'ordre yregnait. Il y avait un manteau et des vetements de rechange accroches ades cornes d'aurochs, curiosites qu'Albert avait rapportees du fond dela Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreuxetaient bien ranges sur une bibliotheque en planches brutes, quesoutenaient de grosses branches artistement agencees par une mainrustique et intelligente. La table, les deux chaises, etaient de la memematiere et du meme travail. Un herbier et des livres de musique anciens,tout a fait inconnus a Consuelo, avec des titres et des paroles slaves,achevaient de reveler les habitudes paisibles, simples et studieusesde l'anachorete. Une lampe de fer curieuse par son antiquite, etaitsuspendue au milieu de la voute, et brulait dans l'eternelle nuit de cesanctuaire melancolique.Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgrele gout des riches habitants de ces forets pour la chasse et pour lesobjets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pasun fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la_grande science_, en raison de quoi Cynabre etait un sujet de mepris etde pitie pour le baron Frederick. Albert avait horreur du sang; etquoiqu'il parut jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'ideede la vie en general un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvaitni donner ni voir donner la mort, meme aux derniers animaux de lacreation. Il eut aime toutes les sciences naturelles; mais il s'arretaita la mineralogie et a la botanique. L'entomologie lui paraissait deja unescience trop cruelle, et il n'eut jamais pu sacrifier la vie d'un insectea sa curiosite.Consuelo savait ces particularites. Elle se les rappelait en voyant lesattributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur,se disait-elle, d'un etre si doux et si pacifique. Ceci est la celluled'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur lanature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublee et confuse.Elle regrettait presque de ne point trouver la un aliene, ou un moribond;et la certitude de se presenter a un homme veritable la faisait hesiterde plus en plus.Elle revait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer,lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille:c'etait un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et degrandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entenduun violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant luietait inconnu; mais a ses formes etranges et naives, elle jugea qu'ildevait etre plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait.Elle ecoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoiAlbert l'avait si bien comprise des la premiere phrase qu'il lui avaitentendu chanter. C'est qu'il avait la revelation de la vraie, de lagrande musique. Il pouvait n'etre pas savant a tous egards, il pouvait nepas connaitre les ressources eblouissantes de l'art; mais il avait en luile souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini,Consuelo, rassuree entierement et animee d'une sympathie plus vive,allait se hasarder a frapper a la porte qui la separait encore de lui,lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comtes'avancer la tete penchee, les yeux baisses vers la terre, avec sonviolon et son archet dans ses mains pendantes. Sa paleur etait effrayante,ses cheveux et ses habits dans un desordre que Consuelo n'avait pas encorevu. Son air preoccupe, son attitude brisee et abattue, la nonchalancedesesperee de ses mouvements, annoncaient sinon l'alienation complete, dumoins le desordre et l'abandon de la volonte humaine. On eut dit un deces spectres muets et prives de memoire, auxquels croient les peuplesslaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'onvoit agir sans suite et sans but, obeir comme par instinct aux ancienneshabitudes de leur vie, sans reconnaitre et sans voir leurs amis et leursserviteurs terrifies qui fuient ou les regardent en silence, glaces parl'etonnement et la crainte.Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il nela voyait pas, bien qu'elle fut a deux pas de lui. Cynabre s'etait leve,il lechait la main de son maitre. Albert lui dit quelques parolesamicales en bohemien; puis, suivant du regard les mouvements du chien quireportait ses discretes caresses vers Consuelo, il regarda attentivementles pieds de cette jeune fille qui etaient chausses a peu pres en cemoment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tete, il lui dit enbohemien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaientune demande et qui se terminaient par son nom.En le voyant dans cet etat, Consuelo sentit disparaitre sa timidite. Toutentiere a la compassion, elle ne vit plus que le malade a l'ame dechireequi l'appelait encore sans la reconnaitre; et, posant sa main sur le brasdu jeune homme avec confiance et fermete, elle lui dit en espagnol de savoix pure et penetrante:"Voici Consuelo."XLIII.A peine Consuelo se fut-elle nommee, que le comte Albert, levant les yeuxau ciel et la regardant au visage, changea tout a coup d'attitude etd'expression. Il laissa tomber a terre son precieux violon avec autantd'indifference que s'il n'en eut jamais connu l'usage; et joignant lesmains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:"C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance, o ma pauvre Wanda! s'ecria-t-il en poussant un soupir qui semblaitbriser sa poitrine. Chere, chere et malheureuse soeur! victime infortuneeque j'ai vengee trop tard, et que je n'ai pas su defendre! Ah! Tu lesais, toi, l'infame qui t'a outragee a peri dans les tourments, et mamain s'est impitoyablement baignee dans le sang de ses complices. J'aiouvert la veine profonde de l'Eglise maudite; j'ai lave ton affront, lemien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu deplus, ame inquiete et vindicative? Le temps du zele et de la colere estpasse; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moides larmes et des prieres; ne me demande plus de sang: j'ai horreur dusang desormais, et je n'en veux plus repandre! Non! non! pas une seulegoutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inepuisableset de sanglots amers!"En parlant ainsi, avec des yeux egares et des traits animes par uneexaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculaitavec une sorte d'epouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pourarreter cette bizarre conjuration.Il ne fallut pas a Consuelo de longues reflexions pour comprendre latournure que prenait la demence de son hote. Elle s'etait fait assezsouvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ceredoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite,avait peri de douleur et de honte dans son couvent, outragee par un moineabominable, et que la vie de Ziska avait ete une longue et solennellevengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramene par je ne saisquelle transition d'idees, a sa fantaisie dominante, se croyait JeanZiska, et s'adressait a elle comme a l'ombre de Wanda, sa soeurinfortunee.Elle resolut de ne point contrarier brusquement son illusion:"Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de meme que le mienn'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai change, ainsique toi, de visage et de caractere. Ce que tu viens de me dire, je venaispour te le rappeler. Oui, le temps du zele et de la fureur est passe. Lajustice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justicedivine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon etl'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination a exercer en toiune faculte qu'il n'a point donnee aux autres hommes, cette memoirescrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences anterieures, Dieus'en offense, et te la retire, parce que tu en as abuse. M'entends-tu,Albert, et me comprends-tu, maintenant?--O ma mere! repondit Albert, pale et tremblant, en tombant sur sesgenoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire,je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous voustransformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'etes plus laWanda de Ziska, la vierge outragee, la religieuse gemissante. Vous etesWanda de Prachatitz, que les hommes ont appelee comtesse de Rudolstadt,Et qui a porte dans son sein l'infortune qu'ils appellent aujourd'huiAlbert.--Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi,reprit Consuelo avec fermete; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dansd'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne lesconnaissez pas, Albert, ou vous les meprisez. Vous remontez le cours desages avec un orgueil impie; vous aspirez a penetrer les secrets de ladestinee; vous croyez vous egaler a Dieu en embrassant d'un coup d'oeilet le present et le passe. Moi, je vous le dis; et c'est la verite, c'estla foi qui m'inspirent: cette pensee retrograde est un crime et unetemerite. Cette memoire surnaturelle que vous vous attribuez est uneillusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour lacertitude, et votre imagination vous a trompe. Votre orgueil a bati unedifice de chimeres, lorsque vous vous etes attribue les plus grandsroles dans l'histoire de vos ancetres. Prenez garde de n'etre point ceque vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science eternelle nevous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vieanterieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moinsglorieux que ceux dont vous osez vous vanter."Albert ecouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dansses mains, et les genoux enfonces dans la terre."Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus!murmura-t-il en accents etouffes. Si vous etes l'ange de la montagne, sivous etes, comme je le crois, la figure celeste qui m'est apparue sisouvent sur la pierre d'Epouvante, parlez; commandez a ma volonte, a maconscience, a mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumiereavec angoisse, et que si je m'egare dans les tenebres, c'est a force devouloir les dissiper pour vous atteindre.--Un peu d'humilite, de confiance et de soumission aux arrets eternels dela science incomprehensible aux hommes, voila le chemin de la verite pourvous, Albert. Renoncez dans votre ame, et renoncez-y fermement une foispour toutes, a vouloir vous connaitre au dela de cette existence passagerequi vous est imposee; et vous redeviendrez agreable a Dieu, utile auxautres hommes, tranquille avec vous-meme. Abaissez votre science superbe;et sans perdre la foi a votre immortalite, sans douter de la bonte divine,qui pardonne au passe et protege l'avenir, attachez-vous a rendre fecondeet humaine cette vie presente que vous meprisez, lorsque vous devriez larespecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnegationet votre charite. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soientdessilles. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mere; je suis uneamie que le ciel vous a envoyee, et qu'il a conduite ici par des voiesmiraculeuses pour vous arracher a l'orgueil et a la demence. Regardez-moi,et dites-moi, dans votre ame et conscience, qui je suis et comment jem'appelle."Albert, tremblant et eperdu, leva la tete, et la regarda encore, maisavec moins d'egarement et de terreur que les premieres fois."Vous me faites franchir des abimes, lui dit-il; vous confondez par desparoles profondes ma raison, que je croyais superieure (pour mon malheur)a celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaitre et decomprendre le temps present et les choses humaines. Je ne le puis. Pourperdre la memoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subissedes crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phasenouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisenta l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je senssuperieure a la mienne, d'assimiler ma pensee a la votre, il faut quej'obeisse; mais je connais ces luttes epouvantables, et je sais que lamort est au bout. Ayez pitie de moi, vous qui agissez sur moi par uncharme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous etes, carje ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue:je ne sais de quel sexe vous etes; et vous voila devant moi comme unestatue mysterieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans messouvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir."En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'etait d'abord colore d'uneclat febrile, redevint d'une paleur effrayante. Il etendit les mainsvers Consuelo; mais il les abaissa aussitot vers la terre pour sesoutenir, comme atteint d'une irresistible defaillance.Consuelo, en s'initiant peu a peu aux secrets de sa maladie mentale, sesentit vivifiee et comme inspiree par une force et une intelligencenouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forcant de se relever, elle leconduisit vers le siege qui etait aupres de la table. Il s'y laissatomber, accable d'une fatigue inouie, et se courba en avant comme s'ileut ete pres de s'evanouir. Cette lutte dont il parlait n'etait que tropreelle. Albert avait la faculte de retrouver sa raison et de repousserles suggestions de la fievre qui devorait son cerveau; mais il n'yparvenait pas sans des efforts et des souffrances qui epuisaient sesorganes. Quand cette reaction s'operait d'elle-meme, il en sortaitrafraichi et comme renouvele; mais quand il la provoquait par uneresolution de sa volonte encore puissante, son corps succombait sous lacrise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo compritce qui se passait en lui:"Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tete brulante,je vous connais, et cela suffit. Je m'interesse a vous, et cela doit voussuffire aussi quant a present. Je vous defends de faire aucun effort devolonte pour me reconnaitre et me parler. Ecoutez-moi seulement; et simes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et nevous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumissionpassive et l'abandon entier de votre reflexion. Pouvez-vous descendredans votre coeur, et y concentrer toute votre existence?--Oh! que vous me faites de bien! repondit Albert. Parlez-moi encore,parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon ame dans vos mains. Qui quevous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'echapper; car elleirait frapper aux portes de l'Eternite, et s'y briserait. Dites-moiqui vous etes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas,expliquez-le-moi: car, malgre moi, je le cherche et je m'agite.--Je suis Consuelo, repondit la jeune fille, et vous le savez, puisquevous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puiscomprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et quevous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-la, vous avezquitte votre famille, et vous etes venu vous cacher ici. Depuis ce jour,je vous ai cherche; et vous m'avez fait appeler par Zdenko a diversesreprises, sans que Zdenko, qui executait vos ordres a certains egards,ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue a travers milledangers....--Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Alberten soulevant son corps appesanti et affaisse sur la table. Vous etes unreve, je le vois bien, et tout ce que j'entends la se passe dans monimagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout acoup le desordre et l'incoherence de mes songes se revelent a moi-meme,je me retrouve seul, seul au monde, avec mon desespoir et ma folie! Oh!Consuelo, Consuelo! reve funeste et delicieux! Ou est l'etre qui porteton nom et qui revet parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, etc'est mon delire qui t'a cree!".Albert retomba sur ses bras etendus, qui se raidirent et devinrent froidscomme le marbre.Consuelo le voyait approcher de la crise lethargique, et se sentaitelle-meme si epuisee, si prete a defaillir, qu'elle craignait de nepouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mainsd'Albert dans ses mains qui n'etaient guere plus vivantes."Mon Dieu! dit-elle d'une voix eteinte et avec un coeur brise, assistedeux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!"Elle se voyait seule, enfermee avec un mourant, mourante elle-meme, et nepouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dontle retour lui semblait encore plus effrayant que desirable.Sa priere parut frapper Albert d'une emotion inattendue."Quelqu'un prie a cote de moi, dit-il en essayant de soulever sa teteaccablee. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-ilen regardant la main de Consuelo enlacee aux siennes. Main secourable,pitie mysterieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agoniebien douce et mon coeur bien reconnaissant!"Il colla ses levres glacees sur la main de Consuelo, et resta longtempsainsi.Une emotion pudique rendit a Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osapoint retirer sa main a cet infortune; mais, partagee entre son embarraset son epuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcee des'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'epaule d'Albert."Je me sens renaitre, dit Albert au bout de quelques instants. Il mesemble que je suis dans les bras de ma mere. O ma tante Wenceslawa! Sic'est vous qui etes aupres de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliee,vous et mon pere, et toute ma famille, dont les noms meme etaient sortisde ma memoire. Je reviens a vous, ne me quittez pas; mais rendez-moiConsuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avaisEnfin trouvee ... et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plusrespirer!"Consuelo voulut lui parler; mais a mesure que la memoire et la forced'Albert semblaient se reveiller, la vie de Consuelo semblait s'eteindre.Tant de frayeurs, de fatigues, d'emotions et d'efforts surhumainsl'avaient brisee, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira surses levres, elle sentit ses jambes flechir, ses yeux se troubler. Elletomba sur ses genoux a cote d'Albert, et sa tete mourante vint frapper lesein du jeune homme. Aussitot Albert, sortant comme d'un songe, la vit,la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dansses bras avec energie. A travers les voiles de la mort qui semblaients'etendre sur ses paupieres, Consuelo vit sa joie, et n'en fut pointeffrayee. C'etait une joie sainte et rayonnante de chastete. Elle fermales yeux, et tomba dans un etat d'aneantissement qui n'etait ni le sommeilni la veille, mais une sorte d'indifference et d'insensibilite pour toutesles choses presentes.XLIV.Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultes, se voyant assise sur un litassez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupieres, elle essaya derassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait ete si complete, queses facultes revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues etd'emotions qu'elle avait supportees depuis un certain temps fut arrivee adepasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle etaitdevenue depuis qu'elle avait quitte Venise. Son depart meme de cettepatrie adoptive, ou elle avait coule des jours si doux, lui apparut commeun songe; et ce fut pour elle un soulagement (helas! trop court) depouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient cause.Elle se persuada donc qu'elle etait encore dans sa pauvre chambre de laCorte-Minelli, sur le grabat de sa mere, et qu'apres avoir eu avecAnzoleto une scene violente et amere dont le souvenir confus flottait dansSon esprit, elle revenait a la vie et a l'esperance en le sentant presd'elle, en entendant sa respiration entrecoupee, et les douces parolesqu'il lui adressait a voix basse. Une joie languissante et pleine dedelices penetra son coeur a cette pensee, et elle se souleva avec effortpour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle nepressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elleetait habituee a voir briller couleur de rose a travers son rideau blanc,elle ne vit qu'une clarte sepulcrale, tombant d'une voute sombre etnageant dans une atmosphere humide; elle sentit sous ses bras la rudedepouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la palefigure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre.Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux,et retomba sur le lit de feuilles seches, avec un douloureux gemissement.Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre ou elle etait, eta quel hote sinistre elle se trouvait confiee. La peur, que l'enthousiasmede son devouement avait combattue et dominee jusque-la, s'empara d'elle,au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreuxspectacle, des apprets de mort, un sepulcre ouvert devant elle. Ellesentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'etait uneguirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnee. Elle l'ota pour laregarder, et vit une branche de cypres."Je t'ai crue morte, o mon ame, o ma consolation! lui dit Albert ens'agenouillant aupres d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans letombeau te parer des emblemes de l'hymenee. Les fleurs ne croissent pointautour de moi, Consuelo. Les noirs cypres etaient les seuls rameaux ou mamain put cueillir ta couronne de fiancee. La voila, ne la repousse pas.Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu a la vie, jen'aurais jamais eu d'autre epouse que toi, et que je meurs avec toi, unia toi par un serment indissoluble.--Fiances, unis! s'ecria Consuelo terrifiee en jetant des regardsconsternes autour d'elle: qui donc a prononce cet arret? qui donc acelebre cet hymenee?--C'est la destinee, mon ange, repondit Albert avec une douceur et unetristesse inexprimables. Ne songe pas a t'y soustraire. C'est une destineebien etrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas,Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la verite. Tu m'as defendutout a l'heure de chercher dans le passe; tu m'as interdit le souvenirde ces jours ecoules qu'on appelle la nuit des siecles. Mon etre t'a obei,et je ne sais plus rien desormais de ma vie anterieure. Mais ma viepresente, je l'ai interrogee, je la connais; je l'ai vue tout entiered'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposaisdans les bras de la mort. Ta destinee, Consuelo, est de m'appartenir, etcependant tu ne seras jamais a moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimerasjamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charite, tondevouement de l'heroisme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamaistu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consume d'un amour que tune peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon epouse comme tu esdeja ma fiancee, soit que nous perissions ici et que ta pitie consente ame donner ce titre d'epoux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit quenous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir lesdesseins de Dieu envers moi.--Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert depeaux d'ours noirs qui ressemblaient a un drap mortuaire, je ne sais sic'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votredelire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattrevos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi quisuis venue, au peril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sensque je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberte. Si ma vuevous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonte de Dieu soit faite!Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vieest empoisonnee, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice!--Je sais que tu es bien malheureuse, o ma pauvre sainte! je sais que tuportes au front une couronne d'epines que je ne puis en arracher. La causeet la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas.Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion,si, des le jour ou je t'ai rencontree, je n'avais pas pressenti et reconnuen toi la tristesse qui remplit ton ame et abreuve ta vie. Que peux-tucraindre de moi, Consuelo de mon ame? Toi, si ferme et si sage, toi a quiDieu a inspire des paroles qui m'ont subjugue et ranime en un instant, tusens donc defaillir etrangement la lumiere de ta foi et de ta raison,puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens a toi,mon ange; regarde-moi. Me voici a tes pieds, et pour toujours, le frontdans la poussiere. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici al'instant meme, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devanttoi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Jepuis te promettre tout et t'obeir en tout. Oui, Consuelo, je peux memedevenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnableque les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moinseffrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ceque tu voudras desormais me sera accorde. Je mourrai peut-etre en metransformant selon ton desir; mais c'est a mon tour de te dire que mavie a toujours ete empoisonnee, et que je ne pourrais pas la regretter enla perdant pour toi.--Cher et genereux Albert, dit Consuelo rassuree et attendrie,expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cetteame impenetrable. Vous etes a mes yeux un homme superieur a tous lesautres; et, des le premier instant ou je vous ai vu, j'ai senti pourvous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vousdissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous etiez insense, je n'ai paspu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait a mon estime eta ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaitre que vous etiezaccable d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, presomptueusementpersuadee que je pouvais adoucir ce mal. Vous-meme avez travaille a me lefaire croire. Je suis venue vous trouver, et voila que vous me dites surmoi et sur vous-meme des choses d'une profondeur et d'une verite quime rempliraient d'une veneration sans bornes, si vous n'y meliez des ideesetranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager.Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?...--Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez a me dire.--Eh bien, je le dirai, car je me l'etais promis. Tous ceux qui vousaiment desesperent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-a-diremenager, ce qu'ils appellent votre demence; ils craignent de vousexasperer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent,et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vousdemandant pourquoi, etant si sage, vous avez parfois les dehors d'uninsense; pourquoi, etant si bon, vous faites les actes de l'ingratitudeet de l'orgueil; pourquoi, etant si eclaire et si religieux, vous vousabandonnez aux reveries d'un esprit malade et desespere; pourquoi, enfin,vous voila seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votrefamille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vouscherissez avec un zele ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, quevous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'a vous sans des miraclesde volonte et une protection divine?--Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinee, et vous lesavez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la revelationde mon etre, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulezm'amener a une confession, a un repentir efficace, a une resolutionvictorieuse. Vous serez obeie. Mais ce n'est pas a l'instant meme que jepuis me connaitre, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moiquelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pourm'apprendre a moi-meme si je suis fou, ou si je jouis de ma raison.Helas! helas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'enpouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entierement le jugementet la volonte, ou si je puis triompher du demon qui m'obsede, voila ce queje ne puis en cet instant. Prenez pitie de moi, Consuelo! je suis encoresous le coup d'une emotion plus puissante que moi-meme. J'ignore ce queje vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont ecoulees depuis que vousetes ici; j'ignore comment vous pouvez y etre sans Zdenko, qui ne voulaitpas vous y amener; j'ignore meme dans quel monde erraient mes penseesquand vous m'etes apparue. Helas! j'ignore depuis combien de siecles jesuis enferme ici, luttant avec des souffrances inouies, contre le fleauqui me devore! Ces souffrances, je n'en ai meme plus conscience quandelles sont passees; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur,et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moim'oublier, ne fut-ce que pour quelques instants. Mes idees s'eclairciront,ma langue se deliera. Je vous le promets, je vous le jure. Menagez-moicette lumiere de la realite longtemps eclipsee dans d'affreuses tenebres,et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonne deconcentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; maraison et ma memoire ne datent plus que du moment ou vous m'avez parle.Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angelique dans mon sein.Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore.Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'egarer et vous effrayerencore par mes reveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'estune vie inconnue pour moi; ce serait une vie de delices, si je pouvaism'y abandonner sans vous deplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vousdit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-meme;laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre quevous ... aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un etre vivant,semblable a moi! je l'aime de toute la puissance de mon etre! Je puisconcentrer sur lui toute l'ardeur, toute la saintete de mon affection!C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la foliede demander davantage!--Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre ame dans ce doux sentimentd'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est temoin que vous lepouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitiefervente, une sorte de veneration que les discours frivoles et les vainsjugements du vulgaire ne sauraient ebranler. Vous avez compris, par unesorte d'intuition divine et mysterieuse, que ma vie etait brisee par ladouleur; vous l'avez dit, et c'est la verite supreme qui a mis cetteparole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que commeun frere; mais ne dites pas que c'est la charite, la pitie seule qui meguide. Si l'humanite et la compassion m'ont donne le courage de venirici, une sympathie, une estime particuliere pour vos vertus, me donnentaussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez doncdes a present et pour toujours l'illusion ou vous etes sur votre propresentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hymenee. Mon passe, messouvenirs, rendent le premier impossible; la difference de nos conditionsrendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant surde telles reveries, vous rendriez mon devouement pour vous temeraire,coupable peut-etre. Scellons par une promesse sacree cet engagement queje prends d'etre votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vousserez dispose a m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand lasouffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pasen moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement.--Femme genereuse, dit Albert en palissant, tu comptes bien sur moncourage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareillepromesse. Je serais capable de mentir pour la premiere fois de ma vie;je pourrais m'avilir jusqu'a prononcer un faux serment, si tu l'exigeaisde moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce seraitmettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience unremords qui ne l'a pas encore souillee. Ne t'inquiete pas de la manieredont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens queretirer le nom d'amour a cette affection serait dire un blaspheme. Je mesoumets a tout le reste: j'accepte ta pitie, tes soins, ta bonte, tonamitie paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne tedirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi unseul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais tamain, si le contact de la mienne te deplait; je n'effleurerai pas memeton vetement, si tu crains d'etre fletrie par mon souffle. Mais tuaurais tort de me traiter avec cette mefiance, et tu ferais mieuxd'entretenir en moi cette douceur d'emotions qui me vivifie, et dont tune peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait del'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que tafierte repousserait les temoignages d'une passion que tu ne veux niprovoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainted'etre ma soeur et ma consolatrice: je jure d'etre ton frere et tonserviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret niimportun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et megouverner despotiquement ... comme on ne gouverne pas un frere, maiscomme on dispose d'un etre qui s'est donne a vous tout entier et pourtoujours."XLV.Ce langage rassurait Consuelo sur le present, mais ne la laissait passans apprehension pour l'avenir. L'abnegation fanatique d'Albert prenaitsa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le serieuxde son caractere et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaientlaisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement emue, sedemandait si elle pourrait continuer a consacrer ses soins a cet hommeepris d'elle sans reserve et sans detour. Elle n'avait jamais traitelegerement dans sa pensee ces sortes de relations, et elle voyait qu'avecAlbert aucune femme n'eut pu les braver sans de graves consequences.Elle ne doutait ni de sa loyaute ni de ses promesses; mais le calmequ'elle s'etait flattee de lui rendre devait etre inconciliable avec unamour si ardent et l'impossibilite ou elle se voyait d'y repondre. Ellelui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attaches aterre, plongee dans une meditation melancolique."Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et entrouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur,vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un role qui meconvient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable del'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas etrevaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait,si je pouvais le partager; et si cela etait, je vous le dirais tout desuite. Vous affliger par l'assurance reiteree du contraire est, dans lasituation ou je vous trouve, un acte de cruaute froide que vous auriezbien du m'epargner, et qui m'est cependant impose par ma conscience,quoique mon coeur le deteste, et se dechire en l'accomplissant.Plaignez-moi d'etre forcee de vous affliger, de vous offenser, peut-etre,en un moment ou je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur etla sante.--Je le sais, enfant sublime, repondit Albert avec un triste sourire.Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier deshommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne.Ne crains donc pas de m'offenser, en me devoilant cette rigidite quej'admire, cette froideur stoique que ta vertu conserve au milieu de laplus touchante pitie. Quant a m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir,Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitue aux plusatroces douleurs; je sais que ma vie est devouee aux sacrifices les pluscuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfantsans coeur et sans fierte, en me repetant ce que je sais de reste, que tun'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien queje ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait materiel qui teconcerne. Je sais l'histoire de ton ame; le reste ne m'interesse pas.Tu as aime, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un etre dont je nesais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai quesi tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni alui, ni a moi, ni a toi-meme. Dieu t'a reserve une existence a part, dontje ne cherche ni ne prevois les circonstances; mais dont je connais le butet la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'ame, tu n'en recueillerasjamais d'autre recompense en cette vie que la conscience de ta force etle sentiment de ta bonte. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en depitde tout, la plus calme et la plus heureuse des creatures humaines, parceque tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les mechants etles laches sont seuls a plaindre, o ma soeur cherie, et la parole duChrist sera vraie, tant que l'humanite sera injuste et aveugle:_Heureux ceux qui sont persecutes!_ heureux ceux qui pleurent et quitravaillent dans la peine!"La force et la dignite qui rayonnaient sur le front large et majestueuxd'Albert exercerent en ce moment une si puissante fascination surConsuelo, qu'elle oublia ce role de fiere souveraine et d'amie austerequi lui etait impose, pour se courber sous la puissance de cet hommeinspire par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait a peine, encorebrisee par la fatigue, et toute vaincue par l'emotion. Elle se laissaglisser sur ses genoux, deja plies par l'engourdissement de la lassitude,et, joignant les mains, elle se mit a prier tout haut avec effusion."Si c'est toi, mon Dieu, s'ecria-t-elle, qui mets cette prophetie dans labouche d'un saint, que ta volonte soit faite et qu'elle soit benie! Jet'ai demande le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puerile,tu me le reservais sous une face rude et severe, que je ne pouvais pascomprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette.Cette destinee qui me semblait si injuste et qui se revele peu a peu, jesaurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a ledroit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'esperance et lacharite."En priant ainsi, Consuelo se sentit baignee de larmes. Elle ne cherchapoint a les retenir. Apres tant d'agitation et de fievre, elle avaitbesoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albertpria et pleura avec elle, en benissant ces larmes qu'il avait si longtempsversee dans la solitude, et qui se melaient enfin a celles d'un etregenereux et pur."Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser anous-memes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappelernos devoirs. J'ai promis de vous ramener a vos parents, qui gemissentdans la desolation, et qui deja prient pour vous comme pour un mort. Nevoulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Nevoulez-vous pas me suivre?--Deja! s'ecria le jeune comte avec amertume; deja nous separer! Dejaquitter cet asile sacre ou Dieu seul est entre nous, cette cellule que jecheris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je neretrouverai peut-etre jamais, pour rentrer dans la vie froide et faussedes prejuges et des convenances! Ah! pas encore, mon ame, ma vie! Encoreun jour, encore un siecle de delices. Laisse-moi oublier ici qu'il existeun monde de mensonge et d'iniquite, qui me poursuit comme un reve funeste;laisse-moi revenir lentement et par degres a ce qu'ils appellent laraison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leursoleil et le spectacle de leur demence. J'ai besoin de te contempler,de t'ecouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitte ma retraite par uneresolution soudaine et sans de longues reflexions; ma retraite affreuseet bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, ou j'arrive encourant et sans detourner la tete, ou je me plonge avec une joie sauvage,et dont je m'eloigne toujours avec des hesitations trop fondees et desregrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent acette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moique j'y laisse, et qui est le veritable Albert, et qui n'en sauraitsortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelleet m'obsede quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, malumiere, ma vie serieuse en un mot. J'y apporte le desespoir, la peur,la folie; elles s'y acharnent souvent apres moi, et m'y livrent une lutteeffroyable. Mais vois-tu, derriere cette porte, il y a un tabernacle ouje les dompte et ou je me retrempe. J'y entre souille et assailli par levertige; j'en sors purifie, et nul ne sait au prix de quelles torturesj'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici,Consuelo; permets que je m'en eloigne a pas lents et apres avoir prie.--Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitotapres. L'heure s'avance, le jour est peut-etre pres de paraitre. Il fautqu'on ignore le chemin qui vous ramene au chateau, il faut qu'on ne vousvoie pas rentrer, il faut peut-etre aussi qu'on ne nous voie pas rentrerensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert,et jusqu'ici nul ne se doute de ma decouverte. Je ne veux pas etreinterrogee, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de merenfermer dans un respectueux silence vis-a-vis de vos parents, et deleur laisser croire que mes promesses n'etaient que des pressentiments etdes reves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discretion passeraitpour de la revolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous,Albert, je ne veux pas sans necessite m'aliener la confiance etl'affection de votre famille. Hatons-nous donc; je suis epuisee defatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre lereste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons,priez, vous dis-je, et partons.--Tu es epuisee de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimee! Dors,je veillerai sur toi religieusement; ou si ma presence t'inquiete, tum'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entretoi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toidans _mon eglise_.--Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votrepere subira encore de longues heures d'agonie, pale et immobile, comme jel'ai vu une fois, courbe sous la vieillesse et la douleur, pressant deses genoux affaiblis le pave de son oratoire, et semblant attendre que lanouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votrepauvre tante s'agitera dans une sorte de fievre a monter sur tous lesdonjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne!Et ce matin encore on s'abordera dans le chateau, et on se separera lesoir avec le desespoir dans les yeux et la mort dans l'ame! Albert, vousn'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrirainsi sans pitie ou sans remords?--Consuelo, Consuelo! s'ecria Albert en paraissant sortir d'un songe, neparle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis?quels desastres ai-je donc causes? pourquoi sont-ils si inquiets? Combiend'heures se sont donc ecoulees depuis celle ou je les ai quittes?--Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien denuits, et presque combien de semaines!--Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas monmalheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, etque la memoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendaitpoint dans ce sepulcre.... Mais je ne croyais pas que la duree de cetoubli et de cette ignorance put etre comptee par jours et par semaines.--N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle iciles jours qui s'effacent et se renouvellent, d'eternelles tenebres yentretiennent la nuit. Vous n'avez meme pas, je crois, un sablier pourcompter les heures. Ce soin d'ecarter les moyens de mesurer le tempsn'est-il pas une precaution farouche pour echapper aux cris de la natureet aux reproches de la conscience?--Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y aen moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleuret la meditation pussent absorber mon ame au point de me faire paraitreindistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapidescomme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamaiseclaire sur cette nouvelle disgrace de mon organisation?--Cette disgrace est, au contraire, la preuve d'une grande puissanceintellectuelle, mais detournee de son emploi et consacree a de funestespreoccupations. On s'est impose de vous cacher les maux dont vous etes lacause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celled'autrui. Mais, selon moi, c'etait vous traiter avec trop peu d'estime,c'etait douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je nevous cache rien.--Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant precipitamment sonmanteau sur ses epaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir monpere que j'adore, ma tante que je cheris! Je suis a peine digne deles revoir! Ah! plutot que de renouveler de pareilles cruautes, jem'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suisheureux; car j'ai rencontre un coeur ami, pour m'avertir et me rehabiliter.Quelqu'un enfin m'a dit la verite sur moi-meme, et me la dira toujours,n'est-ce pas, ma soeur cherie?--Toujours, Albert, je vous le jure.--Bonte divine! et l'etre qui vient a mon secours est celui-la seul queje puis ecouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie,j'ai toujours accuse celle des autres. Helas! mon noble pere, lui-meme,m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je nel'aurais pas cru! C'est que vous etes la verite et la vie, c'est que vousseule pouvez porter en moi la conviction, et donner a mon esprit troublela securite celeste qui emane de vous.--Partons, dit Consuelo en l'aidant a agrafer son manteau, que sa mainconvulsive et distraite ne pouvait fixer sur son epaule.--Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soinamical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu nem'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-cepour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me direque je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie amoi-meme! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de tabouche me persuade et me guerit mieux que ne feraient des siecles demeditation et de priere.--Vous allez me jurer, vous, lui repondit Consuelo en appuyant sur sesdeux epaules ses mains enhardies par l'epaisseur du manteau; et en luisouriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi!--Tu y reviendras donc avec moi, s'ecria-t-il en la regardant avecivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi jefais le serment de ne jamais quitter le toit de mon pere sans ton ordreou ta permission.--Eh bien, que Dieu entende et recoive cette mutuelle promesse, reponditConsuelo transportee de joie. Nous reviendrons prier dans _votre eglise_,Albert, et vous m'enseignerez a prier; car personne ne me l'a appris,et j'ai de connaitre Dieu un besoin qui me consume. Vous me revelerez leciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les chosesterrestres et les devoirs de la vie humaine.--Divine soeur! dit Albert, les yeux noyes de larmes delicieuses, va! Jen'ai rien a t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaitre,et me regenerer! C'est toi qui m'enseigneras tout, meme la priere. Ah!Je n'ai plus besoin d'etre seul pour elever mon ame a Dieu. Je n'ai plusbesoin de me prosterner sur les ossements de mes peres, pour comprendreet sentir l'immortalite. Il me suffit de te regarder pour que mon amevivifiee monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encensde purification."Consuelo l'entraina; elle-meme ouvrit et referma les portes."A moi, Cynabre!"dit Albert a son fidele compagnon en lui presentant unelanterne, mieux construite que celle dont s'etait munie Consuelo, etmieux appropriee au genre de voyage qu'elle devait proteger. L'animalintelligent prit d'un air de fierte satisfaite l'anse du fanal, et se mita marcher en avant d'un pas egal, s'arretant chaque fois que son maitres'arretait, hatant ou ralentissant son allure au gre de la sienne, etgardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son precieuxdepot en le heurtant contre les rochers et les broussailles.Consuelo avait bien de la peine a marcher; elle se sentait brisee; et sansle bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait a chaque instant, elleserait tombee dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de lasource, en cotoyant ses marges gracieuses et fraiches."C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naiade de cesgrottes mysterieuses. Il aplanit son lit souvent encombre de gravier et decoquillages. Il entretient les pales fleurs qui naissent sous ses pas, etles protege contre ses embrassements parfois un peu rudes."Consuelo regarda le ciel a travers les fentes du rocher. Elle vit brillerune etoile."C'est Aldebaram, l'etoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour neparaitra que dans une heure.--C'est mon etoile, repondit Consuelo; car je suis, non de race, mais decondition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mere ne portait pasd'autre nom a Venise, quoiqu'elle se revoltat contre cette appellation,injurieuse, selon ses prejuges espagnols. Et moi j'etais, je suis encoreconnue dans ce pays-la, sous le titre de Zingarella.--Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persecutee! ReponditAlbert: je t'aimerais encore davantage, s'il etait possible!"Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de RudolstadtLa difference de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de cequ'Amelie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres etles vagabonds. Elle craignit de s'etre abandonnee involontairement a unsentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.Mais Albert le rompit au bout de quelques instants."Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a reveille en moi, par je nesais quel enchainement d'idees, un souvenir de ma jeunesse, assez pueril,mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue,il s'est presente plusieurs fois a ma memoire avec une sorte d'insistance.Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chere soeur."J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un dessentiers qui cotoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur lescollines, dans la direction du chateau. Je vis devant moi une femme grandeet maigre, miserablement vetue, qui portait un fardeau sur ses epaules,et qui s'arretait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine.Je l'abordai. Elle etait belle, quoique halee par le soleil et fletrie parla misere et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fiertedouloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commandera ma pitie plutot que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse,et je la priai de venir avec moi jusqu'au chateau, ou je pourrais luioffrir des secours, des aliments, et un gite pour la nuit."--Je l'aime mieux ainsi, me repondit-elle avec un accent etranger que jepris pour celui des vagabonds egyptiens; car je ne savais pas a cetteepoque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai,ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalite que vous m'offrez, en vous faisantentendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demanderarement l'aumone; il faut que j'y sois forcee par une extreme detresse.--Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vospauvres pieds presque nus sont blesses. Donnez-moi ce paquet, je leporterai jusqu'a ma demeure, et vous marcherez plus librement.--Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, repondit-elle avec unsourire melancolique qui l'embellit tout a fait; mais je ne m'en plainspas. Je le porte depuis plusieurs annees, et j'ai fait des centainesde lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais apersonne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous lepreterai jusque la-bas.A ces mots, elle ota l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entiere,et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alorsun enfant de cinq a six ans, pale et hale comme sa mere, mais d'unephysionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement.C'etait une petite fille toute deguenillee, maigre, mais forte, et quidormait du sommeil des anges sur ce dos brulant et brise de la chanteuseambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine a l'ygarder: car, en s'eveillant, et en se voyant sur un sein etranger, ellese debattit et pleura. Mais sa mere lui parla dans sa langue pour larassurer. Mes caresses et mes soins la consolerent, et nous etions lesmeilleurs amis du monde en arrivant au chateau. Quand la pauvre femme eutsoupe, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait preparer,fit une espece de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons,et vint dans la salle ou nous mangions, chanter des romances espagnoles,francaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et unefranchise de sentiment qui nous charmerent. Ma bonne tante eut pour ellemille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne depouillapas sa fierte, et ne fit a nos questions que des reponses evasives. Sonenfant m'interessait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir,l'amuser, et meme le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitudes'eveillait en moi pour ce pauvre petit etre, voyageur et miserable surla terre. Je revai de lui toute la nuit, et des le matin je courus pourle voir. Mais deja la Zingara etait partie, et je gravis la montagne sanspouvoir la decouvrir. Elle s'etait levee avant le jour, et avait pris laroute du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnee, lasienne etant brisee a son grand regret.--Albert! Albert! s'ecria Consuelo saisie d'une emotion extraordinaire.Cette guitare est a Venise chez mon maitre Porpora, qui me la conserve,et a qui je la redemanderai pour ne jamais m'en separer. Elle est enebene, avec un chiffre incruste en argent, un chiffre que je me rappellebien: "A.R." Ma mere, qui manquait de memoire, pour avoir vu trop dechoses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre chateau,ni meme du pays ou cette aventure lui etait arrivee. Mais elle m'a souventparle de l'hospitalite qu'elle avait recue chez le possesseur de cetteguitare, et de la charite touchante d'un jeune et beau seigneur quim'avait portee dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec ellecomme avec son egale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de toutcela! A chaque parole de votre recit, ces images, longtemps assoupies dansmon cerveau, se sont reveillees une a une; et voila pourquoi vos montagnesne pouvaient pas sembler absolument nouvelles a mes yeux; voila pourquoije m'efforcais en vain de savoir la cause des souvenirs confus quivenaient m'assaillir dans ce paysage; voila pourquoi surtout j'ai sentipour vous, a la premiere vue, mon coeur tressaillir et mon fronts'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouve un ami et unprotecteur longtemps perdu et regrette.--Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein,que je ne t'aie pas reconnue des le premier instant? En vain tu as grandi,en vain tu t'es transformee et embellie avec les annees. J'ai une memoire(present merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin desyeux et des paroles pour s'exercer a travers l'espace des siecles et desjours. Je ne savais pas que tu etais ma Zingarella cherie; mais je savaisbien que je t'avais deja connue, deja aimee, deja pressee sur mon coeur,qui, des ce moment, s'est attache et identifie au tien, a mon insu, pourtoute ma vie.XLVI.En parlant ainsi, ils arriverent a l'embranchement des deux routes ouConsuelo avait rencontre Zdenko, et de loin ils apercurent la lueur de salanterne, qu'il avait posee a terre a cote de lui. Consuelo, connaissantdesormais les caprices dangereux et la force athletique de l'_innocent_,se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de sonapproche.--Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse creature? lui dit lejeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vouscherit, quoique depuis la nuit derniere un mauvais reve qu'il a fait l'aitrendu recalcitrant a mes desirs, et un peu hostile au genereux projet quevous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant desque j'insiste aupres de lui, et vous allez le voir a vos pieds si je disun mot.--Ne l'humiliez pas devant moi, repondit Consuelo; n'aggravez pasl'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons depasse, je vous diraiquels motifs serieux j'ai de le craindre et de l'eviter desormais.--Zdenko est un etre quasi celeste, reprit Albert, et je ne pourrai jamaisle croire redoutable pour qui que ce soit. Son etat d'extase perpetuellelui donne la purete et la charite des anges.--Cet etat d'extase que j'admire moi-meme, Albert, est une maladie quandil se prolonge. Ne vous abusez pas a cet egard. Dieu ne veut pas quel'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie reelle pours'elever trop souvent a de vagues conceptions d'un monde ideal. La demenceet la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un chatiment del'orgueil et de l'oisivete."Cynabre s'arreta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux,attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avaitla tete dans ses deux mains, dans la meme attitude et sur le meme rocherou Consuelo l'avait laisse. Albert lui adressa la parole en bohemien, etil repondit a peine. Il secouait la tete d'un air decourage; ses jouesetaient inondees de larmes, et il ne voulait pas seulement regarderConsuelo. Albert eleva la voix, et l'interpella avec force; mais il yAvait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et dereproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et allatendre la main a Consuelo, qui la lui serra en tremblant."Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoiqueavec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal,et je sens que ta main est pleine de nos malheurs."Il marcha devant eux, en echangeant de temps en temps quelques parolesavec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelon'avait pas encore parcourue de ce cote, et qui les conduisit a unevoute ronde, ou ils retrouverent l'eau de la source, affluant dans unvaste bassin fait de main d'homme, et revetu de pierres taillees. Elles'en echappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes,et l'autre se dirigeait vers la citerne du chateau. Ce fut celui-la queZdenko ferma, en replacant de sa main herculeenne trois enormes pierresqu'il derangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau del'arcade et de l'escalier par ou l'on remontait a la terrasse d'Albert."Asseyons-nous ici, dit le comte a sa compagne, pour donner a l'eau dupuits le temps de s'ecouler par un deversoir....--Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tete auxpieds.--Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise.--Je vous l'apprendrai plus tard, repondit Consuelo. Je ne veux pas vousattrister et vous emouvoir maintenant par l'idee des perils que j'aisurmontes....--Mais que veut-elle dire? s'ecria Albert epouvante, en regardant Zdenko."Zdenko repondit en bohemien d'un air d'indifference, en petrissantAvec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il placait dansl'interstice des pierres de son ecluse, pour hater l'ecoulement de laciterne."Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux riencomprendre a ce qu'il me dit. Il pretend que ce n'est pas lui qui vous aamenee jusqu'ici, que vous y etes venue par des souterrains que je saisimpenetrables, et ou une femme delicate n'eut jamais ose se hasarder ni puse diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), quec'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'ilappelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer a travers l'eauet les abimes.--Il est possible, repondit Consuelo avec un sourire, que l'archangeMichel s'en soit mele; car il est certain que je suis venue par ledeversoir de la fontaine, que j'ai devance le torrent a la course, que jeme suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traverse des caverneset des carrieres ou j'ai pense devoir etre etouffee ou engloutie a chaquepas; et pourtant ces dangers n'etaient pas plus affreux que la colere deZdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonneroute."Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, luiraconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait,et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entierementexecutee, au moment ou elle avait eu la presence d'esprit de l'apaiser parune phrase singulierement heretique. Une sueur froide ruissela sur lefront d'Albert en apprenant ces details incroyables, et il lanca plusieursfois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eut voulu l'aneantir.Zdenko, en les rencontrant, prit une etrange expression de revolte et dededain. Consuelo trembla de voir ces deux insenses se tourner l'un contrel'autre; car, malgre la haute sagesse et l'exquisite de sentiments quiinspiraient la plupart des discours d'Albert, il etait bien evidentpour elle que sa raison avait recu de graves atteintes dont elle ne sereleverait peut-etre jamais entierement. Elle essaya de les reconcilieren leur disant a chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant,et remettant les clefs de son ermitage a Zdenko, lui adressa quelques motstres-froids, auxquels Zdenko se soumit a l'instant meme. Il reprit salanterne, et s'eloigna en chantant des airs bizarres sur des parolesincomprehensibles."Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidele animalqui se couche a vos pieds devenait enrage; oui, si mon pauvre Cynabrecompromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bienle tuer; et croyez que je n'hesiterais pas, quoique ma main n'ait jamaisverse de sang, meme celui des etres inferieurs a l'homme.... Soyez donctranquille, aucun danger ne vous menacera plus.--De quoi parlez-vous, Albert? repondit la jeune fille inquiete de cetteallusion imprevue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme,bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-etre, et aussi un peupar la votre. Ne parlez ni de sang ni de chatiment. C'est a vous de leramener a la verite et de le guerir au lieu d'encourager son delire.Venez, partons; je tremble que le jour ne se leve et ne nous surprenne anotre arrivee.--Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par tabouche, Consuelo. Ma folie a ete contagieuse pour cet infortune, et iletait temps que tu vinsses-nous tirer de cet abime ou nous roulions tousles deux. Gueri par toi, je tacherai de guerir Zdenko.... Et si pourtantje n'y reussis point, si sa demence met encore ta vie en peril, quoiqueZdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi,quoiqu'il soit le seul veritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur laterre ... sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailleset que tu ne le reverras jamais.--Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable apres tant de frayeursde supporter une frayeur nouvelle. N'arretez pas votre pensee sur depareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que demettre dans la votre une necessite et un desespoir semblables."Albert ne l'ecoutait point, et semblait egare. Il oubliait de la soutenir,et ne la voyait plus defaillir et se heurter a chaque pas. Il etaitabsorbe par l'idee des dangers qu'elle avait courus pour lui; et danssa terreur en se les retracant, dans sa sollicitude ardente, dans sareconnaissance exaltee, il marchait rapidement, faisant retentir lesouterrain de ses exclamations entrecoupees, et la laissant se trainerderriere lui avec des efforts de plus en plus penibles.Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa a Zdenko, qui etait derriereelle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenaittoujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait dechainer encoreune fois au moment ou elle remonterait le puits seule et privee du secoursd'Albert. Car celui-ci, en proie a une fantaisie nouvelle, semblait lavoir devant lui et suivre un fantome trompeur, tandis qu'il l'abandonnaitdans les tenebres. C'en etait trop pour une femme, et pour Consueloelle-meme. Cynabre marchait aussi vite que son maitre, et fuyait emportantle flambeau; Consuelo avait laisse le sien dans la cellule. Le cheminfaisait des angles nombreux, derriere lesquels la clarte disparaissait achaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne putse relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une derniereapprehension se presenta rapidement a son esprit. Zdenko, pour cacherl'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement recu l'ordre delacher l'ecluse apres un temps determine. Lors meme que la haine nel'inspirerait pas, il devait obeir par habitude a cette precautionnecessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vainestentatives pour se trainer sur ses genoux. Je suis la proie d'un destinimpitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux nereverront plus la lumiere du ciel.Deja un voile plus epais que celui des tenebres exterieures s'etendait sursa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait audernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout a coup elle se sent presseeet soulevee dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entrainentvers la citerne. Un sein embrase palpite contre le sien, et le rechauffe;une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bonditdevant elle en agitant la lumiere. C'est Albert, qui, revenu a lui,l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mere qui vient de perdre etde retrouver son enfant. En trois minutes ils arriverent au canal ou l'eaude la source venait de s'epancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalierde la citerne. Cynabre, habitue a cette dangereuse ascension, s'elanca lepremier, comme s'il eut craint d'entraver les pas de son maitre en setenant trop pres de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et secramponnant de l'autre a la chaine, remonta cette spirale au fond delaquelle l'eau s'agitait deja pour remonter aussi. Ce n'etait pas lemoindre des dangers que Consuelo eut traverses; mais elle n'avait pluspeur. Albert etait doue d'une force musculaire aupres de laquelle cellede Zdenko n'etait qu'un jeu, et dans ce moment il etait anime d'unepuissance surnaturelle. Lorsqu'il deposa son precieux fardeau sur lamargelle du puits, a la clarte de l'aube naissante, Consuelo respirantenfin, et se detachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voileson large front baigne de sueur."Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vousm'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenantvotre fatigue plus que vous-meme, et il me semble que je vais y succombera votre place.--O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant levoile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi legere dans mes brasque le jour ou je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrerdans ce chateau.--D'ou vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pasvos serments!--Ni toi les tiens, lui repondit-il en s'agenouillant devant elle."Il l'aida a s'envelopper avec le voile et a traverser sa chambre, d'ouelle s'echappa furtive pour regagner la sienne propre. On commencait as'eveiller dans le chateau. Deja la chanoinesse faisait entendre a l'etageinferieur une toux seche et percante, signal de son lever. Consuelo eutle bonheur de n'etre vue ni entendue de personne. La crainte lui fitretrouver des ailes pour se refugier dans son appartement. D'une mainagitee elle se debarrassa de ses vetements souilles et dechires, et lescacha dans un coffre dont elle ota la clef. Elle recouvra la force et lamemoire necessaires pour faire disparaitre toute trace de son mysterieuxvoyage. Mais a peine eut-elle laisse tomber sa tete accablee sur sonchevet, qu'un sommeil lourd et brulant plein de reves fantastiques etd'evenements epouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fievreenvahissante et inexorable.XLVII.Cependant la chanoinesse Wenceslawa, apres une demi-heure d'oraisons,monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sajournee a son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre,et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'esperanceque jamais d'entendre les legers bruits qui devaient lui annoncer sonretour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le sonegal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe decroix, et se hasarda a tourner doucement la clef dans la serrure, et as'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dansson lit, et Cynabre couche en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'eveillani l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosternedans son oratoire, demandait avec sa resignation accoutumee que son filslui fut rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre."Mon frere, lui dit-elle a voix basse en s'agenouillant aupres de lui,suspendez vos prieres, et cherchez dans votre coeur les plus ferventesbenedictions. Dieu vous a exauce!"Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, seretournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animes d'unejoie profonde et sympathique, leva ses mains dessechees vers l'autel, ens'ecriant d'une voix eteinte:"Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!"Et tous deux, par une meme inspiration, se mirent a reciteralternativement a demi-voix les versets du beau cantique de Simeon:_Maintenant je puis mourir_, etc.On resolut de ne pas reveiller Albert. On appela le baron, le chapelain,tous les serviteurs, et l'on ecouta devotement la messe d'actions degraces dans la chapelle du chateau. Amelie apprit avec une joie sincere leretour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour celebrerpieusement cet heureux evenement, on la fit lever a cinq heures du matinpour avaler une messe durant laquelle il lui fallut etouffer bien desbaillements."Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie a nouspour remercier la Providence? dit le comte Christian a sa niece lorsquela messe fut finie.--J'ai essaye de la reveiller, repondit Amelie. Je l'ai appelee, secouee,et avertie de toutes les facons; mais je n'ai jamais pu lui rien fairecomprendre, ni la decider a ouvrir les yeux. Si elle n'etait brulante etrouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien maldormi cette nuit et qu'elle ait la fievre.--Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte.Ma chere soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter lessoins que son etat reclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soitattriste par la souffrance de cette noble fille!--J'irai, mon frere, repondit la chanoinesse, qui ne disait plus un motet ne faisait plus un pas a propos de Consuelo sans consulter les regardsdu chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien!La signora Nina est tres nerveuse. Elle sera bientot guerie.--N'est-ce pas pourtant une chose bien singuliere, dit-elle au chapelainun instant apres, lorsqu'elle put le prendre a part, que cette fille aitpredit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de verite! Monsieurle chapelain, nous nous sommes peut-etre trompes sur son compte. C'estpeut-etre une espece de sainte qui a des revelations?--Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fievredans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond."Cette remarque judicieuse arracha un soupir a la chanoinesse. Elle allaneanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fievre brulante, accompagneed'une somnolence invincible. Le chapelain fut appele, et declara qu'elleserait fort malade si cette fievre continuait. Il interrogea la jeunebaronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit tresagitee."Tout au contraire, repondit Amelie, je ne l'ai pas entendue remuer. Jem'attendais, d'apres ses predictions et les beaux contes qu'elle nousfaisait depuis quelques jours, a entendre le sabbat danser dans sonappartement.Mais il faut que le diable l'ait emportee bien loin d'ici, ou qu'elle aitaffaire a des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bouge, que jesache, et mon sommeil n'a pas ete trouble un seul instant."Ces plaisanteries parurent de fort mauvais gout au chapelain; et lachanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouvadeplacees au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en temoignapourtant rien, attribuant l'aigreur de sa niece a une jalousie trop bienfondee; et elle demanda au chapelain quels medicaments il fallaitadministrer a la Porporina.Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dentsetaient contractees, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Lechapelain prononca que c'etait un mauvais signe. Mais avec une apathiemalheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit a un nouvelexamen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: _On verra; il fautattendre; on ne peut encore rien decider_. Telles etaient les sentencesfavorites de l'Esculape tonsure."Si cela continue, repeta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, ilfaudra songer a appeler un medecin; car je ne prendrai pas sur moi desoigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cettedemoiselle; et peut-etre dans la situation d'esprit ou elle s'esttrouvee depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul dessecours plus efficaces que ceux de l'art."On laissa une servante aupres de Consuelo, et on alla se preparer adejeuner. La chanoinesse petrit elle-meme le plus beau gateau qui futjamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, apres unlong jeune, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amelie fit unetoilette eblouissante de fraicheur, en se disant que son cousin auraitpeut-etre quelque regret de l'avoir offensee et irritee quand il laretrouverait si seduisante. Chacun songeait a menager quelque agreablesurprise au jeune comte; et l'on oublia le seul etre dont on eut dus'occuper, la pauvre Consuelo, a qui on etait redevable de son retour,et qu'Albert allait etre impatient de revoir.Albert s'eveilla bientot, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour serappeler les evenements de la veille, comme il lui arrivait toujours apresles acces de demence qui le conduisaient a sa demeure souterraine, ilretrouva promptement la memoire de son amour et du bonheur que Consuelolui avait donne. Il se leva a la hate, s'habilla, se parfuma, et courutse jeter dans les bras de son pere et de sa tante. La joie de ces bonsparents fut portee au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait detoute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'illeur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant dene plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquietudes. Il vit lestransports qu'excitait ce retour au sentiment de la realite. Mais ilremarqua les menagements qu'on s'obstinait a garder pour lui cacher saposition, et il se sentit un peu humilie d'etre traite encore comme unenfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit a cechatiment trop leger pour le mal qu'il avait cause, en se disant quec'etait un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait grede le comprendre et de l'accepter.Lorsqu'il s'assit a table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur,et des soins empresses de sa famille, il chercha des yeux avec anxietecelle qui etait devenue necessaire a sa vie et a son repos. 11 vit saplace vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas.Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tete et tressaillirchaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir eloigner de lui touteinquietude en lui disant que leur jeune hotesse avait mal dormi, qu'ellese reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journee.Albert comprit bien que sa liberatrice devait etre accablee de fatigue,et neanmoins l'effroi se peignit sur son visage a cette nouvelle."Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son emotion, jepense que si la fille adoptive du Porpora etait serieusement indisposee,nous ne serions pas tous ici, occupes tranquillement a manger et a causerautour d'une table.--Rassurez-vous donc, Albert, dit Amelie en rougissant de depit, la Ninaest occupee a rever de vous, et a augurer votre retour qu'elle attend endormant, tandis que-nous le fetons ici dans la joie."Albert devint pale d'indignation, et lancant a sa cousine un regardfoudroyant:"Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personneque vous nommez qui doit en etre remerciee; la fraicheur de vos joues,ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence uneheure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoinde repos. Je vous en rends grace de tout mon coeur; car il me seraittres-penible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avechonte et douleur a tous les autres membres et amis de ma famille.--Grand merci de l'exception, repartit Amelie, vermeille de colere: jem'efforcerai de la meriter toujours, en gardant mes veilles et mes soucispour quelqu'un qui puisse m'en savoir gre, et ne pas s'en faire un jeu."Cette petite altercation, qui n'etait pas nouvelle entre Albert et safiancee, mais qui n'avait jamais ete aussi vive de part et d'autre,jeta, malgre tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de latristesse et de la contrainte sur le reste de la matinee. La chanoinessealla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brulante etplus accablee. Amelie, que l'inquietude d'Albert blessait comme une injurepersonnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononca aupoint de dire a la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un medecinle soir, si la fievre ne cedait pas. Le comte Christian retint son filsaupres de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait paset qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchainant a ses cotes pardes paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindresujet de conversation et d'epanchement avec cet esprit qu'il n'avaitjamais voulu sonder, dans la crainte d'etre vaincu et domine par uneraison superieure a la sienne en matiere de religion. Il est bien vraique le comte Christian appelait folie et revolte cette vive lumiere quipercait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'unrigide catholique n'eussent pu soutenir l'eclat; mais il se raidissaitcontre la sympathie qui l'excitait a l'interroger serieusement. Chaquefois qu'il avait essaye de redresser ses heresies, il avait ete reduit ausilence par des arguments pleins de droiture et de fermete. La nature nel'avait point fait eloquent. Il n'avait pas cette faconde animee quientretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussionqui, a defaut de logique, en impose par un air de science et desfanfaronnades de certitude. Naif et modeste, il se laissait fermer labouche; il se reprochait de n'avoir pas mis a profit les annees de sajeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait;et, certain qu'il y avait dans les abimes de la science theologique destresors de verite, dont un plus habile et plus erudit que lui eut puecraser l'heresie d'Albert, il se cramponnait a sa foi ebranlee, serejetant, pour se dispenser d'agir plus energiquement, sur son ignoranceet sa simplicite, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaientainsi plus de mal que de bien.Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle,et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomberde lui-meme. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albertle quitta pour aller s'informer de l'etat de Consuelo, qui l'alarmaitd'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher.Il passa plus de deux heures a errer dans les corridors du chateau,guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demanderdes nouvelles. Le chapelain s'obstinait a lui repondre avec concisionet reserve; la chanoinesse se composait un visage riant des qu'ellel'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromperpar une apparence de securite. Mais Albert voyait bien qu'elle commencaita se tourmenter serieusement, qu'elle faisait des voyages toujours plusfrequents a la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignaitpas d'ouvrir et de fermer a chaque instant les portes, comme si ce sommeilpretendu paisible et necessaire, n'eut pu etre trouble par le bruit etl'agitation.Il s'enhardit jusqu'a approcher de cette chambre ou il eut donne sa viepour penetrer un seul instant. Elle etait precedee d'une premiere piece,et separee du corridor par deux portes epaisses qui ne laissaient depassage ni a l'oeil ni a l'oreille. La chanoinesse, remarquant cettetentative, avait tout ferme et verrouille, et ne se rendait plus aupres dela malade qu'en passant par la chambre d'Amelie qui y etait contigue, etou Albert n'eut ete chercher des renseignements qu'avec une mortellerepugnance. Enfin, le voyant exaspere, et craignant le retour de son mal,elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon a Dieu dans soncoeur, elle lui annonca que la malade allait beaucoup mieux, et qu'ellese promettait de descendre pour diner avec la famille.Albert ne se mefia pas des paroles de sa tante, dont les levres puresn'avaient jamais offense la verite ouvertement comme elles venaient dele faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hatant de tous sesvoeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur.Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse,faisant de rapides progres dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'etaitlevee, mais qu'elle s'etait sentie un peu faible, et avait prefere dinerdans sa chambre. On feignit meme de lui envoyer une part choisie des metsles plus delicats. Ces ruses triompherent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'ileprouvat une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheurinoui, il se soumit, et fit des efforts pour paraitre calme.Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'etait presqueplus joue, dire que la Porporina etait mieux; qu'elle n'avait plus leteint anime, que son pouls etait plutot faible que plein, et qu'ellepasserait certainement une excellente nuit. "Pourquoi donc suis-je glacede terreur, malgre ces bonnes nouvelles?" pensa le jeune comte en prenantconge de ses parents a l'heure accoutumee.Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgre sa maigreur et sadifformite, n'avait jamais ete malade de sa vie, n'entendait rien du toutaux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeurdevorante a une paleur bleuatre, son sang agite se congeler dans sesarteres, et sa poitrine, trop oppressee pour se soulever sous l'effort dela respiration, paraitre calme et immobile. Un instant elle l'avait crueguerie, et avait annonce cette nouvelle avec une confiance enfantine.Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bienQue ce repos apparent etait l'avant-coureur d'une crise violente. Desqu'Albert se fut retire, il avertit la chanoinesse que le moment etaitvenu d'envoyer chercher le medecin. Malheureusement la ville etaiteloignee, la nuit obscure, les chemins detestables, et Hanz bien lent,malgre son zele. L'orage s'eleva, la pluie tomba par torrents. Le vieuxcheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trebucha vingt fois, etfinit par s'egarer dans les bois avec son maitre consterne, qui prenaittoutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les eclairs pour levol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanzretrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allonge qu'il put faireprendre a sa monture, de la ville, ou dormait profondement le medecin;celui-ci s'eveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avaitperdu a decider et a effectuer tout ceci vingt-quatre heures.Albert essaya vainement de dormir. Une inquietude devorante et lesBruits sinistres de l'orage le tinrent eveille toute la nuit. Il n'osaitdescendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait faitun sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunites aupres del'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entenditplusieurs fois des pas a l'etage inferieur. Il courait sur l'escalier;mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforcait de serassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruitstrompeurs qui l'avaient effraye. Depuis que Consuelo l'avait exige, ilsoignait sa raison, sa sante morale, avec patience et fermete. Ilrepoussait les agitations et les craintes, et tachait de s'eleverau-dessus de son amour, par la force de son amour meme. Mais tout a coup,au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antiquecharpente du chateau qui gemissait sous l'effort de l'ouragan, un longcri dechirant s'eleve jusqu'a lui, et penetre dans ses entrailles commeun coup de poignard. Albert, qui s'etait jete tout habille sur son litavec la resolution de s'endormir, bondit, s'elance, franchit l'escaliercomme un trait, et frappe a la porte de Consuelo. Le silence etaitretabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir reve; maisun nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vintdechirer son coeur. Il n'hesite plus, fait le tour par un corridor sombre,arrive a la porte d'Amelie, la secoue et se nomme. Il entend pousser unverrou, et la voix d'Amelie lui ordonne imperieusement de s'eloigner.Cependant les cris et les gemissements redoublent: c'est la voix deConsuelo en proie a un supplice intolerable. Il entend son propre noms'exhaler avec desespoir de cette bouche adoree. Il pousse la porte avecrage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amelie, qui joue lapudeur outragee en se voyant surprise en robe de chambre de damas et encoiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'elance dans lachambre de Consuelo, pale comme un spectre, et les cheveux dresses sur latete.XLVIII.Consuelo, en proie a un delire epouvantable, se debattait dans les brasdes deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peinea l'empecher de se jeter hors de son lit. Tourmentee, ainsi qu'il arrivedans certains cas de fievre cerebrale, par des terreurs inouies, lamalheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle etait assaillie;elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforcaient de la reteniret de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnes a sa perte. Lechapelain consterne, qui la croyait prete a retomber foudroyee par sonmal, repetait deja aupres d'elle les prieres des agonisants: elle leprenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, enpsalmodiant ses chansons mysterieuses. La chanoinesse tremblante, quijoignait ses faibles efforts a ceux des autres femmes pour la retenirdans son lit, lui apparaissait comme le fantome des deux Wanda, la soeurde Ziska et la mere d'Albert, se montrant tour a tour dans la grotte dusolitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leurdomaine. Ses exclamations, ses gemissements, et ses prieres delirantes etincomprehensibles pour les assistants, etaient en rapport direct avec lespensees et les objets qui l'avaient si vivement agitee et frappee la nuitprecedente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elleimitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure eparsesur epaules, et croyait en voir tomber des flots d'ecume. Toujours ellesentait Zdenko derriere elle, occupe a ouvrir l'ecluse, ou devant elle,acharne a lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres,avec une continuite d'images qui faisait dire au chapelain en secouantla tete:"Voila un reve bien long et bien penible. Je ne sais pourquoi elles'est tant preoccupe l'esprit dernierement de cette citerne; c'etait sansdoute un commencement de fievre, et vous voyez que son delire a toujourscet objet en vue."Au moment ou Albert entra eperdu dans sa chambre, Consuelo, epuisee defatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticules qui seterminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonte negouvernant plus ses terreurs, comme au moment ou elle les avaitaffrontees, elle en subissait l'effet retroactif avec une intensitehorrible. Elle retrouvait cependant une sorte de reflexion tiree de sondelire meme, et se prenait a appeler Albert d'une voix si pleine et sivibrante que toute la maison semblait en devoir etre ebranlee sur sesfondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots quiparaissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'uneclat effrayant."Me voici, me voici!" s'ecria Albert en se precipitant vers son lit.Consuelo l'entendit, reprit toute son energie, et, s'imaginant aussitotqu'il fuyait devant elle, se degagea des mains qui la tenaient, avec cetterapidite de mouvements et cette force musculaire que donne aux etres lesplus faibles le transport de la fievre. Elle bondit au milieu de lachambre, echevelee, les pieds nus, le corps enveloppe d'une legere robede nuit blanche et froissee, qui lui donnait l'air d'un spectre echappe dela tombe; et au moment ou on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessusl'epinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilite d'un chat sauvage,atteignit la fenetre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fataleciterne, y posa un pied, etendit les bras, et, criant de nouveau le nomd'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait seprecipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle,l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas;mais elle ne fit aucune resistance, et cessa de crier. Albert lui prodiguaen espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prieres: ellel'ecoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui repondre; mais tout acoup, se relevant et se placant a genoux sur son lit, elle se mit achanter une strophe du _Te Deum_ de Haendel qu'elle avait recemment lueet admiree. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'eclat.Jamais elle n'avait ete aussi belle que dans cette attitude extatique,avec ses cheveux flottants, ses joues embrasees du feu de la fievre, etses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls.La chanoinesse en fut emue au point de s'agenouiller elle-meme au pied dulit en fondant en larmes; et le chapelain, malgre son peu de sympathie,courba la tete et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consueloeut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divinebrilla sur son visage."Je suis sauvee!" s'ecria-t-elle; et elle tomba a la renverse, pale etfroide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais eteints, les levresbleues et les bras raides.Un instant de silence et de stupeur succeda a cette scene. Amelie, qui,debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assiste, sans oserfaire un pas, a ce spectacle effrayant, tomba evanouie d'horreur. Lachanoinesse et les deux femmes coururent a elle pour la secourir. Consueloresta etendue et livide, appuyee sur le bras d'Albert qui avait laissetomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plusvivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tot fait deposer Amelie surson lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo."Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu.--Madame, c'est la mort! repondit le chapelain d'une voix profonde, enlaissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le poulsavec attention.--Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'ecria Albert en sesoulevant impetueusement. J'ai consulte son coeur, mieux que vous n'avezconsulte son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra!Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc aeu la temerite de croire que Dieu avait prononce sa mort? Voici le momentde la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boite.Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vousetes, obeissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empecherl'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous nel'avez pas voulu; vous m'avez cache son mal, vous m'avez tous trompe. Vousvouliez donc la perdre? Votre lache prudence, votre hideuse apathie, vousont lie la langue et les mains! Donnez-moi votre boite, vous dis-je, etlaissez-moi agir."Et comme le chapelain hesitait a lui remettre ces medicaments qui, sous lamain inexperimentee d'un homme exalte et a demi fou, pouvaient devenir despoisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante,il choisit et dosa lui-meme les calmants imperieux qui pouvaient agir avecpromptitude. Albert etait plus savant en beaucoup de choses qu'on ne lepensait. Il avait etudie sur lui-meme, a une epoque de sa vie ou il serendait encore compte des frequents desordres de son cerveau, l'effet desrevulsifs les plus energiques. Inspire par un jugement prompt, par un zelecourageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eut jamaisose conseiller. Il reussit, avec une patience et une douceur incroyables,a desserrer les dents de la malade, et a lui faire avaler quelques gouttesde ce remede efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il reiteraplusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mainsavaient repris de la tiedeur, et ses traits de l'elasticite. Ellen'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement etait unesorte de sommeil, et une pale coloration revenait a ses levres. Le medecinarriva, et, voyant le cas serieux, declara qu'on l'avait appele bien tardet qu'il ne repondait de rien. Il eut fallu pratiquer une saignee laveille; maintenant le moment n'etait plus favorable. Sans aucun doute lasaignee ramenerait la crise. Ceci devenait embarrassant."Elle la ramenera, dit Albert; et cependant il faut saigner."Le medecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-meme, ethabitue, dans son pays, ou il n'avait point de concurrent, a etre ecoutecomme un oracle, souleva son epaisse paupiere, et regarda en clignotantcelui qui se permettait de trancher ainsi la question."Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans lasaignee la crise doit revenir.--Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain quevous paraissez le croire."Et il sourit d'un air un peu dedaigneux et ironique."Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devezle savoir. Cette somnolence conduit droit a l'engourdissement des facultesdu cerveau, a la paralysie, et a la mort. Votre devoir est de vous emparerde la maladie, d'en ranimer l'intensite pour la combattre, de lutterenfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prieres et les sepulturesne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-meme."Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu toutd'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas a un homme deson importance de prononcer et d'executer aussi vite. C'eut ete donner apenser que le cas etait simple et le traitement facile, et notre Allemandavait coutume de feindre de grandes perplexites, un penible examen, afinde sortir de la triomphant, comme par une soudaine illumination de songenie, afin de faire repeter ce que mille fois il avait fait dire de lui:"La maladie etait si avancee, si dangereuse, que le docteur Wetzeliuslui-meme ne savait a quoi se resoudre. Nul autre que lui n'eut saisi lemoment et devine le remede. C'est un homme bien prudent, bien savant, bienfort. Il n'a pas son pareil, meme a Vienne!"Quand il se vit contrarie, et mis au pied du mur sans facon parl'impatience d'Albert:"Si vous etes medecin, lui repondit-il, et si vous avez autorite ici, jene vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi.--Si vous ne voulez point vous decider en temps opportun, vous pouvezvous retirer, dit Albert."Le docteur Wetzelius, profondement blesse d'avoir ete associe a unconfrere inconnu, qui le traitait avec si peu de deference, se leva etpassa dans la chambre d'Amelie, pour s'occuper des nerfs de cette jeunepersonne, qui le demandait instamment, et pour prendre conge de lachanoinesse; mais celle-ci le retint."Helas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonnerdans une pareille situation. Voyez quelle responsabilite pese sur nous!Mon neveu vous a offense; mais devez-vous prendre au serieux la vivacited'un homme si peu maitre de lui-meme?...--Est-ce donc la le comte Albert? demanda le docteur stupefait. Je nel'aurais jamais reconnu. Il est tellement change!...--Sans doute; depuis pres de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est faiten lui bien du changement.--Je le croyais completement retabli, dit le docteur avec malignite; caron ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.--Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu sesoumettre aux arrets de la science.--Et cependant le voila medecin lui-meme, a ce que je vois?--Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa precipitationbouillante. L'etat affreux ou il vient de voir cette jeune fille l'abeaucoup trouble; autrement vous l'eussiez trouve plus poli, plus sense,et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnes dans sonenfance.--Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais," reprit le docteur,qui, malgre son respect pour la famille et le chateau, aimait mieuxaffliger la chanoinesse par cette dure reflexion, que de quitter sonattitude dedaigneuse, et de renoncer a la petite vengeance de traiterAlbert comme un insense.La chanoinesse souffrit de cette cruaute, d'autant plus que le depit dudocteur pouvait lui faire divulguer l'etat de son neveu, qu'elle prenaittant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le desarmer, et luidemanda humblement ce qu'il pensait de cette saignee conseillee parAlbert."Je pense que c'est une absurdite pour le moment, dit le docteur, quivoulait garder l'initiative et laisser tomber l'arret en toute liberte desa bouche reveree. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vuela malade, et si le moment se presente, fut-ce plus tot que je ne pense,j'agirai; mais dans la crise presente, l'etat du pouls ne me permet pas derien preciser.--Vous nous restez donc? Beni soyez-vous, excellent docteur!--Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur ensouriant d'un air de pitie protectrice, je ne m'etonne plus de rien, et jelaisse dire."Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avaitpousse la porte pour qu'Albert n'entendit pas ce colloque, lorsque lechapelain lui-meme, pale et tout effare, quitta la malade et vint trouverle docteur."Au nom du ciel! docteur, s'ecria-t-il, venez employer votre autorite;la mienne est meconnue, et la voix de Dieu meme le serait, je crois, parle comte Albert. Le voila qui s'obstine a saigner la moribonde, malgrevotre defense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelleadresse, nous ne reussissons a l'arreter. Dieu sait s'il a jamais toucheune lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par uneemission de sang pratiquee hors de propos.--Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se trainant pesammentvers la porte avec l'enjouement egoiste et blessant d'un homme que lecoeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne luifais pas quelque conte pour le mettre a la raison."Mais lorsqu'il arriva aupres du lit, Albert avait sa lancette rougie entreses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autrel'assiette. La veine etait ouverte, un sang noir coulait en abondance.Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel a temoin. Ledocteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre sontemps pour fermer la veine, sauf a la rouvrir un instant apres quand soncaprice et sa vanite pourraient s'emparer du succes. Mais Albert le tint adistance par la seule expression de son regard; et des qu'il eut tire laquantite de sang voulue, il placa l'appareil avec toute la dexterite d'unoperateur exerce; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans lescouvertures, et, passant un flacon a la chanoinesse pour qu'elle le tintpres des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dansla chambre d'Amelie:"Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez etre d'aucune utilite a lapersonne que je soigne. L'irresolution ou les prejuges paralysent votrezele et votre savoir. Je vous declare que je prends tout sur moi, et queje ne veux etre ni distrait ni contrarie dans l'accomplissement d'unetache aussi serieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de reciter sesprieres, et monsieur le docteur d'administrer ses potions a ma cousine.Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprets de mortAutour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout a l'heure.Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suiscoupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer amoi-meme."Apres avoir parle ainsi, d'un ton dont le calme et la douceurcontrastaient avec la secheresse de ses paroles, Albert rentra dansl'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, etdit a la chanoinesse: "Personne n'entrera ici, et personne n'en sortirasans ma volonte."XLIX.La chanoinesse, interdite, n'osa lui repondre un seul mot. Il y avait dansson air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonnetante en eut peur et se mit a lui obeir d'instinct avec un empressement etune ponctualite sans exemple. Le medecin, voyant son autorite completementmeconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entreren lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelainalla dire des prieres, et Albert, seconde par sa tante et par les deuxfemmes de service, passa toute la journee aupres de sa malade, sansralentir ses soins un seul instant. Apres quelques heures de calme, lacrise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit precedente; maiselle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cede a l'effet de puissantsreactifs, Albert engagea la chanoinesse a aller se coucher et a luienvoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deuxautres iraient se reposer."Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa entremblant.--Non, ma chere tante, repondit-il; je n'en ai aucun besoin.--Helas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une etrangerequi nous coute bien cher! ajouta-t-elle en s'eloignant enhardie parl'inattention du jeune comte."Il consentit cependant a prendre quelques aliments, pour ne pas perdre lesforces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor,l'oeil attache sur la porte; et des qu'il eut fini, il jeta sa serviettepar terre et rentra. Il avait ferme desormais la communication entre lachambre de Consuelo et celle d'Amelie, et ne laissait plus passer que parla galerie le peu de personnes auxquelles il donnait acces. Amelie voulutpourtant etre admise, et feignit de rendre quelques soins a sa compagne;mais elle s'y prenait si gauchement, et a chaque mouvement febrile deConsuelo elle temoignait tant d'effroi de la voir retomber dans lesconvulsions, qu'Albert, impatiente, la pria de ne se meler de rien, etd'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-meme."Dans ma chambre! repondit Amelie; et lors meme que la bienseance ne medefendrait pas de me coucher quand vous etes la separe de moi par uneseule porte, presque installe chez moi, pensez-vous que je puisse gouterun repos bien paisible avec ces cris affreux et cette epouvantable agoniea mes oreilles?"Albert haussa les epaules, et lui repondit qu'il y avait beaucoup d'autresappartements dans le chateau; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, enattendant qu'on put transporter la malade dans une chambre ou sonvoisinage n'incommoderait personne.Amelie, pleine de depit, suivit ce conseil. La vue des soins delicats, etpour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait a sa rivale, lui etait pluspenible que tout le reste."O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse,lorsque celle-ci l'eut installee dans sa propre chambre a coucher, ouelle se fit dresser un lit a cote d'elle, nous ne connaissions pas Albert.Il nous montre maintenant comme il sait aimer!"Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albertcombattit le mal avec une perseverance et une habilete qui devaient entriompher. Il l'arracha enfin a cette rude epreuve; et des qu'elle futhors de danger, il la fit transporter dans une tour du chateau ou lesoleil donnait plus longtemps, et d'ou la vue etait encore plus belle etplus vaste que de toutes les autres croisees. Cette chambre, meublee al'antique, etait aussi plus conforme aux gouts serieux de Consuelo quecelle dont on avait dispose pour elle dans le principe: et il y avaitlongtemps qu'elle avait laisse percer son desir de l'habiter. Elle y fut al'abri des importunites de sa compagne, et, malgre la presence continuelled'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passerdans une sorte de tete-a-tete avec celui qui l'avait sauvee, les jourslanguissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnolensemble, et l'expression delicate et tendre de la passion d'Albert etaitplus douce a l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelaitsa patrie, son enfance et sa mere. Penetree d'une vive reconnaissance,affaiblie par des souffrances ou Albert l'avait seul assistee et soulageeefficacement, elle se laissait aller a cette molle quietude qui suit lesgrandes crises. Sa memoire se reveillait peu a peu, mais sous un voilequi n'etait pas partout egalement leger. Par exemple, si elle seretracait avec un plaisir pur et legitime l'appui et le devouementd'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyaitles egarements de sa raison, et le fond trop serieux de sa passion pourelle, qu'a travers un nuage epais. Il y avait meme des heures ou, apresl'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elles'imaginait encore avoir reve tout ce qui pouvait meler de la mefiance etde la crainte a l'image de son genereux ami. Elle s'etait tellementhabituee a sa presence et a ses soins, que, s'il s'absentait a sa prierepour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agiteejusqu'a son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il luiadministrait avaient un effet contraire, s'il ne les preparait et s'ilne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui presentaitlui-meme, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchantsur un beau visage encore a demi couvert des ombres de la mort:"Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science desenchantements; car il suffit que vous ordonniez a une goutte d'eau dem'etre salutaire, pour qu'aussitot elle fasse passer en moi le calme etla force qui sont en vous."Albert etait heureux pour la premiere fois de sa vie; et comme si son ameeut ete puissante pour la joie autant qu'elle l'avait ete pour ladouleur, il etait, a cette epoque de ravissement et d'ivresse, l'hommele plus fortune qu'il y eut sur la terre. Cette chambre, ou il voyait sabien-aimee a toute heure et sans temoins importuns, etait devenue pour luiun lieu de delices. La nuit, aussitot qu'il avait fait semblant de seretirer et que tout le monde etait couche dans la maison, il la traversaita pas furtifs; et, tandis que la garde chargee de veiller dormaitprofondement, il se glissait derriere le lit de sa chere Consuelo, et laregardait sommeiller, pale et penchee comme une fleur apres l'orage. Ils'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujoursla en partant; et il y passait la nuit entiere, dormant d'un sommeil sileger qu'au moindre mouvement de la malade il etait courbe vers elle pourentendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa maintoute prete recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitee dequelque reve, temoignait un reste d'inquietude. Si la garde se reveillait,Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadaitqu'il faisait une ou deux visites par nuit a sa malade, tandis qu'il nepassait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageaitcette illusion. Quoiqu'elle s'apercut bien plus souvent que sa gardiennede la presence d'Albert, elle etait encore si faible qu'elle se laissaitaisement tromper par lui sur la frequence et la duree de ces visites.Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller secoucher, il lui disait que le jour etait pres de paraitre et que lui-memevenait de se lever. Grace a ces delicates tromperies, Consuelo nesouffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquietait pas de la fatiguequ'il devait ressentir.Cette fatigue etait, malgre tout, si legere, qu'Albert ne s'en apercevaitpas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert etaitd'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avaitloge un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'auxpremiers feux du soleil Consuelo s'etait lentement trainee a sa chaiselongue, pres de la fenetre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derriereelle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre desrayons, a saisir les pensees que l'aspect du ciel inspirait a sasilencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voiledont elle enveloppait sa tete, et dont un vent tiede faisait flotter lesplis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour sereposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, enle lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'etonna de le trouverchaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacite qu'elle n'enmettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, ellesurprit une emotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses jouesetaient animees, un feu devorant couvait dans ses yeux, et sa poitrineetait soulevee par de violentes palpitations.... Albert maitrisarapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi sepeindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligeaprofondement. Il eut mieux aime la voir armee de dedain et de severitequ'assiegee d'un reste de crainte et de mefiance. Il resolut de veillersur lui-meme avec assez de soin pour que le souvenir de son delire ne vintplus alarmer celle qui l'en avait gueri au peril et presque au prix de sapropre raison et de sa propre vie.Il y parvint, grace a une puissance que n'eut pas trouvee un homme placedans une situation d'esprit plus calme. Habitue des longtemps a concentrerl'impetuosite de ses emotions, et a faire de sa volonte un usage d'autantplus energique qu'il lui etait plus souvent dispute par les mysterieusesatteintes de son mal, il exercait sur lui-meme un empire dont on ne luitenait pas assez de compte. On ignorait la frequence et la force desacces qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment ou, domine parla violence du desespoir et de l'egarement, il fuyait vers sa caverneinconnue, vainqueur encore dans sa defaite, puisqu'il conservait assez derespect envers lui-meme pour derober a tous les yeux le spectacle de sachute. Albert etait un fou de l'espece la plus malheureuse et la plusrespectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'a cequ'elle l'eut envahi completement. Encore gardait-il, au milieu de sesacces, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde reel, ou il nevoulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec luientierement retablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nousl'avons tous, lorsque les reves d'un sommeil penible nous jettent dans lavie des fictions et du delire. Nous nous debattons parfois contre ceschimeres et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sontl'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous reveiller;mais un pouvoir ennemi semble nous saisir a plusieurs reprises, et nousreplonger dans cette horrible lethargie, ou des spectacles toujours pluslugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiegent et noustorturent.C'est dans une alternative analogue que s'ecoulait la vie puissante etmiserable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, delicate, etintelligente, pouvait seule sauver de ses propres detresses. Cettetendresse s'etait enfin manifestee dans son existence. Consuelo etaitvraiment l'ame candide qui semblait avoir ete formee pour trouver ledifficile acces de cette ame sombre et jusque la fermee a toute sympathiecomplete. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesqueavait fait naitre d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitierespectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie,quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savaitparticulierement propre a la guerison d'Albert. Il est fort probable quesi Consuelo, oublieuse du passe, eut partage l'ardeur de sa passion, destransports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussentexalte de la maniere la plus funeste. L'amitie discrete et chaste qu'ellelui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plussurs. C'etait un frein en meme temps qu'un bienfait; et s'il y avait unesorte d'ivresse dans le coeur renouvele de ce jeune homme, il s'y melaitune idee de devoir et de sacrifice qui donnait a sa pensee d'autresaliments, et a sa volonte un autre but que ceux qui l'avaient devorejusque la. Il eprouvait donc, a la fois, le bonheur d'etre aime comme ilne l'avait jamais ete, la douleur de ne pas l'etre avec l'emportementqu'il ressentait lui-meme, et la crainte de perdre ce bonheur en neparaissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplitbientot son ame, au point de n'y plus laisser de place pour les reveriesvers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient force pendant silongtemps de se tourner. Il en fut delivre comme par la force d'unenchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tintses maux a distance, et sembla s'etre placee entre eux et lui, comme unbouclier celeste.Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui etaient si necessaires auretablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien legerementet bien rarement troubles par les agitations secretes de son medecin.Comme le heros fabuleux, Consuelo etait descendue dans le Tartare pour entirer son ami, et elle en avait rapporte l'epouvante et l'egarement. A sontour il s'efforca de la delivrer des sinistres hotes qui l'avaient suivie,et il y parvint a force de soins delicats et de respect passionne. Ilsrecommencaient ensemble une vie nouvelle, appuyes l'un sur l'autre,n'osant guere regarder en arriere, et ne se sentant pas la force de sereplonger par la pensee dans cet abime qu'ils venaient de parcourir.L'avenir etait un nouvel abime, non moins mysterieux et terrible, qu'ilsn'osaient pas interroger non plus. Mais le present, comme un temps degrace que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.L.Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du chateau fussentaussi tranquilles. Amelie etait furieuse, et ne daignait plus rendre lamoindre visite a la malade. Elle affectait de ne point adresser la parolea Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas memerepondre a son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux,c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention a son depit.La chanoinesse, voyant la passion bien evidente et pour ainsi diredeclaree de son neveu pour l'_aventuriere_, n'avait plus un momentde repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de fairecesser le danger et le scandale; et, a cet effet, elle avait de longuesconferences avec le chapelain. Mais celui-ci ne desirait pas tres-vivementla fin d'un tel etat de choses. Il avait ete longtemps inutile et inapercudans les soucis de la famille. Son role reprenait une sorte d'importancedepuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisird'espionner, de reveler, d'avertir, de predire, de conseiller, en un motde remuer a son gre les interets domestiques, en ayant l'air de netoucher a rien, et en se mettant a couvert de l'indignation du jeunecomte derriere les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaientsans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs deprecaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonneWenceslawa abordait son neveu avec une explication decisive au bord deslevres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisaitexpirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettaitl'occasion de se glisser aupres de Consuelo, pour lui adresser unereprimande adroite et ferme; a chaque instant Albert, comme averti par undemon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seulfroncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber lecourroux et glacait le courage des divinites contraires a sa chere Ilion.La chanoinesse avait cependant entame plusieurs fois la conversationavec la malade; et comme les moments ou elle pouvait la voir tete a teteetaient rares, elle avait mis le temps a profit en lui adressant desreflexions assez saugrenues, qu'elle croyait tres-significatives. MaisConsuelo etait si eloignee de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'yavait rien compris. Son etonnement, son air de candeur et de confiance,desarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait puresister a un accent de franchise ou a une caresse cordiale. Elle s'enallait, toute confuse, avouer sa defaite au chapelain, et le reste de lajournee se passait a faire des resolutions pour le lendemain.Cependant Albert, devinant fort bien ce manege, et voyant que Consuelocommencait a s'en etonner, et a s'en inquieter, prit le parti de le fairecesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'ellecroyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grandmatin, il se montra tout a coup, au moment ou elle mettait la main sur laclef pour entrer dans la chambre de la malade."Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant ases levres, j'ai a vous dire bien bas une chose qui vous interesse. C'estque la vie et la sante de la personne qui repose ici pres me sont plusprecieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bienque votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mondevouement pour elle, et de detruire l'effet de mes soins. Sans cela,votre noble coeur n'eut jamais concu la pensee de compromettre par desparoles ameres et des reproches injustes le retablissement d'une malade apeine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'unpretre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruauteaveugle la piete la plus sincere et la charite la plus pure, jem'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent ase faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne laquitterai plus d'un instant; et si malgre mon zele on reussit a mel'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable a la croyancehumaine, que je sortirai de la maison de mes peres pour n'y jamaisrentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaitre ma determinationa M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre lesgenereux instincts de votre coeur maternel."La chanoinesse stupefaite ne put repondre a ce discours qu'en fondant enlarmes. Albert l'avait emmenee a l'extremite de la galerie, afin que cetteexplication ne fut pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivementdu ton de revolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulutprofiter de l'occasion pour lui demontrer la folie de son attachement pourune personne d'aussi basse extraction que la Nina."Ma tante, lui repondit Albert en souriant, vous oubliez que si noussommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancetres les monarquesne l'ont ete que par la grace des paysans revoltes et des soldatsaventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuseorigine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre,puisque c'est la que sa force et sa puissance ont plante leurs racines,il n'y a pas si longtemps qu'il puisse deja l'avoir oublie."Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conference, il futd'avis de ne pas exasperer le jeune comte en insistant aupres de lui, etde ne pas le pousser a la revolte en tourmentant sa protegee."C'est au comte Christian lui-meme qu'il faut adresser vosrepresentations, dit-il. L'exces de votre tendresse a trop enhardi lefils; que la sagesse de vos remontrances eveille enfin l'inquietude dupere, afin qu'il prenne a l'egard de la _dangereuse personne_ des mesuresdecisives.--Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encoreavisee de ce moyen? Mais, helas! mon frere a vieilli de quinze ans pendantles quinze jours de la derniere disparition d'Albert. Son esprit atellement baisse, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendrea demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de resistance aveugle etmuette a l'idee d'un chagrin nouveau; il se rejouit comme un enfantd'avoir retrouve son fils, et de l'entendre raisonner en apparence commeun homme sense. Il le croit gueri radicalement, et ne s'apercoit pas quele pauvre Albert est en proie a un nouveau genre de folie plus funeste quel'autre. La securite de mon frere a cet egard est si profonde, et il enjouit si naivement, que je ne me suis pas encore senti le courage de ladetruire, en lui ouvrant les yeux tout a fait sur ce qui se passe. Il mesemble que cette ouverture, lui venant de vous, serait ecoutee avec plusde resignation, et qu'accompagnee de vos exhortations religieuses, elleserait plus efficace et moins penible.--Une telle ouverture est trop delicate, repondit le chapelain, pour etreabordee par un pauvre pretre comme moi. Dans la bouche d'une soeur,elle sera beaucoup mieux placee, et votre seigneurie saura en adoucirl'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettred'exprimer familierement a l'auguste chef de la famille."Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours a se renvoyer lesoin d'attacher le grelot; et pendant ces irresolutions ou la lenteur etl'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amourfaisait de rapides progres dans le coeur d'Albert. La sante de Consuelo seretablissait a vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'uneintimite que la surveillance des argus les plus farouches n'eut pu rendreplus chaste et plus reservee qu'elle ne l'etait par le seul fait d'unepudeur vraie et d'un amour profond.Cependant la baronne Amelie ne pouvant plus supporter l'humiliation de sonrole, demandait vivement a son pere de la reconduire a Prague. Le baronFrederick, lui preferait le sejour des forets a celui des villes, luipromettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemainla notification et les apprets de son depart. La jeune fille vit qu'ilfallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expedient inattendu. Elles'entendit avec sa soubrette, jeune Francaise, passablement fine etdecidee; et un matin, au moment ou son pere partait pour la chasse,elle le pria de la conduire en voiture au chateau d'une dame de leurconnaissance, a qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eutbien un peu de peine a quitter son fusil et sa gibeciere pour changer satoilette et l'emploi de sa journee. Mais il se flatta que cet acte decondescendance rendrait Amelie moins exigeante; que la distraction decette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait a passersans trop murmurer quelques jours de plus au chateau des Geants. Quandle brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assurel'independance de toute sa vie; sa prevoyance n'allait point au dela.Il se resigna donc a renvoyer Saphyr et Panthere au chenil; et Attila, lefaucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mecontent qui arrachaun gros soupir a son maitre.Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois toursde roue s'endort profondement selon son habitude en pareille circonstance.Aussitot le cocher recoit d'Amelie l'ordre de tourner bride et de seDiriger vers la poste la plus voisine. On y arrive apres deux heures demarche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux deposte atteles a son brancard tout prets a l'emporter sur la route dePrague."Eh bien, qu'est-ce? ou sommes-nous? ou allons-nous? Amelie, ma chereenfant, quelle distraction est la votre? Que signifie ce caprice, oucette plaisanterie?"A toutes les questions de son pere la jeune baronne ne repondait que pardes eclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit lepostillon a cheval et la voiture rouler legerement sur le sable de lagrande route, elle prit un air serieux, et d'un ton fort decide elle parlaainsi:"Cher papa, ne vous inquietez de rien. Tous nos paquets ont ete fortbien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effetsnecessaires au voyage. Il ne reste au chateau des Geants que vos armes etvos betes, dont vous n'avez que faire a Prague, et que d'ailleurs on vousrenverra des que vous les redemanderez. Une lettre sera remise a mon oncleChristian, a l'heure de son dejeuner. Elle est tournee de maniere a luifaire comprendre la necessite de notre depart, sans l'affliger trop, etsans le facher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demandehumblement pardon de vous avoir trompe; mais il y avait pres d'un mois quevous aviez consenti a ce que j'execute en cet instant. Je ne contrariedonc pas vos volontes en retournant a Prague dans un moment ou vous n'ysongiez pas precisement, mais ou vous etes enchante, je gage, d'etredelivre de tous les ennuis qu'entrainent la dissolution et les preparatifsd'un deplacement. Ma position devenait intolerable, et vous ne vous enaperceviez pas. Voila mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasseret ne pas me regarder avec ces yeux courrouces qui me font peur."En parlant ainsi, Amelie etouffait, ainsi que sa suivante, une forte enviede rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colere pour qui quece fut, a plus forte raison pour sa fille cherie. Il roulait en ce momentde gros yeux effares et, il faut l'avouer, un peu hebetes par la surprise.S'il eprouvait quelque contrariete de se voir jouer de la sorte, et unchagrin reel de quitter son frere et sa soeur aussi brusquement, sans leuravoir dit adieu, il etait si emerveille de ce qui arrivait, que sonmecontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire:"Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eule moindre soupcon? Pardieu, j'etais loin de croire, en otant mes botteset en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que jene dinerais pas ce soir avec mon frere! Voila une singuliere aventure, etpersonne ne voudra me croire quand je la raconterai ... Mais ou avez-vousmis mon bonnet de voyage, Amelie, et comment voulez-vous que je dorme dansla voiture avec ce chapeau galonne sur les oreilles?--Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiegle en luipresentant sa toque fourree, qu'il mit a l'instant sur son chef avecune naive satisfaction.--Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliee certainement, mechantepetite fille?--Oh! certainement non, s'ecria-t-elle en lui presentant un large flaconde cristal, garni de cuir de Russie, et monte en argent; je l'ai rempliemoi-meme du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante.Goutez plutot, c'est celui que vous preferez.--Et ma pipe? et mon sac de tabac turc?--Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dansles poches de la voiture; nous n'avons rien oublie, rien neglige pourqu'il fit le voyage agreablement.--A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pasmoins une grande sceleratesse que vous faites la, ma chere Amelie. Vousrendez votre pere ridicule, et vous etes cause que tout le monde va semoquer de moi.--Cher papa, repondit Amelie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeuxdu monde, quand je parais m'obstiner a epouser un aimable cousin qui nedaigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue ama maitresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cettehumiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang,de mon air et de mon age, qui n'en eussent pas pris un depit plus serieux.Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moinsque je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent lafuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant monpere. C'est plus nouveau et plus honnete: qu'en pense mon cher papa?--Tu as le diable au corps!" repondit le baron en embrassant sa fille; etil fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour atour, sans se plaindre et sans s'etonner davantage.Cet evenement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que lapetite baronne s'en etait flattee. Pour commencer par le comte Albert, ileut pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinessele lui annonca, il se contenta de dire:"Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amelie ait su fairedepuis qu'elle a mis le pied ici. Quant a mon bon oncle, j'espere qu'il nesera pas longtemps sans nous revenir.--Moi, je regrette mon frere, dit le vieux Christian, parce qu'a mon ageon compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous parait pas longtemps,Albert, peut etre pour moi l'eternite, et je ne suis pas aussi sur queVous de revoir mon pacifique et insouciant Frederick. Allons! Amelie l'avoulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de cote avec un sourire lalettre singulierement cajoleuse et mechante que la jeune baronne lui avaitlaissee: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'etiez pas nes l'un pourl'autre, mes enfants, et mes doux reves se sont envoles!"En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorted'enjouement melancolique, comme pour surprendre quelque trace de regretdans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant lebras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer ades projets si contraires a son inclination."Que ta volonte soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que toncoeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureuxdesormais parmi nous. Je mourrai console, et la reconnaissance de ton perete portera bonheur apres notre separation.--Ne parlez pas de separation, mon pere! s'ecria le jeune comte, dont lesyeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supportercette idee."La chanoinesse, qui commencait a s'attendrir, fut aiguillonnee en cetinstant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avecune discretion affectee.C'etait lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur etsans effroi, que le moment etait venu de parler; et, fermant les yeuxcomme une personne qui se jette par la fenetre pour echapper a l'incendie,elle commenca ainsi en balbutiant et en devenant plus pale que de coutume:"Certainement Albert cherit tendrement son pere, et il ne voudrait pas luicauser un chagrin mortel...."Albert leva la tete, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et sipenetrants, qu'elle fut toute decontenancee, et n'en put dire davantage.Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette reflexion bizarre, et,dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sousle regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arret du chien qui lafascine et l'enchaine.Mais le comte Christian, sortant de sa reverie au bout de quelquesinstants, repondit a sa soeur comme si elle eut continue de parler, oucomme s'il eut pu lire dans son esprit les revelations qu'elle voulait luifaire."Chere soeur, dit-il, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de ne pasvous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez sude votre vie ce que c'etait qu'une inclination de coeur, et l'austerited'une chanoinesse n'est pas la regle qui convient a un jeune homme.--Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversee, ou mon frere neveut pas me comprendre, ou sa raison et sa piete l'abandonnent.Serait-il possible qu'il voulut encourager par sa faiblesse ou traiterlegerement....--Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomiesevere. Parlez, puisque vous etes condamnee a le faire. Formulezclairement votre pensee. Il faut que cette contrainte finisse, et quenous nous connaissions les uns les autres.--Non, ma soeur, ne parlez pas, repondit le comte Christian; vous n'avezrien de neuf a me dire. Il y a longtemps que je vous entends a merveillesans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet.Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai a faire."Il affecta aussitot de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesseconsternee, Albert incertain et trouble.Quand le chapelain sut de quelle maniere le chef de la famille avait recul'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte.Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irresolution, n'avaitJamais ete un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte deSomnolence par des actes de sagesse et d'energie. Le pretre eut peurd'avoir ete trop loin et d'etre reprimande. Il s'attacha donc a detruireson ouvrage au plus vite, et a persuader a la chanoinesse de ne plus semeler de rien. Quinze jours s'ecoulerent de la maniere la plus paisible,sans que rien put faire pressentir a Consuelo qu'elle etait un sujet detrouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus aupres d'elle,et lui annonca le depart d'Amelie comme une absence passagere dont il nelui fit pas soupconner le motif. Elle commenca a sortir de sa chambre; etla premiere fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christiansoutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de laconvalescente.LI.Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui ou il vit sa Consueloreprendre a la vie, appuyee sur le bras de son vieux pere, et lui tendrela main en presence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable:"Voici celui qui m'a sauvee, et qui m'a soignee comme si j'etais sasoeur."Mais ce jour, qui fut l'apogee de son bonheur, changea tout a coup, etplus qu'il ne l'avait voulu prevoir, ses relations avec Consuelo.Desormais associee aux occupations et rendue aux habitudes de la famille,elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, quiparaissait avoir pris pour elle une predilection plus vive qu'avant samaladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelledont elle se sentait profondement touchee. La chanoinesse, qui ne disaitplus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous sespas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert.Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'alienation mentale,On se livra au plaisir de recevoir et meme d'attirer les parents et lesvoisins, longtemps negliges. On mit une sorte d'ostentation naive ettendre a leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt etait redevenusociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par sesregards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il luifallut bien reprendre les manieres d'un homme du monde et d'un chatelainhospitalier.Cette rapide transformation lui couta extremement. Il s'y resigna pourobeir a celle qu'il aimait. Mais il eut voulu en etre recompense par desentretiens plus longs et des epanchements plus complets. Il supportaitpatiemment des journees de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle lesoir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinessevenait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arrachercette pure jouissance, il sentait son ame s'aigrir et sa forcel'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchaitde la citerne, qui n'avait pas cesse d'etre pleine et limpide depuis lejour ou il l'avait remontee portant Consuelo dans ses bras. Plonge dansune morne reverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait dene plus retourner a son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux,et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entraillesde la terre.L'alteration de ses traits, apres ces insomnies, le retour passager, maisde plus en plus frequent, de son air sombre et distrait, ne pouvaientmanquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouve lemoyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque foisqu'elle etait menacee de le perdre. Elle se mettait a chanter; et aussitotle jeune comte, charme ou subjugue, se soulageait par des pleurs, ous'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remede etait infaillible, et, quandil pouvait lui dire quelques mots a la derobee:"Consuelo, s'ecriait-il, tu connais le chemin de mon ame. Tu possedes lapuissance refusee au vulgaire, et tu la possedes plus qu'aucun etre vivanten ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentimentsles plus sublimes, et communiquer les emotions puissantes de ton ameinspiree. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles quetu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'untheme abrege, une indication incomplete, sur lesquels la pensee musicales'exerce et se developpe. Je les ecoute a peine; ce que j'entends, ce quipenetre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est toninspiration. La musique dit tout ce que l'ame reve et pressent de plusmysterieux et de plus eleve. C'est la manifestation d'un ordre d'idees etde sentiments superieurs a ce que la parole humaine pourrait exprimer.C'est la revelation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiensplus a l'humanite que par ce que l'humanite a puise de divin et d'eterneldans le sein du Createur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolationet d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que latyrannie sociale defend a ton coeur de me reveler, tes chants me lerendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton etre, et mon ame tepossede dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte;dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la reverie."Quelquefois Albert disait ces choses a Consuelo en espagnol, en presencede sa famille. Mais la contrariete evidente que donnaient a la chanoinesseces sortes d'_a parte_, et le sentiment de la convenance, empechaient lajeune fille d'y repondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui aujardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il eprouvait al'entendre chanter:"Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que laparole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous quile connaissez peut-etre encore mieux?--Que voulez-vous dire, Consuelo? s'ecria le jeune comte frappe desurprise. Je ne suis musicien qu'en vous ecoutant.--Ne cherchez pas a me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirerd'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, etc'etait par vous, Albert; c'etait dans la grotte du Schreckenstein. Jevous ai entendu ce jour-la, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votresecret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendreencore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'arevele des beautes inconnues dans la musique."Consuelo essaya a demi-voix ces phrases, dont elle se souvenaitconfusement et qu'Albert reconnut aussitot."C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il.Les vers sont de mon ancetre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges,et l'un des poetes de la patrie. Nous avons une foule de poesiesadmirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ontete mis a l'index par la police imperiale. Ces chants religieux etnationaux, mis en musique par les genies inconnus de la Boheme, ne se sontpas tous conserves dans la memoire des Bohemiens. Le peuple en a retenuquelques-uns, et Zdenko, qui est doue d'une memoire et d'un sentimentmusical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre quej'ai recueillis et notes. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir ales connaitre. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans monermitage. C'est la qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai desrecueils manuscrits fort precieux des vieux auteurs catholiques etprotestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nousa transmis plusieurs themes dans ses chorals, ni Claude le jeune, niArcadelt, ni George Rhaw, ni Benoit Ducis, ni Jean de Weiss. Cettecurieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chere Consuelo, a venirrevoir ma grotte, dont je suis exile depuis si longtemps, et visitermon eglise, que vous ne connaissez pas encore non plus?"Cette proposition, tout en piquant la curiosite de la jeune artiste, futecoutee en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirsqu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idee d'y retournerseule avec Albert, malgre toute la confiance qu'elle avait prise en lui,lui causa une emotion penible dont il s'apercut bien vite."Vous avez de la repugnance pour ce pelerinage, que vous m'aviez pourtantpromis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidele a mon serment, jene le ferai pas sans vous.--Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai des quevous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pasencore la force necessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me fairevoir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue duviolon beaucoup mieux que je ne chante?--Je ne sais pas si vous raillez, chere soeur; mais je sais bien que vousne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est la que j'ai essayede faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens,apres avoir eu pendant plusieurs annees un professeur brillant et frivole,cherement paye par mon pere. C'est la que j'ai compris ce que c'est que lamusique, et quelle sacrilege derision une grande partie des hommes y asubstituee. Quant a moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer unson de mon violon, si je n'etais prosterne en esprit devant la Divinite.Meme si je vous voyais froide a mes cotes, attentive seulement a la formedes morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins detalent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiezm'ecouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touchecet instrument, consacre pour moi a la louange du Seigneur ou au cri dema priere ardente, sans me sentir transporte dans le monde ideal, et sansobeir au souffle d'une sorte d'inspiration mysterieuse que je ne puisappeler a mon gre, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de lasoumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suisde sang-froid, et, malgre le desir que j'aurai de vous complaire, mamemoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'unenfant qui essaie ses premieres notes.--Je ne suis pas indigne, repondit Consuelo attentive et penetree, decomprendre votre maniere d'envisager la musique. J'espere bien pouvoirm'associer a votre priere avec une ame assez recueillie et assez ferventepour que ma presence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoimon maitre Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacre,mon cher Albert! il serait a vos genoux. Et pourtant ce grand artistelui-meme ne pousse pas la rigidite aussi loin que vous, et il croit que lechanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans lasympathie et l'admiration de l'auditoire qui les ecoute.--C'est peut-etre que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musiquele sentiment religieux avec la pensee humaine; c'est peut-etre aussi qu'ilentend la musique sacree en catholique; et si j'etais a son point de vue,je raisonnerais comme lui. Si j'etais en communion de foi et de sympathieavec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais,dans le contact de ces ames animees du meme sentiment religieux que moi,une inspiration que jusqu'ici j'ai ete force de chercher dans la solitude,et que par consequent j'ai imparfaitement rencontree. Si j'ai jamais lebonheur d'unir, dans une priere selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo,aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'eleverai plus haut queje n'ai jamais fait, et ma priere sera plus digne de la Divinite. Maisn'oublie pas, chere enfant, que jusqu'ici mes croyances ont eteabominables a tous les etres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraientpas scandalises en auraient fait un sujet de moquerie. Voila pourquoi j'aicache, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible donque je possede. Mon pere aime la musique, et voudrait que cet instrument,aussi sacre pour moi que les cistres des mysteres d'Eleusis, servit a sonamusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner unecavatine a Amelie, et que deviendrait mon pere si je lui jouais un de cesvieux airs hussitiques qui ont mene tant de Bohemiens aux mines ou ausupplice, ou un cantique plus moderne de nos peres lutheriens, dont ilrougit de descendre? Helas! Consuelo, je ne sais guere de choses plusnouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vousm'apprenez de Haendel et des autres grands maitres dont vous etes nourrieme parait superieur, a beaucoup d'egards, a ce que j'ai a vous enseignera mon tour. Mais, pour connaitre et apprendre cette musique, il eut fallume mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vousseule que je pourrai me resoudre a y entrer, pour y chercher les tresorslongtemps ignores ou dedaignes que vous allez verser sur moi a pleinesmains.--Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai pointde cette education. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, sigrand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravierdans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vousen savez plus que moi-meme en musique. Mais maintenant, ne me direz-vousrien de cette musique profane dont je suis forcee de faire profession?Je crains de decouvrir que, dans celle-la comme dans l'autre, j'ai etejusqu'a ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la meme ignoranceou la meme legerete.--Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre role comme sacre; etcomme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser,votre ame est la plus digne d'en remplir le sacerdoce.--Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce queje vous ai parle souvent du couvent ou j'ai appris la musique, et del'eglise ou j'ai chante les louanges du Seigneur, vous en concluez que jem'etais destinee au service des autels, ou aux modestes enseignements ducloitre. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidele a sonorigine, etait vouee au hasard des son enfance, et que toute son educationa ete un melange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonteportait une egale ardeur, insouciante d'aboutir au monastere ou autheatre....--Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouee a lasaintete des le ventre de ta mere, je m'inquieterais fort peu pour toi duhasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois etresainte sur le theatre aussi bien que dans le cloitre.--Eh quoi! l'austerite de vos pensees ne s'effraierait pas du contactd'une comedienne!--A l'aurore des religions, reprit-il, le theatre et le temple sont unmeme sanctuaire. Dans la purete des idees premieres, les ceremonies duculte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pieddes autels; la danse elle-meme, cet art aujourd'hui consacre a des ideesd'impure volupte, est la musique des sens dans les fetes des dieux. Lamusique et la poesie sont les plus hautes expressions de la foi, et lafemme douee de genie et de beaute est pretresse, sibylle et initiatrice.A ces formes severes et grandes du passe ont succede d'absurdes etcoupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beaute de sesfetes, et la femme de ses solennites; au lieu de diriger et d'ennoblirl'amour, elle l'a banni et condamne. La beaute, la femme et l'amour, nepouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont eleve d'autres templesqu'ils ont appeles theatres et ou nul autre dieu n'est venu presider.Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres decorruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquieter del'accueil que recevront ses chefs-d'oeuvre parmi les hommes, vous avaitformee pour briller entre toutes les femmes, et pour repandre sur le mondeles tresors de la puissance et du genie. Le cloitre et le tombeau sontsynonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les donsde la Providence. Vous avez du chercher votre essor dans un air pluslibre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeude la nature les y pousse irresistiblement; et la volonte de Dieu a cetegard est si positive, qu'il leur retire les facultes dont il les avaitdouees, des qu'elles en meconnaissent l'usage. L'artiste deperit ets'eteint dans l'obscurite, comme le penseur s'egare et s'exaspere dans lasolitude absolue, comme tout esprit humain se deteriore et se detruit dansl'isolement et la claustration. Allez donc au theatre, Consuelo, si vousvoulez, et subissez-en l'apparente fletrissure avec la resignation d'uneame pieuse, destinee a souffrir, a chercher vainement sa patrie en cemonde d'aujourd'hui, mais forcee de fuir les tenebres qui ne sont pasl'element de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint larejette imperieusement.Albert parla longtemps ainsi avec animation, entrainant Consuelo a pasrapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine a luicommuniquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et alui faire oublier la repugnance qu'elle avait eue d'abord a retourner ala grotte. En voyant qu'il le desirait vivement, elle se mit a desirerelle-meme de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendreles idees que cet homme ardent et timide n'osait emettre que devantelle. C'etaient des idees bien nouvelles pour Consuelo, et peut-etrel'etaient-elles tout a fait dans la bouche d'un patricien de ce temps etde ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme uneformule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Devoteet comedienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelaindamner sans remission les histrions et les baladins ses confreres. En sevoyant rehabilitee, comme elle croyait avoir droit de l'etre, par un hommeserieux et penetre, elle sentit sa poitrine s'elargir et son coeur ybattre plus a l'aise, comme s'il l'eut fait entrer dans la veritableregion de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses jouesbrillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle apercut au fondd'une allee la chanoinesse qui la cherchait."Ah! ma pretresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce brasenlace au sien, vous viendrez prier dans mon eglise!--Oui, lui repondit-elle, j'irai certainement.--Et quand donc?--Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force a entreprendre cenouvel exploit?--Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une routemoins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'etre leveedemain avec l'aube et de franchir les portes aussitot qu'elles serontouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de lacolline, la ou vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai deguide.--Eh bien, je vous le promets, repondit Consuelo non sans un dernierbattement de coeur.--Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit lachanoinesse en les abordant."Albert ne repondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne sesentait pas troublee par le genre d'emotion qu'elle eprouvait, passahardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna ungros baiser sur l'epaule. Wenceslawa eut bien voulu lui battre froid;mais elle subissait malgre elle l'ascendant de cette ame droite etaffectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prierepour sa conversion.LII.Plusieurs jours s'ecoulerent pourtant sans que le voeu d'Albert put etreexauce. Consuelo fut surveillee de si pres par la chanoinesse, qu'elle eutbeau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la premiere, elletrouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille del'esplanade, et de la, observant tout le terrain decouvert qu'il fallaittraverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti dese promener seule a portee de leurs regards, et de renoncer a rejoindreAlbert, qui, de sa retraite ombragee, distingua les vedettes ennemies, fitun grand detour dans le fourre, et rentra au chateau sans etre apercu."Vous avez ete vous promener de grand matin, signora Porporina, dit adejeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidite de la roseevous soit contraire?--C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseille a lasignora de respirer la fraicheur du matin, et je ne doute pas que cespromenades ne lui soient tres-favorables.--J'aurais cru qu'une personne qui se consacre a la musique vocale, repritla chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer a nosmatinees brumeuses; mais si c'est d'apres votre ordonnance....--Ayez donc confiance dans les decisions d'Albert, dit le comte Christian;il a assez prouve qu'il etait aussi bon medecin que bon fils et bon ami."La dissimulation a laquelle Consuelo fut forcee de se preter enrougissant, lui parut tres-penible. Elle s'en plaignit doucement a Albert,quand elle put lui adresser quelques paroles a la derobee, et le pria derenoncer a son projet, du moins jusqu'a ce que la vigilance de sa tantefut assoupie. Albert lui obeit, mais en la suppliant de continuer a sepromener le matin dans les environs du parc, de maniere a ce qu'il put larejoindre lorsqu'un moment favorable se presenterait.Consuelo eut bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimat la promenade, etqu'elle eprouvat le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cetteenceinte de murailles et de fosses ou sa pensee etait comme etouffee sousle sentiment de la captivite, elle souffrait de tromper des gens qu'ellerespectait et dont elle recevait l'hospitalite. Un peu d'amour levebien des scrupules; mais l'amitie reflechit, et Consuelo reflechissaitbeaucoup. On etait aux derniers beaux jours de l'ete; car plusieurs moiss'etaient ecoules deja depuis qu'elle habitait le chateau des Geants.Quel ete pour Consuelo! le plus pale automne de l'Italie avait plus delumiere et de chaleur. Mais cet air tiede, ce ciel souvent voile par delegers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leurgenre de beautes. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attraitqu'augmentait peut-etre aussi le peu d'empressement qu'elle avait a revoirle souterrain. Malgre la resolution qu'elle avait prise, elle sentaitqu'Albert eut leve un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; etlorsqu'elle n'etait plus sous l'empire de son regard suppliant et de sesparoles enthousiastes, elle se prenait a benir secretement la tante dela soustraire a cet engagement par les obstacles que chaque jour elle yapportait.Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle cotoyait, Albert penchesur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgre ladistance qui les separait, elle se sentait presque toujours sous l'oeilinquiet et passionne de cet homme, par qui elle s'etait laisse enquelque sorte dominer. "Ma situation est fort etrange, se disait-elle;tandis que cet ami perseverant m'observe pour voir si je suis fidele audevouement que je lui ai jure, sans doute, de quelque autre point duchateau, je suis surveillee, pour que je n'aie point avec lui des rapportsque leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui sepasse dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amelie ne revientpas. La chanoinesse semble se mefier de moi, et se refroidir a mon egard.Le comte Christian redouble d'amitie, et pretend redouter le retour duPorpora, qui sera probablement le signal de mon depart. Albert paraitavoir oublie que je lui ai defendu d'esperer mon amour. Comme s'il devaittout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjurepoint cette passion qui a l'air de le rendre heureux en depit de monimpuissance a la partager. Cependant me voici comme une amante declaree,l'attendant chaque matin a son rendez-vous, auquel je desire qu'il nepuisse venir, m'exposant au blame, que sais-je! au mepris d'une famillequi ne peut comprendre ni mon devouement, ni mes rapports avec lui,puisque je ne les comprends pas moi-meme et n'en prevois point l'issue.Bizarre destinee que la mienne! serais-je donc condamnee a me devouertoujours sans etre aimee de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?"Au milieu de ces reflexions, une profonde melancolie s'empara de son ame.Elle eprouvait le besoin de s'appartenir a elle-meme, ce besoin souverainet legitime, veritable condition du progres et du developpement chezl'artiste superieur. La sollicitude qu'elle avait vouee au comte Albertlui pesait comme une chaine. Cet amer souvenir, qu'elle avait conserved'Anzoleto et de Venise, s'attachait a elle dans l'inaction et dans lasolitude d'une vie trop monotone et trop reguliere pour son organisationpuissante.Elle s'arreta aupres du rocher qu'Albert lui avait souvent montre commeetant celui ou, par une etrange fatalite, il l'avait vue enfant unepremiere fois, attachee avec des courroies sur le dos de sa mere, commela balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantantcomme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans apprehensionde la vieillesse menacante et de la misere inexorable. O ma pauvre mere!pensa la jeune Zingarella; me voici ramenee, par d'incomprehensiblesdestinees, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vaguesouvenir et le gage d'une touchante hospitalite. Tu fus jeune et belle,et, sans doute tu rencontras bien des gites ou l'amour t'eut recue, oula societe eut pu t'absoudre et te transformer, ou enfin la vie dure etvagabonde eut pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-etre et durepos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-etre c'etait lacontrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux ames d'artiste. Tu avaisraison, je le sens bien; car me voici dans ce chateau ou tu n'as voulupasser qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici a l'abri dubesoin et de la fatigue, bien traitee, bien choyee, avec un riche seigneura mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y etouffe, et l'ennui m'yconsume.Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'etait assise sur lerocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eut cru yretrouver la trace des pieds nus de sa mere. Les brebis, en passant,avaient laisse aux epines quelques brins de leur toison. Cette laine d'unbrun roux rappelait precisement a Consuelo la couleur naturelle du drapgrossier dont etait fait le manteau de sa mere, ce manteau qui l'avait silongtemps protegee contre le froid et le soleil, contre la poussiere et lapluie. Elle l'avait vu tomber de leurs epaules piece par piece. "Et nousaussi, se disait-elle, nous etions de pauvres brebis errantes, et nouslaissions les lambeaux de notre depouille aux ronces des chemins; maisnous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notrechere liberte!"En revant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentierde sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui,s'elargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en tracant unegrande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyeres.Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole etl'image d'une vie active et variee. Que d'idees riantes s'attachent pourmoi aux capricieux detours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieuxqu'il traverse, et que pourtant j'ai traverses jadis. Mais qu'ils doiventetre beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort la eternellementsur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pales nuances d'or matqui le rayent mollement, et ces genets d'or brulant qui le coupent deleurs ombres, sont plus doux a la vue que les allees droites et les raidescharmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'a regarder les grandeslignes seches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes piedschercheraient-ils a atteindre ce que mes yeux et ma pensee embrassent toutd'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache a demi dansles bois m'invite et m'appelle a suivre ses detours et a penetrer sesmysteres. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanite, c'est laroute de l'univers. Il n'appartient pas a un maitre qui puisse le fermerou l'ouvrir a son gre. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche quiont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvagesparfums. Tout oiseau peut suspendre son nid a ses branches, tout vagabondpeut reposer sa tete sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissadene ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que lavue peut s'etendre, le chemin est une terre de liberte. A droite, agauche, les champs, les bois appartiennent a des maitres; le cheminappartient a celui qui ne possede pas autre chose; aussi comme il l'aime!Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on luibatisse des hopitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours desprisons; sa poesie, son reve, sa passion, ce sera toujours le grandchemin! O ma mere! ma mere! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit!Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'alguedes lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes epaules et meporter la-bas, la-bas ou vole l'hirondelle vers les collines bleues, oule souvenir du passe et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivrel'artiste aux pieds legers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaquejour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de saliberte! Pauvre mere! que ne peux-tu encore me cherir et m'opprimer,m'accabler tour a tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantotcaresse et tantot renverse les jeunes bles sur la plaine, pour les releveret les coucher encore a sa fantaisie! Tu etais une ame mieux trempee quela mienne, et tu m'aurais arrachee, de gre ou de force, aux liens ou je melaisse prendre a chaque pas!Au milieu de sa reverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappee parle son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se futpose sur son coeur. C'etait une voix d'homme, qui partait du ravinassez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte venitien le chantde l'_Echo_, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1]La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respirationsemblait entrecoupee par la marche. Elle lancait une phrase, au hasard,comme si elle eut voulu se distraire de l'ennui du chemin, ets'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenaitsa chanson, repetant plusieurs fois la meme modulation comme pours'exercer, et recommencait a parler, en se rapprochant toujours du lieuou Consuelo, immobile et palpitante, se sentait defaillir. Elle ne pouvaitentendre les discours du voyageur a son compagnon, il etait encore troploin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empechait deplonger dans la partie du ravin ou il etait engage. Mais pouvait-ellemeconnaitre un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien,et les fragments de ce morceau qu'elle-meme avait enseigne et fait repetertant de fois a son ingrat eleve![Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizieme siecle.]Enfin les deux voyageurs invisibles s'etant rapproches, elle entendit l'undes deux, dont la voix lui etait inconnue, dire a l'autre en mauvaisitalien et avec l'accent du pays:"Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pasvous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est unSentier pour les pietons."La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'eloigner et redescendre,et bientot elle l'entendit demander, quel etait ce beau chateau qu'onvoyait sur l'autre rive."C'est _Riesenburg_, comme qui dirait _il castello dei giganti_" reponditle guide; car c'en etait un de profession.Et Consuelo commencait a le voir au bas de la colline, a pied etconduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais etatdu chemin, devaste recemment par le torrent, avait force les cavaliersde mettre pied a terre. Le voyageur suivait a quelque distance, et enfinConsuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protegeait.Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait satournure et jusqu'a sa demarche. Si elle n'eut entendu sa voix, elle eut que ce n'etait pas lui. Mais il s'arreta pour regarder le chateau, et,otant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir.Quoiqu'elle ne le vit qu'en plongeant d'en haut sur sa tete, elle reconnutcette abondante chevelure doree et bouclee, et le mouvement qu'il avaitcoutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front etsur sa nuque lorsqu'il avait chaud."Ce chateau a l'air tres-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps,j'aurais envie d'aller demander a dejeuner aux geants qui l'habitent.--Oh! n'y essayez pas, repondit le guide en secouant la tete. LesRudolstadt ne recoivent que les mendiants ou les parents.--Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!--Ecoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose a cacher.--Un tresor, ou un crime?--Oh! rien; c'est leur fils qui est fou.--Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service."Le guide se mit a rire. Anzoleto se remit a chanter."Allons, dit le guide en s'arretant, voici le mauvais chemin passe; sivous voulez remonter a cheval, nous allons faire un temps de galopjusqu'a Tusta. La route est magnifique jusque la; rien que du sable.Vous trouverez la la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.--Alors, dit Anzoleto en rajustant ses etriers, je pourrai dire: Le diablet'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi,commencez a m'ennuyer singulierement."En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonca ses deuxeperons dans le ventre, et, sans s'inquieter de son guide qui le suivaita grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord,soulevant des tourbillons de poussiere sur ce chemin que Consuelo venaitde contempler si longtemps, et ou elle s'attendait si peu a voir passercomme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'eternel souci de son coeur.Elle le suivit des yeux dans un etat de stupeur impossible a exprimer.Glacee par le degout et la crainte, tant qu'il avait ete a portee de savoix, elle s'etait tenue cachee et tremblante. Mais quand elle le vits'eloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-etrepour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible desespoir. Elle s'elancasur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amourqu'elle lui portait se reveillant avec delire, elle voulut crier vers luipour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses levres; il lui sembla que lamain de la mort serrait sa gorge et dechirait sa poitrine: ses yeux sevoilerent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles;et, en retombant epuisee au bas du rocher, elle se trouva dans les brasd'Albert, qui s'etait approche sans qu'elle prit garde a lui, et quil'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus cache de la montagne.LIII.La crainte de trahir par son emotion un secret qu'elle avait jusque laSi bien cache au fond de son ame rendit a Consuelo la force de secontraindre, et de laisser croire a Albert que la situation ou il l'avaitsurprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment ou le jeune comtel'avait recue dans ses bras, pale et prete a defaillir, Anzoleto et songuide venaient de disparaitre au loin dans les sapins, et Albert puts'attribuer a lui-meme le danger qu'elle avait couru de tomber dansle precipice. L'idee de ce danger, qu'il avait cause sans doute enl'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-meme a tel pointqu'il ne s'apercut guere du desordre de ses reponses dans les premiersinstants. Consuelo, a qui il inspirait encore parfois un certain effroisuperstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinat, par la force de sespressentiments, une partie de ce mystere. Mais Albert, depuis que l'amourle faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu lesfacultes en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possedees auparavant.Elle put maitriser bientot son agitation, et la proposition qu'il lui fitde la conduire a son ermitage ne lui causa pas en ce moment le deplaisirqu'elle en eut ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla quel'ame austere et l'habitation lugubre de cet homme si serieusement devouea son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge ou elle trouverait lecalme et la force necessaires pour lutter contre les souvenirs de sapassion. "C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des epreuves,pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire ou il veut m'entrainer est la commeun embleme de la tombe ou je dois m'engloutir, plutot que de suivre latrace du mauvais genie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu!Plutot que de m'attacher a ses pas, faites que la terre s'entr'ouvresous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!"."Chere Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante,ayant ce matin a recevoir et a examiner les comptes de ses fermiers, nesongeait point a nous, et que nous avions enfin la liberte d'accomplirnotre pelerinage. Pourtant, si vous eprouvez encore quelque repugnance arevoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs...--Non, mon ami, non, repondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamaisje n'ai ete mieux disposee a prier dans votre eglise, et a joindre mon amea la votre sur les ailes de ce chant sacre que vous avez promis de mefaire entendre."Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfoncantSous les bois dans la direction opposee a celle qu'Anzoleto avait prise,Consuelo se sentit soulagee, comme si chaque pas qu'elle faisait pours'eloigner de lui eut detruit de plus en plus le charme funeste dont ellevenait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si resolument,quoique grave et recueillie, que le comte Albert eut pu attribuer cetempressement naif au seul desir de lui complaire, s'il n'eut conservecette defiance de lui-meme et de sa propre destinee qui faisait le fond deson caractere.Il la conduisit au pied du Schreckenstein, a l'entree d'une grotte remplied'eau dormante et toute obstruee par une abondante vegetation."Cette grotte, ou vous pouvez remarquer quelques traces de constructionvoutee, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les unspensent que c'etait le cellier d'une maison de religieux, lorsque, a laplace de ces decombres, il y avait un bourg fortifie; d'autres racontentque ce fut posterieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'etaitfait ermite par esprit de penitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose ypenetrer, et chacun pretend que l'eau dont elle s'est remplie est profondeet mortellement veneneuse, a cause des veines de cuivre par lesquelleselle s'est fraye un passage. Mais cette eau n'est effectivement niprofonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons latraverser aisement si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confiera la force de mes bras et a la saintete de mon amour pour vous."En parlant ainsi apres s'etre assure que personne ne les avait suivis etne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eut pointa mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'a mi-jambes, il sefraya un passage a travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre quicachaient le fond de la grotte. Au bout d'un tres-court trajet, il ladeposa sur un sable sec et fin, dans un endroit completement sombre, ouaussitot il alluma la lanterne dont il s'etait muni; et apres quelquesdetours dans des galeries souterraines assez semblables a celles queConsuelo avait deja parcourues avec lui, ils se trouverent a une porte dela cellule opposee a celle qu'elle avait franchie la premiere fois."Cette construction souterraine, lui dit Albert, a ete destinee dans leprincipe a servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principauxhabitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du chateaudes Geants dont ce bourg etait un fief, et qui pouvaient s'y rendresecretement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupedepuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a euconnaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons deparcourir m'a semble deblayee assez nouvellement, tandis que j'ai trouvecelles qui conduisent au chateau encombrees, en beaucoup d'endroits, deterres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine a les degager. Enoutre, les vestiges que j'ai retrouves ici, les debris de natte, lacruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couchesur le dos, les mains encore croisees sur la poitrine, dans l'attituded'une derniere priere a l'heure du dernier sommeil, m'ont prouve qu'unsolitaire y avait acheve pieusement et paisiblement son existencemysterieuse. Nos paysans croient que l'ame de l'ermite habite encoreles entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent erreralentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ontentendue prier, soupirer, gemir, et meme qu'une musique etrange etincomprehensible est venue parfois, comme un souffle a peine saisissable,expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-meme, Consuelo, lorsquel'exaltation du desespoir peuplait la nature autour de moi de fantomes etde prodiges, j'ai cru voir le sombre penitent prosterne sous le _Hussite_;je me suis figure entendre sa voix plaintive et ses soupirs dechirantsmonter des profondeurs de l'abime. Mais depuis que j'ai decouvert ethabite cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouve d'autresolitaire que moi, rencontre d'autre spectre que ma propre figure, nientendu d'autres gemissements que ceux qui s'echappaient de ma poitrine."Consuelo, depuis sa premiere entrevue avec Albert dans ce souterrain, nelui avait plus jamais entendu tenir de discours insenses. Elle n'avaitdonc jamais ose lui rappeler les etranges paroles qu'il lui avait ditescette nuit-la, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avaitsurpris. Elle s'etonna de voir en cet instant qu'il en avait absolumentperdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de luidemander si la tranquillite d'une telle solitude l'avait effectivementdelivre des agitations dont il parlait."Je ne saurais vous le dire bien precisement, lui repondit-il; et, a moinsque vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma memoire a ce travail.Je crois bien avoir ete en proie auparavant a une veritable demence.Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage enl'exasperant. Lorsque, grace a Zdenko, qui possedait par tradition lesecret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouve un moyen deme soustraire a la sollicitude de mes parents et de cacher mes acces dedesespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire surmoi-meme; et, certain de pouvoir me derober aux temoins importuns,lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins a bout dejouer dans ma famille le role d'un homme tranquille et resigne a tout.Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelquespoints; mais elle sentit que ce n'etait pas le moment de le dissuader;et, s'applaudissant de le voir parler de son passe avec tant de sang-froidet de detachement, elle se mit a examiner la cellule avec plus d'attentionqu'elle n'avait pu le faire la premiere fois. Elle vit alors que l'especede soin et de proprete qu'elle y avait remarquee n'y regnait plus du tout,et que l'humidite des murs, le froid de l'atmosphere, et la moisissuredes livres, constataient au contraire un abandon complet."Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, agrand'peine, venait de rallumer le poele; je n'ai pas mis les pieds icidepuis que vous m'en avez arrache par l'effet de la toute-puissance quevous avez sur moi." Consuelo eut sur les levres une question qu'elles'empressa de retenir. Elle etait sur le point de demander si l'amiZdenko, le serviteur fidele, le gardien jaloux, avait neglige et abandonneaussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elleavait reveillee chez Albert toutes les fois qu'elle s'etait hasardee a luidemander ce qu'il etait devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revudepuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avaittoujours elude ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre,soit en la priant d'etre tranquille, et de ne plus rien craindre de lapart de l'_innocent_. Elle s'etait donc persuade d'abord que Zdenko avaitrecu et execute fidelement l'ordre de ne jamais se presenter devant sesyeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert,pour la rassurer completement, lui avait jure, avec une mortelle paleursur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il etait partipour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cetteepoque, et on pensait qu'il etait mort dans quelque coin, ou qu'il avaitquitte le pays.Consuelo n'avait cru ni a cette mort, ni a ce depart. Elle connaissaittrop l'attachement passionne de Zdenko pour regarder comme possible uneseparation absolue entre lui et Albert. Quant a sa mort, elle n'y songeaitpoint sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer a elle-meme, lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation,Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de cellequ'il aimait, si cela devenait necessaire. Mais elle chassait cet affreuxsoupcon, en se rappelant la douceur et l'humanite dont toute la vied'Albert rendait temoignage. En outre, il avait joui d'une tranquilliteparfaite depuis plusieurs mois, et aucune demonstration apparente dela part de Zdenko n'avait rallume la fureur que le jeune comte avaitmanifestee un instant. D'ailleurs il l'avait oublie, cet instantdouloureux que Consuelo s'efforcait d'oublier aussi. Il n'avait conservedes evenements du souterrain que le souvenir de ceux ou il avait ete enpossession de sa raison. Consuelo s'etait donc arretee a l'idee qu'ilavait interdit a Zdenko l'entree et l'approche du chateau, et que pardepit ou par douleur le pauvre homme s'etait condamne a une captivitevolontaire dans l'ermitage. Elle presumait qu'il en sortait peut-etreseulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur leSchreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins a sasubsistance, comme Zdenko avait si longtemps veille a la sienne. En voyantl'etat de la cellule, Consuelo fut reduite a croire qu'il boudait sonmaitre en ne soignant plus sa retraite delaissee; et comme Albert luiavait encore affirme, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouveraitaucun sujet de crainte, elle prit le moment ou elle le vit occupe a ouvrirpeniblement la porte rouillee de ce qu'il appelait son eglise, pour allerde son cote essayer d'ouvrir celle qui conduisait a la cellule de Zdenko,ou sans doute elle trouverait des traces recentes de sa presence. La porteceda des qu'elle eut tourne la clef; mais l'obscurite qui regnait danscette cave l'empecha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fut passedans l'oratoire mysterieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allaitpreparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avecprecaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu a l'idee del'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas meme un souvenir de sonexistence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait ete enleve. Lesiege grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avaitdisparu; et on eut dit, a voir l'humidite qui faisait briller les paroiseclairees par la torche, que cette voute n'avait jamais abrite le sommeild'un vivant.Un sentiment de tristesse et d'epouvante s'empara d'elle a cettedecouverte. Un sombre mystere enveloppait la destinee de ce malheureux,et Consuelo se disait avec terreur qu'elle etait peut-etre la cause d'unevenement deplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, etl'autre fou; l'un debonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre,farouche, peut-etre violent et impitoyable dans ses decisions. Cette sorted'identification etrange qu'il avait autrefois revee entre lui et lefanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de laBoheme hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue etprofonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instanta l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus peniblessoupcons. Immobile et glacee d'horreur, elle osait a peine regarder le solnu et froid de la grotte, comme si elle eut craint d'y trouver des tracesde sang.Elle etait encore plongee dans ces reflexions sinistres, lorsqu'elleentendit Albert accorder son violon; et bientot le son admirable del'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant desired'ecouter une seconde fois. La musique en etait originale, et Albertl'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutesses angoisses pour approcher doucement du lieu ou il se trouvait, attireeet comme charmee par une puissance magnetique.LIV.La porte de _l'eglise_ etait restee ouverte; Consuelo s'arreta sur leseuil pour examiner et le virtuose inspire et l'etrange sanctuaire. Cettepretendue eglise n'etait qu'une grotte immense, taillee, ou, pour mieuxdire, brisee dans le roc, irregulierement, par les mains de la nature, etcreusee en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelquestorches eparses plantees sur des blocs gigantesques eclairaient de refletsfantastiques les flancs verdatres du rocher, et tremblotaient devantde sombres profondeurs, ou nageaient les formes vagues des longuesstalactites, semblables a des spectres qui cherchent et fuient tour a tourla lumiere. Les enormes sediments que l'eau avait deposes autrefois surles flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantot ilsse roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se devorentles uns les autres, tantot ils partaient du sol et descendaient de lavoute en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressemblera des dents colossales herissees a l'entree des gueules beantes queformaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eut dit d'informesstatues, geantes representations des dieux barbares de l'antiquite. Unevegetation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des ecailles dedragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes,des massifs de jeunes cypres plantes recemment dans le milieu del'enceinte sur des eminences de terres rapportees qui ressemblaient a destombeaux, tout donnait a ce lieu un caractere sombre, grandiose, etterrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentimentd'effroi succeda bientot l'admiration. Elle approcha, et vit Albertdebout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cetteeau, quoique abondante en jaillissement, etait encaissee dans un bassin siprofond, qu'aucun bouillonnement n'etait sensible a la surface. Elle etaitunie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantesaquatiques dont Albert et Zdenko avaient entoure ses marges n'etaient pasagitees du moindre tressaillement. La source etait chaude a son point dedepart, et les tiedes exhalaisons qu'elle repandait dans la caverne yentretenaient une atmosphere douce et moite qui favorisait la vegetation.Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unesse perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres sepromenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'interieur de lagrotte, pour disparaitre dans les enfoncements obscurs qui en reculaientindefiniment les limites.Lorsque le comte Albert, qui jusque-la n'avait fait qu'essayer les cordesde son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint a sa rencontre, etl'aida a franchir les meandres que formait la source, et sur lesquels ilavait jete quelques troncs d'arbres aux endroits profonds.En d'autres endroits, des rochers epars a fleur d'eau offraient un passagefacile a des pas exerces. Il lui tendit la main pour l'aider, et lasouleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, nondu torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ceguide mysterieux vers lequel une sympathie irresistible la portait, tandisqu'une repulsion indefinissable l'en eloignait en meme temps. Arrivee aubord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait dequelques pieds, un objet peu propre a la rassurer. C'etait une sortede monument quadrangulaire, forme d'ossements et de cranes humains,artistement agences comme on en voit dans les catacombes."N'en soyez point emue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Cesnobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'auteldevant lequel j'aime a mediter et a prier.--Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naivetemelancolique. Sont-ce la les ossements des Hussites ou des Catholiques?Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, etmartyrs d'une foi egalement vive? Est-il vrai que vous ayez choisi lacroyance hussite, preferablement a celle de vos parents, et que lesreformes posterieures a celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assezausteres ni assez energiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de cequ'on m'a dit de vous?--Si l'on vous a dit que je preferais la reforme des Hussites a celle desLutheriens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que jeprefere les exploits des Taborites a ceux des soldats de Wallenstein, onvous a dit la verite, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, a vousqui, par intuition, pressentez la verite, et connaissez la Divinite mieuxque moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attiree dans ce lieu poursurcharger votre ame pure et troubler votre paisible conscience desmeditations et des tourments de ma reverie! Restez comme vous etes,Consuelo! Vous etes nee pieuse et sainte; de plus, vous etes nee pauvreet obscure, et rien n'a tente d'alterer en vous la droiture de la raisonet la lumiere de l'equite. Nous pouvons prier ensemble sans discuter,vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu apresavoir beaucoup cherche. Dans quelque temple que vous ayez a elever lavoix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de lavraie foi embrasera votre ame. Ce n'est donc pas pour vous instruire,mais pour que la revelation passe de vous en moi, que j'ai desire l'unionde nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec lesossements de mes peres.--Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vousles appelez, sont ceux des Hussites precipites par la fureur sanguinairedes guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, a l'epoque devotre ancetre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles represailles. Onm'a raconte aussi qu'apres avoir brule le village, il avait fait comblerle puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurite de cette voute,au-dessus de ma tete, un cercle de pierres taillees qui annonce que noussommes precisement au-dessous de l'endroit ou plusieurs fois je suis venuem'asseoir, apres m'etre fatiguee a vous chercher en vain. Dites, comteAlbert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptise laPierre d'Expiation?--Oui, c'est ici, repondit Albert, que des supplices et des violencesatroces ont consacre l'asile de ma priere et le sanctuaire de ma douleur.Vous voyez d'enormes blocs suspendus au-dessus de nos tetes, et d'autresparsemes sur les bords de la source. La forte main des Taborites les ylanca, par l'ordre de celui qu'on appelait _le redoutable aveugle_; maisils ne servirent qu'a repousser les eaux vers les lits souterrainsqu'elles tendaient a se frayer. La construction du puits fut rompue, etj'en ai fait disparaitre les ruines sous les cypres que j'y ai plantes; ileut fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cettecaverne. Les blocs qui s'entasserent dans le col de la citerne y furentarretes par un escalier tournant, semblable a celui que vous avez eu lecourage de descendre dans le puits de mon parterre, au chateau des Geants.Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serres et contenuschaque jour davantage. S'il s'en echappe parfois quelque parcelle, c'estseulement dans les fortes gelees des nuits d'hiver: vous n'avez donc riena craindre maintenant de la chute de ces pierres.--Ce n'est pas la ce qui me preoccupe, Albert, reprit Consuelo enreportant ses regards sur l'autel lugubre ou il avait pose sonstradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif a lamemoire et a la depouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu desmartyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns etaient pluspardonnables que ceux des autres."Consuelo parlait ainsi d'un ton severe et en regardant Albert avecmefiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait a l'esprit, et toutes sesquestions avaient trait dans sa pensee a une sorte d'interrogatoire dehaute justice criminelle qu'elle lui eut fait subir, si elle l'eut ose.L'emotion douloureuse qui s'empara tout a coup du comte lui sembla etrel'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressacontre sa poitrine, comme s'il l'eut sentie se dechirer. Son visagechangea d'une maniere effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'euttrop bien comprise."Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'ecria-t-il enfin ens'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tete vers ces cranesdesseches qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non,vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides reflexionsreveillent en moi la memoire des jours funestes que j'ai traverses.Vous ne savez pas que vous parlez a un homme qui a vecu des siecles dedouleur, et qui, apres avoir ete dans la main de Dieu, l'instrumentaveugle de l'inflexible justice, a recu sa recompense et subi sonchatiment. J'ai tant souffert, tant pleure, tant expie ma destineefarouche, tant repare les horreurs ou la fatalite m'avait entraine, que jeme flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'etait le besoin quidevorait ma poitrine ardente! c'etait ma priere et mon voeu de tous lesinstants! c'etait le signe de mon alliance avec les hommes et de mareconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des annees, prosternesur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la premiere fois, Consuelo,je commencai a esperer. Et lorsque vous avez eu pitie de moi, j'aicommence a croire que j'etais sauve. Tenez, voyez cette couronne de fleursfletries et deja pretes a tomber en poussiere, dont j'ai entoure le cranequi surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les aiarrosees de bien des larmes ameres et delicieuses: c'est vous qui lesaviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon dema misere, a l'hote fidele de ma sepulture. Eh bien, en les couvrant depleurs et de baisers, je me demandais avec anxiete si vous pourriezjamais avoir une affection veritable et profonde pour un criminel tel quemoi, pour un fanatique sans pitie, pour un tyran sans entrailles...--Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avecforce, partagee entre mille sentiments divers, et enhardie par le profondabattement d'Albert. Si vous avez une confession a faire, faites-la ici,faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vousabsoudre et vous aimer.--M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albertde Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Maiscelui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a ete entrainepar la colere du ciel dans une carriere d'iniquites!"Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en reveillant le feu quicouvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albertaux preoccupations de sa monomanie. Ce n'etait plus le moment de lescombattre par le raisonnement: elle s'efforca de le calmer par les moyensmemes que sa demence lui indiquait."Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a eteconsacree a la priere et au repentir, vous n'avez plus rien a expier, etDieu pardonne a Jean Ziska.--Dieu ne se revele pas directement aux humbles creatures qui le servent,repondit le comte en secouant la tete. Il les abaisse ou les encourage ense servant des unes pour le salut ou pour le chatiment des autres. Noussommes tous les interpretes de sa volonte, quand nous cherchons areprimander ou a consoler nos semblables dans un esprit de charite. Vousn'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles del'absolution. Le pretre lui-meme n'a pas cette haute mission que l'orgueilecclesiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la gracedivine en m'aimant. Votre amour peut me reconcilier avec le ciel, et medonner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siecles passes...Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses,que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble etgenereux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si mapensee l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous repond __oui_, ce_oui_ sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de marehabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur,l'_oubli!_ C'est ainsi seulement que vous pourrez etre la pretresse demon culte, et que mon ame sera deliee dans le ciel, comme celle ducatholique croit l'etre par la bouche de son confesseur. Dites que vousm'aimez, s'ecria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pourl'entourer de ses bras." Mais elle recula, effrayee du serment qu'il luidemandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gemissementprofond, et en s'ecriant: "Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer,que je ne serais jamais pardonne, que je n'_oublierais_ jamais les joursou je ne l'ai pas connue!--Albert, cher Albert, dit Consuelo profondement emue de la douleur quile dechirait, ecoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez devouloir vous leurrer par l'idee d'un miracle, et cependant vous m'endemandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprecie nosmerites, peut tout pardonner. Mais une creature faible et bornee, commemoi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sapensee et de son devouement, un amour aussi etrange que le votre? Il mesemble que c'est a vous de m'inspirer cette affection exclusive que vousdemandez, et qu'il ne depend pas de moi de vous donner, surtout lorsque jevous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystiquede la devotion qui m'a ete un peu enseignee dans mon enfance, je vousdirai qu'il faut etre en etat de grace pour etre releve de ses fautes.Eh bien, l'espece d'absolution que vous demandez a mon amour, lameritez-vous? Vous reclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, leplus doux; et il me semble que votre ame n'est disposee ni a la douceur,ni a la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensees, et commed'eternels ressentiments.--Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.--Je veux dire que vous etes toujours en proie a des reves funestes, a desidees de meurtre, a des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimesque vous croyez avoir commis il y a plusieurs siecles, et dont vouscherissez en meme temps le souvenir; car vous les appelez glorieux etsublimes, vous les attribuez a la volonte du ciel, a la juste colere deDieu. Enfin, vous etes effraye et orgueilleux a la fois de jouer dansvotre imagination le role d'une espece d'ange exterminateur. En supposantque vous ayez ete vraiment, dans le passe, un homme de vengeance et dedestruction, on dirait que vous avez garde l'instinct, la tentation,et presque le gout de cette destinee affreuse, puisque vous regardeztoujours au dela de votre vie presente, et que vous pleurez sur vous commesur un criminel condamne a l'etre encore.--Non, grace au Pere tout-puissant des ames, qui les reprend et lesretrempe dans l'amour de son sein pour les rendre a l'activite de la vie!s'ecria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conserveaucun instinct de violence et de ferocite. C'est bien assez de savoir quej'ai ete condamne a traverser, le glaive et la torche a la main, ces tempsbarbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi,_le temps du zele et de la fureur_. Mais vous ne savez point l'histoire,sublime enfant; vous ne comprenez pas le passe; et les destinees desnations, ou vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un roled'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des enigmes. Il faut quevous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes verites, et quevous ayez une idee de ce que la justice de Dieu commande parfois auxhommes infortunes.--Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur lesceremonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacre depart ou d'autre, pour que les nations se soient egorgees au nom de ladivine Eucharistie.--Vous avez raison de l'appeler divine, repondit Albert en s'asseyantaupres de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'egalite,cette ceremonie instituee par un etre divin entre tous les hommes, poureterniser le principe de la fraternite, ne merite pas moins de votrebouche, o vous qui etes l'egale des plus grandes puissances et des plusnobles creatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependantil est encore des etres vaniteux et insenses qui vous regarderont commed'une race inferieure a la leur, et qui croiront votre sang moins precieuxque celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi,Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, jem'elevais dans ma pensee au-dessus de vous?--Je vous pardonnerais un prejuge que toute votre caste regarde commesacre, et contre lequel je n'ai jamais songe a me revolter, heureuse queje suis d'etre nee libre et pareille aux petits, que j'aime plus que lesgrands.--Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guere; etvous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille aupres d'un homme quivous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous etiezproclamee, par droit de naissance, imperatrice de la Germanie. Oh!laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractere et de mesprincipes, vous n'auriez pas eu pour moi cette celeste pitie qui vous aamenee ici la premiere fois. Eh bien, ma soeur cherie, reconnaissez doncdans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre espritde raisonnements philosophiques), que l'egalite est sainte, que c'est lavolonte du pere des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher al'etablir entre eux. Lorsque les peuples etaient fortement attaches auxceremonies de leur culte, la communion representait pour eux toutel'egalite dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvreset les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse,qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et esperer, dans l'avenirdu monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation bohemeavait toujours voulu observer les memes rites eucharistiques que lesapotres avaient enseignes et pratiques. C'etait bien la communion antiqueet fraternelle, le banquet de l'egalite, la representation du regne deDieu, c'est-a-dire de la vie de communaute, qui devait se realiser sur laface de la terre. Un jour, l'eglise romaine qui avait range les peuples etles rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut separer le chretiendu pretre, la nation du sacerdoce, le peuple du clerge. Elle mit le calicedans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinitedans des tabernacles mysterieux; et, par des interpretations absurdes, cespretres erigerent l'Eucharistie en un culte idolatrique, auquel lescitoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ilsprirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; etla coupe sainte, la coupe glorieuse ou l'indigent allait desalterer etretremper son ame, fut enfermee dans des coffres de cedre et d'or, d'ouelle ne sortait plus que pour approcher des levres du pretre. Lui seuletait digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyantdevait s'agenouiller devant lui, et lecher sa main pour manger le pain desanges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'ecria tout d'unevoix: _La coupe! rendez-nous la coupe!_ La coupe aux petits, la coupeaux enfants, aux femmes, aux pecheurs et aux alienes! la coupe a tous lespauvres, a tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri derevolte et de ralliement de toute la Boheme. Vous savez le reste,Consuelo; vous savez qu'a cette idee premiere, qui resumait dans unsymbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fieret genereux, vinrent se rattacher, par suite de la persecution, et ausein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes lesidees de liberte patriotique et d'honneur national. La conquete de lacoupe entraina les plus nobles conquetes, et crea une societe nouvelle.Et maintenant si l'histoire, interpretee par des juges ignorants ousceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumerentseules ces guerres funestes, soyez sure que c'est un mensonge fait aDieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitionsParticulieres vinrent souiller les exploits de nos peres; mais c'etait levieil esprit de domination et d'avidite qui rongeait toujours les richeset les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la causesainte. Le peuple, barbare mais sincere, fanatique mais inspire, s'incarnadans des sectes dont les noms poetiques vous sont connus. Les Taborites,les Orebites, les Orphelins, les Freres de l'union, c'etait la le peuplemartyr de sa croyance, refugie sur les montagnes, observant dans sarigueur la loi de partage et d'egalite absolue, ayant foi a la vieeternelle de l'ame dans les habitants du monde terrestre, attendant lavenue et le festin de Jesus-Christ, la resurrection de Jean Huss, de JeanZiska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaientpreche et servi la liberte. Cette croyance n'est point une fiction, selonmoi, Consuelo. Notre role sur la terre n'est pas si court qu'on le supposecommunement, et nos devoirs s'etendent au dela de la tombe. Quant al'attachement etroit et pueril qu'il plait au chapelain, et peut-etrea mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques etles formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes joursd'agitation et de fievre, j'aie paru confondre le symbole avec leprincipe, la figure avec l'idee, ne me meprisez pas trop, Consuelo. Aufond de ma pensee je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces ritesoublies, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autresfigures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui a des hommesplus eclaires, s'ils consentaient a ouvrir les yeux, et si le joug del'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberte.On a durement et faussement interprete mes sympathies, mes gouts et meshabitudes. Las de voir la sterilite et la vanite de l'intelligence deshommes de ce siecle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissantdans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, cesvagabonds, tous ces enfants desherites des biens de la terre et del'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir a converser avec eux;a retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelleinsenses, les lueurs fugitives, mais souvent eclatantes, de la logiquedivine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et reprouves, lestraces profondes, quoique souillees, de la justice et de l'innocence,sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi,m'asseoir a la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclucharitablement que je me livrais a des pratiques d'heresie, et meme desorcellerie. Que puis-je repondre a de telles accusations? Et quand monesprit, frappe de lectures et de meditations sur l'histoire de mon pays,s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au delire, et qui en etaientpeut-etre, on a eu peur de moi, comme d'un frenetique, inspire par lediable ... Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vousexpliquer cette mysterieuse allegorie, creee par les pretres de toutes lesreligions?--Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassuree et presque persuadee, avaitoublie sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan.A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me soisjamais revoltee ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamaispu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchainerait si loin de lui etde nous, que nous ne pourrions pas le savoir.--S'il existait, il ne pourrait etre qu'une creation monstrueuse de ceDieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aime nier que de ne pasle reconnaitre pour le type et l'ideal de toute perfection, de toutescience, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanterle mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversite? C'estune fable qu'il faut renvoyer a l'enfance du genre humain, alors que lesfleaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifsenfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits createurs etsouverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deuxprincipes presque egaux, puisque le regne d'Eblis devait durer des sieclesinnombrables, et ne ceder qu'apres de formidables combats dans les spheresde l'empyree. Mais pourquoi, apres la predication de Jesus et la lumierepure de l'Evangile, les pretres oserent-ils ressusciter et sanctionnerdans l'esprit des peuples cette croyance grossiere de leurs antiquesaieux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interpretation de ladoctrine apostolique, la notion du bien et du mal etait restee obscureet inachevee dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacre leprincipe de division absolue dans les droits et dans les destinees del'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et dutemporel. L'ascetisme chretien exaltait l'ame, et fletrissait le corps.Peu a peu, le fanatisme ayant pousse a l'exces cette reprobation de la viematerielle, et la societe ayant garde, malgre la doctrine de Jesus, leregime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivreet de regner par l'intelligence, tandis que le grand nombre vegeta dansles tenebres de la superstition. Il arriva alors en realite que les casteseclairees et puissantes, le clerge surtout, furent l'ame de la societe,et que le peuple n'en fut que le corps. Quel etait donc, dans ce sens, levrai patron des etres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Lediable; car Dieu donnait la vie de l'ame, et proscrivait la vie des sens,vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers.Une secte mysterieuse et singuliere reva, entre beaucoup d'autres, derehabiliter la vie de la chair, et de reunir dans un seul principe divinces deux principes arbitrairement divises. Elle voulut sanctionnerl'amour, l'egalite, la communaute de tous, les elements de bonheur.C'etait une idee juste et sainte. Quels en furent les abus et les exces,il n'importe. Elle chercha donc a relever de son abjection le pretenduprincipe du mal, et a le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien.Satan fut absous et reintegre par ces philosophes dans le choeur desesprits celestes; et par de poetiques interpretations, ils affecterent deregarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et desusurpateurs de gloire et de puissance. C'etait bien vraiment la figuredes pontifes et des princes de l'Eglise, de ceux qui avaient refoule dansles fictions de l'enfer la religion de l'egalite et le principe du bonheurpour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc desabimes ou il rugissait enchaine, comme le divin Promethee, depuis tant desiecles. Ses liberateurs n'oserent l'invoquer hautement; mais dans desformules mysterieuses et profondes, ils exprimerent l'idee de sonapotheose et de son regne futur sur l'humanite, trop longtemps detronee,avilie et calomniee comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec cesexplications. Pardonnez-les-moi, chere Consuelo. On m'a represente a vouscomme l'antechrist et l'adorateur du demon; je voulais me justifier, et memontrer a vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent.--Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un douxsourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait unpacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, dela formule des Lollards.--Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert."Et il continua de lui expliquer le sens eleve de ces grandes verites ditesheretiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous lesaccusations et les arrets de leur mauvaise foi. Il s'anima peu a peu enrevelant les etudes, les contemplations et les reveries austeres quil'avaient lui-meme conduit a l'ascetisme et a la superstition, dansdes temps qu'il croyait plus eloignes qu'ils ne l'etaient en effet. Ens'efforcant de rendre cette confession claire et naive, il arriva aune lucidite d'esprit extraordinaire, parla de lui-meme avec autant desincerite et de jugement que s'il se fut agi d'un autre, et condamna lesmiseres et les defaillances de sa propre raison comme s'il eut ete depuislongtemps gueri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant desagesse, qu'a part la notion du temps, qui semblait inappreciable pourlui dans le detail de sa vie presente (puisqu'il en vint a se blamer des'etre cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autrespersonnages du passe, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant iletait retombe dans cette aberration), il etait impossible a Consuelo de nepas reconnaitre en lui un homme superieur, eclaire de connaissancesplus etendues et d'idees plus genereuses, et plus justes par consequent,qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontres.--Peu a peu l'attention et l'interet avec lesquels elle l'ecoutait, lavive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille,prompte a comprendre, patiente a suivre toute etude, et puissante pours'assimiler tout element de connaissance elevee, animerent Rudolstadtd'une conviction toujours plus profonde, et son eloquence devintsaisissante. Consuelo, apres quelques questions et quelques objectionsauxquelles il sut repondre heureusement, ne songea plus tant a satisfairesa curiosite naturelle pour les idees, qu'a jouir de l'espece d'enivrementd'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait emuedans la journee, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avaitdevant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieupittoresque ou elle se trouvait, avec ses cypres, ses rochers terribles,et son autel lugubre, lui parut, a la lueur mouvante des torches, unesorte d'Elysee magique ou se promenaient d'augustes et solennellesapparitions. Elle tomba, quoique bien eveillee, dans une espece desomnolence de ces facultes d'examen qu'elle avait tenues un peu troptendues pour son organisation poetique. N'entendant plus ce que lui disaitAlbert, mais plongee dans une extase delicieuse, elle s'attendrit a l'ideede ce Satan qu'il lui avait montre comme une grande idee meconnue, et queson imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pale etdouloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchee vers elle lafille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout acoup elle s'apercut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus samain, qu'il n'etait plus assis a ses cotes, mais qu'il etait debout a deuxpas d'elle, aupres de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'etrangemusique dont elle avait ete deja surprise et charmee.LV.Albert fit chanter d'abord a son instrument plusieurs de ces cantiquesanciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-etre oubliesdesormais en Boheme, mais dont Zdenko avait garde la precieuse tradition,et dont le comte avait retrouve la lettre a force d'etudes et demeditation. Il s'etait tellement nourri l'esprit de ces compositions,barbares au premier abord, mais profondement touchantes et vraiment bellespour un gout serieux et eclaire, qu'il se les etait assimilees au point depouvoir improviser longtemps sur l'idee de ces motifs, y meler ses propresidees, reprendre et developper le sentiment primitif de la composition,et s'abandonner a son inspiration personnelle, sans que le caractereoriginal, austere et frappant, de ces chants antiques fut altere par soninterpretation ingenieuse et savante. Consuelo s'etait promis d'ecouter etde retenir ces precieux echantillons de l'ardent genie populaire de lavieille Boheme. Mais tout esprit d'examen lui devint bientot impossible,tant a cause de la disposition reveuse ou elle se trouvait, qu'a cause duvague repandu dans cette musique etrangere a son oreille.Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'estpoint le produit de la science et de la reflexion, mais celui d'uneinspiration qui echappe a la rigueur des regles et des conventions. C'estla musique populaire: c'est celle des paysans particulierement. Que debelles poesies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eules honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigne se renfermerdans la version absolue d'un theme arrete! L'artiste inconnu qui improvisesa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sacharrue (et il en est encore, meme dans les contrees qui paraissent lesmoins poetiques), s'astreindra difficilement a retenir et a fixer sesfugitives idees. Il communique cette ballade aux autres musiciens,enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau enhameau, de chaumiere en chaumiere, chacun la modifiant au gre de son genieindividuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales,si piquantes de naivete ou si profondes de sentiment, se perdent pour laplupart, et n'ont guere jamais plus d'un siecle d'existence dans lamemoire des paysans. Les musiciens formes aux regles de l'art nes'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dedaignent, fauted'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez eleve pour lescomprendre; d'autres se rebutent de la difficulte qu'ils rencontrentaussitot qu'ils veulent trouver cette veritable et primitive version, quin'existe deja peut-etre plus pour l'auteur lui-meme; et qui certainementn'a jamais ete reconnue comme un type determine et invariable par sesnombreux interpretes. Les uns l'ont alteree par ignorance; les autresl'ont developpee, ornee, ou embellie par l'effet de leur superiorite,parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris a en refouler lesinstincts. Ils ne savent point eux-memes qu'ils ont transforme l'oeuvreprimitive, et leurs naifs auditeurs ne s'en apercoivent pas davantage.Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, ilchante a la maniere des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisationest continuelle, quoique les elements de son chant varie a l'infini soienttoujours les memes. D'ailleurs le genie du peuple est d'une fecondite sanslimite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produitsans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il cree a toute heure,comme la nature qui l'inspire.[Note 1: Si vous ecoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui fontle metier de menetriers dans nos campagnes du centre de la France, vousverrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositionsdu meme genre et du meme caractere, mais qui ne sont jamais emprunteesles unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, cerepertoire immense est entierement renouvele. J'ai eu dernierement avec unde ces menestrels ambulants la conversation suivante:"Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris a jouer dela cornemuse a gros bourdon, et de la musette a clefs.---Ou avez-vous prisdes lecons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel etait votre maitre?---Unhomme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quelton jouez-vous la?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-cepas en _re_ que vous jouez?--Je ne connais pas le _re_.--Comment doncs'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas denoms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs differents?--Onecoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, desfameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en fonttoujours; ils ne s'arretent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ilscoupent le bois.--Ils sont bucherons?--Presque tous bucherons. On dit cheznous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours la qu'on latrouve.--Et c'est la que vous allez la chercher?--Tous les ans. Lespetits musiciens n'y vont pas. Ils ecoutent ce qui vient par les chemins,et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'_accent_veritable, il faut aller ecouter les bucherons du Bourbonnais.--Et commentcela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir ala maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu,mais guere, et ca ne vaut pas grand'chose. Il faut etre ne dans les bois,et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'_accent_;mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de nepas nous en meler.Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'_accent_. Il n'en putvenir a bout, peut-etre parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeaitindigne de le comprendre. Il etait jeune, serieux, noir comme un pifferarode la Calabre, allait de fete en fete, jouant tout le jour, et ne dormantpas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieuesavant le lever du soleil pour se transporter d'un village a l'autre. Il nes'en portait que mieux, buvait des brocs de vin a etourdir un boeuf, et nese plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir_perdu son vent_. Plus il buvait, plus il etait grave et fier. Il jouaitfort bien, et avait grandement raison d'etre vain de son accent. Nousobservames que son jeu etait une modification perpetuelle de chaque theme.Il fut impossible d'ecrire un seul de ces themes sans prendre note pourchacun d'une cinquantaine de versions differentes. C'etait la son meriteprobablement et son art. Ses reponses a mes questions m'ont faitretrouver, je crois, l'etymologie du nom de _bourree_ qu'on donne auxdanses de ce pays. _bourree_ est le synonyme de fagot, et les bucherons duBourbonnais ont donne ce nom a leurs compositions musicales, comme maitreAdam donna celui de _chevilles_ a ses poesies.]Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, depoesie et de sensibilite, pour comprendre la musique populaire et pourl'aimer passionnement. En cela elle etait grande artiste, et les theoriessavantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ote a son genie decette fraicheur et de cette suavite qui est le tresor de l'inspiration etla jeunesse de l'ame. Elle avait dit quelquefois a Anzoleto, en cachettedu Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pecheurs del'Adriatique que toute la science de _Padre Martini_ et de _maestroDurante_. Les boleros et les cantiques de sa mere etaient pour elle unesource de vie poetique, ou elle ne se lassait pas de puiser tout au fondde ses souvenirs cheris. Quelle impression devait donc produire sur ellele genie musical de la Boheme, l'inspiration de ce peuple pasteur,guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants elementsde force et d'activite! C'etaient la des caracteres frappants et tout afait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rareintelligence de l'esprit national et du sentiment energique et pieux quil'avait fait naitre. Il y joignait, en improvisant, la profonde melancolieet le regret dechirant que l'esclavage, avait imprime a son caracterepersonnel et a celui de son peuple; et ce melange de tristesse et debravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unisa des cris de detresse, etaient l'expression la plus complete et la plusprofonde, et de la pauvre Boheme, et du pauvre Albert.On a dit avec raison que le but de la musique, c'etait l'emotion. Aucunautre art ne reveillera d'une maniere aussi sublime le sentiment humaindans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux del'ame, et les splendeurs de la nature, et les delices de la contemplation,et le caractere des peuples, et le tumulte de leurs passions, et leslangueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, lerecueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, lagloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne etnous le reprend, au gre de son genie et selon toute la portee du notre.Elle cree meme l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puerilitesdes effets de sonorite, ni dans l'etroite imitation des bruits reels, ellenous fait voir, a travers un voile vaporeux qui les agrandit et lesdivinise, les objets exterieurs ou elle transporte notre imagination.Certains cantiques feront apparaitre devant nous les fantomes gigantesquesdes antiques cathedrales, en meme temps qu'ils nous feront penetrer dansla pensee des peuples qui les ont baties et qui s'y sont prosternes pourchanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment etnaivement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'ecoutercomme il convient, il ne serait pas necessaire de faire le tour du monde,de voir les differentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lireleurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leursjardins, ou leurs deserts. Un chant juif bien rendu nous fait penetrerdans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un veritable air ecossais,comme toute l'Espagne est dans un veritable air espagnol. J'ai ete souventainsi en Pologne, en Allemagne, a Naples, en Irlande, dans l'Inde, et jeconnais mieux ces hommes et ces contrees que si je les avais examinesdurant des annees! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'yfaire vivre de toute la vie qui les anime. C'etait l'essence de cettevie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.Peu a peu Consuelo cessa d'ecouter et meme d'entendre le violon d'Albert.Toute son ame etait attentive; et ses sens, fermes aux perceptionsdirectes, s'eveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit atravers des espaces inconnus habites par de nouveaux etres. Elle voyait,dans un chaos etrange, a la fois horrible et magnifique, s'agiter lesspectres des vieux heros de la Boheme; elle entendait le glas funebre dela cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaientdu sommet de leurs monts fortifies, maigres, demi-nus, sanglants etfarouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur lesnuages, le calice et le glaive a la main. Suspendus en troupe serree surla tete des pontifes prevaricateurs, elle les voyait verser sur la terremaudite la coupe de la colere divine. Elle croyait entendre le choc deleurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttesderriere eux pour eteindre l'embrasement allume par leur fureur. Tantotc'etait une nuit d'epouvante et de tenebres, ou elle entendait gemir etraler les cadavres abandonnes sur les champs de bataille. Tantot c'etaitun jour ardent dont elle osait soutenir l'eclat, et ou elle voyait passercomme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond,sa cuirasse rouillee, et le bandeau ensanglante qui lui couvrait les yeux.Les temples s'ouvraient d'eux-memes a son approche; les moines fuyaientdans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurstresors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient desvieillards extenues, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fousaccouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souillesd'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux frontsangeliques, les femmes guerrieres portant des faisceaux de piques et destorches de resine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange,radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a places dans ses compositionsapocalyptiques, venait offrir a leurs levres avides la coupe de bois, lecalice du pardon, de la rehabilitation, et de la sainte egalite.Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passerent en cet instantdevant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, leplus beau des immortels apres Dieu, le plus triste apres Jesus, le plusfier parmi les plus fiers. Il trainait apres lui les chaines qu'il avaitbrisees; et ses ailes fauves, depouillees et pendantes, portaient lestraces de la violence et de la captivite. Il souriait douloureusement auxhommes souilles de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.Tout a coup il sembla a Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'ildisait par la bouche de Satan: "Non, le Christ mon frere ne vous a pasaimes plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, etqu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moil'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le demon, je suisl'archange de la revolte legitime et le patron des grandes luttes. Commele Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprime. Quand ilvous promettait le regne de Dieu sur la terre, quand il vous annoncait sonretour parmi vous, il voulait dire qu'apres avoir subi la persecution,vous seriez recompenses, en conquerant avec lui et avec moi la liberte etle bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble quenous revenons, tellement unis l'un a l'autre que nous ne faisons plusqu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendudans les tenebres ou l'ignorance m'avait jete, et ou je subissais, dansles flammes du desir et de l'indignation, les memes tourments que lui ontfait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps.Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaines, il aeteint mon bucher, il m'a reconcilie avec Dieu et avec vous. Et desormaisla ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais lafierte et la volonte. C'est lui, Jesus, qui est le misericordieux, ledoux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suisle fort, le belliqueux, le severe, et le perseverant. O peuple! nereconnais-tu pas celui qui t'a parle dans le secret de ton coeur, depuisque tu existes, et qui, dans toutes tes detresses, t'a soulage en tedisant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est du,exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tessouffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu asportes? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes meleesa celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brulantes, et tules boiras aussi salutaires!"Cette hallucination remplit de douleur et de pitie le coeur de Consuelo.Elle croyait voir et entendre l'ange dechu pleurer et gemir aupres d'elle.Elle le voyait grand, pale, et beau, avec ses longs cheveux en desordresur son front foudroye, mais toujours fier et leve vers le ciel. Ellel'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtantelle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue despuissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion desfreres bohemes, c'etait a elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochaitdoucement sa mefiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par unregard magnetique auquel il lui etait impossible de resister. Fascinee,hors d'elle-meme, elle se leva, et s'elanca vers lui les bras ouverts, enflechissant les genoux. Albert laissa echapper son violon, qui rendit unson plaintif en tombant, et recut la jeune fille dans ses bras en poussantun cri de surprise et de transport. C'etait lui que Consuelo ecoutaitet regardait, en revant a l'ange rebelle; c'etait sa figure, en toutsemblable a l'image qu'elle s'en etait formee, qui l'avait attiree etsubjuguee; c'etait contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, endisant d'une voix etouffee: "A toi! a toi! ange de douleur; a toi et aDieu pour toujours!"Mais a peine les levres tremblantes d'Albert eurent-elles effleure lessiennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer etembraser tour a tour sa poitrine et son cerveau. Enlevee brusquement a sonillusion, elle eprouva un choc si violent dans tout son etre qu'elle secrut pres de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tombercontre les ossements de l'autel, dont une partie s'ecroula sur elle avecun bruit affreux. En se voyant couverte de ces debris humains, et enregardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendreen quelque sorte maitre de son ame et de sa liberte dans un momentd'exaltation insensee, elle eprouva une terreur et une angoisse sihorribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux epars en criant avecdes sanglots: "Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour!O mon Dieu! tirez-moi de ce sepulcre, et rendez-moi a la lumiere dusoleil!"Albert, la voyant palir et delirer, s'elanca vers elle, et voulut laprendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans sonepouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mita fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte desobstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, etqui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers."Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arretez-vous! La mort estsous vos pieds! attendez-moi!"Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois leruisseau en sautant avec la legerete d'une biche, et sans savoir pourtantce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et plante decypres, contre une eminence du terrain, et tomba, les mains en avant, surune terre fine et fraichement remuee.Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeursucceda a son epouvante. Suffoquee, haletante, et ne comprenant plus riena ce qu'elle venait d'eprouver, elle laissa le comte la rejoindre ets'approcher d'elle. Il s'etait elance sur ses traces, et avait eu lapresence d'esprit de prendre a la hate, en passant, une des torchesplantees sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'eclairer au milieudes detours du ruisseau, s'il ne parvenait pas a l'atteindre avant unendroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger.Atterre, brise par des emotions si soudaines et si contraires, le pauvrejeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'etait assise surle monceau de terre qui l'avait fait trebucher, et n'osait pas non pluslui adresser la parole. Confuse et les yeux baisses, elle regardaitmachinalement le sol ou elle se trouvait. Tout a coup elle s'apercut quecette eminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elleetait effectivement assise sur une fosse recemment recouverte, quejonchaient quelques branches de cypres a peine fletries et des fleursdessechees. Elle se leva precipitamment, et, dans un nouvel acces d'effroiqu'elle ne put maitriser, elle s'ecria:"O Albert! qui donc avez-vous enterre ici?--J'y ai enterre ce que j'avais de plus cher au monde avant de vousconnaitre, repondit Albert en laissant voir la plus douloureuse emotion.Si c'est un sacrilege, comme je l'ai commis dans un jour de delire et avecl'intention de remplir un devoir sacre, Dieu me le pardonnera. Je vousdirai plus tard quelle ame habita le corps qui repose ici. Maintenant vousetes trop emue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez,Consuelo, sortons de ce lieu ou vous m'avez fait dans un instant le plusheureux et le plus malheureux des hommes.--Oh! oui, s'ecria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurss'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raisonm'abandonne."Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchaitdevant, en s'arretant et en baissant sa torche a chaque pierre, pour quesa compagne put la voir et l'eviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte dela cellule, un souvenir en apparence eloigne de la disposition d'esprit ouelle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une preoccupation d'artiste,se reveilla chez Consuelo."Albert, dit-elle, vous avez oublie votre violon aupres de la source. Cetadmirable instrument qui m'a cause des emotions inconnues jusqu'a ce jour,je ne saurais consentir a le savoir abandonne a une destruction certainedans cet endroit humide."Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachaitdesormais a tout ce qui n'etait pas Consuelo. Mais elle insista:"II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant....--S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se detruire, repondit-il avecamertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soitaneanti.--Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue a un sentimentde respect pour le genie musical du comte. L'emotion a depasse mes forces,voila tout; et le ravissement s'est change en agonie. Allez le chercher,mon ami; je veux moi-meme le remettre avec soin dans sa boite, enattendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vosmains, et l'ecouter encore."Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa lecomte en recevant cette esperance. Il rentra dans la grotte pour luiobeir; et, restee seule quelques instants, elle se reprocha sa folleterreur et ses soupcons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et enrougissant, ce mouvement de fievre qui l'avait jetee dans ses bras; maiselle ne pouvait se defendre d'admirer le respect modeste et la chastetimidite de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'unetelle circonstance pour lui dire meme un mot de son amour. La tristessequ'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa demarche brisee,annoncaient assez qu'il n'avait concu aucune esperance audacieuse, ni pourle present, ni pour l'avenir. Elle lui sut gre d'une si grande delicatessede coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'especed'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain.Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivrejusqu'au bout, et accuser Albert en depit d'elle-meme. En s'approchant dela porte, ses yeux tomberent sur une inscription en bohemien, dont,excepte un seul elle comprit aisement tous les mots, puisqu'elle lessavait par coeur. Une main, qui ne pouvait etre que celle de Zdenko, avaittrace a la craie sur la porte noire et profonde: _Que celui a qui on afait tort te ..._ Le dernier mot etait inintelligible pour Consuelo; etcette circonstance lui causa une vive inquietude. Albert revint, serra sonviolon, sans qu'elle eut le courage ni meme la pensee de l'aider, commeelle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avaiteprouvee de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effortdans la serrure rouillee, elle ne put s'empecher de mettre le doigt sur lemot mysterieux, en regardant son hote d'un air d'interrogation."Cela signifie, repondit Albert avec une sorte de calme, que l'angemeconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout a l'heure,Consuelo....--Oui, Satan; je sais cela; et le reste?--Que Satan, dis-je, te pardonne!--Et quoi pardonner? reprit-elle en palissant.--Si la douleur doit se faire pardonner, repondit le comte avec uneserenite melancolique, j'ai une longue priere a faire."Ils entrerent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'a laCave du Moine. Mais lorsque la clarte du jour exterieur vint, a travers lefeuillage, tomber en reflets bleuatres sur le visage du comte, Consuelovit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur sesjoues. Elle en fut affectee; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un aircraintif pour la transporter jusqu'a la sortie, elle prefera mouiller sespieds dans cette eau saumatre que de lui permettre de la soulever dans sesbras. Elle prit pour pretexte l'etat de fatigue et d'abattement ou elle levoyait, et hasardait deja sa chaussure delicate dans la vase, lorsqueAlbert lui dit en eteignant son flambeau:"Adieu donc, Consuelo! je vois a votre aversion pour moi que je doisrentrer dans la nuit eternelle, et, comme un spectre evoque par vous uninstant, retourner a ma tombe apres n'avoir reussi qu'a vous faire peur.--Non! votre vie m'appartient! s'ecria Consuelo en se retournant et enl'arretant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi danscette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre.--Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantomed'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'estpoint aime est seul partout et avec tous.--Albert, Albert! vous me dechirez le coeur. Venez, portez-moi dehors.Il me semble qu'a la pleine lumiere du jour, je verrai enfin clair dans mapropre destinee."LVI.Albert obeit; et quand ils commencerent a descendre de la base duSchreckenstein vers les vallons inferieurs, Consuelo sentit, en effet,ses agitations se calmer."Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyantdoucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moimaintenant que j'ai eu tout a l'heure un acces de folie dans la grotte.--Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parle,moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir.Il faudra aussi que je parvienne a l'oublier!--Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Sije vous racontais la vision etrange que j'ai eue en ecoutant vos airsbohemiens, vous verriez que j'etais hors de sens quand je vous ai causeune telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire quej'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos.... Mon Dieu! Leciel m'est temoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.--Je sais que vous ne tenez point a la vie, Consuelo! Et moi je sens quej'y tiendrais avec tant d'aprete, si....--Achevez donc!--Si j'etais aime comme j'aime!--Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vousaimerais sans doute comme vous meritez de l'etre, si ...--Achevez a votre tour!--Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.--Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous;je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sansdoute!--Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieuxmourir tout de suite que de recommencer le passe. Mais votre rang dans lemonde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, ouvoudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possederien au monde que ma fierte et mon desinteressement; que me resterait-ilsi j'en faisais le sacrifice?--Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens quecela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitie. Commentpourrais-tu etre humiliee de me faire l'aumone de quelque bonheur? Lequelde nous serait donc prosterne devant l'autre? En quoi ma fortune tedegraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres,si elle te pesait autant qu'a moi? Crois-tu que je n'aie pas pris deslongtemps la ferme resolution de l'employer comme il convient a mescroyances et a mes gouts, c'est-a-dire de m'en debarrasser, quand la pertede mon pere viendra ajouter la douleur de l'heritage a la douleur de laseparation! Eh bien, as-tu peur d'etre riche? j'ai fait voeu de pauvrete.Crains-tu d'etre illustree par mon nom? c'est un faux nom, et le veritableest un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure a lamemoire de mon pere; mais, dans l'obscurite ou je me plongerai, nul n'ensera ebloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin,quant a l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cetobstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!--C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon devouement, toute mareconnaissance pour vous ne saurait lever.--Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas la le seulobstacle."Consuelo hesita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eut voulureparer le mal qu'elle avait fait a son ami, a celui qui lui avait sauvela vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicituded'une mere tendre et intelligente. Elle s'etait flattee d'adoucir sesrefus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet,insurmontables. Mais les questions reiterees d'Albert la troublaient,et son propre coeur etait un dedale ou elle se perdait; car elle nepouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haissait cethomme etrange, vers lequel une sympathie mysterieuse et puissante l'avaitpoussee, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose quiressemblait a l'aversion, la faisaient trembler a la seule idee d'unengagement.Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haissait Anzoleto. Pouvait-il enetre autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal egoisme, sonambition abjecte, ses lachetes, ses perfidies, a cet Albert si genereux,si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes etles plus romanesques? Le seul nuage qui put obscurcir la conclusion duparallele, c'etait cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvaitse defendre de presumer. Mais ce soupcon n'etait-il pas une maladie de sonimagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper?Elle resolut de l'essayer; et, feignant d'etre distraite et de n'avoir pasentendu la derniere question d'Albert:"Mon Dieu! dit-elle en s'arretant pour regarder un paysan qui passait aquelque distance, j'ai cru voir Zdenko."Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous lesien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arreta, et revint vers elleen disant:"Quelle erreur est la votre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindretrait de ... "Il ne put se resoudre a prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie etaitbouleversee."Vous l'avez cru cependant vous-meme un instant, dit Consuelo, quil'examinait avec attention.--J'ai la vue fort basse, et j'aurais du me rappeler que cette rencontreetait impossible.--Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici?--Assez loin pour que vous n'ayez plus rien a redouter de sa folie.--Ne sauriez-vous me dire d'ou lui etait venue cette haine subite contremoi, apres les temoignages de sympathie qu'il m'avait donnes?--Je vous l'ai dit, d'un reve qu'il fit la veille de votre descentedans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre a l'autel, ou vousconsentiez a me donner votre foi; et la vous vous mites a chanter nosvieux hymnes bohemiens d'une voix eclatante qui fit trembler toutel'eglise. Et pendant que vous chantiez, il me voyait palir et m'enfoncerdans le pave de l'eglise, jusqu'a ce que je me trouvasse enseveli etcouche mort dans le sepulcre de mes aieux. Alors il vous vit jeter a lahate votre couronne de mariee, pousser du pied une dalle qui me couvrita l'instant, et danser sur cette pierre funebre en chantant des chosesincomprehensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de lajoie la plus effrenee et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta survous; mais vous vous etiez deja envolee en fumee, et il s'eveilla baignede sueur et transporte de colere. Il m'eveilla moi-meme car ses cris etses imprecations faisaient retentir la voute de sa cellule. J'eus beaucoupde peine a lui faire raconter son reve, et j'en eus plus encore al'empecher d'y voir un sens reel de ma destinee future. Je ne pouvais leconvaincre aisement; car j'etais moi-meme sous l'empire d'une exaltationd'esprit tout a fait maladive, et je n'avais jamais tente jusqu'alors dele dissuader lorsque je le voyais ajouter foi a ses visions et a sessonges. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cettenuit agitee, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucuneimportance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'allervous parler de moi, il ne fit aucune resistance ouverte. Il ne pensaitpas que vous eussiez jamais la pensee ni la possibilite de venir mechercher ou j'etais, et son delire ne se reveilla que lorsqu'il vous vitl'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'aumoment ou nous le rencontrames a notre retour par les galeriessouterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohemien queson intention et sa resolution etaient de me delivrer de vous (c'etaitson expression), et de vous _detruire_ la premiere fois qu'il vousrencontrerait seule, parce que vous etiez le fleau de ma vie, et que vousaviez ma mort ecrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous repeter lesparoles de sa demence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai du l'eloignerde vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; cesujet de conversation m'est fort penible. J'ai aime Zdenko comme un autremoi-meme. Sa folie s'etait assimilee et identifiee a la mienne, au pointque nous avions spontanement les memes pensees, les memes visions, etjusqu'aux memes souffrances physiques. Il etait plus naif, et partant pluspoete que moi; son humeur etait plus egale, et les fantomes que jevoyais affreux et menacants, il les voyait doux et tristes a traversson organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grandedifference qui existait entre nous deux, c'etait l'irregularite de mesacces et la continuite de son enthousiasme. Tandis que j'etais tour a touren proie au delire ou spectateur froid et consterne de ma misere, ilvivait constamment dans une sorte de reve ou tous les objets exterieursvenaient prendre des formes symboliques; et cette divagation etaittoujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (lesplus douloureux pour moi a coup sur!) j'avais besoin de la demencepaisible et ingenieuse de Zdenko pour me ranimer et me reconcilier avecla vie.--O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me hair, et je me hais moi-meme,pour vous avoir prive de cet ami si precieux et si devoue. Mais son exiln'a-t-il pas dure assez longtemps? A cette heure, il est gueri sans douted'un acces passager de violence....--Il en est gueri ... _probablement!_ dit Albert avec un sourire etrangeet plein d'amertume.--Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait a repousser l'idee de la mort deZdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vousassure; et a nous deux, nous lui ferions oublier ses preventions contremoi.--Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour estimpossible desormais. J'ai sacrifie mon meilleur ami, celui qui etait moncompagnon, mon serviteur, mon appui, ma mere prevoyante et laborieuse,mon enfant naif, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait a tous mesbesoins, a tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me defendaitcontre moi-meme dans mes acces de desespoir, et qui employait la forceet la ruse pour m'empecher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyaitincapable de preserver ma propre dignite et ma propre vie dans le mondedes vivants et dans la societe des autres hommes. J'ai fait ce sacrificesans regarder derriere moi et sans avoir de remords, parce que je ledevais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant laraison et le sentiment de mes devoirs, vous etiez plus precieuse, plussacree pour moi que Zdenko lui-meme.--Ceci est un erreur, un blaspheme peut-etre, Albert! Un instant decourage ne saurait etre compare a toute une vie de devouement.--Ne croyez pas qu'un amour egoiste et sauvage m'ait donne le conseild'agir comme je l'ai fait. J'aurais su etouffer un tel amour dans monsein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutot que de briser lecoeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parleclairement. J'avais resiste a l'entrainement qui me maitrisait; je vousavais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les reves et lespressentiments qui me faisaient esperer en vous l'ange de mon salut ne seseraient pas realises. Jusqu'au desordre apporte par un songe menteur dansl'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspirationvers vous, mes craintes, mes esperances, et mes religieux desirs.L'infortune, il vous meconnut le jour meme ou vous vous reveliez! Lalumiere celeste qui avait toujours eclaire les regions mysterieuses deson esprit s'eteignit tout a coup, et Dieu le condamna en lui envoyantl'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vousm'apparaissiez enveloppee d'un rayon de la gloire, vous descendiez versmoi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller lesyeux, des paroles que votre intelligence calme et votre educationd'artiste ne vous avaient pas permis d'etudier et de preparer. La pitie,la charite, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vousme disiez ce que je devais entendre pour connaitre et concevoir la viehumaine.--Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert,je n'en sais rien.--Ni moi non plus; mais Dieu meme etait dans le son de votre voix et dansla serenite de votre regard. Aupres de vous je compris en un instant ceque dans toute ma vie je n'eusse pas trouve seul. Je savais auparavant quema vie etait une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissementde ma destinee dans les tenebres, dans la solitude, dans les larmes, dansl'indignation, dans l'etude, dans l'ascetisme et les macerations. Vous mefites pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, dedouceur, de tolerance et de devouement. Les devoirs que vous me tracieznaivement et simplement, en commencant par ceux de la famille, je lesavais oublies; et ma famille, par exces de bonte, me laissait ignorer mescrimes. Je les ai repares, grace a vous; et des le premier jour j'aiconnu, au calme qui se faisait en moi, que c'etait la tout ce que Dieuexigeait de moi pour le present. Je sais bien que ce n'est pas tout, etj'attends que Dieu se revele sur la suite de mon existence. Mais j'aiconfiance maintenant, parce que j'ai trouve l'oracle que je pourraiinterroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donne pouvoir surmoi, et je ne me revolterai pas contre ses decrets, en cherchant a m'ysoustraire. Je ne devais donc pas hesiter un instant entre la puissancesuperieure investie du don de me regenerer, et la pauvre creature passivequi jusqu'alors n'avait fait que partager mes detresses et subir mesorages.--Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pasdestinee a le guerir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais deja quelquepouvoir sur lui, puisque j'avais reussi a le convaincre d'un mot, lorsquesa main etait levee sur moi pour me tuer.--O mon Dieu, il est vrai, j'ai manque de foi, j'ai eu peur.Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgre moi celuide ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en monabsence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous_detruire_, je ne pensais meme pas qu'il fut possible d'arreter l'effet desa resolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de lebriser, de le _detruire_ lui-meme.--De le _detruire_, mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche,Albert? Ou est Zdenko?--Vous me demandez comme Dieu a Cain: Qu'as-tu fait de ton frere?--O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tue, Albert!"Consuelo, en laissant echapper cette parole terrible, s'etait attacheeavec energie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mele d'unedouloureuse pitie. Elle recula terrifiee de l'expression fiere et froideque prit ce visage pale, ou la douleur semblait parfois s'etre petrifiee."Je ne l'ai pas _tue_, repondit-il, et pourtant je lui ai ote la vie, acoup sur. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tueraispeut-etre mon propre pere de la meme maniere; vous pour qui je braveraistous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, lesexistences les plus sacrees? Si j'ai prefere, a la crainte de vous voirassassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vousassez peu de pitie dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sousmes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait ete enmon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments decruaute! La cruaute ne saurait s'eteindre dans les entrailles de quiconqueappartient a la race humaine!"Il y avait tant de solennite dans ce reproche, le premier qu'Albert eutose faire a Consuelo, qu'elle en fut penetree de crainte, et sentit, plusqu'il ne lui etait encore arrive de le faire, la terreur qu'il luiinspirait. Une sorte d'humiliation, puerile peut-etre, mais inherente aucoeur de la femme, succedait au doux orgueil dont elle n'avait pu sedefendre en ecoutant Albert lui peindre sa veneration passionnee. Ellese sentit abaissee, meconnue sans doute; car elle n'avait cherche asurprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le desir derepondre a son amour s'il venait a se justifier. En meme temps, ellevoyait que dans la pensee de son amant elle etait coupable; car s'il avaittue Zdenko, la seule personne au monde qui n'eut pas eu le droit de lecondamner irrevocablement, c'etait celle dont la vie avait exige lesacrifice d'une autre vie infiniment precieuse d'ailleurs au malheureuxAlbert.Consuelo ne put rien repondre: elle voulut parler d'autre chose, et seslarmes lui couperent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant,voulut s'humilier a son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenirsur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sortede consternation arriere, de ne jamais prononcer un nom qui reveillait enelle comme en lui les emotions les plus affreuses. Le reste de leur trajetfut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayerent vainement unautre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elleentendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutusapres l'accomplissement du sacrifice ordonne par les destins farouches.Cette tranquillite triste, mais profonde, avec un pareil poids surLa poitrine, ressemblait a un reste de folie; et Consuelo ne pouvaitjustifier son ami qu'en se rappelant qu'il etait fou. Si, dans un combata force ouverte contre quelque bandit, il eut tue son adversaire pour lasauver, elle n'eut trouve la qu'un motif de plus de reconnaissance, etpeut-etre d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtremysterieux, accompli sans doute dans les tenebres du souterrain; cettetombe creusee dans le lieu de la priere, et ce farouche silence apres unepareille crise; ce fanatisme stoique avec lequel il avait ose la conduiredans la grotte, et s'y livrer lui-meme aux charmes de la musique, toutcela etait horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusaitd'entrer dans son coeur. "Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Sedemandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pliassez profond pour me faire presumer un remords! N'a-t-il pas eu quelquesgouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne.Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'aLa ferocite. Et moi, qui avais tant desire d'inspirer un amour sansbornes! moi, qui regrettais si amerement d'avoir ete faiblement aimee!Voila donc l'amour que le ciel me reservait pour compensation!"Puis elle recommencait a chercher dans quel moment Albert avait puaccomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait etre pendantcette grave maladie qui l'avait rendue indifferente a toutes les chosesexterieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et delicatsqu'Albert lui avait prodigues, elle ne pouvait concilier les deux facesd'un etre si dissemblable a lui-meme et a tous les autres hommes.Perdue dans ces reveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante etd'un air preoccupe les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir enchemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup.Elle ne pensa meme pas a le quitter, pour rentrer seule au chateau etdissimuler le long tete-a-tete qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albertn'y songeat pas non plus, soit qu'il ne crut pas devoir feindre davantageavec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouverent al'entree du chateau face a face avec la chanoinesse. Consuelo (et sansdoute Albert aussi) vit pour la premiere fois la colere et le dedainenflammer les traits de cette femme, que la bonte de son coeur empechaitd'etre laide ordinairement, malgre sa maigreur et sa difformite."Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle a laPorporina d'une voix tremblante et saccadee par l'indignation. Nous etionsfort en peine du comte Albert. Son pere, qui n'a pas voulu dejeuner sanslui, desirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez juge apropos de lui faire oublier; et quant a vous, il y a dans le salon unpetit jeune homme qui se dit votre frere, et qui vous attend avec uneimpatience peu polie."Apres avoir dit ces paroles etranges, la pauvre Wenceslawa, effrayee deson courage, tourna le dos brusquement, et courut a sa chambre, ou elletoussa et pleura pendant plus d'une heure.LVII."Ma tante est dans une singuliere disposition d'esprit, dit Albert aConsuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demandepardon pour elle, mon amie; soyez sure qu'aujourd'hui meme elle changerade manieres et de langage.--Mon frere? dit Consuelo stupefaite de la nouvelle qu'on venait de luiannoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.--Je ne savais pas que vous eussiez un frere, reprit Albert, qui avaitete plus frappe de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute,c'est un bonheur pour vous de le revoir, chere Consuelo, et je merejouis....--Ne vous rejouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un tristepressentiment envahissait rapidement; c'est peut-etre un grand chagrinpour moi qui se prepare, et...."Elle s'arreta tremblante; car elle etait sur le point de lui demanderconseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et,n'osant ni accueillir ni eviter celui qui s'introduisait aupres d'elle ala faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya enpalissant contre la rampe, a la derniere marche du perron."Craignez-vous quelque facheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert,dont l'inquietude commencait a s'eveiller.--Je n'ai pas de famille," repondit Consuelo en s'efforcant de reprendresa marche.Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frere; une crainte vague l'enempecha. Mais en traversant la salle a manger, elle entendit crier sur leparquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long enlarge avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha dujeune comte, et lui pressa le bras en y enlacant le sien, comme pour serefugier dans son amour, a l'approche des souffrances qu'elle prevoyait.Albert, frappe de ce mouvement, sentit s'eveiller en lui des apprehensionsmortelles."N'entrez pas sans moi, lui dit-il a voix basse; je devine, a mespressentiments qui ne m'ont jamais trompe, que ce frere est votre ennemiet le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais etre force de hairquelqu'un!"Consuelo degagea son bras qu'Albert serrait etroitement contre sapoitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-etre concevoir une deces idees singulieres, une de ces implacables resolutions dont la mortpresumee de Zdenko etait un deplorable exemple pour elle."Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la piece voisine onpouvait deja l'entendre). Je n'ai rien a craindre du moment present; maissi l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours a vous."Albert ceda avec une mortelle repugnance. Craignant de manquer a ladelicatesse, il n'osait lui desobeir; mais il ne pouvait se resoudre as'eloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hesitation, referma lesdeux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne put ni voir ni entendrece qui allait se passer.Anzoleto (car c'etait lui; elle ne l'avait que trop bien devine a sonaudace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'etait prepare al'aborder effrontement par une embrassade fraternelle en presence destemoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pale, mais froide et severe, ilperdit tout son courage, et vint se jeter a ses pieds en balbutiant.Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il eprouvaitviolemment et reellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'iln'avait jamais cesse d'aimer malgre sa trahison. Il fondit en pleurs; et,comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit debaisers et de larmes le bord de son vetement. Consuelo ne s'etait pasattendue a le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le revait telqu'il s'etait montre la nuit de leur rupture, amer, ironique, meprisableet haissable entre tous les hommes. Ce matin meme, elle l'avait vu passeravec une demarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Etvoila qu'il etait a genoux, humilie, repentant, baigne de larmes, commedans les jours orageux de leurs reconciliations passionnees; plus beau quejamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porte, luiseyait a merveille, et le hale des chemins avait donne un caractere plusmale a ses traits admirables.Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle futforcee de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour sederober a la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto pritpour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensees vintbien vite gater l'elan naif de son premier transport. Anzoleto, en fuyantVenise et les degouts qu'il y avait eprouves en punition de ses fautes,n'avait pas eu d'autre pensee que celle de chercher fortune; mais en memetemps il avait toujours nourri le desir et l'esperance de retrouver sachere Consuelo. Un talent aussi eblouissant ne pouvait, selon lui, restercache bien longtemps, et nulle part il n'avait neglige de prendre desinformations, en faisant causer ses hoteliers, ses guides, ou lesvoyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouve despersonnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confesse soncoup de tete et sa fuite. Elles lui avaient conseille d'aller attendreplus loin de Venise que le comte Zustiniani eut oublie ou pardonne sonescapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donnedes lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passantdevant le chateau des Geants, Anzoleto n'avait pas songe a questionner songuide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'etant ralenti pourlaisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en luidemandant des details sur le pays et ses habitants. Naturellement le guidelui avait parle des seigneurs de Rudolstadt, de leur maniere de vivre, desbizarreries du comte Albert, dont la folie n'etait plus un secret pourpersonne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzelius lui avaitvouee tres-cordialement. Ce guide n'avait pas manque d'ajouter, pourcompleter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albertvenait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'epouser sanoble cousine la belle baronne Amelie de Rudolstadt, pour se coiffer d'uneaventuriere, mediocrement belle, dont tout le monde devenait amoureuxcependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voixextraordinaire.Ces deux circonstances etaient trop applicables a Consuelo pour que notrevoyageur ne demandat pas le nom de l'aventuriere; et en apprenant qu'elles'appelait Porporina, il ne douta plus de la verite. Il rebroussa chemina l'instant meme; et, apres avoir rapidement improvise le pretexte et letitre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce chateau si bien garde,il avait encore arrache quelques medisances a son guide. Le bavardage decet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo etait lamaitresse du jeune comte, en attendant qu'elle fut sa femme; car elleavait ensorcele, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chassercomme elle le meritait, on avait pour elle dans la maison des egards etdes soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amelie.Ces details stimulerent Anzoleto tout autant et peut-etre plus encore queson veritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupire apres leretour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien sentiqu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromispour longtemps son avenir musical; enfin il etait bien entraine vers ellepar un amour a la fois egoiste, profond, et invincible. Mais a tout celavint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo a un amantriche et noble, de l'arracher a un mariage brillant, et de faire dire,dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieuxaime courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et chatelaine.Il s'amusait donc a faire repeter a son guide que la Porporina regnait ensouveraine a Riesenburg, et il se complaisait dans l'esperance puerile defaire dire par ce meme homme a tous les voyageurs qui passeraient apreslui, qu'un beau garcon etranger etait entre au galop dans le manoirinhospitalier des Geants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE,et que, peu d'heures ou peu de jours apres, il en etait ressorti, enlevantla perle des cantatrices a tres-haut, tres-puissant seigneur le comte deRudolstadt.A cette idee, il enfoncait l'eperon dans le ventre de son cheval, et riaitde maniere a faire croire a son guide que le plus fou des deux n'etait pasle comte Albert.La chanoinesse le recut avec mefiance, mais n'osa point l'econduire, dansl'espoir qu'il allait peut-etre emmener sa pretendue soeur. Il appritd'elle que Consuelo etait a la promenade, et eut de l'humeur. On lui fitservir a dejeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenaitquelque peu l'italien, et n'entendit pas malice a dire qu'il avait vu lasignora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouverConsuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que sielle n'etait encore que l'honnete fiancee du fils de la maison, elleaurait l'attitude superbe d'une personne fiere de sa position; mais quesi elle etait deja sa maitresse, elle devait etre moins sure de son fait,et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gater ses affaires.Innocente, sa conquete etait difficile, partant plus glorieuse; corrompue,c'etait le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieud'entreprendre ou d'esperer.Anzoleto etait trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et del'inquietude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveuinspirait a la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, ilput croire que le guide avait ete mal informe; que la famille voyait aveccrainte et deplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventuriere, et quecelle-ci baisserait la tete devant son premier amant.Apres quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le tempsde faire bien des reflexions, et dont les moeurs n'etaient pas assezpures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certainqu'un aussi long tete-a-tete entre Consuelo et son rival attestait uneintimite sans reserve. Il en fut plus hardi, plus determine a l'attendresans se rebuter; et apres l'attendrissement irresistible que lui causa sonpremier aspect, il se crut certain, des qu'il la vit se troubler ettomber suffoquee sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se deliadonc bien vite. Il s'accusa de tout le passe, s'humilia hypocritement,pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en lespeignant plus poetiques que de degoutantes distractions ne lui avaientpermis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toutel'eloquence d'un Venitien et d'un comedien consomme.D'abord emue au son de sa voix, et plus effrayee de sa propre faiblesseque de la puissance de la seduction, Consuelo, qui depuis quatre moisavait fait, elle aussi, des reflexions, retrouva beaucoup de lucidite pourreconnaitre, dans ces protestations et dans cette eloquence passionnee,tout ce qu'elle avait entendu maintes fois a Venise dans les dernierstemps de leur malheureuse union. Elle fut blessee de voir qu'il avaitrepete les memes serments et les memes prieres, comme s'il ne se fut rienpasse depuis ces querelles ou elle etait si loin encore de pressentirl'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignee de tant d'audace, et de si beauxdiscours la ou il n'eut fallu que le silence de la honte et les larmes durepentir, elle coupa court a la declamation en se levant et en repondantavec froideur:"C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonne depuis longtemps, et je nevous en veux plus. L'indignation a fait place a la pitie, et l'oubli devos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plusrien a nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a faitinterrompre votre voyage pour vous reconcilier avec moi. Votre pardonvous etait accorde d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votrechemin.--Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'ecria Anzoletoveritablement effraye. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suitede me tuer. Non, jamais je ne me resoudrai a vivre sans toi. Je ne le peuxpas, Consuelo. Je l'ai essaye, et je sais que c'est inutile. La ou tu n'espas, il n'y a rien pour moi. Ma detestable ambition, ma miserable vanite,auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice,et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout;le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si delicieux (et oupourrais-tu en retrouver un semblable toi meme?) est toujours devant mesyeux; toutes les chimeres dont je veux m'entourer me causent le plusprofond degout. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise,de notre bateau, de nos etoiles, de nos chants interminables, de tesbonnes lecons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, ou j'ai dormiseul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimaispas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectee, meme durant tonsommeil, enferme tete a tete avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'aiete infame avec les autres, est-ce que je n'ai pas ete un ange aupres detoi? Et Dieu sait s'il m'en coutait! Oh! n'oublie donc pas tout cela!Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublie! Et moi, qui suis un ingrat, unmonstre, un lache, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'yveux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Maistu ne m'as jamais aime, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore,quoique je sois un demon.--Il est possible, repondit Consuelo, frappee de l'accent de verite quiavait accompagne ces paroles, que vous ayez un regret sincere de cebonheur perdu et souille par vous. C'est une punition que vous devezaccepter, et que je ne dois pas vous empecher de subir. Le bonheur vous acorrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez,et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon,oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien a expier ni areparer.--Ah! tu as un coeur de fer! s'ecria Anzoleto, surpris et offense detant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il estpossible que mon arrivee te gene, et que ma presence te pese. Je sais fortbien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour a l'ambition du ranget de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache a toi; et sije te perds, ce ne sera pas sans avoir lutte. Je te rappellerai le passe,et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains.Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mereexpirante, et que tu m'as renouveles cent fois sur sa tombe et dans leseglises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout pres l'unde l'autre, pour ecouter la belle musique et nous parler tout bas. Jerappellerai humblement a toi seule, prosterne devant toi, des choses quetu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur a nous deux! Jedirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils nesavent rien de toi; ils ne savent meme pas que tu as ete comedienne. Ehbien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albertretrouvera la raison pour te disputer a un comedien, ton ami, ton egal,ton fiance, ton amant. Ah! ne me pousse pas au desespoir, Consuelo!ou bien ....--Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, ditla jeune fille indignee. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vousremercie d'avoir leve le masque. Oui, graces au ciel, je n'aurai plus niregret ni pitie de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur,de bassesse dans votre caractere, et de haine dans votre amour. Allez,satisfaites votre depit. Vous me rendrez service; mais, a moins que vousne soyez aussi aguerri a la calomnie que vous l'etes a l'insulte, vous nepourrez rien dire de moi dont j'aie a rougir."En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allaitsortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de cevenerable vieillard, qui s'avancait d'un air affable et majestueux, apresavoir baise la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'etait elance pour retenircette derniere de gre ou de force, recula intimide, et perdit l'audace deson maintien.LVIII."Chere signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas faitun meilleur accueil a monsieur votre frere. J'avais defendu qu'onm'interrompit, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitees;et on m'a trop bien obei en me laissant ignorer l'arrivee d'un hote quiest pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison.Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant a Anzoleto, que jevois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimeePorporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps quivous sera agreable. Je presume qu'apres une longue separation vous avezbien des choses a vous dire, et bien de la joie a vous trouver ensemble.J'espere que vous ne craindrez pas d'etre indiscret, en goutant a loisirun bonheur que je partage."Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance a un inconnu.Depuis longtemps sa timidite s'etait evanouie aupres de la douce Consuelo;et, ce jour-la, son visage semblait eclaire d'un rayon de vie plusbrillant qu'a l'ordinaire, comme ceux que le soleil epanche sur l'horizona l'heure de son declin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte demajeste que la droiture et la serenite de l'ame refletent sur le frontd'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant lesgrands seigneurs; mais il les haissait et les raillait interieurement.Il n'avait eu que trop de sujets de les mepriser, dans le beau monde ouil avait vecu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore unedignite si bien portee et une politesse aussi cordiale que celles duvieux chatelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et serepentit presque d'avoir escroque par une imposture l'accueil paternelqu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le devoilat, endeclarant au comte qu'il n'etait pas son frere. Il sentait que dans cetinstant il n'eut pas ete en son pouvoir de payer d'effronterie et dechercher a se venger."Je suis bien touchee de la bonte de monsieur le comte, repondit Consueloapres un instant de reflexion; mais mon frere, qui en sent tout le prix,n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellenta Prague, et dans ce moment il vient de prendre conge de moi....--Cela est impossible! vous vous etes a peine vus un instant, dit lecomte.--Il a perdu plusieurs heures a m'attendre, reprit-elle, et maintenantses moments sont comptes. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant sonpretendu frere d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minutede plus ici."Cette froide insistance rendit a Anzoleto toute la hardiesse de soncaractere et tout l'aplomb de son role."Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable ... je veux dire a Dieu!dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chere soeur aussiprecipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucuneaffaire d'interet qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneurle comte me le permet si genereusement, j'accepte avec reconnaissance. Jereste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilatout.--C'est parler en jeune homme leger, repartit Consuelo offensee. Il y ades affaires ou l'honneur parle plus haut que l'interet....--C'est parler en frere, repliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours enreine, ma bonne petite soeur.--C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant lamain a Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettreau lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproche mon indolence;mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de laprecipitation que de la reflexion. Par exemple, ma chere Porporina,il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai unepriere a vous faire, et j'ai tarde jusqu'a present. Je crois que j'ai bienfait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heured'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivee demonsieur votre frere? Il me semble que cette heureuse circonstance estvenue tout a point, et peut-etre ne sera-t-il pas de trop dans laconference que je vous propose.--Je suis toujours et a toute heure aux ordres de votre seigneurie,repondit Consuelo. Quant a mon frere, c'est un enfant que je n'associe passans examen a mes affaires personnelles....--Je le sais bien, reprit effrontement Anzoleto; mais puisque monseigneurle comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la siennepour entrer dans la confidence.--Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient a vous et a moi,repondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prete a voussuivre dans votre appartement, et a vous ecouter avec respect.--Vous etes bien severe avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc etsi enjoue," dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto:"Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ceque j'ai a dire a votre soeur ne peut pas vous etre cache: et bientot,j'espere, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans laconfidence."Anzoleto eut l'impertinence de repondre a la gaiete expansive du vieillarden retenant sa main dans les siennes, comme s'il eut voulu s'attacher alui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas lebon gout de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pourepargner au comte la peine d'en sortir lui-meme. Quand il s'y trouva seul,il frappa du pied avec colere, craignant que cette jeune fille, devenuesi maitresse d'elle-meme, ne deconcertat tous ses plans et ne le fiteconduire en depit de son habilete. Il eut envie de se glisser dans lamaison, et d'aller ecouter a toutes les portes. Il sortit du salon dans cedessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans lesgaleries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer labelle architecture du chateau. Mais, a trois reprises differentes, il vitpasser a quelque distance un personnage vetu de noir, et singulierementgrave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'etaitAlbert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne leperdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute latete, et en observant la beaute serieuse de ses traits, comprit que, detoutes facons, il n'avait pas un rival aussi meprisable qu'il l'avaitd'abord pense, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc leparti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vastelocal, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin."Ma fille, dit le comte Christian a Consuelo, apres l'avoir conduite dansson cabinet et lui avoir avance un grand fauteuil de velours rouge acrepines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant a cote d'elle, j'ai avous demander une grace, et je ne sais pas encore de quel droit je vaisle faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatterque mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitie du noblePorpora, votre pere adoptif, vous donneront assez de confiance en moipour que vous consentiez a m'ouvrir votre coeur sans reserve?"Attendrie et cependant un peu effrayee de ce debut, Consuelo porta a seslevres la main du vieillard, et lui repondit avec effusion:"Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme sij'avais l'honneur de vous avoir pour mon pere, et je puis repondre sanscrainte et sans detour a toutes vos questions, en ce qui me concernepersonnellement."--Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chere fille, et je vousremercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme jevous crois incapable d'y manquer.--Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.--Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosite naive etencourageante, comment vous nommez-vous?--Je n'ai pas de nom, repondit Consuelo sans hesiter; ma mere n'en portaitpas d'autre que celui de Rosmunda. Au bapteme, je fus appelee Marie deConsolation: je n'ai jamais connu mon pere.--Mais vous savez son nom?--Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui.--Maitre Porpora vous a-t-il adoptee? Vous a-t-il donne son nom par unacte legal?--Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-la ne se font pas, et nesont pas necessaires. Mon genereux maitre ne possede rien, et n'a rien aleguer. Quant a son nom, il est fort inutile a ma position dans le mondeque je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie parquelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai recu un honneurdont j'etais indigne."Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant lamain de Consuelo:"La noble franchise avec laquelle vous me repondez me donne encore uneplus haute idee de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandeces details pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance etvotre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque repugnance a direla verite, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un greinfini, et vous trouve plus noble par votre caractere que nous ne lesommes, nous autres, par nos titres."Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admiraitqu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cettesurprise un reste de prejuge d'autant plus tenace que Christian s'endefendait plus noblement. Il etait evident qu'il combattait ce prejugeen lui-meme, et qu'il voulait le vaincre."Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus delicateencore, ma chere enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pourexcuser ma temerite.--Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je repondrai a tout avec aussipeu d'embarras.--Eh bien, mon enfant ... vous n'etes pas mariee?--Non, monseigneur, que je sache.--Et ... vous n'etes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants?--Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, repondit Consuelo quieut fort envie de rire, ne sachant ou le comte voulait en venir.--Enfin, reprit-il, vous n'avez engage votre foi a personne, vous etesparfaitement libre?--Pardon, monseigneur; j'avais engage ma foi, avec le consentement et memed'apres l'ordre de ma mere mourante, a un jeune garcon que j'aimais depuisl'enfance, et dont j'ai ete la fiancee jusqu'au moment ou j'ai quitteVenise.--Ainsi donc, vous etes engagee? dit le comte avec un singulier melange dechagrin et de satisfaction.--Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, repondit Consuelo. Celuique j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitte pour toujours.--Ainsi, vous l'avez aime? dit le comte apres une pause.--De toute mon ame, il est vrai.--Et ... peut-etre que vous l'aimez encore?...--Non, monseigneur, cela est impossible.--Vous n'auriez aucun plaisir a le revoir?--Sa vue ferait mon supplice.--Et vous n'avez jamais permis ... il n'aurait pas ose ... Mais vous direzque je deviens offensant et que j'en veux trop savoir!--Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelee a meconfesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettraia meme de savoir, a un iota pres, si je la merite ou non. Il s'est permisbien des choses, mais il n'a ose que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avonssouvent bu dans la meme tasse, et repose sur le meme banc. Il a dormi dansma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillee pendant quej'etais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous etions toujoursseuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respectionsl'un l'autre. J'avais jure a ma mere d'etre ce qu'on appelle une fillesage. J'ai tenu parole, si c'est etre sage que de croire a un homme quidoit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, aqui ne merite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'etre monfrere, sans devenir mon mari, que j'ai commence a me defendre. C'estlorsqu'il m'a ete infidele que je me suis applaudie de m'etre biendefendue. Il ne tient qu'a cet homme sans honneur de se vanter ducontraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fillecomme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage.Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai jurea ma mere d'etre chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'onpensera de moi. Je n'ai pas de famille a faire rougir, pas de freres, pasde cousins a faire battre pour moi....--Pas de freres? Vous en avez un!"Consuelo se sentit prete a confier au vieux comte toute la verite sousle sceau du secret. Mais elle craignit d'etre lache en cherchant horsd'elle-meme un refuge contre celui qui l'avait menacee lachement. Ellepensa qu'elle seule devait avoir la fermete de se defendre et de sedelivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la generosite de son coeur reculadevant l'idee de faire chasser par son hote l'homme qu'elle avait sireligieusement aime. Quelque politesse que le comte Christian dut savoirmettre a econduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle nese sentit pas le courage de le soumettre a une si grande humiliation. Ellerepondit donc a la question du vieillard, qu'elle regardait son frerecomme un ecervele, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement quecomme un enfant."Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte.--C'est peut-etre un mauvais sujet, repondit-elle. J'ai avec lui le moinsde rapports possible; nos caracteres et notre maniere de voir sonttres-differents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'etais pas fortpressee de le retenir ici.--Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine dejugement. Maintenant que vous m'avez tout confie avec un si nobleabandon....--Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce quime concerne, car vous ne me l'avez pas demande. J'ignore le motif del'interet que vous daignez prendre aujourd'hui a mon existence. Je presumeque quelqu'un a parle de moi ici d'une maniere plus ou moins defavorable,et que vous voulez savoir si ma presence ne deshonore pas votre maison.Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogee que sur des chosestres-superficielles, j'aurais cru manquer a la modestie qui convienta mon role en vous entretenant de moi sans votre permission; maispuisque vous paraissez vouloir me connaitre a fond, je dois vous direune circonstance qui me fera peut-etre du tort dans votre esprit.Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent presume (etquoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse a embrasserla carriere du theatre; mais encore il est avere que j'ai debute a Venise,a la saison derniere, sous le nom de Consuelo ... On m'avait surnommee laZingarella, et tout Venise connait ma figure et ma voix.--Attendez donc! s'ecria le comte, tout etourdi de cette nouvellerevelation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit aVenise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mentionPlusieurs fois avec de si pompeux eloges? La plus belle voix, le plus beautalent qui, de memoire d'homme, se soit revele....--Sur le theatre de San-Samuel, monseigneur. Ces eloges sont sans doutebien exageres; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cettememe Consuelo, que j'ai chante dans plusieurs operas, que je suis actrice,en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant sije merite de conserver votre bienveillance.Voila des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comteabsorbe dans ses reflexions. Avez-vous dit tout cela ici a ... a quelqueautre que moi, mon enfant?--J'ai a peu pres tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je nesois pas entree dans les details que vous venez d'entendre.--Ainsi, Albert connait votre extraction, votre ancien amour, votreprofession?--Oui, monseigneur.--C'est bien, ma chere signora. Je ne puis trop vous remercier del'admirable loyaute de votre conduite a notre egard, et je vous prometsque vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo...(oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donne des lecommencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de merecueillir un peu. Je me sens fort emu. Nous avons encore bien des chosesa nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu detrouble a l'approche d'une decision aussi grave. Faites-moi la grace dem'attendre ici un instant."Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, a travers les portesdorees garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avecferveur.En proie a une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suited'un entretien qui s'annoncait avec tant de solennite. D'abord, elle avaitpense qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son depit, avait deja fait ce dontil l'avait menacee; qu'il avait cause avec le chapelain ou avec Hanz, etque la maniere dont il avait parle d'elle avait eleve de graves scrupulesdans l'esprit de ses hotes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre,et jusque-la son maintien et ses discours annoncaient un redoublementd'affection plutot que l'invasion de la defiance. D'ailleurs, la franchisede ses reponses l'avait frappe comme auraient pu faire des revelationsinattendues; la derniere surtout avait ete un coup de foudre. Etmaintenant il priait, il demandait a Dieu de l'eclairer ou de le soutenirdans l'accomplissement d'une grande resolution. "Va-t-il me prier departir avec mon frere? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle.Ah! que Dieu me preserve de cet outrage! Mais non! cet homme est tropdelicat, trop bon pour songer a m'humilier. Que voulait-il donc me dired'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenadeavec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai meritepeut-etre, et j'accepterai le sermon, ne pouvant repondre avec sinceriteaux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici unerude journee; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plusdisputer la palme du chant aux jalouses maitresses d'Anzoleto. Je me sensla poitrine en feu et la gorge dessechee."Le comte Christian revint bientot vers elle. Il etait calme, et sa palefigure portait le temoignage d'une victoire remportee en vue d'une nobleintention."Ma fille, dit-il a Consuelo en se rasseyant aupres d'elle, apres l'avoirforcee de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui ceder, et surlequel elle tronait malgre elle d'un air craintif: il est temps que jereponde par ma franchise a celle que vous m'avez temoignee. Consuelo, monfils vous aime."Consuelo rougit et palit tour a tour. Elle essaya de repondre. Christianl'interrompit."Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas ledroit, et vous n'auriez peut-etre pas celui d'y repondre; car je sais quevous n'avez encourage en aucune facon les esperances d'Albert. Il m'a toutdit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus.--Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avecl'expression de la plus candide fierte. Le comte Albert a du vous dire,monseigneur....--Que vous aviez repousse toute idee d'union avec lui.--Je le devais. Je savais les usages et les idees du monde; je savais queje n'etais pas faite pour etre la femme du comte Albert, par la seuleraison que je ne m'estime l'inferieure de personne devant Dieu, et que jene voudrais recevoir de grace et de faveur de qui que ce soit devant leshommes.--Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagere, siAlbert n'eut dependu que de lui-meme; mais dans la croyance ou vous etiezque je n'approuverais jamais une telle union, vous avez du repondre commevous l'avez fait.--Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends lereste, et je vous supplie de m'epargner l'humiliation que je redoutais.Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais deja quittee si j'avaiscru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comteAlbert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'auraissouhaite. Puisque vous savez ce qu'il ne m'etait pas permis de vousreveler, vous pourrez veiller sur lui, empecher les consequences de cetteseparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'a moi. Si jeme le suis arroge indiscretement, c'est une faute que Dieu me pardonnera;car il sait quelle purete de sentiments m'a guidee en tout ceci.--Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parle a ma conscience commeAlbert avait parle a mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et nevous hatez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vousordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier a mains jointes d'yrester toute votre vie, que je vous ai demande de m'ecouter.--Toute ma vie! repeta Consuelo en retombant sur son siege, partagee entrele bien que lui faisait cette reparation a sa dignite et l'effroi que luicausait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas ace qu'elle me fait l'honneur de me dire.--J'y ai beaucoup songe ma fille, repondit le comte avec un souriremelancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vousaime eperdument, vous avez tout pouvoir sur son ame. C'est vous qui mel'avez rendu, vous qui avez ete le chercher dans un endroit mysterieuxqu'il ne veut pas me faire connaitre, mais ou nulle autre qu'une mere ouune sainte, m'a-t-il dit, n'eut ose penetrer. C'est vous qui avez risquevotre vie pour le sauver de l'isolement et du delire ou il se consumait.C'est grace a vous qu'il a cesse de nous causer, par ses absences,d'affreuses inquietudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la sante,la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvreenfant etait fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passepresque toute la nuit a causer ensemble, et il m'a montre une sagessesuperieure a la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui cematin. Je l'avais donc autorise a vous demander ce que vous n'avez pasvoulu ecouter.... Vous aviez peur de moi, chere Consuelo! Vous pensiez quele vieux Rudolstadt, encroute dans ses prejuges nobiliaires, aurait hontede vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadta eu de l'orgueil et des prejuges sans doute; il en a peut-etre encore, ilne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'eland'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu sondernier, son seul enfant!"En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dansles siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.LIX.Consuelo fut vivement attendrie d'une demonstration qui la rehabilitait ases propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'a ce moment, elleavait eu souvent la crainte de s'etre imprudemment livree a sa generositeet a son courage; maintenant elle en recevait la sanction et larecompense. Ses larmes de joie se melerent a celles du vieillard, etils resterent longtemps trop emus l'un et l'autre pour continuer laconversation.Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui etaitfaite, et le comte, croyant s'etre assez explique, regardait son silenceet ses pleurs comme des signes d'adhesion et de reconnaissance."Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils a vos pieds, afin qu'il joigneses benedictions aux miennes en apprenant l'etendue de son bonheur.--Arretez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cetteprecipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vousapprouvez l'affection que le comte Albert m'a temoignee et le devouementque j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que jene la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager a consacrer toute mavie a une amitie d'une nature si delicate? Je vois bien que vous comptezsur le temps et sur ma raison pour maintenir la sante morale de votrenoble fils, et pour calmer la vivacite de son attachement pour moi. Maisj'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand memece ne serait pas une intimite dangereuse pour un homme aussi exalte, je nesuis pas libre de consacrer mes jours a cette tache glorieuse. Je nem'appartiens pas!--O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ouvous m'avez trompe en me disant que vous etiez libre, que vous n'aviez niattachement de coeur, ni engagement, ni famille?--Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupefaite, j'ai un but, unevocation, un etat. J'appartiens a l'art auquel je me suis consacree desmon enfance.--Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au theatre?--Cela, je l'ignore, et j'ai dit la verite en affirmant que mon desir nem'y portait pas. Je n'ai encore eprouve que d'horribles souffrances danscette carriere orageuse; mais je sens pourtant que je serais temeraire sije m'engageais a y renoncer. C'a ete ma destinee, et peut-etre ne peut-onpas se soustraire a l'avenir qu'on s'est trace. Que je remonte sur lesplanches, ou que je donne des lecons et des concerts, je suis, je doisetre cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? ou trouverais-je del'independance? a quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avidede ce genre d'emotion?--O Consuelo, Consuelo! s'ecria le comte Christian avec douleur, tout ceque vous dites la est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, etje vois maintenant que vous ne l'aimez pas!--Et si je venais a l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pourrenoncer a moi-meme, que diriez-vous, monseigneur? s'ecria a son tourConsuelo impatientee. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible aUne femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous medemandez de rester toujours avec lui?--Eh quoi! me suis-je si mal explique, ou me jugez-vous insense, chereConsuelo? Ne vous ai-je pas demande votre coeur et votre main pour monfils? N'ai-je pas mis a vos pieds une alliance legitime et certainementhonorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans lebonheur de partager sa vie un dedommagement a la perte de votre gloire etde vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez commeimpossible de renoncer a ce que vous appelez votre destinee!"Cette explication avait ete tardive, a l'insu meme du bon Christian. Cen'etait pas sans un melange de terreur et de mortelle repugnance que levieux seigneur avait sacrifie au bonheur de son fils toutes les idees desa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, apres une longue etpenible lutte avec Albert et avec lui-meme, il avait consomme lesacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait puarriver sans effort de son coeur a ses levres.Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment ou Christian parutrenoncer a la faire consentir a ce mariage, il y eut certainement sur levisage du vieillard une expression de joie involontaire, melee a celled'une etrange consternation.En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierte peut-etre unpeu trop personnelle lui inspira de l'eloignement pour le parti qu'on luiproposait."Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encoreetourdie d'une offre si etrange. Vous consentiriez a m'appeler votrefille, a me faire porter votre nom, a me presenter a vos parents, a vosamis?... Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votrefils doit vous aimer!--Si vous trouvez en cela une generosite si grande, Consuelo, c'est quevotre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vousparait pas digne!--Monseigneur, dit Consuelo apres s'etre recueillie en cachant son visagedans ses mains, je crois rever. Mon orgueil se reveille malgre moi al'idee des humiliations dont ma vie serait abreuvee si j'osais accepter lesacrifice que votre amour paternel vous suggere.--Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le pere et le fils vouscouvriraient de l'egide du mariage et de la famille?--Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mere veritable,verrait-elle cela sans rougir?--Elle-meme viendra joindre ses prieres aux notres, si vous promettez devous laisser flechir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humainenature ne comporte. Un amant, un pere, peuvent subir l'humiliation et ladouleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude dusucces, nous l'amenerons dans vos bras, ma fille.-Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc ditque je l'aimais?--Non! repondit le comte, frappe d'une reminiscence subite. Albert m'avaitdit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a repete cent fois;mais moi, je n'ai pu le croire. Votre reserve me paraissait assez fondeesur votre droiture et votre delicatesse. Mais je pensais qu'en vousdelivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous luiaviez refuse.--Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui?--Un seul mot: "Essayez, mon pere; c'est le seul moyen de savoir si c'estla fierte ou l'eloignement qui me ferment son coeur."--Helas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que jel'ignore moi-meme?--Je penserai que c'est l'eloignement, ma chere Consuelo. Ah! mon fils,mon pauvre fils! Quelle affreuse destinee est la sienne! Ne pouvoir etreaime de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-etre jamais aimer!Ce dernier malheur nous manquait.--O mon Dieu! vous devez me hair, monseigneur! Vous ne comprenez pas quema fierte resiste quand vous immolez la votre. La fierte d'une fille commemoi vous parait bien moins fondee; et pourtant croyez que dans mon coeuril y a un combat aussi violent a cette heure que celui dont vous aveztriomphe vous-meme.--Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu lapudeur, la droiture et le desinteressement, pour ne pas apprecier lafierte fondee sur de tels tresors. Mais ce que l'amour paternel a suvaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je penseque l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vied'Albert, la votre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contreles prejuges du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps etbeaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dansnotre mutuelle tendresse, dans le temoignage de notre conscience, et dansles fruits de notre devouement, de quoi nous rendre plus forts que tout cemonde ensemble? Un grand amour fait paraitre legers ces maux qui voussemblent trop lourds pour vous-meme et pour nous. Mais ce grand amour,vous le cherchez, eperdue et craintive, au fond de votre ame; et vous nel'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas.--Eh bien, oui, la question est la, la tout entiere, dit Consuelo en posantfortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussij'avais des prejuges; votre exemple me prouve que c'est un devoir pourmoi de les fouler aux pieds, et d'etre aussi grande, aussi heroique quevous! Ne parlons donc plus de mes repugnances, de ma fausse honte. Neparlons meme plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant unprofond soupir. Cela meme je saurai l'abjurer si ... si j'aime Albert! Carvoila ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suiscent fois demande a moi-meme, mais jamais avec la securite que pouvaitseule me donner votre adhesion. Comment aurais-je pu m'interrogerserieusement, lorsque cette question meme etait a mes yeux une folie et uncrime? A present, il me semble que je pourrai me connaitre et me decider.Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si cedevouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornesque m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette dominationetrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou del'admiration. Car j'eprouve tout cela, monseigneur, et tout cela estcombattu en moi par une terreur indefinissable, par une tristesseprofonde, et, je vous dirai tout, o mon noble ami! par le souvenird'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui neressemblait en rien a celui-ci.--Etrange et noble fille! repondit Christian avec attendrissement; quede sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idees! Vousressemblez sous bien des rapports a mon pauvre Albert, et l'incertitudeagitee de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, ettriste Wanda!... O Consuelo! vous reveillez en moi un souvenir bien tendreet bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irresolutions, triomphezde ces repugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'ame, par compassion;par l'effort d'une charite pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vousadore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-etre, vous devra sonsalut, et vous fera meriter les recompenses celestes! Mais vous m'avezrappele sa mere, sa mere qui s'etait donnee a moi par devoir et paramitie! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, debonnaire ettimide, l'enthousiasme qui brulait son imagination. Elle fut fidele etgenereuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Helas! sonaffection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil etmon remords. Elle est morte a la peine, et mon coeur s'est brise pourjamais. Et maintenant, si je suis un etre nul, efface, mort avant d'etreenseveli, ne vous en etonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nuln'a compris, ce que je n'ai dit a personne, et ce que je vous confesse entremblant. Ah! plutot que de vous engager a faire un pareil sacrifice, etplutot que de pousser Albert a l'accepter, que mes yeux se ferment dans ladouleur, et que mon fils succombe tout de suite a sa destinee! Je saistrop ce qu'il en coute pour vouloir forcer la nature et combattrel'insatiable besoin des ames! Prenez donc du temps pour reflechir, mafille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrinegonflee de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de pere.Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, prepare parl'inquietude, ne sera pas foudroye, comme il l'eut ete aujourd'hui parcette affreuse nouvelle."Ils se separerent apres cette convention; et Consuelo, se glissant dansles galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer danssa chambre, epuisee d'emotions et de lassitude.Elle essaya d'abord d'arriver au calme necessaire, en tachant de prendreun peu de repos. Elle se sentait brisee; et, se jetant sur son lit, elletomba bientot dans une sorte d'accablement plus penible que reparateur.Elle eut voulu s'endormir avec la pensee d'Albert, afin de la murir enelle durant ces mysterieuses manifestations du sommeil, ou nous croyonstrouver quelquefois le sens prophetique des choses qui nous preoccupent.Mais les reves entrecoupes qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenerentsans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'etait toujoursVenise, c'etait toujours la Corte-Minelli; c'etait toujours son premieramour, calme, riant et poetique. Et chaque fois qu'elle s'eveillait, lesouvenir d'Albert venait se lier a celui de la grotte sinistre ou le sondu violon, decuple par les echos de la solitude, evoquait les morts, etpleurait sur la tombe a peine fermee de Zdenko. A cette idee, la peur etla tristesse fermaient son coeur aux elans de l'affection. L'avenir qu'onlui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides tenebres et desvisions sanglantes, tandis que le passe, radieux et fecond, elargissait sapoitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en revant cepasse, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir lanature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cettevoix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un rale de mort dans lesabimes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la cavernerevenaient a sa memoire.Ces reveries vagues la fatiguerent tellement qu'elle se leva pour leschasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait lediner dans une demi-heure, elle se mit a sa toilette, tout en continuant ase preoccuper des memes idees. Mais, chose etrange! Pour la premiere foisde sa vie, elle fut plus attentive a son miroir, et plus occupee de sacoiffure, et de son ajustement, que des affaires serieuses dont ellecherchait la solution. Malgre elle, elle se faisait belle et desirait del'etre. Et ce n'etait pas pour eveiller les desirs et la jalousie de deuxamants rivaux, qu'elle sentait cet irresistible mouvement de coquetterie;elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'a un seul. Albert ne lui avaitjamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il lacroyait plus belle peut-etre qu'elle n'etait reellement; mais ses penseesetaient si elevees et son amour si grand, qu'il eut craint de la profaneren la regardant avec les yeux enivres d'un amant ou la satisfactionscrutatrice d'un artiste. Elle etait toujours pour lui enveloppee d'unnuage que son regard n'osait percer, et que sa pensee entourait encored'une aureole eblouissante. Qu'elle fut plus ou moins bien, il la voyaittoujours la meme. Il l'avait vue livide, decharnee, fletrie, se debattantcontre la mort, et plus semblable a un spectre qu'a une femme. Il avaitalors cherche dans ses traits, avec attention et anxiete, les symptomesplus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elleavait eu des moments de laideur, si elle avait pu etre un objet d'effroiet de degout. Et lorsqu'elle avait repris l'eclat de la jeunesse etl'expression de la vie, il ne s'etait pas apercu qu'elle eut perdu ougagne en beaute. Elle etait pour lui, dans la vie comme dans la mort,l'ideal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beauteunique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pense a lui, ens'arrangeant devant son miroir.Mais quelle difference de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux ill'avait regardee, jugee et detaillee dans son imagination, le jour ou ils'etait demande si elle n'etait pas laide! Comme il lui avait tenu comptedes moindres graces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avaitfaits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied,sa demarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plisque formait son vetement! Et avec quelle vivacite ardente il l'avaitlouee! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplee! La chastefille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur.Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle lesressentait presque aussi violents, a l'idee de reparaitre devant ses yeux.Elle s'impatientait contre elle-meme, rougissait de honte et de depit,s'efforcait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait lacoiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient a Anzoleto. Helas!helas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette futfinie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'a lui, et que le bonheurpasse exerce sur moi un pouvoir plus entrainant que le mepris present etles promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui ilne m'offre que terreur et desespoir. Mais que serait-ce donc avec lui?Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir,Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'ame d'Anzoleto est aJamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie seraitempoisonnee a toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et leregret?En s'interrogeant a cet egard avec severite, Consuelo reconnut qu'elle nese faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrete emotionde desir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le present, elle leredoutait et le haissait presque dans un avenir ou sa perversite nepouvait qu'augmenter; mais dans le passe elle le cherissait a un tel pointque son ame et sa vie ne pouvaient s'en detacher. Il etait desormaisdevant elle comme un portrait qui lui rappelait un etre adore et des joursde delices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel epoux pourregarder l'image du premier, elle sentait que le mort etait plus vivantque l'autre dans son coeur.LX.Consuelo avait trop de jugement et d'elevation dans l'esprit pour ne passavoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus nobleet le plus precieux, etait sans aucune comparaison possible celuid'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abordavoir triomphe de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblaitpenetrer jusqu'au fond de son ame, la pression lente et forte de sa mainloyale, lui firent comprendre qu'il savait le resultat de son entretienavec Christian, et qu'il attendait son arret avec soumission etreconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'esperait,et cette irresolution lui etait douce aupres de ce qu'il avait craint,tant il etait eloigne de l'outrecuidante fatuite d'Anzoleto. Ce dernier,au contraire, s'etait arme de toute sa resolution. Devinant a peu pres cequi se passait autour de lui, il s'etait determine a combattre pied apied, dut-on le pousser par les epaules hors de la maison. Son attitudedegagee, son regard ironique et hardi, causerent a Consuelo le plusprofond degout; et lorsqu'il s'approcha effrontement pour lui offrir lamain, elle detourna la tete, et prit celle que lui tendait Albert pour seplacer a table.Comme a l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo,Et le vieux Christian la fit mettre a sa gauche, a la place qu'occupaitautrefois Amelie, et qu'elle avait toujours occupee depuis. Mais, au lieudu chapelain qui etait en possession de la gauche de Consuelo, lachanoinesse invita le pretendu frere a se mettre entre eux; de sorte queles epigrammes ameres d'Anzoleto purent arriver a voix basse a l'oreillede la jeune fille, et que ses irreverentes saillies purent scandalisercomme il le souhaitait le vieux pretre, qu'il avait deja entrepris.Le plan d'Anzoleto etait bien simple. Il voulait se rendre odieux etinsupportable a ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariageprojete, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et sesparoles deplacees, la plus mauvaise idee de l'entourage et de la parentede Consuelo. "Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront _le frere_ queje vais leur servir."Anzoleto, chanteur incomplet et tragedien mediocre, avait les instinctsd'un bon comique. Il avait deja bien assez vu le monde pour savoir prendrepar imitation les manieres elegantes et le langage agreable de la bonnecompagnie; mais ce role n'eut servi qu'a reconcilier la chanoinesse avecla basse extraction de la fiancee, et il prit le genre oppose avecd'autant plus de facilite qu'il lui etait plus naturel. S'etant bienassure que Wenceslawa, en depit de son obstination a ne parler quel'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdaitpas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit a babiller a tort eta travers, a feter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas leseffets, aguerri qu'il etait de longue main contre les boissons les pluscapiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influencespour se donner l'air d'un ivrogne invetere.Son projet reussit a merveille. Le comte Christian, apres avoir ri d'abordavec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientot plus qu'aveceffort, et eut besoin de toute son urbanite seigneuriale, de toute sonaffection paternelle, pour ne pas remettre a sa place le deplaisant futurbeau-frere de son noble fils. Le chapelain, indigne, bondit plusieurs foissur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient ades exorcismes. Sa refection en fut horriblement troublee, et de sa vie ilne digera plus tristement. La chanoinesse ecouta toutes les impertinencesde son hote avec un mepris contenu et une assez maligne satisfaction. Achaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frere, comme pourle prendre a temoin; et le bon Christian baissait la tete, en s'efforcantde distraire, par une reflexion assez maladroite, l'attention desauditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert etaitimpassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeuxconvive.La plus cruellement oppressee de toutes ces personnes etait sans contreditla pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracte, dansune vie de debauche, ces manieres echevelees, et ce tour d'esprit cyniquequ'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais ete ainsi devantelle. Elle en fut si revoltee et si consternee qu'elle faillit quitter latable. Mais lorsqu'elle s'apercut que c'etait une ruse de guerre, elleretrouva le sang-froid qui convenait a son innocence et a sa dignite. Ellene s'etait pas immiscee dans les secrets et dans les affections de cettefamille, pour conquerir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rangn'avait pas flatte un instant son ambition, et elle se sentait bien fortede sa conscience contre les secretes inculpations de la chanoinesse. Ellesavait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son pereetaient au-dessus d'une si miserable epreuve. Le mepris que lui inspiraitAnzoleto, lache et mechant dans sa vengeance, la rendait plus forteencore. Ses yeux rencontrerent une seule fois ceux d'Albert, et ils secomprirent. Consuelo disait: _Oui_, et Albert repondait: _Malgre tout!_"Ce n'est pas fait! dit tout bas a Consuelo Anzoleto, qui avait surpris etcommente ce regard.--Vous me faites beaucoup de bien, lui repondit Consuelo, et je vousremercie."Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semblecompose que de voyelles, et ou l'ellipse est si frequente que les Italiensde Rome et de Florence ont eux-memes quelque peine a le comprendre a lapremiere audition."Je concois que tu me detestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et quetu te crois sure de me hair toujours. Mais tu ne m'echapperas pas pourcela.--Vous vous etes devoile trop tot, dit Consuelo.--Mais non trop tard, reprit Anzoleto.--Allons, _padre mio benedetto_,dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de manierea lui faire verser sur son rabat la moitie du vin qu'il portait a seslevres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bienau corps et a l'ame que celui de la sainte messe!--Seigneur comte, dit-ilau vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez la en reserve,du cote de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme lesoleil. Je suis sur que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'ilcontient, je serais change en demi-dieu.--Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigrechargee de bagues sur le col taillade du flacon: le vin des vieillardsferme quelquefois la bouche aux jeunes gens.--Tu enrages a en etre jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clairitalien a Consuelo, de maniere a etre entendu de tout le monde. Tu merappelles la _Diavolessa_ de Galuppi, que tu as si bien jouee a Venisel'an dernier.--Ah ca, seigneur comte, pretendez-vous garder bien longtempsici ma soeur dans votre cage doree, doublee de soie? C'est un oiseauchanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perdbientot ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le concois; mais ce bonpublic qu'elle a frappe de vertige la redemande a grands cris la-bas. Etquant a moi, vous me donneriez votre nom, votre chateau; tout le vin devotre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marche, que je nevoudrais pas renoncer a mes quinquets, a mon cothurne, et a mes roulades.--Vous etes donc comedien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dedainsec et froid.--Comedien, baladin pour vous servir, _illustrissima_, repondit Anzoletosans se deconcerter.--A-t-il du talent? demanda le vieux Christian a Consuelo avec unetranquillite pleine de douceur et de bienveillance.--Aucun, repondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitie.--Si cela est, tu t'accuses toi-meme, dit Anzoleto; car je suis ton eleve.J'espere pourtant, continua-t-il en venitien, que j'en aurai assez pourbrouiller tes cartes.--C'est a vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le memedialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le votre perdraplus a tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres.--Je suis bien aise de voir que tu acceptes le defi. A l'oeuvre donc, mabelle guerriere! Vous avez beau baisser la visiere de votre casque, jevois le depit et la crainte briller dans vos yeux.--Helas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin a cause de vous. Jecroyais pouvoir oublier que je vous dois du mepris, et vous prenez a tachede me le rappeler.--Le mepris et l'amour vont souvent fort bien ensemble.--Dans les ames viles.--Dans les ames les plus fieres; cela s'est vu et se verra toujours."Tout le diner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, quiparaissait determinee a se divertir de l'insolence d'Anzoleto, priacelui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, apresavoir promene vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecingemissant, il entonna une des chansons energiques dont il rechauffait lespetits soupers de Zustiniani. Les paroles etaient lestes. La chanoinessene les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les debitait.Le comte Christian ne put s'empecher d'etre frappe de la belle voix etDe la prodigieuse facilite du chanteur. Il s'abandonna avec naivete auplaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demandaun second. Albert, assis aupres de Consuelo, paraissait absolument sourd,et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du depit, et qu'il sesentait enfin prime en quelque chose. Il oublia que son dessein etaitde faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyantd'ailleurs que, soit innocence de ses hotes, soit ignorance du dialecte,c'etait peine perdue, il se livra du besoin d'etre admire, en chantantpour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir a Consuelo qu'ilavait fait des progres. Il avait gagne effectivement dans l'ordre depuissance qui lui etait assigne. Sa voix avait perdu deja peut-etre sapremiere fraicheur, l'orgie en avait efface le veloute de la jeunesse;mais il etait devenu plus maitre de ses effets, et plus habile dans l'artde vaincre les difficultes vers lesquelles son gout et son instinct leportaient toujours. Il chanta bien, et recut beaucoup d'eloges du comteChristian, de la chanoinesse, et meme du chapelain, qui aimait beaucouples _traits_, et qui croyait la maniere de Consuelo trop simple et tropnaturelle pour etre savante."Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte a cette derniere;vous etes trop severe ou trop modeste pour votre eleve. Il en a beaucoup,et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous."Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoletol'humiliation que sa maniere d'etre avait causee a sa pretendue soeur.Il insista donc beaucoup sur le merite du chanteur, et celui-ci, quiaimait trop a briller pour ne pas etre deja fatigue de son vilain role,se remit au clavecin apres avoir remarque que le comte Albert devenait deplus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longsmorceaux de musique, demanda une autre chanson venitienne; et cette foisAnzoleto en choisit une qui etait d'un meilleur gout. Il savait que lesairs populaires etaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait paselle-meme l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussicaracterisee que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.Il contrefaisait avec tant de grace et de charme, tantot la maniere rudeet franche des pecheurs de l'Istrie, tantot le laisser-aller spirituelet nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il etait impossible de nepas le regarder et l'ecouter avec un vif interet. Sa belle figure, mobileet penetrante, prenait tantot l'expression grave et fiere, tantotl'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais goutcoquet de sa toilette, qui sentait son venitien d'une lieue, ajoutaitencore a l'illusion, et servait a ses avantages personnels, au lieu deleur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientot forceede jouer l'indifference et la preoccupation. L'emotion la gagnait de plusen plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venisetout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaiete, son innocent amour, etsa fierte enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traitsenjoues qui faisaient rire les autres penetraient son coeur d'unattendrissement profond.Apres les chansons, le comte Christian demanda des cantiques."Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante a Venise;mais ils sont a deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veutpas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries."On pria aussitot Consuelo de chanter. Elle s'en defendit longtemps,quoiqu'elle en eprouvat une vive tentation. Enfin, cedant aux instancesde ce bon Christian, qui s'evertuait a la reconcilier avec son frere ense montrant tout reconcilie lui-meme, elle s'assit aupres d'Anzoleto, etcommenca en tremblant un de ces longs cantiques a deux parties, divisesen strophes de trois vers, que l'on entend a Venise, dans les temps dedevotion, durant des nuits entieres, autour de toutes les madones descarrefours. Leur rhythme est plutot anime que triste; mais, dans lamonotonie de leur refrain et dans la poesie de leurs paroles, empreintesd'une piete un peu paienne, il y a une melancolie suave qui vous gagnepeu a peu et finit par vous envahir.Consuelo les chanta d'une voix douce et voilee, a l'imitation des femmesde Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunesgens du pays. Il improvisa en meme temps sur le clavecin un accompagnementfaible, continu, et frais, qui rappela a sa compagne le murmure de l'eausur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut aVenise, au milieu d'une belle nuit d'ete, seule au pied d'une de cesChapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'eclaireune lampe vacillante refletee dans les eaux legerement ridees du canal:Oh! quelle difference entre l'emotion sinistre et dechirante qu'elle avaiteprouvee le matin en ecoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre ondeimmobile, noire, muette, et pleine de fantomes, et cette vision de Veniseau beau ciel, aux douces melodies, aux flots d'azur sillonnes de rapidesflambeaux ou d'etoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait cemagnifique spectacle, ou se concentrait pour elle l'idee de la vie et dela liberte; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches del'antique Boheme, les ossements eclaires de torches lugubres et refletesdans une onde pleine peut-etre des memes reliques effrayantes; et aumilieu de tout cela, la figure pale et ardente de l'ascetique Albert,la pensee d'un monde inconnu, l'apparition d'une scene symbolique, etl'emotion douloureuse d'une fascination incomprehensible, c'en etait troppour l'ame paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette regiondes idees abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imaginationvive etait capable, mais ou son etre se brisait, torture par demysterieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisationmeridionale, plus encore que son education, se refusait a cette initiationaustere d'un amour mystique. Albert etait pour elle le genie du Nord,profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le ventdes nuits glacees et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'etaitl'ame reveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses,les nuits d'orage, la course des meteores, les harmonies sauvages de laforet, et l'inscription effacee des antiques tombeaux. Anzoleto, c'etaitau contraire la vie meridionale, la matiere embrasee et fecondee parle grand soleil, par la pleine lumiere, ne tirant sa poesie que del'intensite de sa vegetation, et son orgueil que de la richesse de sonprincipe organique. C'etait la vie du sentiment avec l'aprete auxjouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes,une sorte d'ignorance ou d'indifference de la notion du bien et du mal,le bonheur facile, le mepris ou l'impuissance de la reflexion; en un mot,l'ennemi et le contraire de l'idee.Entre ces deux hommes, dont chacun etait lie a un milieu antipathique acelui de l'autre, Consuelo etait aussi peu vivante, aussi peu capabled'action et d'energie qu'une ame separee de son corps. Elle aimait lebeau, elle avait soif d'un ideal. Albert le lui enseignait, et le luioffrait. Mais Albert, arrete dans le developpement de son genie par unprincipe maladif, avait trop donne a la vie de l'intelligence. Ilconnaissait si peu la necessite de la vie reelle, qu'il avait souventperdu la faculte de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas queles idees et les objets sinistres avec lesquels il s'etait familiarisepussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autressentiments a sa fiancee que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissementdu bonheur. Il n'avait pas prevu, il n'avait pas compris qu'ill'entrainait dans une atmosphere ou elle mourrait, comme une plantedes tropiques dans le crepuscule polaire. Enfin il ne comprenait pasl'espece de violence qu'elle eut ete forcee de faire subir a son etrepour s'identifier au sien.Anzoleto, tout au contraire, blessant l'ame et revoltant l'intelligence deConsuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine,epanouie au souffle des vents genereux du midi, tout l'air vital dont la_Fleur des Espagnes_, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour seranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale,ignorante et delicieuse; tout un monde de melodies naturelles, claires etfaciles; tout un passe de calme, d'insouciance, de mouvement physique,d'innocence sans travail, d'honnetete sans efforts, de piete sansreflexion. C'etait presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pasbeaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'hommeboive un peu a cette coupe de la vie commune a tous les etres pour etrecomplet et mener a bien le tresor de son intelligence?Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, ens'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens defaire a sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sanscela comprendrait-on par quelle fatale mobilite de sentiment cette jeunefille si sage et si sincere, qui haissait avec raison le perfide Anzoletoun quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'ecouter sa voix,d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte dedelice? Le salon etait trop vaste pour etre jamais fort eclaire, on lesait deja; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequelAnzoleto avait laisse un grand cahier ouvert, cachait leurs tetes auxPersonnes assises a quelque distance; et leurs tetes se rapprochaientl'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'unemain, avait passe son autre bras autour du corps flexible de son amie, etl'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et dedouleur s'etaient effaces comme un reve de l'esprit de la jeune fille.Elle se croyait a Venise; elle priait la Madone de benir son amour pour lebeau fiance que lui avait donne sa mere, et qui priait avec elle, maincontre main, coeur contre coeur. Albert etait sorti sans qu'elle s'enapercut, et l'air etait plus leger, le crepuscule plus doux autour d'elle.Tout a coup elle sentit a la fin d'une strophe les levres ardentes de sonPremier fiance sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur leclavier, elle fondit en larmes.En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit laJoie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'emotion de la jeuneartiste n'etonna pas autant les autres temoins de cette scene rapide.Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de sonenfance et l'amour de son art lui eussent arrache des pleurs. Le comteChristian s'affligeait un peu de cette sensibilite, qui annoncait tantd'attachement et de regrets pour des choses dont il demandait lesacrifice. La chanoinesse et le chapelain s'en rejouissaient, esperantque ce sacrifice ne pourrait s'accomplir. Albert ne s'etait pas encoredemande si la comtesse de Rudolstadt pouvait redevenir artiste ou cesserde l'etre. Il eut tout accepte, tout permis, tout exige meme, pour qu'ellefut heureuse et libre dans la retraite, dans le monde ou au theatre, a sonchoix. Son absence de prejuges et d'egoisme allait jusqu'a l'imprevoyancedes cas les plus simples. Il ne lui vint donc pas a l'esprit que Consueloput songer a s'imposer des sacrifices pour lui qui n'en voulait aucun.Mais en ne voyant pas ce premier fait, il vit au dela, comme il voyaittoujours; il penetra au coeur de l'arbre, et mit la main sur le verrongeur. Le veritable titre d'Anzoleto aupres de Consuelo, le veritablebut qu'il poursuivait, et le veritable sentiment qu'il inspirait, luifurent reveles en un instant. Il regarda attentivement cet homme qui luietait antipathique, et sur lequel jusque la il n'avait pas voulu jeterles yeux parce qu'il ne voulait pas hair le frere de Consuelo. Il vit enlui un amant audacieux, acharne, et dangereux. Le noble Albert ne songeapas a lui-meme; ni le soupcon ni la jalousie n'entrerent dans son coeur.Le danger etait tout pour Consuelo; car, d'un coup d'oeil profond etlucide, cet homme, dont le regard vague et la vue delicate ne supportaientpas le soleil et ne discernaient ni les couleurs ni les formes, lisaitau fond de l'ame et penetrait, par la puissance mysterieuse de ladivination, dans les plus secretes pensees des mechants et des fourbes. Jen'expliquerai pas d'une maniere naturelle ce don etrange qu'il possedaitparfois. Certaines facultes (non approfondies et non definies par lascience) resterent chez lui incomprehensibles pour ses proches, commeelles le sont pour l'historien qui vous les raconte, et qui, a l'egard deces sortes de choses, n'est pas plus avance, apres cent ans ecoules, quene le sont les grands esprits de son siecle, Albert, en voyant a nu l'ameegoiste et vaine de son rival, ne se dit pas: Voila mon ennemi; mais il sedit: Voila l'ennemi de Consuelo. Et, sans rien faire paraitre de sadecouverte, il se promit de veiller sur elle, et de la preserver.LXI.Aussitot que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, etalla dans le jardin. Le soleil etait couche, et les premieres etoilesbrillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l'occident,deja noir a l'est. La jeune artiste cherchait a respirer le calme danscet air pur et frais des premieres soirees d'automne. Son sein etaitoppresse d'une langueur voluptueuse; et cependant elle en eprouvait desremords, et appelait au secours de sa volonte toutes les forces de soname. Elle eut pu se dire: "_Ne puis-je donc savoir si j'aime ou si jehais?_" Elle tremblait, comme si elle eut senti son courage l'abandonnerdans la crise la plus dangereuse de sa vie; et, pour la premiere fois,elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cettesainte confiance dans ses intentions, qui l'avaient toujours soutenuedans ses epreuves. Elle avait quitte le salon pour se derober a lafascination qu'Anzoleto exercait sur elle, et elle avait eprouve enmeme temps comme un vague desir d'etre suivie par lui. Les feuillescommencaient a tomber. Lorsque le bord de son vetement les faisait crierderriere elle, elle s'imaginait entendre des pas sur les siens, et, pretea fuir, n'osant se retourner, elle restait enchainee a sa place par unepuissance magique.Quelqu'un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer:c'etait Albert. Etranger a toutes ces petites dissimulations qu'on appelleles convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus detoute mauvaise honte, il etait sorti un instant apres elle, resolu de laproteger a son insu, et d'empecher son seducteur de la rejoindre. Anzoletoavait remarque cet empressement naif, sans en etre fort alarme. Il avaittrop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoirecomme assuree; et, grace a la fatuite que de faciles succes avaientdeveloppee en lui, il etait resolu a ne plus brusquer les choses, a neplus irriter son amante, et a ne plus effaroucher la famille. "Il n'estplus necessaire de tant me presser, se disait-il. La colere pourrait luidonner des forces. Un air de douleur et d'abattement lui fera perdre lereste de courroux qu'elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons sessens. Elle est sans doute moins austere qu'a Venise; elle s'est civiliseeici. Qu'importe que mon rival soit heureux un jour de plus? Demain elleest a moi; cette nuit peut-etre! Nous verrons bien. Ne la poussons pas parla peur a quelque resolution desesperee. Elle ne m'a pas trahi aupresd'eux. Soit pitie, soit crainte, elle ne dement pas mon role de frere; etles grands parents, malgre toutes mes sottises, paraissent resolus a mesupporter pour l'amour d'elle. Changeons donc de tactique. J'ai ete plusvite que je n'esperais. Je puis bien faire halte."Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fortsurpris de lui voir prendre tout d'un coup de tres-bonnes manieres, un tonmodeste, et un maintien doux et prevenant. Il eut l'adresse de se plaindretout bas au chapelain d'un grand mal de tete, et d'ajouter qu'etant fortsobre d'habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s'etait pas mefie audiner, lui avait porte au cerveau. Au bout d'un instant, cet aveu futcommunique en allemand a la chanoinesse et au comte, qui accepta cetteespece de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa futd'abord moins indulgente; mais les soins que le comedien se donna pour luiplaire, l'eloge respectueux qu'il sut faire, a propos, des avantagesde la noblesse, l'admiration qu'il montra pour l'ordre etabli dans lechateau, desarmerent promptement cette ame bienveillante et incapable derancune. Elle l'ecouta d'abord par desoeuvrement, et finit par causer aveclui avec interet, et par convenir avec son frere que c'etait un excellentet charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, uneheure s'etait ecoulee, pendant laquelle Anzoleto n'avait pas perdu sontemps. Il avait si bien regagne les bonnes graces de la famille, qu'iletait sur de pouvoir rester autant de jours au chateau qu'il lui enfaudrait pour arriver a ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comtedisait a Consuelo en allemand; mais il devina, aux regards tournes verslui, et a l'air de surprise et d'embarras de la jeune fille, que Christianvenait de faire de lui le plus complet eloge, en la grondant un peu de nepas marquer plus d'interet a un frere aussi aimable."Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgre son depit contre laPorporina, ne pouvait s'empecher de lui vouloir du bien, et qui, de plus,croyait accomplir un acte de religion; vous avez boude votre frere adiner, et il est vrai de dire qu'il le meritait bien dans ce moment-la.Mais il est meilleur qu'il ne nous avait paru d'abord. Il vous aimetendrement, et vient de nous parler de vous a plusieurs reprises avectoute sorte d'affection, meme de respect. Ne soyez pas plus severe quenous. Je suis sure que s'il se souvient de s'etre grise a diner, il en esttout chagrin, surtout a cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pasfroid a celui qui vous tient de si pres par le sang. Pour mon compte,quoique mon frere le baron d'Albert, qui etait fort taquin dans sajeunesse, m'ait fachee bien souvent, je n'ai jamais pu rester une heurebrouillee avec lui."Consuelo, n'osant confirmer ni detruire l'erreur de la bonne dame, restacomme atterree a cette nouvelle attaque d'Anzoleto, dont elle comprenaitbien la puissance et l'habilete."Vous n'entendez pas ce que dit ma soeur? dit Christian au jeune homme; jevais vous le traduire en deux mots. Elle reproche a Consuelo de faire tropla petite maman avec vous; et je suis sur que Consuelo meurt d'envie defaire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeunehomme, faites le premier pas; et si vous avez eu autrefois envers ellequelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu'elle vous lepardonne."Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois; et, saisissant la maintremblante de Consuelo, qui n'osait la lui retirer:"Oui, dit-il, j'ai eu de grands torts envers elle, et je m'en repens siamerement, que tous mes efforts pour m'etourdir a ce sujet ne servent qu'abriser mon coeur de plus en plus. Elle le sait bien; et si elle n'avait pasune ame de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme lavertu, elle aurait compris que mes remords m'ont bien assez puni. Masoeur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour; ou bien je vais partiraussitot, et promener mon desespoir, mon isolement et mon ennui par toutela terre. Etranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, jene pourrai plus croire a Dieu, et mon egarement retombera sur ta tete."Cette homelie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes a labonne chanoinesse."Vous l'entendez, Porporina, s'ecria-t-elle; ce qu'il vous dit esttres-beau et tres-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de lareligion, ordonner a la signora de se reconcilier avec son frere."Le chapelain allait s'en meler. Anzoleto n'attendit pas le sermon, et,saisissant Consuelo dans ses bras, malgre sa resistance et son effroi,il l'embrassa passionnement a la barbe du chapelain et a la grandeedification de l'assistance. Consuelo, epouvantee d'une tromperie siimpudente, ne put s'y associer plus longtemps."Arretez! dit-elle, monsieur le comte, ecoutez-moi!..."Elle allait tout reveler, lorsque Albert parut. Aussitot l'idee deZdenko revint glacer de crainte l'ame prete a s'epancher. L'implacableProtecteur de Consuelo pouvait vouloir la debarrasser, sans bruit et sansdeliberation, de l'ennemi contre lequel elle allait l'invoquer. Ellepalit, regarda Anzoleto d'un air de reproche douloureux, et la paroleexpira sur ses levres.A sept heures sonnantes, on se remit a table pour souper. Si l'idee de cesfrequents repas est faite pour oter l'appetit a mes delicates lectrices,je leur dirai que la mode de ne point manger n'etait pas en vigueur dansce temps-la et dans ce pays-la. Je crois l'avoir deja dit: on mangeaitlentement, copieusement, et souvent, a Riesenburg. La moitie de la journeese passait presque a table; et j'avoue que Consuelo, habituee des sonenfance, et pour cause, a vivre tout un jour avec quelques cuillerees deriz cuit a l'eau, trouvait ces homeriques repas mortellement longs. Pourla premiere fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instantou un siecle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il etait seul aufond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle etait ivre, tant la honted'elle-meme, l'amour et la terreur, agitaient tout son etre. Elle nemangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternee commequelqu'un qui se sent rouler dans un precipice, et qui voit se briser unea une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arreter sa chute,elle regardait le fond de l'abime, et le vertige bourdonnait dans soncerveau. Anzoleto etait pres d'elle; il effleurait son vetement, ilpressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, sonpied contre son pied. Dans son empressement a la servir, il rencontraitses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; maiscette rapide et brulante pression resumait tout un siecle de volupte. Illui disait a la derobee de ces mots qui etouffent, il lui lancait de cesregards qui devorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'eclairpour echanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses levres lecristal que ses levres avaient touche. Et il savait etre tout de feupour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait a merveille,parlait convenablement, etait plein d'egards attentifs pour lachanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleursmorceaux des viandes qu'il se chargeait de decouper avec la dexterite etla grace d'un convive habitue a la bonne chere. Il avait remarque que lesaint homme etait gourmand, que sa timidite lui imposait a cet egard defrequentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses preferences,qu'il souhaita voir le nouvel ecuyer-tranchant passer le reste de sesjours au chateau des Geants.On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain,par echange de bons procedes, lui offrit du vin, il repondit assez hautpour etre entendu:"Mille graces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide aveclequel je cherchais a m'etourdir tantot. Maintenant, je n'ai plus dechagrins, et je reviens a l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie."On prolongea la veillee un peu plus que de coutume. Anzoleto chantaencore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favorisde ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-meme; et il les ditavec tout le soin, avec toute la purete de gout et de delicatessed'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'etait lui rappelerencore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.Au moment ou l'on allait se separer, il prit un instant favorable pour luidire tout bas:"Je sais ou est ta chambre; on m'en a donne une dans la meme galerie.A minuit, je serai a genoux a ta porte, j'y resterai prosterne jusqu'aujour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquerirton amour, je ne le merite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'unautre est heureux, et qu'il faut que je parte. Je partirai la mort dansl'ame, et le reste de ma vie est devoue aux furies! Mais ne me chasse passans m'avoir dit un mot de pitie, un mot d'adieu. Si tu n'y consens pas,je partirai des la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais!--Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire uneternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite....--Un bon voyage! reprit-il avec ironie; puis, reprenant aussitot son tonhypocrite: Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu'ilne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu?Ne t'ai-je pas prouve mille fois mon respect et la purete de mon amour?Quand on aime eperdument, n'est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu'unmot de toi me dompte et m'enchaine? Au nom du ciel, si tu n'es pas lamaitresse de cet homme que tu vas epouser, s'il n'est pas le maitre de tonappartement et le compagnon inevitable de toutes tes nuits...--Il ne l'est pas, il ne le fut jamais," dit Consuelo avec l'accent de lafiere innocence.Elle eut mieux fait de reprimer ce mouvement d'un orgueil bien fonde, maistrop sincere en cette occasion. Anzoleto n'etait pas poltron; mais ilaimait la vie, et s'il eut cru trouver dans la chambre de Consuelo ungardien determine, il fut reste fort paisiblement dans la sienne. L'accentde verite qui accompagna la reponse de la jeune fille l'enhardit tout afait."En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent,si adroit, je marcherai si legerement, je te parlerai si bas, que tareputation ne sera pas ternie. D'ailleurs, ne suis-je pas ton frere?Devant partir a l'aube du jour, qu'y aurait-il d'extraordinaire a ce quej'aille te dire adieu?--Non! non! ne venez pas! dit Consuelo epouvantee. L'appartement ducomte Albert n'est pas eloigne; peut-etre a-t-il tout devine... Anzoleto,si vous vous exposez... je ne reponds pas de votre vie. Je vous parleserieusement, et mon sang se glace dans mes veines!"Anzoleto sentit en effet sa main, qu'il avait prise dans la sienne,devenir plus froide que le marbre."Si tu discutes, si tu parlementes a ta porte, tu exposes mes jours,dit-il en souriant; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sontmuets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passe des nuitsensemble sans eveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli.Quant a moi, s'il n'y a pas d'autre obstacle que la jalousie du comte, etpas d'autre danger que la mort...."Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement sivague, redevenir clair et profond en s'attachant sur Anzoleto. Il nepouvait entendre; mais il semblait qu'il entendit avec les yeux. Elleretira sa main de celle d'Anzoleto, en lui disant d'une voix etouffee:"Ah! si tu m'aimes, ne brave pas cet homme terrible!--Est-ce pour toi que tu crains dit Anzoleto rapidement.--Non, mais pour tout ce qui m'approche et me menace.--Et pour tout ce qui t'adore, sans doute? Eh bien, soit. Mourir a tesyeux, mourir a tes pieds; oh! je ne demande que cela. J'y serai a minuit;resiste, et tu ne feras que hater ma perte.--Vous partez demain, et vous ne prenez conge de personne? dit Consuelo envoyant qu'il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de sondepart.--Non, dit-il; ils me retiendraient, et, malgre moi, voyant tout conspirerpour prolonger mon agonie, je cederais. Tu leur feras mes excuses et mesadieux. Les ordres sont donnes a mon guide pour que mes chevaux soientprets a quatre heures du matin."Cette derniere assertion etait plus que vraie. Les regards singuliersd'Albert depuis quelques heures n'avaient pas echappe a Anzoleto. Iletait resolu a tout oser; mais il se tenait pret pour la fuite en casd'evenement. Ses chevaux etaient deja selles dans l'ecurie, et son guideavait recu l'ordre de ne pas se coucher.Rentree dans sa chambre, Consuelo fut saisie d'une veritable epouvante.Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en meme temps elle craignaitqu'il fut empeche de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux,insurmontable, tourmentait sa pensee, et mettait son coeur aux prises avecsa conscience. Jamais elle ne s'etait sentie si malheureuse, si exposee,si seule sur la terre. "O mon maitre Porpora, ou etes-vous? s'ecriait-elle.Vous seul pourriez me sauver; vous seul connaissez mon mal et les perilsauxquels je suis livree. Vous seul etes rude, severe, et mefiant, commedevrait l'etre un ami et un pere, pour me retirer de cet abime ou jetombe!... Mais n'ai-je pas des amis autour de moi? N'ai-je pas un pere dansle comte Christian? La chanoinesse ne serait-elle pas une mere pour moi, sij'avais le courage de braver ses prejuges et de lui ouvrir mon coeur? EtAlbert n'est-il pas mon soutien, mon frere, mon epoux, si je consens a direun mot! Oh! oui, c'est lui qui doit etre mon sauveur; et je le crains!et je le repousse!... Il faut que j'aille les trouver tous les trois,ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre.Il faut que je m'engage avec eux, que je m'enchaine a leurs brasprotecteurs, que je m'abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Lerepos, la dignite, l'honneur, resident avec eux; l'abjection et ledesespoir m'attendent aupres d'Anzoleto. Oh! oui! il faut que j'aille leurfaire la confession de cette affreuse journee, que je leur dise ce qui sepasse en moi, afin qu'ils me preservent et me defendent de moi-meme. Ilfaut que je me lie a eux par un serment, que je dise ce _oui_ terrible quimettra une invincible barriere entre moi et mon fleau! J'y vais!..."Et, au lieu d'y aller, elle retombait epuisee sur sa chaise, et pleuraitavec dechirement son repos perdu, sa force brisee."Mais quoi! disait-elle, j'irai leur faire un nouveau mensonge! j'irai leuroffrir une fille egaree, une epouse adultere! car je le suis par le coeur,et la bouche qui jurerait une immuable fidelite au plus sincere des hommesest encore toute brulante du baiser d'un autre; et mon coeur tressailled'un plaisir impur rien que d'y songer! Ah! mon amour meme pour l'indigneAnzoleto est change comme lui. Ce n'est plus cette affection tranquilleet sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mereetendait sur moi du haut des cieux. C'est un entrainement lache etimpetueux comme l'etre qui l'inspire. Il n'y a plus rien de grand ni devrai dans mon ame. Je me mens a moi-meme depuis ce matin, comme je mens auxautres. Comment ne leur mentirais-je pas desormais a toutes les heures dema vie? Present ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux; la seulepensee de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d'unautre je ne reverais que de lui. Que faire, que devenir?"L'heure s'avancait avec une affreuse rapidite, avec une affreuse lenteur."Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je lemeprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore; car jene le lui dirai pas; ou bien, si j'ai ce courage, je me retracterai uninstant apres. Je ne puis plus meme etre sure de ma chastete; il n'y croitplus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus a moi-meme, je necrois plus a rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse.Oh! plutot mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et dedonner ce triomphe a la ruse et au libertinage d'autrui, sur les instinctssacres et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi!"Elle se mit a sa fenetre, et eut veritablement l'idee de se precipiter,pour echapper par la mort a l'infamie dont elle se croyait deja souillee.En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salutqui lui restaient. Materiellement parlant, elle n'en manquait pas, maistous lui semblaient entrainer d'autres dangers. Elle avait commence parverrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle neconnaissait encore qu'a demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu despreuves de son courage physique, elle ne savait pas qu'il etait tout a faitdepourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire lapassion. Elle pensait qu'il oserait venir jusque la, qu'il insisterait pouretre ecoute, qu'il ferait quelque bruit; et elle savait qu'il ne fallaitqu'un souffle pour attirer Albert. Il y avait aupres de sa chambre uncabinet avec un escalier derobe, comme dans presque tous les appartementsdu chateau; mais cet escalier donnait a l'etage inferieur, tout aupres dela chanoinesse. C'etait le seul refuge qu'elle put chercher contre l'audaceimprudente d'Anzoleto; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser,meme d'avance, afin de ne pas donner lieu a un scandale, que la bonneWenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore lejardin; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir explore tout le chateau avecsoin, s'y rendait de son cote, c'etait courir a sa perte.En revant ainsi, elle vit de la fenetre de son cabinet, qui donnait sur unecour de derriere, de la lumiere aupres des ecuries. Elle examina un hommequi rentrait et sortait de ces ecuries sans eveiller les autres serviteurs,et qui paraissait faire des apprets de depart. Elle reconnut a son costumele guide d'Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformement a sesinstructions. Elle vit aussi de la lumiere chez le gardien du pont-levis,et pensa avec raison qu'il avait ete averti par le guide d'un depart dontl'heure n'etait pas encore fixee. En observant ces details, et en selivrant a mille conjectures, a mille projets, Consuelo concut un desseinassez etrange et fort temeraire. Mais comme il lui offrait un terme moyenentre les deux extremes qu'elle redoutait, et lui ouvrait en meme tempsune nouvelle perspective sur les evenements de sa vie, il lui parut uneveritable inspiration du ciel. Elle n'avait pas de temps a employer pour enexaminer les moyens et les suites. Les uns lui parurent se presenter parl'effet d'un hasard providentiel; les autres lui semblerent pouvoir etredetournes. Elle se mit a ecrire ce qui suit, fort a la hate, comme on peutcroire, car l'horloge, du chateau venait de sonner onze heures:"Albert, je suis forcee de partir. Je vous cheris de toute mon ame, vous lesavez. Mais il y a dans mon. etre des contradictions, des souffrances, etdes revoltes que je ne puis expliquer ni a vous ni a moi-meme. Si je vousvoyais en ce moment, je vous dirais que je me fie a vous, que je vousabandonne le soin de mon avenir, que je consens a etre votre femme. Je vousdirais peut-etre que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou jeferais un serment temeraire; car mon coeur n'est pas assez purifie del'ancien amour, pour vous appartenir des a present, sans effroi, et pourmeriter le votre sans remords. Je fuis; je vais a Vienne, rejoindre ouattendre le Porpora, qui doit y etre ou y arriver dans peu de jours, commesa lettre a votre pere vous l'a annonce dernierement. Je vous jure que jevais chercher aupres de lui l'oubli et la haine du passe, et l'espoir d'unavenir dont vous etes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas; jevous le defends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettraitet detruirait peut-etre. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vousm'avez fait de ne pas retourner sans moi a... Vous me comprenez! Comptezsur moi, je vous l'ordonne; car je m'en vais avec la sainte esperance derevenir ou de vous appeler bientot. Dans ce moment je fais un reve affreux.Il me semble que quand je serai seule avec moi-meme, je me reveilleraidigne de vous. Je ne veux point que mon frere me suive. Je vais le tromper,lui faire prendre une route opposee a celle que je prends moi-meme. Surtout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien monprojet, et croyez-moi sincere. C'est a cela que je verrai si vous m'aimezveritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvrete a votrerichesse, mon obscurite a votre rang, mon ignorance a la science de votreesprit. Adieu! mais non: au revoir, Albert. Pour vous prouver que je nem'en vais pas irrevocablement, je vous charge de rendre votre digne etchere tante favorable a notre union, et de me conserver les bontes de votrepere, le meilleur, le plus respectable des hommes! Dites-lui la verite surtout ceci. Je vous ecrirai de Vienne."L'esperance de convaincre et de calmer par une telle lettre un hommeaussi epris qu'Albert etait temeraire sans doute, mais non deraisonnable.Consuelo sentait revenir, pendant qu'elle lui ecrivait, l'energie de savolonte et la loyaute de son caractere. Tout ce qu'elle lui ecrivait, ellele pensait. Tout ce qu'elle annoncait, elle allait le faire. Elle croyait ala penetration puissante et presque a la seconde vue d'Albert; elle n'eutpas espere de le tromper; elle etait sure qu'il croirait en elle, et que,son caractere donne, il lui obeirait ponctuellement. En ce moment, ellejugea les choses, et Albert lui-meme, d'aussi haut que lui.Apres avoir plie sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses epaules sonmanteau de voyage, enveloppa sa tete dans un voile noir tres-epais, mitde fortes chaussures, prit sur elle le peu d'argent qu'elle possedait, fitun mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avecd'incroyables precautions, elle traversa les etages inferieurs, parvint al'appartement du comte Christian, se glissa jusqu'a son oratoire, ou ellesavait qu'il entrait regulierement a six heures du matin. Elle deposa lalettre sur le coussin ou il mettait son livre avant de s'agenouiller parterre. Puis, descendant jusqu'a la cour, sans eveiller personne, ellemarcha droit aux ecuries.Le guide, qui n'etait pas trop rassure de se voir seul en pleine nuit dansun grand chateau ou tout le monde dormait comme les pierres, eut d'abordpeur de cette femme noire qui s'avancait sur lui comme un fantome. Ilrecula jusqu'au fond de son ecurie, n'osant ni crier ni l'interroger: c'estce que voulait Consuelo. Des qu'elle se vit hors de la portee des regardset de la voix (elle savait d'ailleurs que ni des fenetres d'Albert ni decelles d'Anzoleto on n'avait vue sur cette cour), elle dit au guide:"Je suis la soeur du jeune homme que tu as amene ici ce matin. Il m'enleve.C'est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme surson cheval: il y en a ici plusieurs. Suis-moi a Tusta sans dire un seulmot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du chateau queje me sauve. Tu seras paye double. Tu as l'air etonne? Allons, depeche!A peine serons-nous rendus a la ville, qu'il faudra que tu reviennes iciavec les memes chevaux pour chercher mon frere."Le guide secoua la tete."Tu seras paye triple."Le guide fit un signe de consentement."Et tu le rameneras bride abattue a Tusta, ou je vous attendrai."Le guide hocha encore la tete."Tu auras quatre fois autant a la derniere course qu'a la premiere."Le guide obeit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo futprepare en selle de femme."Ce n'est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant meme qu'il futbride entierement; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessusle mien. C'est pour un instant.--J'entends, dit l'autre, c'est pour tromper le portier; c'est facile! Oh!ce n'est pas la premiere fois que j'enleve une demoiselle! Votre amoureuxpaiera bien, je pense, quoique vous soyez sa soeur, ajouta-t-il d'un airnarquois.--Tu seras bien paye par moi la premiere. Tais-toi. Es-tu pret?--Je suis a cheval.--Passe le premier, et fais baisser le pont."Ils le franchirent au pas, firent un detour pour ne point passer sous lesmurs du chateau, et au bout d'un quart d'heure gagnerent la grande routesablee. Consuelo n'avait jamais monte a cheval de sa vie. Heureusement,celui-la, quoique vigoureux, etait d'un bon caractere. Son maitre l'animaiten faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, atravers bois et bruyeres, conduisit l'amazone a son but au bout de deuxheures.Consuelo lui retint la bride et sauta a terse a l'entree de la ville."Je ne veux pas qu'on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans lamain le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la villea pied, et j'y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui meconduira sur la route de Prague. J'irai vite, pour m'eloigner le pluspossible, avant le jour, du pays ou ma figure est connue; au jour, jem'arreterai, et j'attendrai mon frere.--Mais en quel endroit?--Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera a un relais de poste.Qu'il ne fasse pas de questions avant dix lieues d'ici. Alors il demanderapartout madame Wolf; c'est le premier nom venu; ne l'oublie pas pourtant.Il n'y a qu'une route pour Prague?--Qu'une seule jusqu'a ...--C'est bon. Arrete-toi dans le faubourg pour faire rafraichir tes chevaux.Tache qu'on ne voie pas la selle de femme; jette ton manteau dessus; nereponds a aucune question, et repars. Attends! encore un mot: dis a monfrere de ne pas hesiter, de ne pas tarder, de s'esquiver sans etre vu.Il y a danger de mort pour lui au chateau.--Dieu soit avec vous, la jolie fille! repondit le guide, qui avait eu letemps de rouler entre ses doigts l'argent qu'il venait de recevoir. Quandmes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoirrendu service.--Je suis pourtant fache, se dit-il quand elle eut disparudans l'obscurite, de ne pas avoir apercu le bout de son nez; je voudraissavoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m'a fait peurd'abord avec son voile noir et son pas resolu; aussi ils m'avaient faittant de contes a l'office, que je ne savais plus ou j'en etais. Sont-ilssuperstitieux et simples, ces gens-la, avec leurs revenants et leur hommenoir du chene de Schreckenstein! Bah! j'y ai passe plus de cent fois, etje ne l'ai jamais vu! J'avais bien soin de baisser la tete, et de regarderdu cote du ravin quand je passais au pied de la montagne."En faisant ces reflexions naives, le guide, apres avoir donne l'avoine ases chevaux, et s'etre administre a lui-meme, dans un cabaret voisin, unelarge pinte d'hydromel pour se reveiller, reprit le chemin de Riesenburg,sans trop se presser, ainsi que Consuelo l'avait bien espere et prevu touten lui recommandant de faire diligence. Le brave garcon, a mesure qu'ils'eloignait d'elle, se perdait en conjectures sur l'aventure romanesquedont il venait d'etre l'entremetteur. Peu a peu les vapeurs de la nuit, etpeut-etre aussi celles de la boisson fermentee, lui firent paraitre cetteaventure plus merveilleuse encore. "Il serait plaisant, pensait-il, quecette femme noire fut un homme, et cet homme le revenant du chateau, lefantome noir du Schreckenstein? On dit qu'il joue toutes sortes de mauvaistours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m'a jure l'avoir vu plus dedix fois dans son ecurie lorsqu'il allait donner l'avoine aux chevaux duvieux baron d'Albert avant le jour. Diable! ce ne serait pas si plaisant!la rencontre et la societe de ces etres-la est toujours suivie de quelquemalheur. Si mon pauvre grison a porte Satan cette nuit, il en mourra poursur. Il me semble qu'il jette deja du feu par les naseaux; pourvu qu'il neprenne pas le mors aux dents! Pardieu! je suis curieux d'arriver auchateau, pour voir si, au lieu de l'argent que cette diablesse m'a donne,je ne vais pas trouver des feuilles seches dans ma poche. Et si l'on venaitme dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit aulieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou demoi? Le fait est qu'elle galopait comme le vent, et qu'elle a disparu en mequittant, comme si elle se fut enfoncee sous terre."LXII.Anzoleto n'avait pas manque de se lever a minuit, de prendre son stylet, dese parfumer, et d'eteindre son flambeau. Mais au moment ou il crut pouvoirouvrir sa porte sans bruit (il avait deja remarque que la serrure etaitdouce et fonctionnait tres discretement), il fut fort etonne de ne pouvoirimprimer a la clef le plus leger mouvement. Il s'y brisa les doigts, ets'y epuisa de fatigue, au risque d'eveiller quelqu'un en secouant tropfortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n'avait pas d'autreissue; la fenetre donnait sur les jardins a une elevation de cinquantepieds, parfaitement nue et impossible a franchir; la seule pensee endonnait le vertige."Ceci n'est pas l'ouvrage du hasard, se dit Anzoleto apres avoir encoreinutilement essaye d'ebranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce seraitbon signe; sa peur me repondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comteAlbert, tous deux me le paieront a la fois!"II prit le parti de se rendormir. Le depit l'en empecha; et peut-etreAussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert etait l'auteurde cette precaution, lui seul n'etait pas dupe, dans la maison, de sesrapports fraternels avec Consuelo. Cette derniere avait paru veritablementepouvantee en l'avertissant de prendre garde a _cet homme terrible_.Anzoleto avait beau se dire qu'etant fou, le jeune comte ne mettraitpeut-etre pas de suite dans ses idees, ou qu'etant d'une illustrenaissance, il ne voudrait pas, suivant le prejuge du temps, se commettredans une partie d'honneur avec un comedien; ces suppositions ne lerassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bienmaitre de lui-meme; et quant a ses prejuges, il fallait qu'ils ne fussentpas fort enracines pour lui permettre de vouloir epouser une comedienne.Anzoleto commenca donc a craindre serieusement d'avoir maille a partir aveclui, avant d'en venir a ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaireen pure perte. Ce denouement lui paraissait plus honteux que funeste. Ilavait appris a manier l'epee, et se flattait de tenir tete a quelque hommede qualite que ce fut. Neanmoins il ne se sentit pas tranquille, et nedormit pas.Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, etpeu apres sa porte s'ouvrit sans bruit et sans difficulte. Il ne faisaitpas encore bien jour; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avecaussi peu de ceremonie, Anzoleto crut que le moment decisif etait venu.Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnutaussitot, a la lueur du crepuscule, son guide qui lui faisait signe deparler bas et de ne pas faire de bruit."Que veux-tu dire avec tes simagrees, et que me veux-tu, imbecile? DitAnzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici?--Eh! par ou, si ce n'est pas la porte, mon bon seigneur?--La porte etait fermee a clef.--Mais vous aviez laisse la clef en dehors.--Impossible! la voila sur ma table.--Belle merveille! il y en a une autre.--Et qui donc m'a joue le tour de m'enfermer ainsi? Il n'y avait qu'uneclef hier soir: serait-ce toi, en venant chercher ma valise?--Je jure que ce n'est pas moi, et que je n'ai pas vu de clef.--Ce sera donc le diable! Mais que me veux-tu avec ton air affaire etmysterieux? Je ne t'ai pas fait appeler.--Vous ne me laissez pas le temps de parler! Vous me voyez, d'ailleurs, etvous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivee sansencombre a Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pourvous y conduire."Il fallut bien quelques instants pour qu'Anzoleto comprit de quoi ils'agissait; mais il s'accommoda assez vite de la verite pour empecher queson guide, dont les craintes superstitieuses s'effacaient d'ailleurs avecles ombres de la nuit, ne retombat dans ses perplexites a l'egard d'unemalice du diable. Le drole avait commence par examiner et par faire sonnersur les paves de l'ecurie l'argent de Consuelo, et il se tenait pourcontent de son marche avec l'enfer. Anzoleto comprit a demi-mot, et pensaque la fugitive avait ete de son cote surveillee de maniere a ne pouvoirl'avertir de sa resolution; que, menacee, poussee a bout peut-etre par sonjaloux, elle avait saisi un moment propice pour dejouer tous ses efforts,s'evader et prendre la clef des champs."Quoi qu'il en soit, dit-il, il n'y a ni a douter ni a balancer. Les avisqu'elle me fait donner par cet homme, qui l'a conduite sur la route dePrague, sont clairs et precis. Victoire! si je puis toutefois sortir d'icipour la rejoindre sans etre force de croiser l'epee!"Il s'arma jusqu'aux dents: et, tandis qu'il s'appretait a la hate, ilenvoya son guide en eclaireur pour voir si les chemins etaient libres.Sur sa reponse que tout le monde paraissait encore livre au sommeil,excepte le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descenditsans bruit, remonta a cheval, et ne rencontra dans les cours qu'unpalefrenier, qu'il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne paslaisser a son depart l'apparence d'une fuite."Par saint Wenceslas! dit ce serviteur au guide, voila une etrange chose,les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l'ecurie comme s'ilsavaient couru toute la nuit.--C'est votre diable noir qui sera venu les panser, repondit l'autre.--C'est donc cela, reprit le palefrenier, que j'ai entendu un bruitepouvantable toute la nuit de ce cote-la! Je n'ai pas ose venir voir; maisj'ai entendu la herse crier, et le pont-levis s'abattre, tout comme je vousvois dans ce moment-ci: si bien que j'ai cru que c'etait vous qui partiez,et que je ne m'attendais guere a vous revoir ce matin."Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien."Votre seigneurie est donc double? demanda cet homme en se frottant lesyeux. Je l'ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois.--Vous avez reve, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi unegratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire a ma sante.--Votre seigneurie me fait trop d'honneur, dit le portier, qui ecorchait unpeu l'italien.--C'est egal, dit-il au guide dans sa langue, j'en ai vu deux cette nuit!--Et prends garde d'en voir quatre la nuit prochaine, repondit le guide ensuivant Anzoleto au galop sur le pont: Le diable noir fait de ces tours-laaux dormeurs de ton espece."Anzoleto, bien averti et bien renseigne par son guide, gagna Tusta ouTauss; car c'est, je crois, la meme ville. Il la traversa apres avoircongedie son homme et prit des chevaux de poste, s'abstint de faire aucunequestion durant dix lieues, et, au terme, designe, s'arreta pour dejeuner(car il n'en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devaitetre par la avec une voiture.Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause.Il y avait bien une madame Wolf dans le village; mais elle etait etabliedepuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie.Anzoleto, brise, extenue, pensa que Consuelo n'avait pas juge a propos des'arreter en cet endroit. Il demanda une voiture a louer, il n'y en avaitpas. Force lui fut de remonter a cheval, et de faire une nouvelle coursea franc etrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer achaque instant la bienheureuse voiture, ou il pourrait s'elancer et sededommager de ses anxietes et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peude voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu parl'exces de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part,il prit le parti de s'arreter, mortellement vexe, et d'attendre dans unebourgade, au bord de la route, que Consuelo vint le rejoindre; car ilpensait l'avoir depassee. Il eut le loisir de maudire, tout le reste dujour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux etles chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, etcontinua de courir vers Prague, sans etre plus heureux. Nous le laisseronscheminer vers le nord, en proie a une veritable rage et a une mortelleimpatience melee d'espoir, pour revenir un instant nous-memes au chateau,et voir l'effet du depart de Consuelo sur les habitants de cette demeure.On peut penser que le comte Albert n'avait pas plus dormi que les deuxautres personnages de cette brusque aventure. Apres s'etre muni d'unedouble clef de la chambre d'Anzoleto, il l'avait enferme de dehors, et nes'etait plus inquiete de ses tentatives, sachant bien qu'a moins queConsuelo elle-meme ne s'en melat, nul n'irait le delivrer. A l'egard decette premiere possibilite dont l'idee le faisait fremir, Albert eutl'excessive delicatesse de ne pas vouloir faire d'imprudente decouverte."Si elle l'aime a ce point, pensa-t-il, je n'ai plus a lutter; que mon sorts'accomplisse! Je le saurai assez tot, car elle est sincere; et demain ellerefusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd'hui. Si elleest seulement persecutee et menacee par cet homme dangereux, la voila dumoins pour une nuit a l'abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruitfurtif que j'entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendraipoint odieux; je n'infligerai pas a cette infortunee le supplice de lahonte, en me montrant devant elle sans etre appele. Non! je ne joueraipoint le role d'un espion lache, d'un jaloux soupconneux, lorsque jusqu'icises refus, ses irresolutions, ne m'ont donne aucun droit sur elle. Je nesais qu'une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour;c'est que je ne serai pas trompe. Ame de celle que j'aime, toi qui residesa la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans lesentrailles du Dieu universel, si, a travers les mysteres et les ombres dela pensee humaine, tu peux lire en moi a cette heure, ton sentimentinterieur doit te dire que j'aime trop pour ne pas croire a ta parole!"Le courageux Albert tint religieusement l'engagement qu'il venait deprendre avec lui-meme; et bien qu'il crut entendre les pas de Consuelo al'etage inferieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moinsexplicable du cote de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mainsjointes son coeur bondissant dans sa poitrine.Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du coted'Anzoleto."L'infame, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans precaution! Il semblequ'il veuille afficher sa victoire! Ah! le mal qu'il me fait ne seraitrien, si une autre ame, plus precieuse et plus chere que la mienne, nedevait pas etre souillee par son amour."A l'heure ou le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se renditaupres de lui, avec l'intention, non de l'avertir de ce qui se passait,mais de l'engager a provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Iletait sur qu'elle ne mentirait pas. Il pensait qu'elle devait desirer cetteexplication, et s'appretait a la soulager de son trouble, a la consolermeme de sa honte, et a feindre une resignation qui put adoucir l'amertumede leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu'il deviendrait apres. Ilsentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, etil ne craignait pas d'eprouver une douleur au-dessus de ses forces.Il trouva son pere au moment ou il entrait dans son oratoire. La lettreposee sur le coussin frappa leurs yeux en meme temps. Ils la saisirent etla lurent ensemble. Le vieillard en fut atterre, croyant que son fils nesupporterait pas l'evenement; mais Albert, qui s'etait prepare a un plusgrand malheur, fut calme, resigne et ferme dans sa confiance."Elle est pure, dit-il; elle veut m'aimer. Elle sent que mon amour estvrai et ma foi inebranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cettepromesse, mon pere, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi; jeserai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquietudes si elless'emparent de moi.--Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l'image du Dieude tes peres. Tu as accepte d'autres croyances, et je ne te les ai jamaisreprochees avec amertume, tu le sais, quoique mon coeur en ait biensouffert. Je vais me prosterner devant l'effigie de ce Dieu sur laquelleje t'ai promis, dans la nuit qui a precede celle-ci, de faire tout ce quidependrait de moi pour que ton amour fut ecoute et sanctifie par un noeudrespectable. J'ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vaisencore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes voeux, et les miensne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas a moi dans cetteheure solennelle qui decidera peut-etre dans les cieux des destinees de tonamour sur la terre? O toi, mon noble enfant, a qui l'Eternel a conservetoutes les vertus, malgre les epreuves qu'il a laisse subir a ta foipremiere! toi que j'ai vu, dans ton enfance, agenouille a mes cotes sur latombe de ta mere, et priant comme un jeune ange ce maitre souverain dont tune doutais pas alors! refuseras-tu aujourd'hui d'elever ta voix vers lui,pour que la mienne ne soit pas inutile?--Mon pere, repondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, sinotre foi differe quant a la forme et aux dogmes, nos ames restent toujoursd'accord sur un principe eternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesseet de bonte, un ideal de perfection, de science, et de justice, que je n'aijamais cesse d'adorer.--O divin crucifie, dit-il en s'agenouillant aupresde son pere devant l'image de Jesus; toi que les hommes adorent comme leVerbe, et que je revere comme la plus noble et la plus pure manifestationde l'amour universel parmi nous! entends ma priere, toi dont la penseevit eternellement en Dieu et en nous! Benis les instincts justes et lesintentions droites! Plains la perversite qui triomphe, et soutiensl'innocence qui combat! Qu'il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra!Mais, o Dieu humain! que ton influence dirige et anime les coeurs qui n'ontd'autre force et d'autre consolation que ton passage et ton exemple sur laterre!"LXIII.Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte; car aussitotapres avoir donne a son guide les instructions trompeuses qu'elle jugeaitnecessaires au succes de son entreprise, Consuelo avait pris, sur lagauche, un chemin qu'elle connaissait, pour avoir accompagne deux fois envoiture la baronne Amelie a un chateau voisin de la petite ville de Tauss.Ce chateau etait le but le plus eloigne des rares courses qu'elle avait euoccasion de faire durant son sejour a Riesenburg. Aussi l'aspect de cesparages et la direction des routes qui les traversaient, s'etaient-ilspresentes naturellement a sa memoire, lorsqu'elle avait concu et realisea la hate le temeraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu'en lapromenant sur la terrasse de ce chateau, la dame qui l'habitait luiavait dit, tout en lui faisant admirer la vaste etendue des terres qu'ondecouvrait au loin: Ce beau chemin plante que vous voyez la-bas, et qui seperd a l'horizon, va rejoindre la route du Midi, et c'est par la que nousnous rendons a Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenirprecis, etait donc certaine de ne pas s'egarer, et de regagner a unecertaine distance la route par laquelle elle etait venue en Boheme. Elleatteignit le chateau de Biola, longea les cours du parc, retrouva sanspeine, malgre l'obscurite, le chemin plante; et avant le jour elle avaitreussi a mettre entre elle et le point dont elle voulait s'eloigner unedistance de trois lieues environ a vol d'oiseau. Jeune, forte, et habitueedes l'enfance a de longues marches, soutenue d'ailleurs par une volonteaudacieuse, elle vit poindre le jour sans eprouver beaucoup de fatigue.Le ciel etait serein, les chemins secs, et couverts d'un sable assez douxaux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n'etait point habituee, l'avaitun peu brisee; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleureque le repos, et que, pour les temperaments energiques, une fatigue delassed'une autre.Cependant, a mesure que les etoiles palissaient, et que le crepusculeachevait de s'eclaircir, elle commencait a s'effrayer de son isolement.Elle s'etait sentie bien tranquille dans les tenebres. Toujours aux aguets,elle s'etait crue sure, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avantd'etre apercue; mais au jour, forcee de traverser de vastes espacesdecouverts, elle n'osait plus suivre la route battue; d'autant plus qu'ellevit bientot des groupes se montrer au loin, et se repandre comme des pointsnoirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terresencore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait etre reconnuepar le premier passant; et elle prit le parti de se jeter dans un sentierqui lui sembla devoir abreger son chemin, en allant couper a angle droit ledetour que la route faisait autour d'une colline. Elle marcha encore ainsipres d'une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boise,ou elle put esperer de se derober facilement aux regards."Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit a dix lieuessans etre decouverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la granderoute; et, a la premiere occasion favorable, je louerais une voiture et deschevaux."Cette pensee lui fit porter la main a sa poche pour y prendre sa bourse,Et calculer ce qu'apres son genereux paiement au guide qui l'avait faitSortir de Riesenburg, il lui restait d'argent pour entreprendre ce long etDifficile voyage. Elle ne s'etait pas encore donne le temps d'y reflechir;et si elle eut fait toutes les reflexions que suggerait la prudence,eut-elle resolu cette fuite aventureuse? Mais quelles furent sa surpriseet sa consternation, lorsqu'elle trouva sa bourse beaucoup plus legerequ'elle ne l'avait suppose! Dans son empressement, elle n'avait emportetout au plus que la moitie de la petite somme qu'elle possedait; ou bienelle avait donne au guide, dans l'obscurite, des pieces d'or pour del'argent; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avaitlaisse tomber dans la poussiere de la route une partie de sa fortune.Tant il y a qu'apres avoir bien compte et recompte sans pouvoir se faireillusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu'il fallait faire apied toute la route de Vienne.Cette decouverte lui causa un peu de decouragement, non pas a cause de lafatigue, qu'elle ne redoutait point, mais a cause des dangers, inseparablespour une jeune femme, d'une aussi longue route pedestre. La peur quejusque la elle avait surmontee, en se persuadant que bientot elle pourraitse mettre dans une voiture a l'abri des aventures de grand chemin, commencaa parler plus haut qu'elle ne l'avait prevu dans l'effervescence de sesidees; et, comme vaincue pour la premiere fois de sa vie par l'effroi de samisere et de sa faiblesse, elle se mit a marcher precipitamment, cherchantles taillis les plus sombres pour se refugier en cas d'attaque.Pour comble d'inquietude, elle s'apercut bientot qu'elle ne suivait plusaucun sentier battu, et qu'elle marchait au hasard dans un bois de plus enplus profond et desert. Si cette morne solitude la rassurait a certainsegards, l'incertitude de sa direction lui faisait apprehender de revenirsur ses pas et de se rapprocher a son insu du chateau des Geants. Anzoletoy etait peut-etre encore: un soupcon, un accident, une idee de vengeancecontre Albert pouvaient l'y avoir retenu. D'ailleurs Albert lui-memen'etait-il pas a craindre dans ce premier moment de trouble et dedesespoir? Consuelo savait bien qu'il se soumettrait a son arret; maissi elle allait se montrer aux environs du chateau, et qu'on vint dire aujeune comte qu'elle etait encore la, a portee d'etre atteinte et ramenee,n'accourrait-il pas pour la vaincre par ses supplications et ses larmes?Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa proprefierte, au scandale et au ridicule d'une entreprise avortee aussitot queconcue? Le retour d'Anzoleto viendrait peut-etre d'ailleurs ramener au boutde quelques jours les embarras inextricables et les dangers d'une situationqu'elle venait de trancher par un coup de tete hardi et genereux. Ilfallait donc tout souffrir et s'exposer a tout plutot que de revenir aRiesenburg.Resolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivrea tout prix, elle s'arreta dans un endroit couvert et mysterieux, ou unepetite source jaillissait entre des rochers ombrages de vieux arbres.Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d'animaux.Etaient-ce les troupeaux du voisinage ou les betes de la foret quiVenaient boire parfois a cette fontaine cachee? Consuelo s'en approcha,et, s'agenouillant sur les pierres humectees, trompa la faim, quicommencait a se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide.Puis, restant pliee sur ses genoux, elle medita un peu sur sa situation."Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis realiser ceque j'ai concu. Eh quoi! sera-t-il dit que la fille de ma mere se soiteffeminee dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braverle soleil, la faim, la fatigue, et les perils? J'ai fait de si beaux revesd'indigence et de liberte au sein de ce bien-etre qui m'oppressait, et dontj'aspirais toujours a sortir! Et voila que je m'epouvante des les premierspas? N'est-ce pas la le metier pour lequel je suis nee, "courir, patir, etoser?" Qu'y a-t-il de change en moi depuis le temps ou je marchais avant lejour avec ma pauvre mere, souvent a jeun! et ou nous buvions aux petitesfontaines des chemins pour nous donner des forces? Voila vraiment une belleZingara, qui n'est bonne qu'a chanter sur les theatres, a dormir sur leduvet, et a voyager en carrosse! Quels dangers redoutais-je avec ma mere?Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine:"Ne crains rien; ceux qui ne possedent rien n'ont rien qui les menace, etles miserables ne se font pas la guerre entre eux?" Elle etait encore jeuneet belle dans ce temps la! est-ce que je l'ai jamais vue insultee par lespassants? Les plus mechants hommes respectent les etres sans defense. Etcomment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, etqui n'ont que la protection de Dieu? Serais-je comme ces demoiselles quin'osent faire un pas dehors sans croire que tout l'univers, enivre de leurscharmes, va se mettre a les poursuivre! Est-ce a dire que parce qu'on estseule, et les pieds sur la terre commune, on doit etre avilie, et renoncera l'honneur quand on n'a pas le moyen de s'entourer de gardiens? D'ailleursma mere etait forte comme un homme; elle se serait defendue comme un lion.Ne puis-je pas etre courageuse et forte, moi qui n'ai dans les veines quedu bon sang plebeien? Est-ce qu'on ne peut pas toujours se tuer quand onest menacee de perdre plus que la vie? Et puis, je suis encore dans un paystranquille, dont les habitants sont doux et charitables; et quand je seraisur des terres inconnues, j'aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, al'heure du danger, quelqu'un de ces etres droit et genereux, comme Dieu enplace partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimes.Allons! Du courage. Pour aujourd'hui je n'ai a lutter que contre la faim.Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu'a la fin decette journee, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin.Je connais la faim, et je sais y resister, malgre les eternels festinsauxquels on voulait m'habituer a Riesenburg. Une journee est bientotpassee. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes epuisees, je merappellerai l'axiome philosophique que j'ai si souvent entendu dans monenfance: "Qui dort dine." Je me cacherai dans quelque trou de rocher, etje te ferai bien voir, o ma pauvre mere qui veilles sur moi et voyagesinvisible a mes cotes, a cette heure, que je sais encore faire la siestesans sofa et sans coussins!"Tout en devisant ainsi avec elle-meme, la pauvre enfant oubliait un peu sespeines de coeur. Le sentiment d'une grande victoire remportee sur elle-memelui faisait deja paraitre Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait memequ'a partir du moment ou elle avait dejoue ses seductions, elle sentait soname allegee de ce funeste attachement; et, dans les travaux de son projetromanesque, elle trouvait une sorte de gaiete melancolique, qui lui faisaitrepeter tout bas a chaque instant: "Mon corps souffre, mais il sauve moname. L'oiseau qui ne peut se defendre a des ailes pour se sauver, et, quandil est dans les plaines de l'air, il se rit des pieges et des embuches."Le souvenir d'Albert, l'idee de son effroi et de sa douleur, sepresentaient differemment a l'esprit de Consuelo; mais elle combattait detoute sa force l'attendrissement qui la gagnait a cette pensee. Elle avaitforme la resolution de repousser son image, tant qu'elle ne se serait pasmise a l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente."Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empecher de soupirerprofondement quand je me represente ta souffrance! Mais c'est a Vienneseulement que je m'arreterai a la partager et a la plaindre. C'est aVienne que je permettrai a mon coeur de me dire combien il te venere et teregrette!""Allons, en marche!" se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux outrois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et sijolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter a prolonger les instantsde son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre a l'heure de midi,appesantissait ses paupieres; et la faim, qu'elle n'etait plus habituee asupporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irresistibledefaillance. Elle voulait en vain se faire illusion a cet egard. Ellen'avait presque rien mange la veille; trop d'agitations et d'anxietes nelui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'etendait sur ses yeux; unesueur froide et penible alanguissait tout son corps. Elle ceda a lafatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une derniereresolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membress'affaisserent sur l'herbe, sa tete retomba sur son petit paquet de voyage,et elle s'endormit profondement. Le soleil, rouge et chaud, comme il estparfois dans ces courts etes de Boheme, montait gaiement dans le ciel; lafontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eut voulu bercer desa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaienten chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tete.LXIV.Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi,lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs latira de sa lethargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de serelever, sans comprendre encore ou elle etait, et vit a deux pas d'elle unhomme courbe sur les rochers, occupe a boire a la source comme elle avaitfait elle-meme, sans plus de ceremonie et de recherche que de placer sabouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut lafrayeur; mais le second coup d'oeil jete sur l'hote de sa retraite luirendit la confiance. Car, soit qu'il eut deja regarde a loisir les traitsde la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prit pas grand interet acette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention a elle.D'ailleurs, c'etait moins un homme qu'un enfant; il paraissait age dequinze ou seize ans tout au plus, etait fort petit, maigre, extremementjaune et hale, et sa figure, qui n'etait ni belle ni laide, n'annoncaitrien dans cet instant qu'une tranquille insouciance.Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et nechangea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elleplus qu'il ne semblait dispose a le faire, il valait mieux feindre dedormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile,elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendantqu'il reprit son bissac et son baton deposes sur l'herbe, et qu'ilcontinuat son chemin.Mais elle vit bientot qu'il etait resolu a se reposer aussi, et meme adejeuner, car il ouvrit son petit sac de pelerin, et en tira un grosmorceau de pain bis, qu'il se mit a couper avec gravite et a ronger abelles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regardassez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant eten fermant son couteau a ressort, comme s'il eut craint de la reveiller ensursaut. Cette marque de deference rendit une pleine confiance a Consuelo,et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon coeur, reveillaen elle les angoisses de la faim. Apres s'etre bien assuree, a la toilettedelabree de l'enfant et a sa chaussure poudreuse, que c'etait un pauvrevoyageur etranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait unsecours inespere, dont elle devait profiter. Le morceau de pain etaitenorme, et l'enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appetit, lui enceder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter lesyeux comme si elle s'eveillait a l'instant meme, et regarda le jeune garsd'un air assure, afin de lui imposer, au cas ou il perdrait le respect dontjusque la il avait fait preuve.Cette precaution n'etait pas necessaire. Des qu'il vit la dormeuse debout,l'enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort aplusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo quidemeurait irresistiblement bonne et sympathique, en depit, du soin qu'elleprenait de la composer, il lui adressa la parole d'un son de voix si douxet si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnee ensa faveur."Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voila donc enfinreveillee? Vous dormiez la de si bon coeur, que si ce n'eut ete la crainted'etre impoli, j'en aurais fait autant de mon cote.--Si vous etes aussi obligeant que poli, lui repondit Consuelo en prenantun ton maternel, vous allez me rendre un petit service.--Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, a qui le son de voixde Consuelo parut egalement agreable et penetrant.--Vous allez me vendre un petit morceau de votre dejeuner, repartitConsuelo, si vous le pouvez sans vous priver.--Vous le vendre! s'ecria l'enfant tout surpris et en rougissant: oh! Sij'avais un dejeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste;mais je voudrais vous l'offrir et vous le donner.--Vous me le donnerez donc, a condition que je vous donnerai en echange dequoi acheter un meilleur dejeuner.--Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Etes-vous trop fiere pouraccepter de moi un pauvre morceau de pain? Helas! vous voyez, je n'ai quecela a vous offrir.--Eh bien, je l'accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon coeurme ferait rougir d'y mettre de la fierte.--Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s'ecria le jeune homme tout joyeux.Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-meme. Mais n'y mettez pas defacons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j'en avais la pour toutema journee.--Mais aurez-vous la facilite d'en acheter d'autre pour votre journee?--Est-ce qu'on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vousvoulez me faire plaisir!"Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait malreconnaitre l'elan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sacompagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit a devorer ce pain, auprix duquel les mets les plus succulents qu'elle eut jamais goutes a latable des riches lui parurent fades et grossiers."Quel bon appetit vous avez! dit l'enfant; cela fait plaisir a voir. Ehbien, j'ai du bonheur de vous avoir rencontree; cela me rend tout content.Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison surla route aujourd'hui, quoique ce pays semble un desert.--Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d'un air d'indifference.--C'est la premiere fois que j'y passe, quoique je connaisse la route deVienne a Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pourretourner la-bas.--Ou, la-bas? a Vienne?--Oui, a Vienne; est-ce que vous y allez aussi?"Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si ellel'eviterait, feignit d'etre distraite pour ne pas repondre tout de suite."Bah! qu'est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoisellecomme vous n'irait pas comme cela toute seule a Vienne. Cependant vous etesen voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous etes a pied commemoi!"Consuelo, decidee a eluder ses questions jusqu'a ce qu'elle vit a quelpoint elle pouvait se fier a lui, prit le parti de repondre a uneinterrogation par une autre."Est-ce que vous etes de Pilsen? lui demanda-t-elle.--Non, repondit l'enfant qui n'avait aucun instinct ni aucun motif demefiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon pere y est charron de sonmetier.--Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pasl'etat de votre pere?--Oui et non. Mon pere est charron, et je ne le suis pas; mais il est enmeme temps musicien, et j'aspire a l'etre.--Musicien? Bravo! c'est un bel etat!--C'est peut-etre le votre aussi?--Vous n'alliez pourtant pas etudier la musique a Pilsen, qu'on dit etreune triste ville de guerre?--Oh, non! J'ai ete charge d'une commission pour cet endroit-la, et je m'enretourne a Vienne pour tacher d'y gagner ma vie, tout en continuant mesetudes musicales.--Quelle partie avez-vous embrassee? la musique vocale ou instrumentale?--L'une et l'autre jusqu'a present. J'ai une assez bonne voix; et tenez,j'ai la un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais monambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela.--Composer, peut-etre?--Vous l'avez dit. Je n'ai dans la tete que cette maudite composition. Jevais vous montrer que j'ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage;c'est un gros livre que j'ai coupe par morceaux, afin de pouvoir enemporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigue demarcher, je m'assieds dans un coin et j'etudie un peu; cela me repose.--C'est fort bien vu. Je parie que c'est le _Gradus ad Parnassum_ de Fuchs?--Precisement. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sura present que vous etes musicienne, vous aussi. Tout a l'heure, pendantque vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voila une figure quin'est pas allemande; c'est une figure meridionale, italienne peut-etre; etqui plus est, c'est une figure d'artiste! Aussi vous m'avez fait bienplaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avezl'accent etranger, quoique vous parliez l'allemand on ne peut mieux.--Vous pourriez vous y tromper. Vous n'avez pas non plus la figureallemande, vous avez le teint d'un Italien, et cependant....--Oh! vous etes bien honnete, mademoiselle. J'ai le teint d'un Africain, etmes camarades de choeur de Saint-Etienne avaient coutume de m'appeler leMaure. Mais pour en revenir a ce que je disais, quand je vous ai trouvee ladormant toute seule au milieu du bois, j'ai ete un peu etonne. Et puis jeme suis fait mille idees sur vous: c'est peut-etre, pensais-je, ma bonneetoile qui m'a conduit ici pour y rencontrer une bonne ame qui peut m'etresecourable. Enfin ... vous dirai-je tout?--Dites sans rien craindre.--Vous voyant trop bien habillee et trop blanche de visage pour une pauvrecoureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suisimagine que vous deviez etre quelque personne attachee a une autre personneetrangere ... et artiste! Oh! une grande artiste, celle-la, que je cherchea voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons,mademoiselle, avouez-moi la verite! Vous etes de quelque chateau voisin,et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Etvous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaitre le chateau desGeants.--Riesenburg? Vous allez a Riesenburg?--Je cherche a y aller, du moins; car je me suis si bien egare dans cemaudit bois, malgre les indications qu'on m'avait donnees a Klatau, que jene sais si j'en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vousaurez la bonte de me dire si j'en suis encore bien loin.--Mais que voulez-vous aller faire, a Riesenburg?--Je veux aller voir la Porporina.--En verite!"Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parlerd'elle au chateau des Geants, se reprit pour demander d'un air indifferent:"Et qu'est-ce que cette Porporina, s'il vous plait?--Vous ne le savez pas? Helas! je vois bien que vous etes tout a faitetrangere en ce pays. Mais, puisque vous etes musicienne et que vousconnaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui duPorpora?--Et vous, vous connaissez le Porpora?--Pas encore, et c'est parce que je voudrais le connaitre que je cherche aobtenir la protection de son eleve fameuse et cherie, la signora Porporina.--Contez-moi donc comment cette idee vous est venue. Je pourrai peut-etrechercher avec vous a approcher de ce chateau et de cette Porporina.--Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l'ai dit,fils d'un brave charron, et natif d'un petit bourg aux confins del'Autriche et de la Hongrie. Mon pere est sacristain et organiste de sonvillage; ma mere, qui a ete cuisiniere chez le seigneur de notre endroit, aune belle voix; et mon pere, pour se reposer de son travail, l'accompagnaitle soir sur la harpe. Le gout de la musique m'est venu ainsi toutnaturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j'etaistout petit enfant, c'etait de faire ma partie dans nos concerts de famillesur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurantque je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j'en tiraisdes sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes cheres buchesn'etaient pas muettes, et qu'une voix divine, que les autres n'entendaientpas, s'exhalait autour de moi et m'enivrait des plus celestes melodies."Notre cousin Franck, maitre d'ecole a Haimburg, vint nous voir, un jourque je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s'amusa de l'especed'extase ou j'etais plonge. Il pretendit que c'etait le presage d'un talentprodigieux, et il m'emmena a Haimburg, ou, pendant trois ans, il me donnaune bien rude education musicale, je vous assure! Quels beaux pointsd'orgue, avec traits et fioritures, il executait avec son baton a marquerla mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutaispas. J'apprenais a lire, a ecrire; j'avais un violon veritable, dontj'apprenais aussi l'usage elementaire, ainsi que les premiers principes duchant, et ceux de la langue latine. Je faisais d'aussi rapides progresqu'il m'etait possible avec un maitre aussi peu endurant que mon cousinFranck."J'avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutot la Providence, alaquelle j'ai toujours cru en bon chretien, amena chez mon cousinM. Reuter, le maitre de chapelle de la cathedrale de Vienne. On me presentaa lui comme une petite merveille, et lorsque j'eus dechiffre facilement unmorceau a premiere vue, il me prit en amitie, m'emmena a Vienne, et me fitentrer a Saint-Etienne comme enfant de choeur."Nous n'avions la que deux heures de travail par jour; et, le reste dutemps, abandonnes a nous-memes, nous pouvions vagabonder en liberte. Maisla passion de la musique etouffait en moi les gouts dissipes et la paressede l'enfance. Occupe a jouer sur la place avec mes camarades, a peineentendais-je les sons de l'orgue, que je quittais tout pour rentrer dansl'eglise, et me delecter a ecouter les chants et l'harmonie. Je m'oubliaisle soir dans la rue, sous les fenetres d'ou partaient les bruitsentrecoupes d'un concert, ou seulement les sons d'une voix agreable;j'etais curieux, j'etais avide de connaitre et de comprendre tout ce quifrappait mon oreille. Je voulais surtout composer. A treize ans, sansconnaitre aucune des regles, j'osai bien ecrire une messe dont je montraila partition a notre maitre Reuter. Il se moqua de moi, et me conseillad'apprendre avant de creer. Cela lui etait bien facile a dire. Je n'avaispas le moyen de payer un maitre, et mes parents etaient trop pauvres pourm'envoyer l'argent necessaire a la fois a mon entretien et a mon education.Enfin, je recus d'eux un jour six florins, avec lesquels j'achetai le livreque vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis a les etudier avec ardeur,et j'y pris un plaisir extreme. Ma voix progressait et passait pour la plusbelle du choeur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l'ignoranceque je m'efforcais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se developper,et des idees eclore en moi; mais j'approchais avec effroi de l'age ou ilfaudrait, conformement aux reglements de la chapelle, sortir de lamaitrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maitres,je me demandais si ces huit annees de travail a la cathedrale n'allaientpas etre mes dernieres etudes, et s'il ne faudrait pas retourner chez mesparents pour y apprendre l'etat de charron. Pour comble de chagrin,je voyais bien que maitre Reuter, au lieu de s'interesser a moi, ne metraitait plus qu'avec durete, et ne songeait qu'a hater le moment fatal demon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai meritee enrien. Quelques-uns de mes camarades avaient la legerete de me dire qu'iletait jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de compositionune sorte de revelation du genie musical, et qu'il avait coutume de hair etde decourager les jeunes gens chez lesquels il decouvrait un elan superieurau sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interpretationde ma disgrace; mais je crois bien que j'avais commis une faute en luimontrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et unpresomptueux impertinent.--Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux precepteursn'aiment pas les eleves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ilsn'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.--Je m'appelle Joseph.--Joseph qui?--Joseph Haydn.--Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenezquelque chose, a quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maitre, et surl'interet que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie."Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappeeDu rapport de leurs destinees de pauvres et d'artistes, regardaitattentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chetiveet bilieuse prenait, dans l'epanchement du recit, une singuliere animation.Ses yeux bleus petillaient d'une finesse a la fois maligne etbienveillante, et rien dans sa maniere d'etre et de dire n'annoncait unesprit ordinaire.LXV."Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maitre Reuter, il me latemoigna bien durement, et pour une faute bien legere. J'avais des ciseauxneufs, et, comme un veritable ecolier, je les essayais sur tout ce qui metombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourne, et sa longuequeue, dont il etait tres-vain, venant toujours a balayer les caracteresque je tracais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idee rapide,fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voila mes ciseaux ouverts,voila la queue par terre. Le maitre suivait tous mes mouvements de son oeilde vautour. Avant que mon pauvre camarade se fut apercu de la pertedouloureuse qu'il venait de faire, j'etais deja reprimande, note d'infamie,et renvoye sans autre forme de proces."Je sortis de maitrise au mois de novembre de l'annee derniere, a septheures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autrevetement que les mechants habits que j'avais sur le corps. J'eus un momentde desespoir. Je m'imaginai, en me voyant gronde et chasse avec tant decolere et de scandale, que j'avais commis une faute enorme. Je me mis apleurer de toute mon ame cette meche de cheveux et ce bout de ruban tombessous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi deshonore lechef, passa aupres de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a repandu tant delarmes, jamais on n'a eprouve tant de regrets et de remords pour une queuea la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, a ses pieds!Je ne l'osai pas, et je cachai ma honte dans l'ombre. Peut-etre le pauvreGarcon pleurait-il ma disgrace encore plus que sa chevelure."Je passai la nuit sur le pave; et, comme je soupirais, le lendemain matin,en songeant a la necessite et a l'impossibilite de dejeuner, je fus abordepar Keller, le perruquier de la maitrise de Saint-Etienne. Il venait decoiffer maitre Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne luiavait parle que de la terrible aventure de la queue coupee. Aussi lefacetieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand eclatde rire, et m'accabla de ses sarcasmes.--"Oui-da! me cria-t-il d'aussi loinqu'il me vit, voila donc le fleau des perruquiers, l'ennemi general etparticulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenirla beaute de la chevelure! He! mon petit bourreau des queues, mon bonsaccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveuxnoirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!"J'etais desespere, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, mecroyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bonKeller m'arretant: "Ou allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'unevoix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vetements,et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitie de vous,surtout a cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir aentendre a la cathedrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mesenfants, qu'une chambre au cinquieme etage. C'est encore plus qu'il ne nousen faut, car la mansarde que je loue au sixieme n'est pas occupee. Vousvous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'a ce que vous ayeztrouve de l'ouvrage; a condition toutefois que vous respecterez les cheveuxde mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mesperruques.""Je suivis mon genereux Keller, mon sauveur, mon pere! Outre le logement etla table, il eut la bonte, tout pauvre artisan qu'il etait lui-meme, dem'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes etudes. Je louaiun mauvais clavecin tout ronge des vers; et, refugie dans mon galetas avecmon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte a mon ardeur pourla composition. C'est de ce moment que je puis me considerer comme leprotege de la Providence. Les six premieres sonates d'Emmanuel Bach ontfait mes delices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir biencomprises. En meme temps, le ciel, recompensant mon zele et maperseverance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre etm'acquitter envers mon cher hote. J'ai joue de l'orgue tous les dimanches ala chapelle du comte de Haugwitz, apres avoir fait le matin ma partie depremier violon a l'eglise des Peres de la Misericorde. En outre, j'aitrouve deux protecteurs. L'un est un abbe qui fait beaucoup de versitaliens, tres-beaux a ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de samajeste et l'imperatrice-reine. On l'appelle M. de Metastasio; et comme ildemeure dans la meme maison que Keller et moi, je donne des lecons aune jeune personne qu'on dit etre sa niece. Mon autre protecteur estmonseigneur l'ambassadeur de Venise.--Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.--Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbe de Metastasio quim'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et sonexcellence m'a promis de me faire avoir des lecons de maitre Porpora, quiest en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femmeou la maitresse de son excellence. Cette promesse m'avait comble de joie;devenir l'eleve d'un aussi grand professeur, du premier maitre de chant del'univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects del'art italien! Je me regardais comme sauve, je benissais mon etoile, jeme croyais deja un grand maitre moi-meme. Mais, helas! Malgre les bonnesintentions de son excellence, sa promesse n'a pas ete aussi facile arealiser que je m'en flattais; et si je ne trouve une recommandationplus puissante aupres du Porpora, je crains bien de ne jamais approcherseulement de sa personne. On dit que cet illustre maitre est d'un caracterebizarre; et qu'autant il se montre attentif, genereux et devoue a certainseleves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il paraitque maitre Reuter n'est rien au prix du Porpora, et je tremble a la seuleidee de le voir. Cependant, quoiqu'il ait commence par refuser net lespropositions de l'ambassadeur a mon sujet, et qu'il ait signifie ne vouloirplus faire d'eleves, comme je sais que monseigneur Corner insistera,j'espere encore, et je suis determine a subir patiemment les plus cruellesmortifications, pourvu qu'il m'enseigne quelque chose en me grondant.--Vous avez forme la, dit Consuelo, une salutaire resolution. On ne vous apas exagere les manieres brusques et l'aspect terrible de ce grand maitre.Mais vous avez raison d'esperer; car si vous avez de la patience, unesoumission aveugle, et les veritables dispositions musicales que jepressens en vous, si vous ne perdez pas la tete au milieu des premieresbourrasques, et que vous reussissiez a lui montrer de l'intelligence et dela rapidite de jugement, au bout de trois ou quatre lecons, je vous prometsqu'il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maitres.Peut-etre meme, si votre coeur repond, comme je le crois, a votreesprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un pere equitable etbienfaisant.--Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez,et vous devez aussi connaitre sa fameuse eleve, la nouvelle comtessede Rudolstadt ... la Porporina....--Mais ou avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, etqu'attendez-vous d'elle?--J'attends d'elle une lettre pour le Porpora, et sa protection activeaupres de lui, quand elle viendra a Vienne; car elle va y venir sans douteapres son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.--D'ou savez-vous ce mariage?--Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le moisdernier, mon ami Keller apprit qu'un parent qu'il avait a Pilsen venait demourir, lui laissant un peu de bien. Keller n'avait ni le temps ni le moyende faire le voyage, et n'osait s'y determiner, dans la crainte que lasuccession ne valut pas les frais de son deplacement et la perte de sontemps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui aioffert de faire le voyage, et de prendre en main ses interets. J'aidonc ete a Pilsen; et, dans une semaine que j'y ai passee, j'ai eu lasatisfaction de voir realiser l'heritage de Keller. C'est peu de chose sansdoute, mais ce peu n'est pas a dedaigner pour lui; et je lui rapporte lestitres d'une petite propriete qu'il pourra faire vendre ou exploiter selonqu'il le jugera a propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouve hiersoir dans un endroit qu'on appelle Klatau, et ou j'ai passe la nuit. Il yavait eu un marche dans la journee, et l'auberge etait pleine de monde.J'etais assis aupres d'une table ou mangeait un gros homme, qu'on traitaitde docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plusgrand bavard que j'aie jamais rencontre. "Savez-vous la nouvelle? disait-ila ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou,et quasi enrage, epouse la maitresse de musique de sa cousine, uneaventuriere, une mendiante, qui a ete, dit-on, comedienne en Italie, et quis'est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s'en est degouteet l'a envoyee faire ses couches a Riesenburg. On a tenu l'evenement fortsecret; et d'abord, comme on ne comprenait rien a la maladie et auxconvulsions de la demoiselle que l'on croyait tres-vertueuse, on m'a faitappeler comme pour une fievre putride et maligne. Mais a peine avais-jetate le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute aquoi s'en tenir sur cette vertu-la, m'a repousse en se jetant sur moi commeun furieux, et n'a pas souffert que je rentrasse dans l'appartement. Touts'est passe fort secretement. Je crois que la vieille chanoinesse a faitl'office de sage-femme; la pauvre dame ne s'etait jamais vue a pareillefete. L'enfant a disparu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que le jeunecomte, qui, vous le savez tous, ne connait pas la mesure du temps, et prendles mois pour des annees, s'est imagine etre le pere de cet enfant-la, et aparle si energiquement a sa famille, que, plutot que de le voir retomberdans ses acces de fureur, on a consenti a ce beau mariage."--Oh! c'est horrible, C'est infame! s'ecria Consuelo hors d'elle-meme;c'est un tissu d'abominables calomnies et d'absurdites revoltantes!--Ne croyez pas que j'y aie ajoute foi un instant, repartit Joseph Haydn;la figure de ce vieux docteur etait aussi sotte que mechante, et, avantqu'on l'eut dementi, j'etais deja sur qu'il ne debitait que des fausseteset des folies. Mais a peine avait-il acheve son conte, que cinq ou sixjeunes gens qui l'entouraient ont pris le parti de la jeune personne; etc'est ainsi que j'ai appris la verite. C'etait a qui louerait la beaute, lagrace, la pudeur, l'esprit et l'incomparable talent de la Porporina. Tousapprouvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur,et admiraient le vieux comte d'avoir consenti a cette union. Le docteurWetzelius a ete traite de radoteur et d'insense; et comme on parlait de lagrande estime de maitre Porpora pour une eleve a laquelle il a voulu donnerson nom, je me suis mis dans la tete d'aller a Riesenburg, de me jeter auxpieds de la future ou peut-etre de la nouvelle comtesse (car on dit que lemariage a ete deja celebre, mais qu'on le tient encore secret pour ne pasindisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d'ellela faveur de devenir l'eleve de son illustre maitre."Consuelo resta quelques instants pensive; les dernieres paroles de Joseph apropos de la cour l'avaient frappee. Mais revenant bientot a lui:"Mon enfant, lui dit-elle, n'allez point a Riesenburg, vous n'y trouveriezpas la Porporina. Elle n'est point mariee avec le comte de Rudolstadt, etrien n'est moins assure que ce mariage-la. Il en a ete question, il estvrai, et je crois que les fiances etaient dignes l'un de l'autre; mais laPorporina, quoiqu'elle eut pour le comte Albert une amitie solide, uneestime profonde et un respect sans bornes, n'a pas cru devoir se deciderlegerement a une chose aussi serieuse. Elle a pese, d'une part, le tortqu'elle ferait a cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnesgraces et peut-etre la protection de l'imperatrice, en meme temps quel'estime des autres seigneurs et la consideration de tout le pays; del'autre, le mal qu'elle se ferait a elle-meme, en renoncant a exercer l'artdivin qu'elle avait etudie avec passion et embrasse avec courage. Elles'est dit que le sacrifice etait grand de part et d'autre, et qu'avant des'y jeter tete baissee, elle devait consulter le Porpora, et donner aujeune comte le temps de savoir si sa passion resisterait a l'absence; desorte qu'elle est partie pour Vienne a l'improviste, a pied, sans guide etpresque sans argent, mais avec l'esperance de rendre le repos et la raisona celui qui l'aime, et n'emportant, de toutes les richesses qui lui etaientoffertes, que le temoignage de sa conscience et la fierte de sa conditiond'artiste.--Oh! c'est une veritable artiste, en effet! c'est une forte tete et uneame noble, si elle a agi ainsi! s'ecria Joseph en fixant ses yeux brillantssur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c'est a elle que je parle, c'estdevant elle que je me prosterne.--C'est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitie, sesconseils et son appui aupres du Porpora; car nous allons faire routeensemble, a ce que je vois; et si Dieu nous protege, comme il nous aproteges jusqu'ici l'un et l'autre, comme il protege tous ceux qui ne sereposent qu'en lui, nous serons bientot a Vienne, et nous prendrons leslecons du meme maitre.--Dieu soit loue! s'ecria Haydn en pleurant de joie, et en levant les brasau ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir,qu'il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, monavenir, etaient entre vos mains."LXVI.Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, enrevenant de part et d'autre sur les details de leur situation dans unentretien amical, ils songerent aux precautions et aux arrangements aprendre pour retourner a Vienne. La premiere chose qu'ils firent fut detirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo etait encore laplus riche des deux; mais leurs fonds reunis pouvaient fournir de quoifaire agreablement la route a pied, sans souffrir de la faim et sanscoucher a la belle etoile. Il ne fallait pas songer a autre chose, etConsuelo en avait deja pris son parti. Cependant, malgre la gaietephilosophique qu'elle montrait a cet egard, Joseph etait soucieux etpensif."Qu'avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-etre l'embarras de macompagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.--Vous devez tout faire mieux que moi, repondit-il; ce n'est pas la ce quim'inquiete. Mais je m'attriste et je m'epouvante quand je songe que vousetes jeune et belle, et que tous les regards vont s'attacher sur vous avecconvoitise, tandis que je suis si petit et si chetif que, bien resolu a mefaire tuer pour vous, je n'aurai peut-etre pas la force de vous preserver.--A quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j'etais assez belle pourfixer les regards des passants, je pense qu'une femme qui se respecte saitimposer toujours par sa contenance....--Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontee oumodeste, vous n'etes pas en surete sur ces routes couvertes de soldats etde vauriens de toute espece. Depuis que la paix est faite, le pays estinonde de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de cesvolontaires aventuriers qui, se voyant licencies, et ne sachant plus outrouver fortune, se mettent a piller les passants, a ranconner lescampagnes, et a traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvrete nousmet a l'abri de leur talent de ce cote-la; mais il suffit que vous soyezfemme pour eveiller leur brutalite. Je pense serieusement a changer deroute; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont desplaces de guerre offrant un continuel pretexte au passage des troupeslicenciees et autres qui ne valent guere mieux, nous ferons bien dedescendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes a peupres desertes, ou la cupidite et les brigandages de ces messieurs netrouvent rien qui puisse les amorcer. Nous cotoierons la riviere jusquevers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt.Une fois sur les terres de l'Empire, nous serons proteges par une policeMoins impuissante que celle de la Boheme.--Vous connaissez donc cette route-la?--Je ne sais pas meme s'il y en a une; mais j'ai une petite carte dans mapoche, et j'avais projete, en quittant Pilsen, d'essayer de m'en revenirpar les montagnes, afin de changer et de voir du pays.--Eh bien soit! votre idee me parait bonne, dit Consuelo en regardant lacarte que Joseph venait d'ouvrir. Il y a partout des sentiers pour lespietons et des chaumieres pour recueillir les gens sobres et courtsd'argent. Je vois la, en effet, une chaine de montagnes qui nous conduitjusqu'a la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.--C'est le plus grand Boehmer-Wald, dont les cimes les plus elevees setrouvent la et servent de frontiere entre la Baviere et la Boheme. Nous lerejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nousindiquent qu'a droite et a gauche sont les vallees qui descendent versles deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n'ai plus affaire a cetintrouvable chateau des Geants, je suis sur de vous bien diriger, et de nepas vous faire faire plus de chemin qu'il ne faut.--En route donc! dit Consuelo; je me sens tout a fait reposee. Le sommeilet votre bon pain m'ont rendu mes forces, et je peux encore faire aumoins deux milles aujourd'hui. D'ailleurs j'ai hate de m'eloigner deces environs, ou je crains toujours de rencontrer quelque visage deconnaissance.--Attendez, dit Joseph; j'ai une idee singuliere qui me trotte par lacervelle.--Voyons-la.--Si vous n'aviez pas de repugnance a vous habiller en homme, votreincognito serait assure, et vous echapperiez a toutes les mauvaisessuppositions qu'on pourra faire dans nos gites sur le compte d'une jeunefille voyageant seule avec un jeune garcon.--L'idee n'est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assezriches pour faire des emplettes. Ou trouverais-je d'ailleurs des habits ama taille?--Ecoutez, je n'aurais pas eu cette idee si je ne m'etais senti pourvu dece qu'il fallait pour la mettre a execution. Nous sommes absolument de lameme taille, ce qui fait plus d'honneur a vous qu'a moi; et j'ai dansmon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous deguiseraparfaitement. Voici l'histoire de cet habillement: c'est un envoi de mabrave femme de mere, qui, croyant me faire un cadeau tres-utile, et voulantme savoir equipe convenablement pour me presenter a l'ambassade, et donnerdes lecons aux demoiselles, s'est avisee de me faire faire dans son villageun costume des plus elegants, a la mode de chez nous. Certes, le costumeest pittoresque, et les etoffes bien choisies; vous allez voir! Maisimaginez-vous l'effet que j'aurais produit a l'ambassade, et le fou rirequi se serait empare de la niece de M. de Metastasio, si je m'etais montreavec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J'ai remercie mapauvre mere de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre lecostume a quelque paysan au depourvu, ou a quelque comedien en voyage.Voila pourquoi je l'ai emporte avec moi; mais par bonheur je n'ai putrouver l'occasion de m'en defaire. Les gens de ce pays-ci pretendent quela mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais outurc.--Eh bien, l'occasion est trouvee, s'ecria Consuelo en riant; votre ideeetait excellente, et la comedienne en voyage s'accommode de votre habit ala turque, qui ressemble assez a un jupon. Je vous achete ceci a credittoutefois, ou pour mieux dire a condition que vous allez etre le caissierde notre _chatouille_, comme dit le roi de Prusse de son tresor, et quevous m'avancerez la depense de mon voyage jusqu'a Vienne.--Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et ense promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste a savoir sil'habit vous est commode. Je vais m'enfoncer dans ce bois, tandis que vousentrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d'un cabinet de toilettesur et spacieux.--Allez, et paraissez sur la scene, repondit Consuelo en lui montrant laforet: moi, je rentre dans la coulisse.Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnons'eloignait consciencieusement, elle proceda sur-le-champ a satransformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu'elle sortit de saretraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'elle y vit apparaitrele plus joli petit paysan que la race slave eut jamais produit. Sa taillefine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge;et sa jambe, deliee comme celle d'une biche, sortait modestement un peuau-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs,qu'elle avait persevere a ne pas poudrer, avaient ete coupes dans samaladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa sesdoigts pour leur donner tout a fait la negligence rustique qui convient aun jeune patre; et, portant son costume avec l'aisance du theatre, sachantmeme, grace a son talent mimique, donner tout a coup une expression desimplicite sauvage a sa physionomie, elle se trouva si bien deguisee que lecourage et la securite lui vinrent en un instant. Ainsi qu'il arrive auxacteurs des qu'ils ont revetu leur costume, elle se sentit dans son role,et s'identifia meme avec le personnage qu'elle allait jouer, au pointd'eprouver en elle-meme comme l'insouciance, le plaisir d'un vagabondageinnocent, la gaite, la vigueur et la legerete de corps d'un garcon faisantl'ecole buissonniere.Elle eut a siffler trois fois avant que Haydn, qui s'etait eloigne dans lebois plus qu'il n'etait necessaire, soit pour temoigner son respect, soitpour echapper a la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher,revint aupres d'elle. Il fit un cri de surprise et d'admiration en lavoyant ainsi; et meme, quoiqu'il s'attendit a la retrouver bien deguisee,il eut peine a en croire ses yeux dans le premier moment. Cettetransformation embellissait prodigieusement Consuelo: et en meme tempselle lui donnait un aspect tout different pour l'imagination du jeunemusicien.L'espece de plaisir que la beaute de la femme produit sur un adolescent esttoujours mele de frayeur; et le vetement qui en fait, meme aux yeux dumoins chaste, un etre si voile et si mysterieux, est pour beaucoup danscette impression de trouble et d'angoisse. Joseph etait une ame pure,et, quoi qu'en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste etcraintif. Il avait ete ebloui en voyant Consuelo, animee par les rayons dusoleil qui l'inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme unebelle statue. En lui parlant, en l'ecoutant, son coeur s'etait senti agitede mouvements inconnus, qu'il n'avait attribues qu'a l'enthousiasme et a lajoie d'une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d'heure qu'il avaitpasse loin d'elle dans le bois, pendant cette mysterieuse toilette, ilavait eprouve de violentes palpitations. La premiere emotion etait revenue;et il s'approchait, resolu a faire de grands efforts pour cacher encoresous un air d'insouciance et d'enjouement le trouble mortel qui s'elevaitdans son ame.Le changement de costume, si bien _reussi_ qu'il semblait etre un veritablechangement de sexe, changea subitement aussi la disposition d'esprit dujeune homme. Il ne sentit plus en apparence que l'elan fraternel d'unevive amitie improvisee entre lui et son agreable compagnon de voyage. Lameme ardeur de courir et de voir du pays, la meme securite quant auxdangers de la route, la meme gaiete sympathique, qui animaient Consuelodans cet instant, s'emparerent de lui; et ils se mirent en marche a traversbois et prairies, aussi legers que deux oiseaux de passage.Cependant, apres quelques pas, il oublia qu'elle etait garcon, en luivoyant porter sur l'epaule, au bout d'un baton, son petit paquet de hardes,grossi des habillements de femme dont elle venait de se depouiller. Unecontestation s'eleva entre eux a ce sujet. Consuelo pretendait qu'avec sonsac, son violon, et son cahier du _gradus ad Parnassum_, Joseph etait bienassez charge. Joseph, de son cote, jurait qu'il mettrait tout le paquetde Consuelo dans son sac, et qu'elle ne porterait rien. Il fallut qu'ellecedat; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu'il y eutapparence d'egalite entre eux, il consentit a lui laisser porter le violonen bandouliere."Savez-vous, lui disait Consuelo pour le decider a cette concession, qu'ilfaut que j'aie l'air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide?car je suis un paysan, il n'y a pas a dire; et vous, vous etes un citadin.--Quel citadin! repondait Haydn en riant. Je n'ai pas mal la tournure dugarcon perruquier de Keller!"Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifie de nepouvoir se montrer a Consuelo sous un accoutrement plus coquet que seshabits fanes par le soleil et un peu delabres par le voyage."Non! vous avez l'air, dit Consuelo pour lui oter ce petit chagrin, d'unfils de famille ruine reprenant le chemin de la maison paternelle avec songarcon jardinier, compagnon de ses escapades.--Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des roles appropries a notresituation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que noussommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et,comme c'est la coutume du metier de s'habiller comme on peut, avec ceque l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent lestroubadours de notre espece trainer par les champs la defroque d'unmarquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noirrape d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitee dans ce pays-ci,d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons meme bien de dire si l'on nousinterroge, que nous avons ete dernierement faire une tournee de ce cote-la.Je pourrai parler _ex professo_ du celebre village de Rohran que personnene connait, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie.Quant a vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vousferez bien de ne pas nier que vous etes Italien et chanteur de profession.--A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: levotre est tout trouve pour moi. Je dois, conformement a mes manieresitaliennes, vous appeler Beppo, c'est l'abreviation de Joseph.--Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'etre aussi inconnusous un nom que sous un autre. Vous, c'est different. II vous faut un nomabsolument: lequel choisissez-vous?--La premiere abreviation venitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto....Oh! non pas celui-la, s'ecria-t-elle apres avoir laisse echapper parhabitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto.--Pourquoi pas celui-la? reprit Joseph qui remarqua l'energie de sonexclamation.--Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela.--Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?--Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espece de diminutif dunom d'Albert.--Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforcant de sourire."Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiance lui enfonca un poignarddans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et degagee:"A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garcon!"LXVII.Ils trouverent bientot la lisiere du bois, et se dirigerent vers lesud-est. Consuelo marchait la tete nue, et Joseph, voyant le soleilenflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Lechapeau qu'il portait lui-meme n'etait pas neuf, il ne pouvait pas le luioffrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer;mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui futremarque de sa compagne."Voila une singuliere idee, lui dit-elle. Il parait que vous trouvez letemps couvert et la plaine ombragee? Cela me fait penser que je n'ai riensur la tete; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je saisbien des manieres de me les procurer a peu de frais."En parlant ainsi, elle arracha a un buisson un rameau de pampre sauvage,et, le roulant sur lui-meme, elle s'en fit un chapeau de verdure."Voila qu'elle a l'air d'une Muse, pensa Joseph, et le garcon disparaitencore!" Ils traverserent un village, ou, apercevant une de ces boutiquesou l'on vend de tout, il y entra precipitamment sans qu'elle put prevoirson dessein, et en sortit bientot avec un petit chapeau de paille a largesbords retrousses sur les oreilles comme les portent les paysans des valleesdanubiennes."Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayantcette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la findu voyage.--Le pain vous manquer! s'ecria Joseph vivement; j'aimerais mieux tendrela main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pourrecevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rienavec moi." Et voyant que son enthousiasme etonnait un peu Consuelo, ilajouta en tachant de rabaisser ses bons sentiments: "Songez, signorBertoni, que mon avenir depend de vous, que ma fortune est dans vos mains,et qu'il est de mes interets de vous ramener saine et sauve a maitrePorpora."L'idee que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d'elleNe vint pas a Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement cesprevisions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre,peut-etre a cause de la preoccupation ou elles sont d'en faire naitre lacause. En outre, il est rare qu'une femme tres-jeune ne regarde pas commeun enfant un homme de son age. Consuelo avait deux ans de plus qu'Haydn,et ce dernier etait si petit et si malingre qu'on lui en eut donne a peinequinze. Elle savait bien qu'il en avait davantage; mais elle ne pouvaits'aviser de penser que son imagination et ses sens fussent deja eveillespar l'amour. Elle s'apercut cependant d'une emotion extraordinaire lorsque,s'etant arretee pour reprendre haleine dans un autre endroit, d'ou elleadmirait un des beaux sites qui s'offrent a chaque pas dans ces regionselevees, elle surprit les regards de Joseph attaches sur les siens avec unesorte d'extase."Qu'avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naivement. Il me semble que vousetes soucieux, et je ne puis m'oter de l'idee que ma compagnie vousembarrasse.--Ne dites pas cela! s'ecria-t-il avec douleur; c'est manquer d'estime pourmoi, c'est me refuser votre confiance et votre amitie que je voudrais payerde ma vie.--En ce cas, ne soyez pas triste, a moins que vous n'ayez quelque autresujet de chagrin que vous ne m'avez pas confie."Joseph tomba dans un morne silence, et ils marcherent longtemps sans qu'ilput trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus lejeune homme en ressentait d'embarras; il craignait de se laisser deviner.Mais il ne trouvait rien de convenable a dire pour renouer la conversation.Enfin, faisant un grand effort sur lui-meme:"Savez-vous, lui dit-il, a quoi je songe tres-serieusement?--Non, je ne le devine pas, repondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps,s'etait perdue dans ses propres preoccupations, et qui n'avait rien trouved'etrange a son silence.--Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vousdevriez m'enseigner l'italien. Je l'ai commence avec des livres cet hiver;mais, n'ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n'ose pasarticuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, etsi, pendant notre voyage, vous etiez assez bonne pour me forcer a secouerma mauvaise honte, et pour me reprendre a chaque syllabe, il me semble quej'aurais l'oreille assez musicale pour que votre peine ne fut pas perdue.--Oh! de tout mon coeur, repondit Consuelo. J'aime qu'on ne perde pasun seul des precieux instants de la vie pour s'instruire; et comme ons'instruit soi-meme en enseignant, il ne peut etre que tres-bon pour nousdeux de nous exercer a bien prononcer la langue musicale par excellence.Vous me croyez Italienne, et je ne le suis pas, quoique j'aie tres-peud'accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu'enchantant; et quand je voudrai vous faire saisir l'harmonie des sonsitaliens, je chanterai les mots qui vous presenteront des difficultes.Je suis persuadee qu'on ne prononce mal que parce qu'on entend mal. Sivotre oreille percoit completement les nuances, ce ne sera plus pour vousqu'une affaire de memoire de les bien repeter.--Ce sera donc a la fois une lecon d'italien et une lecon de chant! s'ecriaJoseph.--Et une lecon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans sonravissement. Ah! ma foi, vive l'art! le moins dangereux, le moins ingratde tous les amours!"La lecon commenca sur l'heure, et Consuelo, qui eut d'abord de la peineA ne pas eclater de rire a chaque mot que Joseph disait en italien,s'emerveilla bientot de la facilite et de la justesse avec lesquelles ilse corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeurd'entendre la voix de la cantatrice, et qui n'en voyait pas venirl'occasion assez vite, la fit naitre par une petite ruse. Il feignitd'etre embarrasse de donner a l'_a_ italien la franchise et la netteteconvenables, et il chanta une phrase de Leo ou le mot _felicita_ setrouvait repete plusieurs fois. Aussitot Consuelo, sans s'arreter, et sansetre plus essoufflee que si elle eut ete assise a son piano, lui chantala phrase a plusieurs reprises. A cet accent si genereux et si penetrantqu'aucun autre ne pouvait, a cette epoque, lui etre compare dans le monde,Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mainsl'une contre l'autre avec un mouvement convulsif et une exclamationpassionnee."A votre tour, essayez donc," dit Consuelo sans s'apercevoir de sestransports.Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battitdes mains."C'est a merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonte.Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique.--Vous pouvez me dire la-dessus tout ce qu'il vous plaira, repondit Joseph;mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-meme.--Et pourquoi donc?" dit Consuelo.Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu'il avait les yeux grosde larmes, et qu'il serrait encore ses mains, en faisant craquer lesphalanges, comme un enfant folatre et comme un homme enthousiaste."Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent a notrerencontre.--Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s'ecria Joseph tout hors de lui. Qu'ilsne vous entendent pas! car ils mettraient pied a terre, et vous salueraienta genoux.--Je ne crains pas ces melomanes; ce sont des garcons bouchers qui portentdes veaux en croupe.--Ah! baissez votre chapeau, detournez la tete! dit Joseph en serapprochant d'elle avec un sentiment de jalousie exaltee. Qu'ils ne vousvoient pas! qu'ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi nevous voie et ne vous entende!"Le reste de la journee s'ecoula dans une alternative d'etudes serieuses etde causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph eprouvait unejoie enivrante, et ne savait s'il etait le plus tremblant des adorateursde la beaute, ou le plus rayonnant des amis de l'art. Tour a tour idoleresplendissante et camarade delicieux, Consuelo remplissait toute sa vie ettransportait tout son etre. Vers le soir il s'apercut qu'elle se trainaitavec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que,depuis plusieurs heures, malgre les frequentes haltes qu'ils faisaientsous les ombrages du chemin, elle se sentait brisee de lassitude; maiselle voulait qu'il en fut ainsi; et n'eut-il pas ete demontre qu'elledevait s'eloigner de ce pays au plus vite, elle eut encore cherche, dansle mouvement et dans l'etourdissement d'une gaite un peu forcee, unedistraction contre le dechirement de son coeur. Les premieres ombres dusoir, en repandant de la melancolie sur la campagne, ramenerent lessentiments douloureux qu'elle combattait avec un si grand courage. Elle serepresenta la morne soiree qui commencait au chateau des Geants, et lanuit, peut-etre terrible, qu'Albert allait passer. Vaincue par cette idee,elle s'arreta involontairement au pied d'une grande croix de bois, quimarquait, au sommet d'une colline nue, le theatre de quelque miracle ou dequelque crime traditionnels."Helas! vous etes plus fatiguee que vous ne voulez en convenir, lui ditJoseph; mais notre etape touche a sa fin, car je vois briller au fond decette gorge les lumieres d'un hameau. Vous croyez peut-etre que je n'auraispas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez....--Mon enfant, lui repondit-elle en souriant, vous etes bien fier de votresexe. Je vous prie de ne pas tant mepriser le mien, et de croire que j'aiplus de force qu'il ne vous en reste pour vous porter vous-meme. Je suisessoufflee d'avoir grimpe ce sentier, voila tout; et si je me repose, c'estque j'ai envie de chanter.--Dieu soit loue! s'ecria Joseph: chantez donc la, au pied de la croix.Je vais me mettre a genoux.... Et cependant, si cela allait vous fatiguerdavantage!--Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c'est une fantaisie que j'ai dedire ici un verset de cantique que ma mere me faisait chanter avec elle,soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ouune croix plantee comme celle-ci a la jonction de quatre sentiers."L'idee de Consuelo etait encore plus romanesque qu'elle ne voulait ledire. En songeant a Albert, elle s'etait represente cette faculte quasisurnaturelle qu'il avait souvent de voir et d'entendre a distance. Elles'imagina fortement qu'a cette heure meme il pensait a elle, et la voyaitpeut-etre; et, croyant trouver un allegement a sa peine en lui parlant parun chant sympathique a travers la nuit et l'espace, elle monta sur lespierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant ducote de l'horizon derriere lequel devait etre Riesenburg, elle donna savoix dans toute son etendue pour chanter le verset du cantique espagnol:O Consuelo de mi alma, etc."Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant a lui-meme lorsqu'elle eutfini, je n'avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c'est quele chant! Y a-t-il donc d'autres voix humaines semblables a celle-ci?Pourrai-je jamais entendre quelque chose do comparable a ce qui m'estrevele aujourd'hui? O musique! Sainte musique! o genie de l'art! que tum'embrases, et que tu m'epouvantes!"Consuelo redescendit de la pierre, ou comme une madone elle avait dessinesa silhouette elegante dans le bleu transparent de la nuit. A son tour,inspiree a la maniere d'Albert, elle s'imagina qu'elle le voyait, atravers les bois, les montagnes et les vallees, assis sur la pierre duSchreckenstein, calme, resigne, et rempli d'une sainte esperance. "Il m'aentendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu'il aime. Il m'acomprise, et maintenant il va rentrer au chateau, embrasser son pere, etpeut-etre s'endormir paisiblement.""Tout va bien," dit-elle a Joseph sans prendre garde a son delired'admiration.Puis, retournant sur ses pas, elle deposa un baiser sur le bois grossier dela croix. Peut-etre en cet instant, par un rapprochement bizarre, Alberteprouva-t-il comme une commotion electrique qui detendit les ressorts de savolonte sombre, et fit passer jusqu'aux profondeurs les plus mysterieusesde son ame les delices d'un calme divin. Peut-etre fut-ce le moment precisdu profond et bienfaisant sommeil ou il tomba, et ou son pere, inquiet etmatinal, eut la satisfaction de le retrouver plonge le lendemain au retourde l'aurore.Le hameau dont ils avaient apercu les feux dans l'ombre n'etait qu'unevaste ferme ou ils furent recus avec hospitalite. Une famille de bonslaboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table debois brut, a laquelle on leur fit place, sans difficulte comme sansempressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda apeine. Ces braves gens, fatigues d'une longue et chaude journee de travail,prenaient leur repas en silence, livres a la beate jouissance d'unealimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper delicieux.Joseph oublia de manger, occupe qu'il etait a regarder cette pale et noblefigure de Consuelo au milieu de ces larges faces halees de paysans, douceset stupides comme celles de leurs boeufs qui paissaient l'herbe autourd'eux, et ne faisaient guere un plus grand bruit de machoires en ruminantavec lenteur.Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix,aussitot qu'il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissantles plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu'ils lejugeraient a propos. Les femmes qui les servaient s'assirent a leursplaces, des qu'ils se furent tous leves, et se mirent a souper avec lesenfants. Plus animees et plus curieuses, elles retinrent et questionnerentles jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu'il tenait tout pretspour les satisfaire, et ne s'ecarta guere de la verite, quant au fond, enleur disant que lui et son camarade etaient de pauvres musiciens ambulants."Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, repondit une des plusjeunes, vous nous auriez fait danser!"Elles examinerent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garcon, etqui affectait, pour bien remplir son role, de les regarder avec des yeuxhardis et bien eveilles. Elle avait soupire un instant en se representantla douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active etvagabonde l'eloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes setenir debout derriere leurs maris, les servir avec respect, et mangerensuite leurs restes avec gaite, les unes allaitant un petit, les autresesclaves deja, par instinct, de leurs jeunes garcons, s'occupant d'euxavant de songer a leurs filles et a elles-memes, elle ne vit plus dans tousces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la necessite; lesmales enchaines a la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femellesenchainees au maitre, c'est-a-dire a l'homme, cloitrees a la maison,servantes a perpetuite, et condamnees a un travail sans relache au milieudes souffrances et des embarras de la maternite. D'un cote le possesseurde la terre, pressant ou ranconnant le travailleur jusqu'a lui oter lenecessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et lapeur qui se communiquent du maitre au tenancier, et condamnent celui-ci agouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sapropre vie. Alors cette serenite apparente ne sembla plus a Consuelo quel'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle sedit qu'il valait mieux etre artiste ou bohemien, que seigneur ou paysan,puisqu'a la possession d'une terre comme a celle d'une gerbe de bles'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de lacupidite. _Viva la liberta!_ dit-elle a Joseph, a qui elle exprimait sespensees en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient lavaisselle a grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouetavec la regularite d'une machine.Joseph etait surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemandtant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avaitvu habille en paysan, etait d'origine noble, et avait eu un peu de fortuneet d'education dans sa jeunesse; mais que, ruine entierement dans la guerrede la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour elever sanombreuse famille que de s'attacher comme fermier a une abbaye voisine.Cette abbaye le ranconnait horriblement, et il venait de payer le droit demitre, c'est-a-dire l'impot leve par le fisc imperial sur les communautesreligieuses a chaque mutation d'abbe. Cet impot n'etait jamais paye enrealite que par les vassaux et tenanciers des biens ecclesiastiques, ensurplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la fermeetaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui lesemployait. Le fermier du fisc etait juif; et, renvoye, de l'abbaye qu'iltourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il etaitvenu dans la matinee reclamer et toucher une somme qui etait l'epargnede plusieurs annees. Entre les pretres catholiques et les exacteursisraelites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels hair et redouter leplus."Voyez, Joseph, dit Consuelo a son compagnon; ne vous disais-je pas bienque nous etions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impotsur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plait?"L'heure du coucher etant venue, Consuelo eprouvait tant de fatigue qu'elles'endormit sur un banc a la porte de la maison. Joseph profita de ce momentpour demander des lits a la fermiere."Des lits, mon enfant? repondit-elle en souriant; si nous pouvions vous endonner un, ce serait beaucoup, et vous sauriez bien vous en contenter pourdeux."Cette reponse fit monter le sang au visage du pauvre Joseph. Il regardaConsuelo; et, voyant qu'elle n'entendait rien de ce dialogue, il surmontason emotion."Mon camarade est tres-fatigue, dit-il, et si vous pouvez lui ceder unpetit lit, nous le paierons ce que vous voudrez. Pour moi, un coin dans lagrange ou dans l'etable me suffira.--Eh bien, si cet enfant est malade, par humanite nous lui donnerons un litdans la chambre commune. Nos trois filles coucheront ensemble. Mais dites avotre camarade de se tenir tranquille, au moins, et de se comporterdecemment; car mon mari et mon gendre, qui dorment dans la meme piece, lemettraient a la raison.--Je vous reponds de la douceur et de l'honnetete de mon camarade; restea savoir s'il ne preferera pas encore dormir dans le foin que dans unechambre ou vous etes tant de monde."II fallut bien que le bon Joseph reveillat le signor Bertoni pour luiproposer cet arrangement. Consuelo n'en fut pas effarouchee comme ils'y attendait. Elle trouva que puisque les jeunes filles de la maisonreposaient dans la meme piece que le pere et le gendre, elle y serait plusen surete que partout ailleurs; et ayant souhaite le bonsoir a Joseph, ellese glissa derriere les quatre rideaux de laine brune qui enfermaient le litdesigne, ou, prenant a peine le temps de se deshabiller, elle s'endormitprofondement.LXVIII.Cependant, apres les premieres heures de ce sommeil accablant, elle futreveillee par le bruit continuel qui se faisait autour d'elle. D'un cote,la vieille grand'mere, dont le lit touchait presque au sien, toussait etralait sur le ton le plus aigu et le plus dechirant; de l'autre, unejeune femme allaitait son petit enfant et chantait pour le rendormir;les ronflements des hommes ressemblaient a des rugissements; un autreenfant, quatrieme dans un lit, pleurait en se querellant avec ses freres;les femmes se relevaient pour les mettre d'accord, et faisaient plusde bruit encore par leurs reprimandes et leurs menaces. Ce mouvementperpetuel, ces cris d'enfants, la malproprete, la mauvaise odeur et lachaleur de l'atmosphere chargee de miasmes epais, devinrent si desagreablesa Consuelo, qu'elle n'y put tenir longtemps. Elle se rhabilla sans bruit,et, profitant d'un moment ou tout le monde etait endormi, elle sortit de lamaison, et chercha un coin pour dormir jusqu'au jour.Elle se flattait de dormir mieux en plein air. Ayant passe la nuitprecedente a marcher, elle ne s'etait pas apercue du froid; mais, outrequ'elle etait dans une disposition d'accablement bien differente del'excitation de son depart, le climat de cette region elevee se manifestaitdeja plus apre qu'aux environs de Riesenburg. Elle sentit le frisson lasaisir, et un horrible malaise lui fit craindre de ne pouvoir supporterune suite de journees de marche et de nuits sans repos, dont le debuts'annoncait si desagreablement. C'est en vain qu'elle se reprocha d'etredevenue princesse dans les douceurs de la vie de chateau: elle eut donnele reste de ses jours en cet instant pour une heure de bon sommeil.Cependant, n'osant rentrer dans la maison de peur d'eveiller etd'indisposer ses hotes, elle chercha la porte des granges; et, trouvantl'etable ouverte a demi, elle y penetra a tatons. Un profond silence yregnait. Jugeant cet endroit desert, elle s'etendit sur une creche rempliede paille dont la chaleur et l'odeur saine lui parurent delicieuses.Elle commencait a s'endormir, lorsqu'elle sentit sur son front une haleinechaude et humide, qui se retira avec un souffle violent et une sorted'imprecation etouffee. La premiere frayeur passee, elle apercut, dans lecrepuscule qui commencait a poindre, une longue figure et deux formidablescornes au-dessus de sa tete: c'etait une belle vache qui avait passe le couau ratelier, et qui, apres l'avoir flairee avec etonnement, se retiraitavec epouvante. Consuelo se tapit dans le coin, de maniere a ne pas lacontrarier, et dormit fort tranquillement. Son oreille fut bientot habitueea tous les bruits de l'etable, au cri des chaines dans leurs anneaux, aumugissement des genisses et au frottement des cornes contre les barres dela creche. Elle ne s'eveilla meme pas lorsque les laitieres entrerent pourfaire sortir leurs betes et les traire en plein air. L'etable se trouvavide; l'endroit sombre ou Consuelo s'etait retiree avait empeche qu'on nela decouvrit; et le soleil etait leve lorsqu'elle ouvrit de nouveau lesyeux. Enfoncee dans la paille, elle gouta encore quelques instants lebien-etre de sa situation, et se rejouit de se sentir rafraichie etreposee, prete a reprendre sa marche sans effort et sans inquietude.Lorsqu'elle sauta a bas de la creche pour chercher Joseph, le premier objetqu'elle rencontra fut Joseph lui-meme, assis vis-a-vis d'elle sur la creched'en face."Vous m'avez donne bien de l'inquietude, cher signor Bertoni, lui dit-il.Lorsque les jeunes filles m'ont appris que vous n'etiez plus dans lachambre, et qu'elles ne savaient ce que vous etiez devenue, je vous aicherchee partout, et ce n'est qu'en desespoir de cause que je suis revenuici ou j'avais passe la nuit, et ou je vous ai trouvee, a ma grandesurprise. J'en etais sorti dans l'obscurite du matin, et ne m'etais pasavise de vous decouvrir, la vis-a-vis de moi, blottie dans cette paille etsous le nez de ces animaux qui eussent pu vous blesser. Vraiment, signora,vous etes temeraire, et vous ne songez pas aux perils de toute espece quevous affrontez.--Quels perils, mon cher Beppo? dit Consuelo en souriant et en lui tendantla main. Ces bonnes vaches ne sont pas des animaux bien feroces, et je leurai fait plus de peur qu'elles ne pouvaient me faire de mal.--Mais, signora, reprit Joseph en baissant la voix, vous venez au milieude la nuit vous refugier dans le premier endroit qui se presente.D'autres hommes que moi pouvaient se trouver dans cette etable, quelqueVagabond moins respectueux que votre fidele et devoue Beppo, quelque serfgrossier!... Si, au lieu de la creche ou vous avez dormi, vous aviez choisil'autre, et qu'au lieu de moi vous y eussiez eveille en sursaut quelquesoldat ou quelque rustre!"Consuelo rougit en songeant qu'elle avait dormi si pres de Joseph et touteseule avec lui dans les tenebres; mais cette honte ne fit qu'augmenter saconfiance et son amitie pour le bon jeune homme."Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel nem'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite aupres de vous. C'est lui quim'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine ou vous m'avezdonne votre pain, votre confiance et votre amitie; c'est lui encore qui aplace, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegardefraternelle."Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passee dans lachambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elles'etait sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches."II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plusagreable et des moeurs plus elegantes que l'homme qui les soigne!--C'est a quoi je songeais tout en m'endormant sur cette creche. Ces betesne me causaient ni frayeur ni degout, et je me reprochais d'avoir contractedes habitudes tellement aristocratiques, que la societe de mes semblableset le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'ouvient cela, Joseph? Celui qui est ne dans la misere devrait, lorsqu'il yretombe, ne pas eprouver cette repugnance dedaigneuse a laquelle j'ai cede.Et quand le coeur ne s'est pas vicie dans l'atmosphere de la richesse,pourquoi reste-t-on delicat d'habitudes, comme je l'ai ete cette nuit enfuyant la chaleur nauseabonde et la confusion bruyante de cette pauvrecouvee humaine?--C'est que la proprete, l'air pur et le bon ordre domestique sont sansdoute des besoins legitimes et imperieux pour toutes les organisationschoisies, repondit Joseph. Quiconque est ne artiste a le sentiment du beauet du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misere est laide!Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donne le jour sous lechaume; mais ils etaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite,etait propre et bien rangee. Il est vrai que notre pauvrete etait voisinede l'aisance, tandis que l'excessive privation ote peut-etre jusqu'ausentiment du mieux.--Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'etais riche, je voudrais tout de suiteleur faire batir une maison; et si j'etais reine, je leur oterais cesimpots, ces moines et ces juifs qui les devorent.--Si vous etiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous etiez nee reine,vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde!--Le monde va donc bien mal!--Helas oui! et sans la musique qui transporte l'ame dans un monde ideal,il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe danscelui-ci.--Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'a soi. Joseph, ilfaudrait devenir, riche et rester humain.--Et comme cela ne parait guere possible, il faudrait, du moins, que tousles pauvres fussent artistes.--Vous n'avez pas la une mauvaise idee, Joseph. Si les malheureux avaienttous le sentiment et l'amour de l'art pour poetiser la souffrance etembellir la misere, il n'y aurait plus ni malproprete, ni decouragement,ni oubli de soi-meme, et alors les riches ne se permettraient plus detant fouler et mepriser les miserables. On respecte toujours un peu lesartistes.--Eh! vous m'y faites songer pour la premiere fois, reprit Haydn. L'artpeut donc avoir un but bien serieux, bien utile pour les hommes?...--Aviez-vous donc pense jusqu'ici que ce n'etait qu'un amusement?--Non, mais une maladie, une passion, un orage qui gronde dans le coeur,une fievre qui s'allume en nous et que nous communiquons aux autres... Sivous savez ce que c'est, dites-le-moi.--Je vous le dirai quand je le comprendrai bien moi-meme; mais c'estquelque chose de grand, n'en doutez pas, Joseph. Allons, partons etn'oublions pas le violon, votre unique propriete, ami Beppo, la source devotre future opulence."Ils commencerent par faire leurs petites provisions pour le dejeuner qu'ilsmeditaient de manger sur l'herbe dans quelque lieu romantique. Mais quandJoseph tira la bourse et voulut payer, la fermiere sourit, et refusa sansaffectation, quoique avec fermete. Quelles que fussent les instances deConsuelo, elle ne voulut jamais rien accepter, et meme elle surveilla sesjeunes hotes de maniere a ce qu'ils ne pussent pas glisser le plus legerdon aux enfants."Rappelez-vous, dit-elle enfin avec un peu de hauteur a Joseph quiinsistait, que mon mari est noble de naissance, et croyez bien que lemalheur ne l'a pas avili au point de lui faire vendre l'hospitalite.--Cette fierte-la me semble un peu outree, dit Joseph a sa compagnelorsqu'ils furent sur le chemin. Il y a plus d'orgueil que de charitedans le sentiment qui les anime.--Je n'y veux voir que de la charite, repondit Consuelo, et j'ai lecoeur gros de honte et de repentir en songeant que je n'ai pu supporterl'incommodite de cette maison qui n'a pas craint d'etre souillee etsurchargee par la presence du vagabond que je represente. Ah! mauditerecherche! sotte delicatesse des enfants gates de ce monde! tu es unemaladie, puisque tu n'es la sante pour les uns qu'au detriment des autres!--Pour une grande artiste comme vous l'etes, je vous trouve trop sensibleaux choses d'ici-bas, lui dit Joseph. Il me semble qu'il faut a l'artisteun peu plus d'indifference et d'oubli de tout ce qui ne tient pas a saprofession. On disait dans l'auberge de Klatau, ou j'ai entendu parler devous et du chateau des Geants, que le comte Albert de Rudolstadt etait ungrand philosophe dans sa bizarrerie. Vous avez senti, signora, qu'on nepouvait etre artiste et philosophe en meme temps; c'est pourquoi vous avezpris la fuite. Ne vous affectez donc plus du malheur des humains, etreprenons notre lecon d'hier.--Je le veux bien, Beppo; mais sachez auparavant que le comte Albert est unplus grand artiste que nous, tout philosophe qu'il est.--En verite! Il ne lui manque donc rien pour etre aime? reprit Joseph avecun soupir.--Rien a mes yeux que d'etre pauvre et sans naissance, repondit Consuelo."Et doucement gagnee par l'attention que Joseph lui pretait, stimulee pard'autres questions naives qu'il lui adressa en tremblant, elle se laissaentrainer au plaisir de lui parler assez longuement de son fiance. Chaquereponse amenait une explication, et, de details en details, elle en vint alui raconter minutieusement toutes les particularites de l'affectionqu'Albert lui avait inspiree. Peut-etre cette confiance absolue en un jeunehomme qu'elle ne connaissait que depuis la veille eut-elle ete inconvenanteen toute autre situation. Il est vrai que cette situation bizarre etaitseule capable de la faire naitre. Quoi qu'il en soit, Consuelo ceda a unbesoin irresistible de se rappeler a elle-meme et de confier a un coeur amiles vertus de son fiance; et, tout en parlant ainsi, elle sentit, avec lameme satisfaction qu'on eprouve a faire l'essai de ses forces apres unemaladie grave, qu'elle aimait Albert plus qu'elle ne s'en etait flattee enlui promettant de travailler a n'aimer que lui. Son imagination s'exaltaitsans inquietude, a mesure qu'elle s'eloignait de lui; et tout ce qu'il yavait de beau, de grand et de respectable dans son caractere, lui apparutsous un jour plus brillant, lorsqu'elle ne sentit plus en elle la craintede prendre trop precipitamment une resolution absolue. Sa fierte nesouffrait plus de l'idee qu'on pouvait l'accuser d'ambition, car ellefuyait, elle renoncait en quelque sorte aux avantages materiels attaches acette union; elle pouvait donc, sans contrainte et sans honte, se livrer al'affection dominante de son ame. Le nom d'Anzoleto ne vint pas une seulefois sur ses levres, et elle s'apercut encore avec plaisir qu'elle n'avaitpas meme songe a faire mention de lui dans le recit de son sejour enBoheme.Ces epanchements, tout deplaces et temeraires qu'ils pussent etre,amenerent les meilleurs resultats. Ils firent comprendre a Joseph combienl'ame de Consuelo etait serieusement occupee; et les esperances vaguesqu'il pouvait avoir involontairement concues s'evanouirent comme dessonges, dont il s'efforca meme de dissiper le souvenir. Apres une ou deuxheures de silence qui succederent a cet entretien anime, il prit la fermeresolution de ne plus voir en elle ni une belle sirene, ni un dangereux etproblematique camarade, mais une grande artiste et une noble femme, dontles conseils et l'amitie etendraient sur toute sa vie une heureuseinfluence.Autant pour repondre a sa confiance que pour mettre a ses propres desirsune double barriere, il lui ouvrit son ame, et lui raconta comme quoi, luiaussi, etait engage, et pour ainsi dire fiance. Son roman de coeur etaitmoins poetique que celui de Consuelo; mais pour qui sait l'issue de ceroman dans la vie de Haydn, il n'etait pas moins pur et moins noble. Ilavait temoigne de l'amitie a la fille de son genereux hote, le perruquierKeller, et celui-ci, voyant cette innocente liaison, lui avait dit:"Joseph, je me fie a toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois quetu ne lui es pas indifferent. Si tu es aussi loyal que laborieux etreconnaissant, quand tu auras assure ton existence, tu seras mon gendre."Dans un mouvement de gratitude exaltee, Joseph avait promis, jure!... etquoique sa fiancee ne lui inspirat pas la moindre passion, il se regardaitcomme enchaine pour jamais.Il raconta ceci avec une melancolie qu'il ne put vaincre en songeant a ladifference de sa position reelle et des reves enivrants auxquels il luifallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l'indice d'unamour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n'osa la detromper;et son estime, son abandon complet dans la loyaute et la purete de Beppo enaugmenterent d'autant.Leur voyage ne fut donc trouble par aucune de ces crises et de cesexplosions que l'on eut pu presager en voyant partir ensemble pour untete-a-tete de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances quipouvaient garantir l'impunite, deux jeunes gens aimables, intelligents, etremplis de sympathie l'un pour l'autre. Quoique Joseph n'aimat pas la fillede Keller, il consentit a laisser prendre sa fidelite de conscience pourune fidelite de coeur; et quoiqu'il sentit encore parfois l'orage gronderdans son sein, il sut si bien l'y maitriser, que sa chaste compagne,dormant au fond des bois sur la bruyere, gardee par lui comme par un chienfidele, traversant a ses cotes des solitudes profondes, loin de tout regardhumain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la meme grange ou dansla meme grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et desmerites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premierslivres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeuxbaignes de larmes en se rappelant sa traversee du Boehmer-Wald avecConsuelo, l'amour tremblant et la pieuse innocence pour compagnons devoyage.Une fois, pourtant, la vertu du jeune musicien se trouva a une rudeepreuve. Lorsque le temps etait beau, les chemins faciles, et la lunebrillante, ils adoptaient la vraie et bonne maniere de voyager pedestrementsans courir les risques des mauvais gites. Ils s'etablissaient dans quelquelieu tranquille et abrite pour y passer la journee a causer, a diner, afaire de la musique et a dormir. Aussitot que la soiree devenait froide,ils achevaient de souper, pliaient bagage, et reprenaient leur coursejusqu'au jour. Ils echappaient ainsi a la fatigue d'une marche au soleil,aux dangers d'etre examines curieusement, a la malproprete et a la depensedes auberges. Mais lorsque la pluie, qui devint assez frequente dans lapartie elevee du Boehmer-Wald ou la Moldaw prend sa source, les forcait dechercher un abri, ils se retiraient ou ils pouvaient, tantot dans la cabanede quelque serf, tantot dans les hangars de quelque chatellenie. Ilsfuyaient avec soin les cabarets, ou ils eussent pu trouver plus facilementa se loger, dans la crainte des mauvaises rencontres, des propos grossiers,et des scenes bruyantes.Un soir donc, presses par l'orage, ils entrerent dans la hutte d'unchevrier, qui, pour toute demonstration d'hospitalite, leur dit en baillantet en etendant les bras du cote de sa bergerie:"Allez au foin."Consuelo se glissa dans un coin bien sombre, comme elle avait coutumede faire, et Joseph allait s'installer a distance dans un autre coin,lorsqu'il heurta les jambes d'un homme endormi qui l'apostropha rudement.D'autres jurements repondirent a l'imprecation du dormeur, et Joseph,effraye de cette compagnie, se rapprocha de Consuelo et lui saisit le braspour etre sur que personne ne se mettrait entre eux. D'abord leur penseefut de sortir; mais la pluie ruisselait a grand bruit sur le toit deplanches de la hutte, et tout le monde etait rendormi."Restons, dit Joseph a voix basse, jusqu'a ce que la pluie ait cesse. Vouspouvez dormir sans crainte, je ne fermerai pas l'oeil, je resterai pres devous. Personne ne peut se douter qu'il y ait une femme ici. Aussitot que letemps redeviendra supportable, je vous eveillerai, et nous nous glisseronsdehors."Consuelo n'etait pas fort rassuree; mais il y avait plus de danger a sortirtout de suite qu'a rester. Le chevrier et ses hotes remarqueraient cettecrainte de demeurer avec eux; ils en prendraient des soupcons, ou sur leursexe, ou sur l'argent qu'on pourrait leur supposer; et si ces hommesetaient capables de mauvaises intentions, ils les suivraient dans lacampagne pour les attaquer. Consuelo, ayant fait toutes ces reflexions,se tint tranquille; mais elle enlaca son bras a celui de Joseph, par unsentiment de frayeur bien naturelle et de confiance bien fondee en sasollicitude.Quand la pluie cessa, comme ils n'avaient dormi ni l'un ni l'autre, ilsSe disposaient a partir, lorsqu'ils entendirent remuer leurs compagnonsinconnus, qui se leverent et s'entretinrent a voix basse dans un argotincomprehensible. Apres avoir souleve de lourds paquets qu'ils chargerentsur leurs dos, ils se retirerent en echangeant avec le chevrier quelquesmots allemands qui firent juger a Joseph qu'ils faisaient la contrebande,et que leur hote etait dans la confidence. Il n'etait guere que minuit,la lune se levait, et, a la lueur d'un rayon qui tombait obliquementsur la porte entr'ouverte, Consuelo vit briller leurs armes, tandis qu'ilss'occupaient a les cacher sous leurs manteaux. En meme temps, elle s'assuraqu'il n'y avait plus personne dans la hutte, et le chevrier lui-meme l'ylaissa seule avec Haydn; car il suivit les contrebandiers, pour les guiderdans les sentiers de la montagne, et leur enseigner un passage a lafrontiere, connu, disait-il, de lui seul."Si tu nous trompes, au premier soupcon je te fais sauter la cervelle,"lui dit un de ces hommes a figure energique et grave.Ce fut la derniere parole que Consuelo entendit. Leurs pas mesures firentcraquer le gravier pendant quelques instants. Le bruit d'un ruisseauvoisin, grossi par la pluie, couvrit celui de leur marche, qui se perdaitdans l'eloignement."Nous avions tort de les craindre, dit Joseph sans quitter cependant lebras de Consuelo qu'il pressait toujours contre sa poitrine. Ce sont desgens qui evitent les regards encore plus que nous.--Et a cause de cela, je crois que nous avons couru quelque danger,repondit Consuelo. Quand vous les avez heurtes dans l'obscurite, vous avezbien fait de ne rien repondre a leurs jurements; ils vous ont pris pourun des leurs. Autrement, ils nous auraient peut-etre craints comme desespions, et nous auraient fait un mauvais parti. Grace a Dieu, il n'y aplus rien a craindre, et nous voila enfin seuls.--Reposez-vous donc, dit Joseph en sentant a regret le bras de Consuelo sedetacher du sien. Je veillerai encore, et au jour nous partirons."Consuelo avait ete plus fatiguee par la peur que par la marche; elle etaitsi habituee a dormir sous la garde de son ami, qu'elle ceda au sommeil.Mais Joseph, qui avait pris, lui aussi, apres bien des agitations,l'habitude de dormir aupres d'elle, ne put cette fois gouter aucun repos.Cette main de Consuelo, qu'il avait tenue toute tremblante dans la siennependant deux heures, ces emotions de terreur et de jalousie qui avaientreveille toute l'intensite de son amour, et jusqu'a cette derniere paroleque Consuelo lui disait en s'endormant: "Nous voila enfin seuls!"allumaient en lui une fievre brulante. Au lieu de se retirer au fond de lahutte pour lui temoigner son respect, comme il avait accoutume de faire,voyant qu'elle-meme ne songeait pas a s'eloigner de lui, il resta assis ases cotes; et les palpitations de son coeur devinrent si violentes, queConsuelo eut pu les entendre, si elle n'eut pas ete endormie. Toutl'agitait, le bruit melancolique du ruisseau, les plaintes du vent dans lessapins, et les rayons de la lune qui se glissaient par une fente de latoiture, et venaient eclairer faiblement le visage pale de Consuelo encadredans ses cheveux noirs; enfin, ce je ne sais quoi de terrible et defarouche qui passe de la nature exterieure dans le coeur de l'hommequand la vie est sauvage autour de lui. Il commencait a se calmer et as'assoupir, lorsqu'il crut sentir des mains sur sa poitrine. Il bonditsur la fougere, et saisit dans ses bras un petit chevreau qui etait venus'agenouiller et se rechauffer sur son sein. Il le caressa, et, sans savoirpourquoi, il le couvrit de larmes et de baisers. Enfin le jour parut; et envoyant plus distinctement le noble front et les traits graves et purs deConsuelo, il eut honte de ses tourments. Il sortit pour aller tremper sonvisage et ses cheveux dans l'eau glacee du torrent. Il semblait vouloir sepurifier des pensees coupables qui avaient embrase son cerveau.Consuelo vint bientot l'y joindre, et faire la meme ablution pour dissiperl'appesantissement du sommeil et se familiariser courageusement avecl'atmosphere du matin, comme elle faisait gaiement tous les jours. Elles'etonna de voir Haydn si defait et si triste."Oh! pour le coup, frere Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussibien que moi les fatigues et les emotions; vous voila aussi pale que cespetites fleurs qui ont l'air de pleurer sur la face de l'eau.--Et vous, vous etes aussi fraiche que ces belles roses sauvages qui ontl'air de rire sur ses bords, repondit Joseph. Je crois bien que je saisbraver la fatigue, malgre ma figure terne; mais l'emotion, il est vrai,signora, que je ne sais guere la supporter."Il fut triste pendant toute la matinee; et lorsqu'ils s'arreterent pourmanger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide,sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions siingenues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu'il ne puts'empecher de lui faire une reponse ou entrait un grand depit contrelui-meme et contre sa propre destinee."Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bienmalheureux; car j'approche tous les jours un peu plus de Vienne, ou madestinee est engagee, bien que mon coeur ne le soit pas. Je n'aime pas mafiancee; je sens que je ne l'aimerai jamais, et pourtant j'ai promis, et jetiendrai parole.--Serait-il possible? s'ecria Consuelo, frappee de surprise. En ce cas, monpauvre Beppo, nos destinees, que je croyais conformes en bien des points,sont donc entierement opposees; car vous courez vers une fiancee que vousn'aimez pas, et moi, je fuis un fiance que j'aime. Etrange fortune! quidonne aux uns ce qu'ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu'ilscherissent."Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bienque cette reponse ne lui etait pas dictee par le soupcon de sa temerite etle desir de lui donner une lecon. Mais la lecon n'en fut que plus efficace.Elle le plaignait de son malheur et s'en affligeait avec lui, tout en luimontrant, par un cri du coeur, sincere et profond, qu'elle en aimait unautre sans distraction et sans defaillance.Ce fut la derniere folie de Joseph envers elle. Il prit son violon, et, leraclant avec force, il oublia cette nuit orageuse. Quand ils se remirent enroute, il avait completement abjure un amour impossible, et les evenementsqui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du devouement et del'amitie. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elletachait de l'ecarter par de douces paroles:"Ne vous inquietez pas de moi, lui repondait-il. Si je suis condamne an'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitie pour elle,et l'amitie peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!"LXIX.Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'ilavait combattues; car il y prit les meilleures lecons d'italien, et memeles meilleures notions de musique qu'il eut encore eues dans sa vie. Durantles longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitairesombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se revelerent l'un a l'autretout ce qu'ils possedaient d'intelligence et de genie. Quoique Joseph Haydneut une belle voix et sut en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'iljouat agreablement du violon et de plusieurs instruments, il compritbientot, en ecoutant chanter Consuelo, qu'elle lui etait infinimentsuperieure comme virtuose, et qu'elle eut pu faire de lui un chanteurhabile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultes de Haydn nese bornaient pas a cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peuavance dans la pratique, tandis qu'en theorie il exprimait des idees sielevees et si saines, lui dit un jour en souriant:"Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher a l'etude du chant; carsi vous venez a vous passionner pour la profession de chanteur, voussacrifierez peut-etre de plus hautes facultes qui sont en vous. Voyonsdonc un peu vos compositions! Malgre mes longues et severes etudes decontre-point avec un aussi grand maitre que le Porpora, ce que j'ai apprisne me sert qu'a bien comprendre les creations du genie, et je n'aurai plusle temps, quand meme j'en aurais l'audace, de creer moi-meme des oeuvres delongue haleine; au lieu que si vous avez le genie createur, vous devezsuivre cette route, et ne considerer le chant et l'etude des instrumentsque comme vos moyens materiels."Depuis que Haydn avait rencontre Consuelo, il est bien vrai qu'il nesongeait plus qu'a se faire chanteur. La suivre ou vivre aupres d'elle,la retrouver partout dans sa vie nomade, tel etait son reve ardentdepuis quelques jours. Il fit donc difficulte de lui montrer son derniermanuscrit, quoiqu'il l'eut avec lui, et qu'il eut acheve de l'ecrire enallant a Pilsen. Il craignait egalement et de lui sembler mediocre en cegenre, et de lui montrer un talent qui la porterait a combattre son enviede chanter. Il ceda enfin, et, moitie de gre, moitie de force, se laissaarracher le cahier mysterieux. C'etait une petite sonate pour piano, qu'ildestinait a ses jeunes eleves. Consuelo commenca par la lire des yeux, etJoseph s'emerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simplelecture que si elle l'eut entendu executer. Ensuite elle lui fit essayerdivers passages sur le violon, et chanta elle-meme ceux qui etaientpossibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'apres cette bluette,le futur auteur de _la Creation_ et de tant d'autres productions eminentes;mais il est certain qu'elle pressentit un bon maitre, et elle lui dit, enlui rendant son manuscrit:"Courage, Beppo! tu es un artiste distingue, et tu peux etre un grandcompositeur, si tu travailles. Tu as des idees, cela est certain. Avec desidees et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, ettriomphons de la mauvaise humeur du Porpora; c'est le maitre qu'il te faut.Mais ne songe plus aux coulisses; ta place est ailleurs, et ton baton decommandement est ta plume. Tu ne dois pas obeir, mais imposer. Quand onpeut etre l'ame de l'oeuvre, comment songe-t-on a se ranger parmi lesmachines? Allons! maestro en herbe, n'etudiez plus le trille et la cadenceavec votre gosier. Sachez ou il faut les placer, et non comment il faut lesfaire. Ceci regarde votre tres-humble servante et subordonnee, qui vousretient le premier role de femme que vous voudrez bien ecrire pour unmezzo-soprano.--O Consuelo _de mi alma!_ s'ecria Joseph, transporte de joie etd'esperance; ecrire pour vous, etre compris et exprime par vous! Quellegloire, quelles ambitions vous me suggerez! Mais non, c'est un reve,une folie. Enseignez-moi a chanter. J'aime mieux m'exercer a rendre, selonvotre coeur et votre intelligence, les idees d'autrui, que de mettre survos levres divines des accents indignes de vous!--Voyons, voyons, dit Consuelo, treve de ceremonie. Essayez-vous aimproviser, tantot sur le violon, tantot avec la voix. C'est ainsi quel'ame vient sur les levres et au bout des doigts. Je saurai si vous avezle souffle divin, ou si vous n'etes qu'un ecolier adroit, farci dereminiscences."Haydn lui obeit. Elle remarqua avec plaisir qu'il n'etait pas savant, etqu'il y avait de la jeunesse, de la fraicheur et de la simplicite dans sesidees premieres. Elle l'encouragea de plus en plus, et ne voulut desormaislui enseigner le chant que pour lui indiquer, comme elle le disait, lamaniere de s'en servir.Ils s'amuserent ensuite a dire ensemble des petits duos italiens qu'ellelui fit connaitre, et qu'il apprit par coeur."Si nous venons a manquer d'argent avant la fin du voyage, lui dit-elle, ilnous faudra bien chanter par les rues. D'ailleurs, la police peut vouloirmettre nos talents a l'epreuve, si elle nous prend pour des vagabondscoupeurs de bourses, comme il y en a tant qui deshonorent la profession,les malheureux! Soyons donc prets a tout evenement. Ma voix, en la prenanttout a fait en contralto, peut passer pour celle d'un jeune garcon avant lamue. Il faut que vous appreniez aussi sur le violon quelques chansonnettesque vous m'accompagnerez. Vous allez voir que ce n'est pas une mauvaiseetude. Ces faceties populaires sont pleines de verve et de sentimentoriginal; et quant a mes vieux chants espagnols, c'est du genie tout pur,du diamant brut. Maestro, faites-en votre profit: les idees engendrent lesidees."Ces etudes furent delicieuses pour Haydn. C'est la peut-etre qu'il concutle genie de ces compositions enfantines et mignonnes qu'il fit plus tardpour les marionnettes des petits princes Esterhazy. Consuelo mettait aces lecons tant de gaiete, de grace, d'animation et d'esprit, que le bonjeune homme, ramene a la petulance et au bonheur insouciant de l'enfance,oubliait ses pensees d'amour, ses privations, ses inquietudes, etsouhaitait que cette education ambulante ne finit jamais.Nous ne pretendons pas faire l'itineraire du voyage de Consuelo et d'Haydn.Peu familiarise avec les sentiers du Boehmer-Wald, nous donnerionspeut-etre des indications inexactes, si nous en suivions la trace dansles souvenirs confus qui nous les ont transmis. Il nous suffira de dire quela premiere moitie de ce voyage fut, en somme, plus agreable que penible,jusqu'au moment d'une aventure que nous ne pouvons nous dispenser derapporter.Ils avaient suivi, des la source, la rive septentrionale de la Moldaw,parce qu'elle leur avait semble la moins frequentee et la plus pittoresque.Ils descendirent donc, pendant tout un jour, la gorge encaissee quise prolonge en s'abaissant dans la meme direction que le Danube; maisquand ils furent a la hauteur de Schenau, voyant la chaine de montagness'abaisser vers la plaine, ils regretterent de n'avoir pas suivi l'autrerive du fleuve, et par consequent l'autre bras de la chaine qui s'eloignaiten s'elevant du cote de la Baviere. Ces montagnes boisees leur offraientplus d'abris naturels et de sites poetiques que les vallees de la Boheme.Dans les stations qu'ils faisaient de jour dans les forets, ils s'amusaienta chasser les petits oiseaux a la glu et au lacet; et quand, apres leursieste, ils trouvaient leurs pieges approvisionnes de ce menu gibier, ilsfaisaient avec du bois mort une cuisine en plein vent qui leur paraissaitsomptueuse. On n'accordait la vie qu'aux rossignols, sous pretexte que cesoiseaux musiciens etaient des confreres.Nos pauvres enfants allaient donc cherchant un gue, et ne le trouvaientpas; la riviere etait rapide, encaissee, profonde, et grossie par lespluies des jours precedents. Ils rencontrerent enfin un abordage auqueletait amarree une petite barque gardee par un enfant. Ils hesiterent unpeu a s'en approcher, en voyant plusieurs personnes s'en approcher avanteux et marchander le passage. Ces hommes se diviserent apres s'etre ditadieu. Trois se preparerent a suivre la rive septentrionale de la Moldaw,tandis que les deux autres entrerent dans le bateau. Cette circonstancedetermina Consuelo."Rencontre a droite, rencontre a gauche, dit-elle a Joseph; autant vauttraverser, puisque c'etait notre intention."Haydn hesitait encore et pretendait que ces gens avaient mauvaise mine, leparler haut et des manieres brutales, lorsqu'un d'entre eux, qui semblaitvouloir dementir cette opinion defavorable, fit arreter le batelier, et,s'adressant a Consuelo:"He! mon enfant! approchez donc, lui cria-t-il en allemand et en luifaisant signe d'un air de bienveillance enjouee; le bateau n'est pas biencharge, et vous pouvez passer avec nous, si vous en avez envie.--Bien oblige, Monsieur, repondit Haydn; nous profiterons de votrepermission.--Allons, mes enfants, reprit celui qui avait deja parle, et que soncompagnon appelait M. Mayer; allons, sautez!"Joseph, a peine assis dans la barque, remarqua que les deux inconnusregardaient alternativement Consuelo et lui avec beaucoup d'attention etde curiosite. Cependant la figure de ce M. Mayer n'annoncait que douceuret gaiete; sa voix etait agreable, ses manieres polies, et Consuelo prenaitconfiance dans ses cheveux grisonnants et dans son air paternel."Vous etes musicien, mon garcon? dit-il bientot a cette derniere.--Pour vous servir, mon bon Monsieur, repondit Joseph.--Vous aussi? dit M. Mayer a Joseph; et, lui montrant Consuelo:--C'estvotre frere, sans doute? ajouta-t-il.--Non, Monsieur, c'est mon ami, dit Joseph; nous ne sommes pas de memenation, et il entend peu l'allemand.--De quel pays est-il donc? continua M. Mayer en regardant toujoursConsuelo.--De l'Italie, Monsieur, repondit encore Haydn.--Venitien, Genois, Romain, Napolitain ou Calabrais? dit M. Mayer enarticulant chacune de ces denominations dans le dialecte qui s'y rapporte,avec une admirable facilite.--Oh! Monsieur, je vois bien que vous pouvez parler avec toutes sortesd'Italiens, repondit enfin Consuelo, qui craignait de se faire remarquerpar un silence prolonge; moi je suis de Venise.--Ah! c'est un beau pays! reprit M. Mayer en se servant tout de suite dudialecte familier a Consuelo. Est-ce qu'il y a longtemps que vous l'avezquitte?--Six mois seulement.--Et vous courez le pays en jouant du violon?--Non; c'est lui qui accompagne, repondit Consuelo en montrant Joseph; moije chante.--Et vous ne jouez d'aucun instrument? ni hautbois, ni flute, ni tambourin?--Non; cela m'est inutile.--Mais si vous etes bon musicien, vous apprendriez facilement, n'est-cepas?--Oh! certainement, s'il le fallait!--Mais vous ne vous en souciez pas?--Non, j'aime mieux chanter.--Et vous avez raison; cependant vous serez force d'en venir la, ou dechanger de profession, du moins pendant un certain temps.--Pourquoi cela, Monsieur?--Parce que votre voix va bientot muer, si elle n'a commence deja. Quel ageavez-vous? quatorze ans, quinze ans, tout au plus?--Quelque chose comme cela.--Eh bien, avant qu'il soit un an, vous chanterez comme une petitegrenouille, et il n'est pas sur que vous redeveniez un rossignol. C'estune epreuve douteuse pour un garcon que de passer de l'enfance a lajeunesse. Quelquefois on perd la voix en prenant de la barbe. A votreplace, j'apprendrais a jouer du fifre; avec cela on trouve toujours agagner sa vie.--Je verrai, quand j'en serai la.--Et vous, mon brave? dit M. Mayer en s'adressant a Joseph en allemand, nejouez-vous que du violon?--Pardon, Monsieur, repondit Joseph qui prenait confiance a son tour envoyant que le bon Mayer ne causait aucun embarras a Consuelo; je joue unpeu de plusieurs instruments.--Lesquels, par exemple?--Le piano, la harpe, la flute; un peu de tout quand je trouve l'occasiond'apprendre.--Avec tant de talents, vous avez grand tort de courir les chemins commevous faites; c'est un rude metier. Je vois que votre compagnon, qui estencore plus jeune et plus delicat que vous, n'en peut deja plus, car ilboite.--Vous avez remarque cela? dit Joseph qui ne l'avait que trop remarqueaussi, quoique sa compagne n'eut pas voulu avouer l'enflure et lasouffrance de ses pieds.--Je l'ai tres-bien vu se trainer avec peine jusqu'au bateau, reprit Mayer.--An! que voulez-vous, Monsieur! dit Haydn en dissimulant son chagrin sousun air d'indifference philosophique: on n'est pas ne pour avoir toutes sesaises, et quand il faut souffrir, on souffre!--Mais quand on pourrait vivre plus heureux et plus honnete en se fixant!Je n'aime pas a voir des enfants intelligents et doux, comme vous meparaissez l'etre, faire le metier de vagabonds. Croyez-en un bon homme quia des enfants, lui aussi, et qui vraisemblablement ne vous reverra jamais,mes petits amis. On se tue et on se corrompt a courir les aventures.Souvenez-vous de ce que je vous dis la.--Merci de votre bon conseil, Monsieur, reprit Consuelo avec un sourireaffectueux; nous en profiterons peut-etre.--Dieu vous entende, mon petit gondolier! dit M. Mayer a Consuelo, quiavait pris une rame, et, machinalement, par une habitude toute populaire etvenitienne, s'etait mise a naviguer."La barque touchait au rivage, apres avoir fait un biais assez considerablea cause du courant de l'eau qui etait un peu rude. M. Mayer adressa unadieu amical aux jeunes artistes en leur souhaitant un bon voyage, et soncompagnon silencieux les empecha de payer leur part au batelier. Apres lesremerciements convenables, Consuelo et Joseph entrerent dans un sentier quiconduisait vers les montagnes, tandis que les deux etrangers suivaientla rive aplanie du fleuve dans la meme direction."Ce M. Mayer me parait un brave homme, dit Consuelo en se retournant unederniere fois sur la hauteur au moment de le perdre de vue. Je suis sureque c'est un bon pere de famille.--Il est curieux et bavard, dit Joseph, et je suis bien aise de vous voirdebarrassee de ses questions.--Il aime a causer comme toutes les personnes qui ont beaucoup voyage.C'est un cosmopolite, a en juger par sa facilite a prononcer les diversdialectes. De quel pays peut-il etre?--Il a l'accent saxon, quoiqu'il parle bien le bas autrichien. Je le croisdu nord de l'Allemagne, Prussien peut-etre!--Tant pis; je n'aime guere les Prussiens, et le roi Frederic encore moinsque toute sa nation, d'apres tout ce que j'ai entendu raconter de lui auchateau des Geants.--En ce cas, vous vous plairez a Vienne; ce roi batailleur et philosophen'a de partisans ni a la cour, ni a la ville."En devisant ainsi, ils gagnerent l'epaisseur des bois, et suivirent dessentiers qui tantot se perdaient sous les sapins, et tantot cotoyaientun amphitheatre de montagnes accidentees. Consuelo trouvait ces montshyrcinio-carpathiens plus agreables que sublimes; apres avoir traversemaintes fois les Alpes, elle n'eprouvait pas les memes transports queJoseph, qui n'avait jamais vu de cimes aussi majestueuses. Les impressionsde celui-ci le portaient donc a l'enthousiasme, tandis que sa compagne sesentait plus disposee a la reverie. D'ailleurs Consuelo etait tres-fatigueece jour-la, et faisait de grands efforts pour le dissimuler, afin de nepoint affliger Joseph, qui ne s'en affligeait deja que trop.Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et apres le repas et lamusique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientot Consuelo,quoiqu'elle eut baigne longtemps ses pieds delicats dans le cristal desfontaines, a la maniere des heroines de l'idylle, sentit ses talons sedechirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvaitfaire son etape de nuit. Malheureusement le pays etait tout a fait desertde ce cote-la: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versantde la Moldaw. Joseph etait desespere. La nuit etait trop froide pourpermettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ilsapercurent enfin des lumieres au bas du versant oppose. Cette vallee, ouils descendirent, c'etait la Baviere; mais la ville qu'ils apercevaientetait plus eloignee qu'ils ne l'avaient pense: il semblait au desole Josephqu'elle reculait a mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, letemps se couvrait de tous cotes, et bientot une pluie fine et froide se mita tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphere, que leslumieres disparurent, et que nos voyageurs, arrives, non sans peril et sanspeine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel cote se diriger.Ils etaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient a s'ytrainer en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'unevoiture qui venait a leur rencontre. Joseph n'hesita pas a l'aborder pourdemander des indications sur le pays et sur la possibilite d'y trouver ungite."Qui va la? lui repondit une voix forte; et il entendit en meme tempsclaquer la batterie d'un pistolet: Eloignez-vous, ou je vous fais sauterla tete!--Nous ne sommes pas bien redoutables, repondit Joseph sans se deconcerter.Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'unrenseignement.--Eh mais! s'ecria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitot pourcelle de l'honnete M. Mayer, ce sont mes petits droles de ce matin; jereconnais l'accent de l'aine. Etes-vous la aussi, le gondolier? ajouta-t-ilen venitien et en appelant Consuelo.--C'est moi, repondit-elle dans le meme dialecte. Nous nous sommes egares,et nous vous demandons, mon bon Monsieur, ou nous pourrons trouver unpalais ou une ecurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.--Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous etes a deux grands millesau moins de toute espece d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement unchenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitie de vous: montez dans mavoiture; je puis vous y donner deux places sans me gener. Allons, point defacons, montez!--Monsieur, vous etes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie del'hospitalite de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous versl'Autriche.--Non, je vais a l'ouest. Dans une heure au plus je vous deposerai aBiberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.Cela meme abregera votre route. Allons, decidez-vous, si vous ne trouvezpas de plaisir a recevoir la pluie, et a nous retarder.--Eh bien, courage et confiance!" dit Consuelo tout bas a Joseph; et ilsmonterent dans la voiture.Ils remarquerent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dontl'une conduisait, l'autre, qui etait M. Mayer, occupait la banquette dederriere. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture etait unechaise a six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouettepar une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de soncollier, en secouant la tete avec impatience.LXX."Quand je vous le disais! s'ecria M. Mayer, reprenant son propos ou ill'avait laisse le matin: y a-t-il un metier plus rude et plus facheux quecelui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais lesoleil ne luit pas toujours, et votre destinee est aussi variable quel'atmosphere.--Quelle destinee n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand leciel est inclement, la Providence met des coeurs secourables sur notreroute: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentes de l'accuser.--Vous avez de l'esprit, mon petit ami, repondit Mayer; vous etes de cebeau pays ou tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit nivotre belle voix ne vous empecheront de mourir de faim dans ces tristesprovinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans unpays riche et civilise, sous la protection d'un grand prince.--Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.--Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs.--Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn?n'est-on pas aussi bien protege dans ses Etats?...--Eh! sans doute, repondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa MajesteMarie-Therese deteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vousSerez chasses de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours,comme vous voila."En ce moment, Consuelo revit, a peu de distance, dans une profondeurDe terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumieres qu'elle avaitapercues, et fit part de son observation a Joseph, qui sur-le-champmanifesta a M. Mayer le desir de descendre, pour gagner ce gite plusrapproche que la ville de Biberek.""Cela? repondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumieres? Ce sont deslumieres, en effet; mais elles n'eclairent d'autres gites que des maraisdangereux ou bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vousjamais vu des feux follets?--Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur lespetits lacs de la Boheme.--Eh bien, mes enfants, ces lumieres que vous voyez ne sont pas autrechose.M. Mayer reparla longtemps encore a nos jeunes gens de la necessite de sefixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient a Vienne, sans toutefoisdeterminer le lieu ou il les engageait a se rendre. D'abord Joseph futfrappe de son obstination, et craignit qu'il n'eut decouvert le sexe de sacompagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme a un garcon(allant jusqu'a lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'etat militaire,quand elle serait en age, que de trainer la semelle a travers champs) lerassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer etait un de cescerveaux faibles, a idees fixes, qui repetent un jour entier le premierpropos qui leur est venu a l'esprit en s'eveillant. Consuelo, de son cote,le prit pour un maitre d'ecole, ou pour un ministre protestant qui n'avaiten tete qu'educations, bonnes moeurs et proselytisme.Au bout d'une heure, ils arriverent a Biberek, par une nuit si obscurequ'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arreta dans une courd'auberge, et aussitot M. Mayer fut aborde par deux hommes qui le tirerenta part pour lui parler. Lorsqu'ils entrerent dans la cuisine, ou Consueloet Joseph etaient occupes a se secher et a se rechauffer aupres du feu,Joseph reconnut dans ces deux personnages, les memes qui s'etaient separesde M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversee,les laissant sur la rive gauche. L'un des deux etait borgne, et l'autre,quoiqu'il eut ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agreable. Celuiqui avait passe l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaientretrouve dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrieme ne parut pas.Ils parlerent tous ensemble un langage inintelligible pour Consueloelle-meme qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sureux une sorte d'autorite et influencer tout au moins leurs decisions; car,apres un entretien assez anime a voix basse, sur les dernieres parolesqu'il leur dit, ils se retirerent, a l'exception de celui que Consuelo, enle designant a Joseph, appelait _le silencieux_: c'etait celui qui n'avaitpoint quitte M. Mayer.Haydn s'appretait a faire servir le souper frugal de sa compagne et lesien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant verseux, les invita a partager son repas, et insista avec tant de bonhomiequ'ils n'oserent le refuser. Il les emmena dans la salle a manger, ou ilstrouverent un veritable festin, du moins c'en etait un pour deux pauvresenfants prives de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'unemarche assez penible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue;la bonne chere que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel lesdomestiques paraissaient le servir, et la quantite de vin qu'il absorbait,ainsi que son muet compagnon, la forcaient a rabattre un peu de la hauteopinion qu'elle avait prise des vertus presbyteriennes de l'amphitryon.Elle etait choquee surtout du desir qu'il montrait de faire boire Josephet elle-meme au dela de leur soif, et de l'enjouement tres-vulgaire aveclequel il les empechait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avecplus d'inquietude encore que, soit distraction, soit besoin reel dereparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commencait a devenirplus communicatif et plus anime qu'elle ne l'eut souhaite. Enfin elle pritun peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups decoude qu'elle lui donnait pour arreter ses frequentes libations; et luiretirant son verre au moment ou M. Mayer allait le remplir de nouveau:"Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter;cela ne nous convient pas.--Vous etes de droles de musiciens! s'ecria Mayer en riant, avec son airde franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous etesles premiers de ce caractere que je rencontre!--Et vous, Monsieur, etes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vousl'etes! Le diable m'emporte si vous n'etes pas maitre de chapelle dequelque principaute saxonne!--Peut-etre, repondit Mayer en souriant; et voila pourquoi vous m'inspirezde la sympathie, mes enfants.--Si Monsieur est un maitre, reprit Consuelo, il y a trop de distanceentre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pourl'interesser bien vivement.--Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on nepense, dit Mayer; et il y a de tres-grands maitres, voire des maitres dechapelle des premiers souverains du monde, qui ont commence par chanterdans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures,j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de laMoldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avecaccompagnement de ritournelles agreables, et meme savantes sur le violon!Eh bien, cela m'est arrive, tandis que je dejeunais sur un coteau avec mesamis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciensqui venaient de me charmer, j'ai ete fort surpris de trouver en eux deuxpauvres enfants, l'un vetu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, biensimple, mais peu fortune en apparence.... Ne soyez donc ni honteux nisurpris de l'amitie que je vous temoigne, mes petits amis, et faites-moicelle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.--Monsieur, maestro! s'ecria Joseph tout joyeux et tout a fait gagne, jeveux boire a la votre. Oh! Vous etes un veritable musicien, j'en suiscertain, puisque vous avez ete enthousiasme du talent de ... du signorBertoni, mon camarade.--Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientee en luiarrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien.Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vingate la voix; vous devez donc nous encourager a rester sobres, au lieu dechercher a nous debaucher.--Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replacant au milieu dela table la carafe qu'il avait mise derriere lui. Oui, menageons la voix,c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre age ne comporte, amiBertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette epreuve de vos bonnesmoeurs. Vous irez loin, je le vois a votre prudence autant qu'a votretalent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le merite d'ycontribuer."Alors le pretendu professeur, se mettant a l'aise, et parlant avec un airde bonte et de loyaute extreme, leur offrit de les emmener avec lui aDresde, ou il leur procurerait les lecons du celebre Hasse et la protectionSpeciale de la reine de Pologne, princesse electorale de Saxe.Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, etait precisementeleve du Porpora. C'etait une rivalite de faveur entre ce maitre et le_Sassone_[1], aupres de la souveraine dilettante, qui avait ete la premierecause de leur profonde inimitie. Lors meme que Consuelo eut ete disposee achercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eut pas choisi pourson debut cette cour, ou elle se serait trouvee en lutte avec l'ecole et lacoterie qui avaient triomphe de son maitre. Elle en avait assez entenduparler a ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pouretre, en tout etat de choses, fort peu tentee de suivre le conseil duprofesseur Mayer.[Note 1: Surnom que les Italiens donnaient a Jean-Adolphe Hasse, qui etaitSaxon.]Quant a Joseph, sa situation etait fort differente. La tete montee parLe souper, il se figurait avoir rencontre un puissant protecteur et lepromoteur de sa fortune future. La pensee ne lui venait pas d'abandonnerConsuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'etait,Il se livrait a l'esperance de le retrouver un jour. Il se fiait a sabienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement dejoie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'enapplaudit que davantage, soit qu'il ne voulut pas le chagriner en luifaisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo,qu'il fut lui-meme un tres-mediocre musicien. L'erreur ou il etaittres-reellement sur le sexe de cette derniere, quoiqu'il l'eut entenduechanter, achevait de lui demontrer qu'il ne pouvait pas etre un professeurbien exerce d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eut pu lefaire un serpent de village ou un professeur de trompette.Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener aDresde. Tout en refusant, Joseph ecoutait ses offres d'un air ebloui,et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tot possible, queConsuelo se vit forcee de detromper M. Mayer sur la possibilite de cetarrangement."Il n'y faut pas songer quant a present, dit-elle d'un ton tres-ferme;Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-meme avezd'autres projets. Mayer renouvela ses offres seduisantes, et fut surpris dela trouver inebranlable, ainsi que Joseph, a qui la raison revenait lorsquele signor Bertoni reprenait la parole."Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courteapparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consueloprofita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilite a ecouter lesbelles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin."Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effraye.--Non, reprit-elle; mais c'est deja une imprudence que de faire societeaussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peuts'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garcon.J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et lestenir le plus possible sous la table, il eut ete impossible qu'on neremarquat point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieursn'avaient ete absorbes, l'un par la bouteille, et l'autre par son proprebabil. Maintenant le plus prudent serait de nous eclipser, et d'allerdormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec cesnouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher a nos pas.--Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sanssaluer et sans remercier cet honnete homme, cet illustre professeur,peut-etre? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-meme que nousvenons d'entretenir.--Je vous reponds que non; et si vous aviez eu votre tete, vous auriezremarque une foule de lieux communs miserables qu'il a dits sur la musique.Un maitre ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangsde l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne saispourquoi je crois voir, a sa figure, qu'il n'a jamais souffle que dans ducuivre; et, a son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeilsur son chef d'orchestre.--_Corno_, ou _clarino secondo_, s'ecria Joseph en eclatant de rire, cen'en est pas moins un convive agreable.--Et vous, vous ne l'etes guere, repliqua Consuelo avec un peu d'humeur;allons, degrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons.--La pluie tombe a torrents; ecoutez comme elle bat les vitres!--J'espere que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consueloen le secouant pour l'eveiller."M, Mayer rentra en cet instant."En voici bien d'une autre! s'ecria-t-il gaiement. Je croyais pouvoircoucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voila mes amis qui me fontrebrousser chemin, et qui pretendent que je leur suis necessaire pour uneaffaire d'interet qu'ils ont a Passaw. Il faut que je cede! Ma foi, mesenfants, si j'ai un conseil a vous donner, puisqu'il me faut renoncer auplaisir de vous emmener a Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'aitoujours deux places a vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant laleur. Nous serons demain matin a Passaw, qui n'est qu'a six milles d'ici.La, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez pres de la frontiered'Autriche, et vous pourrez meme descendre le Danube en bateau jusqu'aVienne, a peu de frais et sans fatigue."Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds deConsuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur leDanube etait une ressource a laquelle ils n'avaient point encore pense.Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien auxprecautions a prendre pour la securite de leur gite ce soir-la. Dansl'obscurite, retranchee au fond de la voiture, elle n'avait rien a craindredes observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'onarriverait a Passaw avant le jour. Joseph fut enchante de sa determination.Cependant Consuelo eprouvait je ne sais quelle repugnance, et la tournuredes amis de M. Mayer lui deplaisait de plus en plus. Elle lui demanda sieux aussi etaient musiciens."Tous plus ou moins, lui repondit-il laconiquement."Ils trouverent les voitures attelees, les conducteurs sur leur banquette,et les valets d'auberge, fort satisfaits des liberalites de M. Mayer,s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans unintervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit ungemissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna versJoseph, qui n'avait rien remarque; et ce gemissement s'etant repete uneseconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependantpersonne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plaintea quelque chien ennuye de sa chaine. Mais quoi qu'elle fit pour s'endistraire, elle en recut une impression sinistre. Ce cri etouffe au milieudes tenebres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnesanimees ou indifferentes, sans qu'elle put savoir precisement si c'etaitune voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et detristesse. Elle pensa tout de suite a Albert; et comme si elle eut crupouvoir participer a ces revelations mysterieuses dont il semblait doue,elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tete de son fiance ou surla sienne propre.Cependant la voiture roulait deja. Un nouveau cheval plus robuste encoreque le premier la trainait avec vitesse. L'autre voiture, egalement rapide,marchait tantot devant, tantot derriere. Joseph babillait sur nouveauxfrais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblantde dormir deja pour autoriser son silence.La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquietude, et elle tombadans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'eveilla, Joseph dormait aussi, etM. Mayer etait enfin silencieux. La pluie avait cesse, le ciel etait pur,et le jour commencait a poindre. Le pays avait un aspect tout a faitinconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraitrea l'horizon les cimes d'une chaine de montagnes qui ressemblait auBoehmer-Wald.A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avecsurprise la position de ces montagnes, qui eussent du se trouver a sagauche, et qui se trouvaient a sa droite. Les etoiles avaient disparu,et le soleil, qu'elle s'attendait a voir lever devant elle, ne se montraitpas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait etait une autre chaine quecelle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser laparole au conducteur de la voiture, seul personnage eveille qui s'y trouvaten ce moment.Le cheval prit le pas pour monter une cote assez rapide, et le bruitdes roues s'amortit dans le sable humide des ornieres. Ce fut alors queConsuelo entendit tres-distinctement, le meme sanglot sourd et douloureuxqu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge a Biberek. Cette voixsemblait partir de derriere elle. Elle se retourna machinalement, et ne vitque le dossier de cuir contre lequel elle etait appuyee. Elle crut etreen proie a une hallucination; et, ses pensees se reportant toujours surAlbert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant meme il etait al'agonie, et qu'elle recueillait, grace a la puissance incomprehensible del'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et dechirantde ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau,qu'elle se sentit defaillir; et, craignant de suffoquer tout a fait, elledemanda au conducteur, qui s'arretait pour faire souffler son cheval ami-cote, la permission de monter le reste a pied. Il y consentit, etmettant pied a terre lui-meme, il marcha aupres du cheval en sifflant.Cet homme etait trop bien habille pour etre un voiturier de profession.Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistoletsa sa ceinture. Cette precaution dans un pays aussi desert que celui ouils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme dela voiture, que Consuelo examina en marchant a cote de la roue, annoncaitqu'elle portait des marchandises. Elle etait trop profonde pour qu'il n'yeut pas, derriere la banquette du fond, une double caisse, comme celles oul'on met les valeurs et les depeches. Cependant elle ne paraissait pastres-chargee, un seul cheval la trainait sans peine. Une observation quifrappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devantelle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout a fait sorti del'horizon au point oppose ou elle eut du le voir, si la voiture eut marchedans la direction de Passaw."De quel cote allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en serapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos a l'Autriche.--Oui, pour une demi-heure, repondit-il avec beaucoup de tranquillite; nousrevenons sur nos pas, parce que le pont de la riviere que nous avons atraverser est rompu, et qu'il nous faut faire un detour d'un demi-millepour en retrouver un autre."Consuelo, un peu tranquillisee, remonta dans la voiture, echangea quelquesparoles indifferentes avec M. Mayer, qui s'etait eveille, et qui serendormit bientot (Joseph ne s'etait pas derange un moment de son somme),et l'on arriva au sommet de la cote. Consuelo vit se derouler devant elleun long chemin escarpe et sinueux, et la riviere dont lui avait parle leconducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeilpouvait s'etendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujoursvers le nord. Consuelo inquiete et surprise ne put se rendormir.Une nouvelle montee se presenta bientot, le cheval semblait tres-fatigue.Les voyageurs descendirent tous, excepte Consuelo, qui souffrait toujoursdes pieds. C'est alors que le gemissement frappa de nouveau ses oreilles,mais si nettement et a tant de reprises differentes, qu'elle ne putl'attribuer davantage a une illusion de ses sens; le bruit partait sansaucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, etdecouvrit, dans le coin ou s'etait toujours tenu M. Mayer, une petitelucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond.Elle essaya de la pousser, mais elle n'y reussit pas. Il y avait uneserrure, dont la clef etait probablement dans la poche du pretenduprofesseur.Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira deSon gousset un couteau a lame forte et bien coupante, dont elle s'etaitmunie en partant, peut-etre par une inspiration de la pudeur, et avecl'apprehension vague de dangers auxquels le suicide peut toujourssoustraire une femme energique. Elle profita d'un moment ou tous lesvoyageurs etaient en avant sur le chemin, meme le conducteur, qui n'avaitplus rien a craindre de l'ardeur de son cheval; et elargissant, d'une mainprompte et assuree, la fente etroite que presentait la lucarne a son pointde jonction avec le dossier, elle parvint a l'ecarter assez pour y collerson oeil et voir dans l'interieur de cette case, mysterieuse. Quels furentsa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logetteetroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fentepratiquee en haut, un homme d'une taille athletique, baillonne, couvert desang, les mains et les pieds etroitement lies et garrottes, et le corpsreplie sur lui-meme, dans un etat de gene et de souffrances horribles!Ce qu'on pouvait distinguer de son visage etait d'une paleur livide, et ilparaissait en proie aux convulsions de l'agonie.LXXI.Glacee d'horreur, Consuelo sauta a terre; et, allant rejoindre Joseph, ellelui pressa le bras a la derobee, pour qu'il s'eloignat du groupe avec elle.Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas:"Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite a l'instant meme, luidit-elle a voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Jeviens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous a traverschamps; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font."Joseph crut qu'un mauvais reve avait trouble l'imagination de sa compagne.Il comprenait a peine ce qu'elle lui disait. Lui-meme se sentait appesantipar une langueur inusitee; et les tiraillements d'estomac qu'il eprouvaitlui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille etait frelate parl'aubergiste et mele de mechantes drogues capiteuses. Il est certain qu'iln'avait pas fait une assez notable infraction a sa sobriete habituelle pourse sentir assoupi et abattu comme il l'etait."Chere signora, repondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir envous ecoutant. Quand meme ces braves gens seraient des bandits, comme ilvous plait de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils esperer ens'emparant de nous?--Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un hommeassassine dans cette meme voiture ou nous voyageons...."Joseph ne put s'empecher de rire; car cette affirmation de Consuelo avaiten effet l'air d'une vision."Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous egarent? reprit-elleavec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et leDanube sont derriere nous? Regardez ou est le soleil, et voyez dans queldesert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!"La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commenca a dissiperla securite, pour ainsi dire lethargique, ou il etait plonge."Eh bien, dit-il, avancons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenirmalgre nous, nous verrons bien leurs intentions.--Et si nous ne pouvons leur echapper tout de suite, du sang-froid, Joseph,entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur echapper dans un autremoment."Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que lasouffrance ne l'y forcait, et gagnant du terrain neanmoins. Mais ils nepurent faire dix pas de la sorte sans etre rappeles par M. Mayer, d'abordd'un ton amical, bientot avec un accent plus severe, et enfin comme ilsn'en tenaient pas compte, par les jurements energiques des autres. Josephtourna la tete, et vit avec terreur un pistolet braque sur eux par leconducteur qui accourait a leur poursuite."Ils vont nous tuer, dit-il a Consuelo en ralentissant sa marche.--Sommes-nous hors de portee? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entrainanttoujours et en commencant a courir.--Je ne sais, repondit Joseph en tachant de l'arreter; croyez-moi, lemoment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous.--Arretez-vous, ou vous etes morts, cria le conducteur qui courait plusvite qu'eux, et les tenait a portee du pistolet, le bras etendu.--C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arretant;Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle a haute voix en seretournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comedienne, si je n'avaispas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voirque la plaisanterie ne prend pas."Et, regardant Joseph qui etait pale comme la mort, elle affecta de rireAux eclats, en montrant cette figure bouleversee aux autres voyageurs quis'etaient rapproches d'eux."Il l'a cru! s'ecria-t-elle avec une gaiete parfaitement jouee. Il l'a cru,mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh!monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imagine tout de bon quemonsieur voulait lui envoyer une balle!"Consuelo affectait de parler venitien, tenant ainsi en respect par sagaiete l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta derire aussi.Puis, se tournant vers le conducteur:"Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans unclignement d'oeil que Consuelo observa tres-bien. Pourquoi effrayer ainsices pauvres enfants?Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, repondit l'autre en remettant sespistolets dans son ceinturon.--Helas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une tristeopinion de toi, mon ami Joseph. Quant a moi, je n'ai pas eu peur,rendez-moi justice! monsieur Pistolet.--Vous etes un brave, repondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, etvous battriez la charge a la tete d'un regiment, sans sourciller au milieude la mitraille.--Ah! cela, je n'en sais rien, repliqua-t-elle; peut-etre aurais-je eupeur, si j'avais cru que monsieur voulut nous tuer tout de bon. Mais nousautres Venitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pascomme cela.--C'est egal, la mystification est de mauvais gout, reprit M. Mayer."Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; maisConsuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialoguequ'il s'agissait d'une explication dont le resultat etait qu'on croyaits'etre mepris sur son intention de fuir.Consuelo etant remontee dans la voiture avec les autres:"Convenez, dit-elle en riant a M. Mayer, que votre conducteur a pistoletsest un drole de corps! Je vais l'appeler a present _signor Pistola_.Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'etait pas bienneuf, ce jeu-la!--C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'espritque cela a Venise, n'est-ce pas?--Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait a votre place pour nousjouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premierbuisson venu de la route, et ils se seraient tous caches. Alors, quand nousnous serions retournes, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avaittout emporte, qui eut ete bien attrape? moi, surtout qui ne peux plus metrainer; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald,et qui se serait cru abandonne dans ce desert."M. Mayer riait de ses faceties enfantines qu'il traduisait a mesure au_signor Pistola_, non moins egaye que lui de la simplicite du _gondolier_.Oh! vous etes par trop madre! repondait Mayer; on ne se frottera plus avous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce fauxbonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de soncote a jouer ce role du niais qui se croit malin, accessoire connu de toutmelodrame.Il est certain que leur aventure en etait un assez serieux; et, tout enfaisant sa partie avec habilete, Consuelo sentait qu'elle avait la fievre.Heureusement c'est dans la fievre qu'on agit, et dans la stupeur qu'onsuccombe.Elle se montra des lors aussi gaie qu'elle avait ete reservee jusque-la; etJoseph, qui avait repris toutes ses facultes, la seconda fort bien. Tout enparaissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirentd'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller a Dresde, sur lesquellesM. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnerent toute saconfiance, et le mirent a meme de trouver quelque expedient pour leuravouer honnetement qu'il les y menait sans leur permission. L'expedient futbientot trouve. M. Mayer n'etait pas novice dans ces sortes d'enlevements.Il y eut un dialogue anime en langue etrangere entre ces trois individus,M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout a coup ils semirent a parler allemand, et comme s'ils continuaient le meme sujet:"Je vous le disais bien; s'ecria M. Mayer, nous avons fait fausse route; apreuve que leur voiture ne reparait pas. Il y a plus de deux heures quenous les avons laisses derriere nous, et j'ai eu beau regarder a la montee,je n'ai rien apercu.--Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tete de lavoiture, et en la rentrant d'un air decourage."Consuelo avait fort bien remarque, des la premiere montee, la disparitionde cette autre voiture avec laquelle on etait parti de Bibereck."J'etais bien sur que nous etions egares, observa Joseph; mais je nevoulais pas le dire.--Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux,affectant un grand deplaisir de cette decouverte.--C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspire par l'innocentmachiavelisme de Consuelo; c'est drole de se perdre en voiture! je croyaisque cela n'arrivait qu'aux pietons.--Ah bien! voila qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais a present quenous fussions sur la route de Dresde!--Si je savais ou nous sommes, repartit M. Mayer, je me rejouirais avecvous, mes enfants; car je vous avoue que j'etais assez mecontent d'aller aPassaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nousnous fussions assez detournes pour avoir un pretexte de borner la notrecomplaisance envers eux.--Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vousplaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous genons pas, et si vous vouleztoujours de nous pour aller a Dresde, nous voila tout prets a vous suivre,fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu?--J'en dis autant, repondit Consuelo. Vogue la galere!--Vous etes de braves enfants! repondit Mayer en cachant sa joie sous sonair de preoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant ou nous sommes.--Ou que nous soyons, il faut nous arreter, dit le conducteur; le chevaln'en peut plus. Il n'a rien mange depuis hier soir, et il a marche toute lanuit. Nous ne serons faches, ni les uns ni les autres, de nous restaureraussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!"On entra dans le bois, le cheval fut detele. Joseph et Consuelo offrirentleurs services avec empressement; on les accepta sans mefiance. On penchala chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position duprisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelol'entendit encore gemir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixementConsuelo pour voir si elle s'en etait apercue. Mais, malgre la pitie quidechirait son coeur, elle sut paraitre sourde et impassible. Mayer fitle tour de la voiture, Consuelo, qui s'etait eloignee, le vit ouvrir al'exterieur une petite porte de derriere, jeter un coup d'oeil dansl'interieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sapoche."_La marchandise est-elle avariee?_ cria le silencieux a M. Mayer.--Tout est bien, repondit-il avec une indifference brutale, et il fit toutdisposer pour le dejeuner.--Maintenant, dit Consuelo rapidement a Joseph en passant aupres de lui,fais comme moi et suis tous mes pas."Elle aida a etendre les provisions sur l'herbe, et a deboucher lesbouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaiete; M. Mayer vitavec plaisir ces serviteurs volontaires se devouer a son bien-etre. Ilaimait ses aises, et se mit a boire et a manger ainsi que ses compagnonsavec des manieres plus gloutonnes et plus grossieres qu'il n'en avaitmontre la veille. Il tendait a chaque instant son verre a ses deux nouveauxpages, qui, a chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaientpour courir, de cote et d'autre, epiant le moment de courir une foispour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moinsclairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller surl'herbe et deboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine orneede pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et lesilencieux se mit a chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bordduquel on s'etait arrete, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de ladelivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elledans les buissons; et, des qu'ils se virent caches dans l'epaisseur dufeuillage, ils prirent leur course comme deux lievres a travers bois. Ilsn'avaient plus guere a craindre les balles dans ce taillis epais; et quandils s'entendirent rappeler, ils jugerent qu'ils avaient pris assez d'avancepour continuer sans danger."II vaut pourtant mieux repondre, dit Consuelo en s'arretant; celadetournera les soupcons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait decourse."Joseph, repondit donc:"Par ici, par ici! il y a de l'eau!--Une source, une source!" cria Consuelo.Et courant aussitot a angle droit, afin de derouter l'ennemi, ilsrepartirent legerement. Consuelo ne pensait plus a ses pieds malades etenfles, Joseph avait triomphe du narcotique que M. Mayer lui avait versela veille. La peur leur donnait des ailes.Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposee a cellequ'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'ecouterles voix qui les appelaient de deux cotes differents, lorsqu'ils trouverentla lisiere du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonne quis'abaissait jusqu'a une route battue, et des bruyeres semees de massifsd'arbres."Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroiteleve ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.Consuelo hesita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et luidit:"Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a uneroute, et l'esperance d'y rencontrer quelqu'un.--Eh! s'ecria Joseph, c'est la meme route que nous suivions tout a l'heure.Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers lelieu d'ou nous sommes partis. Que l'un des trois monte a cheval, et il nousrattrapera avant que nous ayons gagne le bas du terrain.--C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Jevois quelque chose la-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de cecote. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'etre atteints nous-memes.Allons!"Il n'y avait pas de temps a perdre en deliberations. Joseph se fia auxinspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant,et ils avaient gagne les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voixde leurs ennemis a la lisiere du bois. Cette fois, ils se garderent derepondre, et coururent encore, a la faveur des arbres et des buissons,jusqu'a ce qu'ils rencontrerent un ruisseau encaisse, que ces memes arbresleur avaient cache. Une longue planche servait de pont; ils traverserent,et jeterent ensuite la planche au fond de l'eau.Arrives a l'autre rive, ils la descendirent, toujours proteges par uneepaisse vegetation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugerent qu'onavait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se meprenait plus sur leursintentions, et qu'on cherchait a les atteindre par surprise. Mais bientotla vegetation du rivage fut interrompue, et ils s'arreterent, craignantd'etre vus. Joseph avanca la tete avec precaution parmi les dernieresbroussailles, et vit un des brigands en observation a la sortie du bois, etl'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient deja eprouvela superiorite a la course), au bas de la colline, non loin de la riviere.Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'etaitdirigee du cote de la route; et tout a coup elle revint vers Joseph:"C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauves! Il faut lajoindre avant que celui qui nous poursuit se soit avise de passer l'eau."Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgre lanudite du terrain; la voiture venait a eux au galop."Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'etait l'autre voiture, celle des complices?--Non, repondit Consuelo, c'est une berline a six chevaux, deux postillons,et deux courriers; nous sommes sauves, te dis-je, encore un peu decourage."Il etait bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouvel'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait laforce et la rapidite d'un sanglier. Il vit bientot dans quel endroit latrace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Ildevina la ruse, franchit l'eau a la nage, retrouva la marque des pas sur larive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyaitles deux fugitifs traverser la bruyere ... mais il vit aussi la voiture; ilcomprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans lesbroussailles et s'y tint sur ses gardes.Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants,la berline ne s'arreta pas. Les voyageurs jeterent quelques pieces demonnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu deles ramasser, continuaient a courir en criant a la portiere, marcherent sureux au galop pour debarrasser leurs maitres de cette importunite. Consuelo,essoufflee et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au momentdu succes, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait lesmains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph,cramponne a la portiere, au risque de manquer prise et de se faire ecraser,criait d'une voix haletante:"Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! a l'assassin!"Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin a comprendreces paroles entrecoupees, et fit signe a un des courriers qui arreta lespostillons. Consuelo, lachant alors la bride de l'autre courrier a laquelleelle s'etait suspendue, quoique le cheval se cabrat et que le cavalier lamenacat de son fouet, vint se joindre a Joseph; et sa figure animee par lacourse frappa les voyageurs, qui entrerent en pourparler."Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvellemaniere de demander l'aumone! On vous a donne, que voulez-vous encore?ne pouvez-vous repondre?"Consuelo etait comme prete a expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvaitque dire:"Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sansreussir a retrouver la parole.--Ils ont l'air de deux renards forces a la chasse, dit l'autre voyageur;attendons que la voix leur revienne." Et les deux seigneurs, magnifiquementequipes, les regarderent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastaitavec l'agitation des pauvres fugitifs.Enfin, Joseph reussit a articuler encore les mots de voleurs etd'assassins; aussitot les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et,s'avancant sur le marche-pied, regarderent de tous cotes, etonnes de nerien voir qui put motiver une pareille alerte. Les brigands s'etaientcaches, et la campagne etait deserte et silencieuse. Enfin, Consuelo,revenant a elle, leur parla ainsi, en s'arretant a chaque phrase pourrespirer:"Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons ete enleves pardes hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous pretexte de nousrendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toutela nuit. Au point du jour, nous nous sommes apercus qu'on nous trompait, etqu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nousavons voulu fuir; ils nous ont menaces, le pistolet a la main. Enfin, ilsse sont arretes dans les bois que voici, nous nous sommes echappes, et nousavons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommesperdus; ils sont a deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autresdans le bois.--Combien sont-ils donc? demanda un des courriers.--Mon ami, dit en francais un des voyageurs auquel Consuelo s'etaitadressee parce qu'il etait plus pres d'elle, sur le marchepied, apprenezque cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voila une belle question!Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous chargepoint de compter les ennemis.--Vraiment, voulez-vous vous amuser a pourfendre? reprit en francaisl'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps.--Ce ne sera pas long, et cela nous degourdira. Voulez-vous etre de lapartie, comte?--Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolenceson epee dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse etaitornee de pierreries.--Oh! vous faites bien, Messieurs," s'ecria Consuelo, a qui l'impetuositede son coeur fit oublier un instant son humble role, et qui pressa de sesdeux mains le bras du comte.Le comte, surpris d'une telle familiarite de la part d'un petit drole decette espece, regarda sa manche d'un air de degout railleur, la secoua,et releva ses yeux avec une lenteur meprisante sur Consuelo qui ne puts'empecher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comteZustiniani et tant d'autres illustrissimes Venitiens lui avaient demande,en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolenceparaissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eut en elle, en cetinstant, un rayonnement de fierte calme et douce qui dementait lesapparences de sa misere, soit que sa facilite a parler la langue du bon tonen Allemagne fit penser qu'elle etait un jeune gentilhomme travesti, soitenfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comtechangea de physionomie tout a coup, et, au lieu d'un sourire de mepris, luiadressa un sourire de bienveillance. Le comte etait encore jeune et beau;on eut pu etre ebloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eutsurpasse en jeunesse, en regularite de traits, et en luxe de stature.C'etaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disaitd'eux, et probablement de beaucoup d'autres.Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s'attacher aussi surelle avec une expression d'incertitude, de surprise et d'interet, detournaleur attention de sa personne en leur disant:"Allez, Messieurs, ou plutot venez; nous vous servirons de guides. Cesbandits ont dans leur voiture un malheureux cache dans un compartiment dela caisse, enferme comme dans un cachot. Il est la pieds et poings lies,mourant, ensanglante, et un baillon dans la bouche. Allez le delivrer;cela convient a de nobles coeurs comme les votres!--Vive Dieu, cet enfant est fort gentil! s'ecria le baron, et je vois,cher comte, que nous n'avons pas perdu notre temps a l'ecouter. C'estpeut-etre un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de cesbandits.--Vous dites qu'ils sont la? reprit le comte en montrant le bois.--Oui, dit Joseph; mais ils sont disperses, et si vos seigneuries veulentbien ecouter mon humble avis, elles diviseront l'attaque. Elles monterontla cote dans leur voiture, aussi vite que possible, et, apres avoir tournela colline, elles trouveront a la hauteur du bois que voici, et tout al'entree, sur la lisiere opposee, la voiture ou est le prisonnier, tandisque je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Lesbandits ne sont que trois; ils sont bien armes; mais, se voyant pris desdeux cotes a la fois, ils ne feront pas de resistance.--L'avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, etfaites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un deces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vousarreter. Moi, j'emmene celui-ci avec mon chasseur. Hatons-nous; car si nosbrigands ont l'eveil, comme il est probable, ils prendront les devants.--La voiture ne peut vous echapper, observa Consuelo; leur cheval est surles dents."Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique montaderriere la voiture."Passez, dit le comte a Consuelo, en la faisant entrer la premiere, sansse rendre compte a lui-meme de ce mouvement de deference. Il s'assitpourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penche a la portierependant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l'oeilson compagnon qui traversait le ruisseau a cheval, suivi de son hommed'escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l'eau. Consuelon'etait pas sans inquietude pour son pauvre camarade, expose au premierfeu; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur a ceposte perilleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers quieperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaitre sous le bois.Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisieme.... La berlinetournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, eleva son amea Dieu; et le comte, agite d'une sollicitude analogue pour son noblecompagnon, cria en jurant aux postillons:"Mais forcez donc le galop, canailles! ventre a terre!..."LXXII.Le _signor Pistola_, auquel nous ne pouvons donner d'autre nom que celuidont Consuelo l'avait gratifie, car nous ne l'avons pas trouve assezinteressant de sa personne pour faire des recherches a cet egard, avait vu,du lieu ou il etait cache, la berline s'arreter aux cris des fugitifs.L'autre anonyme, que nous appelons aussi, comme Consuelo, le _Silencieux_,avait fait, du haut de la colline, la meme observation et la memereflexion; il avait couru rejoindre Mayer, et tous deux songeaient auxmoyens de se sauver. Avant que le baron eut traverse le ruisseau, Pistolaavait gagne du chemin, et s'etait deja tapi dans le bois. Il les laissapasser, et leur tira par derriere deux coups de pistolet, dont l'un percale chapeau du baron, et l'autre blessa le cheval du domestique assezlegerement. Le baron tourna bride, l'apercut, et, courant sur lui,l'etendit par terre d'un coup de pistolet. Puis il le laissa se rouler dansles epines en jurant, et suivit Joseph qui arriva a la voiture de M. Mayerpresque en meme temps que celle du comte. Ce dernier avait deja saute aterre. Mayer et le Silencieux avaient disparu avec le cheval sans perdre letemps a cacher la chaise. Le premier soin des vainqueurs fut de forcer laserrure de la caisse ou etait renferme le prisonnier. Consuelo aida avectransport a couper les cordes et le baillon de ce malheureux, qui ne sevit pas plus tot delivre qu'il se jeta a terre prosterne devant sesliberateurs, et remerciant Dieu. Mais, des qu'il eut regarde le baron,il se crut retombe de Charybde en Scylla.Ah! monsieur le baron de Trenk! s'ecria-t-il, ne me perdez pas, ne melivrez pas. Grace, grace pour un pauvre deserteur, pere de famille!Je ne suis pas plus Prussien que vous, monsieur le baron; je suis sujetautrichien comme vous, et je vous supplie de ne pas me faire arreter. Oh!faites-moi grace!--Faites-lui grace, monsieur le baron de Trenk! s'ecria Consuelo sanssavoir a qui elle parlait, ni de quoi il s'agissait.--Je te fais grace, repondit le baron; mais a condition que tu vast'engager par les plus epouvantables serments a ne jamais dire de quitu tiens la vie et la liberte."Et en parlant ainsi, le baron, tirant un mouchoir de sa poche, s'enveloppasoigneusement la figure, dont il ne laissa passer qu'un oeil."Etes-vous blesse? dit le comte.--Non, repondit-il en rabattant son chapeau sur son visage; mais si nousrencontrons ces pretendus brigands, je ne me soucie pas d'etre reconnu.Je ne suis deja pas tres-bien dans les papiers de mon gracieux souverain:il ne me manquerait plus que cela!--Je comprends ce dont il s'agit, reprit le comte; mais soyez sans crainte,je prends tout sur moi.--Cela peut sauver ce deserteur des verges et de la potence, mais non pasmoi d'une disgrace. N'importe! on ne sait pas ce qui peut arriver; il fautobliger ses semblables a tout risque. Voyons, malheureux! peux-tu tenir surtes jambes! Pas trop, a ce que je vois. Tu es blesse?--J'ai recu beaucoup de coups, il est vrai, mais je ne les sens plus.--Enfin, peux-tu deguerpir?--Oh! oui, monsieur l'aide de camp.--Ne m'appelle pas ainsi, drole, tais-toi; va-t'en! Et nous, cher comte,faisons de meme: il me tarde d'avoir quitte ce bois. J'ai abattu un desrecruteurs; si le roi le savait, mon affaire serait bonne!... quoique aprestout, je m'en moque! ajouta-t-il en levant les epaules.--Helas, dit Consuelo, tandis que Joseph passait sa gourde au deserteur, sion l'abandonne ici, il sera bientot repris. Il a les pieds enfles par lescordes, et peut a peine se servir de ses mains. Voyez, comme il est paleet defait!--Nous ne l'abandonnerons pas, dit le comte qui avait les yeux attachessur Consuelo. Franz, descendez de cheval, dit-il a son domestique; et,s'adressant au deserteur:--Monte sur cette bete, je te la donne, et ceciencore, ajouta-t-il en lui jetant sa bourse. As-tu la force de gagnerl'Autriche?--Oui, oui, Monseigneur!--Veux-tu aller a Vienne?--Oui, Monseigneur.--Veux-tu reprendre du service?--Oui, Monseigneur, pourvu que ce ne soit pas en Prusse.--Va-t'en trouver Sa Majeste l'imperatrice-reine: elle recoit tout le mondeun jour par semaine. Dis-lui que c'est le comte Hoditz qui lui fait presentd'un tres-beau grenadier, parfaitement dresse a la prussienne.--J'y cours, Monseigneur.--Et n'aie jamais le malheur de nommer M. le baron, ou je te fais prendrepar mes gens, et je te renvoie en Prusse.--J'aimerais mieux mourir tout de suite. Oh! si les miserables m'avaientlaisse l'usage des mains, je me serais tue quand ils m'ont repris.--Decampe!Oui, Monseigneur."Il acheva d'avaler le contenu de la gourde, la rendit a Joseph, l'embrassa,sans savoir qu'il lui devait un service bien plus important, se prosternadevant le comte et le baron, et, sur un geste d'impatience de celui-ci quilui coupa la parole, il fit un grand signe de croix, baisa la terre, etmonta a cheval avec l'aide des domestiques, car il ne pouvait remuer lespieds; mais a peine fut-il en selle, que, reprenant courage et vigueur, ilpiqua des deux et se mit a courir bride abattue sur la route du midi."Voila qui achevera de me perdre, si on decouvre jamais que je vous ailaisse faire, dit le baron au comte. C'est egal, ajouta-t-il avec un grandeclat de rire; l'idee de faire cadeau a Marie-Therese d'un grenadier deFrederic est la plus charmante du monde. Ce drole, qui a envoye des ballesaux houlans de l'imperatrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse!Voila des sujets bien fideles, et des troupes bien choisies!--Les souverains n'en sont pas plus mal servis. Ah ca, qu'allons-nous fairede ces enfants?--Nous pouvons dire comme le grenadier, repondit Consuelo, que, si vousnous abandonnez ici, nous sommes perdus.--Je ne crois pas, repondit le comte, qui mettait dans toutes ses parolesune sorte d'ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donne lieujusqu'ici de mettre en doute nos sentiments d'humanite. Nous allons vousemmener jusqu'a ce que vous soyez assez loin d'ici pour ne plus riencraindre. Mon domestique, que j'ai mis a pied, montera sur le siege de lavoiture, dit-il en s'adressant au baron; et il ajouta d'un ton plus bas:--Ne preferez-vous pas la societe de ces enfants a celle d'un valet qu'ilnous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serionsobliges de nous contraindre davantage?--Eh! sans doute, repondit le baron; des artistes, quelque pauvres qu'ilssoient, ne sont deplaces nulle part. Qui sait si celui qui vient deretrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant dejoie, n'est pas un Tartini en herbe? Allons, troubadour! dit-il a Josephqui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et sesmanuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, a notre premiergite, vous nous chanterez ce glorieux combat ou nous n'avons trouvepersonne a qui parler.--Vous pouvez vous moquer de moi a votre aise, dit le comte lorsqu'ilsfurent installes dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-a-visd'eux (la berline roulait deja rapidement vers l'Autriche), vous qui avezabattu une piece de ce gibier de potence.--J'ai bien peur de ne l'avoir pas tue sur le coup, et de le retrouverquelque jour a la porte du cabinet de Frederic: je vous cederais donc cetexploit de grand coeur.--Moi qui n'ai meme pas vu l'ennemi, reprit le comte, je vous l'enviesincerement, votre exploit; je prenais gout a l'aventure, et j'aurais eudu plaisir a chatier ces droles comme ils le meritent. Venir saisir desdeserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Baviere,aujourd'hui l'alliee fidele de Marie-Therese! c'est d'une insolence quin'a pas de nom!--Ce serait un pretexte de guerre tout trouve, si on n'etait las de sebattre, et si le temps n'etait a la paix pour le moment. Vous m'obligerezdonc, monsieur le comte, en n'ebruitant pas cette aventure, non-seulementa cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gre du role que j'yai joue, mais encore a cause de la mission dont je suis charge aupres devotre imperatrice. Je la trouverais fort mal disposee a me recevoir, si jel'abordais sous le coup d'une pareille impertinence de la part de mongouvernement.--Ne craignez rien de moi, repondit le comte; vous savez que je ne suis pasun sujet zele, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux....--Et quelle ambition pourriez-vous avoir encore, cher comte? L'amour etla fortune ont couronne vos voeux; au lieu que moi.... Ah! combien nosdestinees sont dissemblables jusqu'a present, malgre l'analogie qu'ellespresentent au premier abord!"En parlant ainsi, le baron tira de son sein un portrait entoure dediamants, et se mit a le contempler avec des yeux attendris, et en poussantde profonds soupirs, qui donnerent un peu envie de rire a Consuelo. Elletrouva qu'une passion si peu discrete n'etait pas de bon gout, et raillainterieurement cette maniere de grand seigneur."Cher baron, reprit le comte en baissant la voix (Consuelo feignait dene pas entendre, et y faisait meme son possible), je vous supplie den'accorder a personne la confiance dont vous m'avez honore, et surtout dene montrer ce portrait a nul autre qu'a moi. Remettez-le dans sa boite, etsongez que cet enfant entend le francais aussi bien que vous et moi.--A propos! s'ecria le baron en refermant le portrait sur lequel Consuelos'etait bien gardee de jeter les yeux, que diable voulaient-ils faire deces deux petits garcons, nos racoleurs? Dites, que vous proposaient-ilspour vous engager a les suivre?--En effet, dit le comte, je n'y songeais pas, et maintenant je nem'explique pas leur fantaisie; eux qui ne cherchent a enroler que deshommes dans la force de l'age, et d'une stature demesuree, quepouvaient-ils faire de deux petits enfants?"Joseph raconta que le pretendu Mayer s'etait donne pour musicien, et leuravait continuellement parle de Dresde et d'un engagement a la chapelle del'electeur."Ah! m'y voila! reprit le baron, et ce Mayer, je gage que je le connais!Ce doit etre un nomme N..., ex-chef de musique militaire, aujourd'huirecruteur pour la musique des regiments prussiens. Nos indigenes ont latete si dure, qu'ils ne reussiraient pas a jouer juste et en mesure, si SaMajeste, qui a l'oreille plus delicate que feu le roi son pere, ne tiraitde la Boheme et de la Hongrie ses clairons, ses fifres, et ses trompettes.Le bon professeur de tintamarre a cru faire un joli cadeau, a son maitreEn lui amenant, outre le deserteur repeche sur vos terres, deux petitsmusiciens a mine intelligente; et le faux-fuyant de leur promettre Dresdeet les delices de la cour n'etait pas mal trouve, pour commencer. Mais vousn'eussiez pas seulement apercu Dresde, mes enfants, et, bon gre, malgre, vous eussiez ete incorpores dans la musique de quelque regimentd'infanterie seulement pour le reste de vos jours.--Je sais a quoi m'en tenir maintenant sur le sort qui nous attendait,repondit Consuelo; j'ai entendu parler des abominations de ce regimemilitaire, de la mauvaise foi et de la cruaute des enlevements de recrues.Je vois, a la maniere dont le pauvre grenadier etait traite par cesmiserables, qu'on ne m'avait rien exagere. Oh! le grand Frederic!...--Sachez, jeune homme, dit le baron avec une emphase un peu ironique, queSa Majeste ignore les moyens, et ne connait que les resultats.--Dont elle profite, sans se soucier du reste, reprit Consuelo animee parune indignation irresistible. Oh! Je le sais, monsieur le baron, les roisn'ont jamais tort, et sont innocents de tout le mal qu'on fait pour leurplaire.--Le drole a de l'esprit! s'ecria le comte en riant; mais soyez prudent,mon joli petit tambour, et n'oubliez pas que vous parlez devant un officiersuperieur du regiment ou vous deviez peut-etre entrer.--Sachant me taire, monsieur le comte, je ne revoque jamais en doute ladiscretion d'autrui.--Vous l'entendez, baron! il vous promet le silence que vous n'aviez passonge a lui demander! Allons, c'est un charmant enfant.--Et je me fie a lui de tout mon coeur, repartit le baron. Comte, vousdevriez l'enroler, vous, et l'offrir comme page a Son Altesse.--C'est fait, s'il y consent, dit le comte en riant. Voulez-vous acceptercet engagement, beaucoup plus doux que celui du service prussien? Ah! monenfant! il ne s'agira ni de souffler dans des chaudrons, ni de battre lerappel avant le jour, ni de recevoir la schlague et de manger du painde briques pilees, mais de porter la queue et l'eventail d'une dameadmirablement belle et gracieuse, d'habiter un palais de fees, de presideraux jeux et aux ris, et de faire votre partie dans des concerts qui valentbien ceux du grand Frederic! Etes-vous tente? Ne me prenez-vous pas pour unMayer?--Et quelle est donc cette altesse si gracieuse et si magnifique? demandaConsuelo en souriant.--C'est la margrave douairiere de Bareith, princesse de Culmbach, monillustre epouse, repondit le comte Hoditz; c'est maintenant la chatelainede Roswald en Moravie."Consuelo avait cent fois entendu raconter a la chanoinesse Wenceslawa deRudolstadt la genealogie, les alliances et l'histoire anecdotique de toutesles principautes et aristocraties grandes et petites de l'Allemagne et despays circonvoisins; plusieurs de ces biographies l'avaient frappee, etentre autres celle du comte Hoditz-Roswald, seigneur morave tres-riche,chasse et abandonne par un pere irrite de ses deportements, aventuriertres-repandu dans toutes les cours de l'Europe; enfin, grand-ecuyer etamant de la margrave douairiere de Bareith, qu'il avait epousee en secret,enlevee et conduite a Vienne, de la en Moravie, ou, ayant herite de sonpere, il l'avait mise recemment a la tete d'une brillante fortune. Lachanoinesse etait revenue souvent sur cette histoire, qu'elle trouvait fortscandaleuse parce que la margrave etait princesse suzeraine, et le comtesimple gentilhomme; et c'etait pour elle un sujet de se dechainer contreles mesalliances et les mariages d'amour. De son cote, Consuelo, quicherchait a comprendre et a bien connaitre les prejuges de la castenobiliaire, faisait son profit de ces revelations et ne les oubliait pas.La premiere fois que le comte Hoditz s'etait nomme devant elle, elle avaitete frappee d'une vague reminiscence, et maintenant elle avait presentestoutes les circonstances de la vie et du mariage romanesque de cetaventurier celebre. Quant au baron de Trenk, qui n'etait alors qu'audebut de sa memorable disgrace, et qui ne presageait guere son epouvantableavenir, elle n'en avait jamais entendu parler. Elle ecouta donc le comteetaler avec un peu de vanite le tableau de sa nouvelle opulence. Railleet meprise dans les petites cours orgueilleuses de l'Allemagne, Hoditzavait longtemps rougi d'etre regarde comme un pauvre diable enrichi parsa femme. Heritier de biens immenses, il se croyait desormais rehabiliteen etalant le faste d'un roi dans son comte morave, et produisait aveccomplaisance ses nouveaux titres a la consideration ou a l'envie de mincessouverains beaucoup moins riches que lui. Rempli de bons procedes etd'attentions delicates pour sa margrave, il ne se piquait pourtant pasd'une scrupuleuse fidelite envers une femme beaucoup plus agee que lui; etsoit que cette princesse eut, pour fermer les yeux, les bons principes etle bon gout du temps, soit qu'elle crut que l'epoux illustre par elle nepouvait jamais ouvrir les yeux sur le declin de sa beaute, elle ne legenait point dans ses fantaisies.Au bout de quelques lieues, on trouva un relais prepare expres a l'avancepour les nobles voyageurs. Consuelo et Joseph voulurent descendre etprendre conge d'eux; mais ils s'y opposerent, pretextant la possibilitede nouvelles entreprises de la part des recruteurs repandus dans le pays."Vous ne savez pas, leur dit Trenk (et il n'exagerait rien), combien cetterace est habile et redoutable. En quelque lieu de l'Europe civilisee quevous mettiez le pied, si vous etes pauvre et sans defense, si vous avezquelque vigueur ou quelque talent, vous etes expose a la fourberie ou a laviolence de ces gens-la. Ils connaissent tous les passages de frontieres,tous les sentiers de montagnes, toutes les routes de traverse, tous lesgites equivoques, tous les coquins dont ils peuvent esperer assistance etmain-forte au besoin. Ils parlent toutes les langues, tous les patois, carils ont vu toutes les nations et fait tous les metiers. Ils excellent amanier un cheval, a courir, nager, sauter par-dessus les precipicescomme de vrais bandits. Ils sont presque tous braves, durs a la fatigue,menteurs, adroits et impudents, vindicatifs, souples et cruels. C'est lerebut de l'espece humaine, dont l'organisation militaire du feu roi dePrusse, _Gros-Guillaume_, a fait les pourvoyeurs les plus utiles de sapuissance, et les soutiens les plus importants de sa discipline. Ilsrattraperaient un deserteur au fond de la Siberie, et iraient le chercherau milieu des balles de l'armee ennemie, pour le seul plaisir de le rameneren Prusse et de l'y faire pendre pour l'exemple. Ils ont arrache de l'autelun pretre qui disait sa messe, parce qu'il avait cinq pieds dix pouces; ilsont vole un medecin a la princesse electorale; ils ont mis en fureur dixfois le vieux margrave de Bareith, en lui enlevant son armee composee devingt ou trente hommes, sans qu'il ait ose en demander raison ouvertement;ils ont fait soldat a perpetuite un gentilhomme francais qui allait voir safemme et ses enfants aux environs de Strasbourg; ils ont pris des Russes ala czarine Elisabeth, des houlans au marechal de Saxe, des pandours aMarie-Therese, des magnats de Hongrie, des seigneurs polonais, deschanteurs italiens, et des femmes de toutes les nations, nouvellesSabines mariees de force a des soldats. Tout leur est bon; outre leursappointements et leurs frais de voyages qui sont largement retribues, ilsont une prime de tant par tete, que dis-je! de tant par pouce et par lignede stature....--Oui! dit Consuelo, ils fournissent de la chair humaine a tant par once!Ah! votre grand roi est un ogre!... Mais soyez tranquille, monsieur lebaron, dites toujours; vous avez fait une belle action en rendant laliberte a notre pauvre deserteur. J'aimerais mieux subir les supplicesqui lui etaient destines, que de dire une parole qui put vous nuire."Trenk, dont le fougueux caractere ne comportait pas la prudence, et quietait deja aigri par les rigueurs et les injustices incomprehensibles deFrederic a son egard, trouvait un amer plaisir a devoiler devant le comteHoditz les forfaits de ce regime dont il avait ete temoin et complice,dans un temps de prosperite, ou ses reflexions n'avaient pas toujoursete aussi equitables et aussi severes. Maintenant persecute secretement,quoique en apparence il dut a la confiance du roi de remplir une missiondiplomatique importante aupres de Marie-Therese, il commencait a detesterson maitre, et a laisser paraitre ses sentiments avec trop d'abandon. Ilrapporta au comte les souffrances, l'esclavage et le desespoir de cettenombreuse milice prussienne, precieuse a la guerre, mais si dangereusedurant la paix, qu'on en etait venu, pour la reduire, a un systeme deterreur et de barbarie sans exemple. Il raconta l'epidemie de suicide quis'etait repandue dans l'armee, et les crimes que commettaient des soldats,honnetes et devots d'ailleurs, dans le seul but de se faire condamner amort pour echapper a l'horreur de la vie qu'on leur avait faite."Croiriez-vous, dit-il, que les rangs _surveilles_ sont ceux qu'onrecherche avec le plus d'ardeur? Il faut que vous sachiez que ces rangssurveilles sont composes de recrues etrangeres, d'hommes enleves, ou dejeunes gens de la nation prussienne, lesquels, au debut d'une carrieremilitaire qui ne doit finir qu'avec la vie, sont generalement en proie,durant les premieres annees, au plus horrible decouragement. On les divisepar rangs, et on les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant unerangee d'hommes plus soumis ou plus determines, qui ont la consigne detirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre laplus legere intention de fuir ou de resister. Si le rang charge de cetteexecution la neglige, le rang place derriere, qui est encore choisi parmide plus insensibles et de plus farouches ( car il y en a parmi les vieuxsoldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scelerats),ce troisieme rang, dis-je, est charge de tirer sur les deux premiers;et ainsi de suite, si le troisieme rang faiblit dans l'execution. Ainsi,chaque rang de l'armee a, dans la bataille l'ennemi en face et l'ennemisur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des freresd'armes. Partout la violence, la mort et l'epouvante! C'est avec cela, ditle grand Frederic, qu'on forme des soldats invincibles. Eh bien, une placedans ces premiers rangs est enviee et recherchee par le jeune militaireprussien; et sitot qu'il y est place, sans concevoir la moindre esperancede salut, il se debande et jette ses armes, afin d'attirer sur lui lesballes de ses camarades. Ce mouvement de desespoir en sauve plusieurs, qui,risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers,parviennent a s'echapper, et souvent passent a l'ennemi. Le roi ne s'abusepas sur l'horreur que son joug de fer inspire a l'armee, et vous savezpeut-etre son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait a une deses grandes revues, et ne se lassait pas d'admirer la belle tenue et lessuperbes manoeuvres de ses troupes. "--La reunion et l'ensemble de tant debeaux hommes vous surprend? lui dit Frederic; et moi, il y a quelque chosequi m'etonne bien davantage!--Quoi donc? dit le jeune duc.--C'est que noussoyons en surete, vous et moi, au milieu d'eux, repondit le roi.""Baron, cher baron, reprit le comte Hoditz, ceci est le revers de lamedaille. Rien ne se fait miraculeusement chez les hommes. Comment Fredericserait-il le plus grand capitaine de son temps s'il avait la douceur descolombes? Tenez! n'en parlez pas davantage. Vous m'obligeriez a prendre sonparti, moi son ennemi naturel, contre vous, son aide de camp et son favori.--A la maniere dont il traite ses favoris dans un jour de caprice, on peutjuger, repondit Trenk, de sa facon d'agir avec ses esclaves! Ne parlonsplus de lui, vous avez raison; car, en y songeant, il me prend une enviediabolique de retourner dans le bois, et d'etrangler de mes mains ses zelespourvoyeurs de chair humaine, a qui j'ai fait grace par une sotte et lacheprudence."L'emportement genereux du baron plaisait a Consuelo; elle ecoutait avecinteret ses peintures animees de la vie militaire en Prusse; et, ne sachantpas qu'il entrait dans cette courageuse indignation un peu de depitpersonnel, elle y voyait l'indice d'un grand caractere. Il y avait de lagrandeur reelle neanmoins dans l'ame de Trenk. Ce beau et fier jeune hommen'etait pas ne pour ramper. Il y avait bien de la difference, a cet egard,entre lui et son ami improvise en voyage, le riche et superbe Hoditz. Cedernier, ayant fait dans son enfance la terreur et le desespoir de sesprecepteurs, avait ete enfin abandonne a lui-meme; et quoiqu'il eut passel'age des bruyantes incartades, il conservait dans ses manieres et dans sespropos quelque chose de pueril qui contrastait avec sa stature herculeenneet son beau visage un peu fletri par quarante annees pleines de fatigues etde debauches. Il n'avait puise l'instruction superficielle qu'il etalaitde temps en temps, que dans les romans, la philosophie a la mode, et lafrequentation du theatre. Il se piquait d'etre artiste, et manquait dediscernement et de profondeur en cela comme en tout. Pourtant son grandair, son affabilite exquise, ses idees fines et riantes, agirent bientotsur l'imagination du jeune Haydn, qui le prefera au baron, peut-etre aussia cause de l'attention plus prononcee que Consuelo accordait a ce dernier.Le baron, au contraire, avait fait de bonnes etudes; et si le prestige descours et l'effervescence de la jeunesse l'avaient souvent etourdi sur larealite et la valeur des grandeurs humaines, il avait conserve au fond del'ame cette independance de sentiments et cette equite de principes quedonnent les lectures serieuses et les nobles instincts developpes parl'education. Son caractere altier avait pu s'engourdir sous les caresses etles flatteries de la puissance; mais il n'avait pu plier assez pour qu'a lamoindre atteinte de l'injustice, il ne se relevat fougueux et brulant. Lebeau page de Frederic avait trempe ses levres a la coupe empoisonnee; maisl'amour, un amour absolu, temeraire, exalte, etait venu ranimer son audaceet sa perseverance. Frappe dans l'endroit le plus sensible de son coeur, ilavait releve la tete, et bravait en face le tyran qui voulait le mettre agenoux.A l'epoque de notre recit, il paraissait age d'une vingtaine d'anneestout au plus. Une foret de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire lesacrifice a la discipline puerile de Frederic, ombrageait son large front.Sa taille etait superbe, ses yeux etincelants, sa moustache noire commel'ebene, sa main blanche comme l'albatre, quoique forte comme celle d'unathlete, et sa voix fraiche et male comme son visage, ses idees, et lesesperances de son amour. Consuelo songeait a cet amour mysterieux qu'ilavait a chaque instant sur les levres, et qu'elle ne trouvait plus ridiculea mesure qu'elle observait, dans ses elans et ses reticences, le melanged'impetuosite naturelle et de mefiance trop fondee qui le mettait en guerrecontinuelle avec lui-meme et avec sa destinee. Elle eprouvait, en depitd'elle-meme, une vive curiosite de connaitre la dame des pensees d'unsi beau jeune homme, et se surprenait a faire des voeux sinceres etromanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point lajournee longue, comme elle s'y etait attendue dans un genant face a faceavec deux inconnus d'un rang si different du sien. Elle avait pris aVenise la notion, et a Riesenburg l'habitude de la politesse, des manieresDouces et des propos choisis qui sont le beau cote de ce qu'on appelaitexclusivement dans ce temps-la la bonne compagnie. Tout en se tenant sur lareserve, et ne parlant pas, a moins d'etre interpellee, elle se sentit doncfort a l'aise, et fit ses reflexions interieurement sur tout ce qu'elleentendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s'apercevoir de sondeguisement. Le premier ne faisait guere attention ni a elle ni a Joseph.S'il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en seretournant vers le comte; et bientot, tout en parlant avec entrainement, ilne pensait plus meme a celui-ci, et semblait converser avec ses proprespensees, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte,il etait tour a tour grave comme un monarque, et semillant comme unemarquise francaise. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait desnotes avec le serieux d'un penseur ou d'un diplomate; puis il les relisaiten chantonnant, et Consuelo voyait que c'etaient de petits versiculets dansun francais galant et doucereux. Il les recitait parfois au baron, qui lesdeclarait admirables sans les avoir ecoutes. Quelquefois il consultaitConsuelo d'un air debonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie:"Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le francais,n'est-ce pas?"Consuelo, impatientee de cette feinte condescendance qui paraissaitchercher a l'eblouir, ne put resister a l'envie de relever deux ou troisfautes qui se trouvaient dans un quatrain _a la beaute_. Sa mere lui avaitappris a bien phraser et a bien enoncer les langues qu'elle-meme chantaitfacilement et avec une certaine elegance. Consuelo, studieuse, et cherchantdans tout l'harmonie, la mesure et la nettete que lui suggerait sonorganisation musicale, avait trouve dans les livres la clef et la regle deces langues diverses. Elle avait surtout examine avec soin la prosodie,en s'exercant a traduire des poesies lyriques, et en ajustant des parolesetrangeres sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rhythme et del'accent. Elle etait ainsi parvenue a bien connaitre les regles de laversification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile derelever les erreurs du poete morave.Emerveille de son savoir, mais ne pouvant se resoudre a douter du sienpropre, Hoditz consulta le baron, qui se porta competent pour donnergain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s'occupa d'elleexclusivement, mais sans paraitre se douter de son age veritable ni de sonsexe. Il lui demanda seulement ou _il_ avait ete eleve, pour savoir si bienles lois du Parnasse."A l'ecole gratuite des maitrises de chant de Venise, repondit-ellelaconiquement.--Il parait que les etudes de ce pays-la sont plus fortes que celles del'Allemagne; et votre camarade, ou a-t-il etudie?--A la cathedrale de Vienne, repondit Joseph.--Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoupd'intelligence et d'aptitude. A notre premier gite, je veux vous examinersur la musique; et si vous tenez ce que vos figures et vos manierespromettent, je vous engage pour mon orchestre ou mon theatre de Roswald.Je veux tout de bon vous presenter a la princesse mon epouse; qu'endiriez-vous? hein! Ce serait une fortune pour des enfants comme vous."Consuelo avait ete prise d'une forte envie de rire en entendant le comte seproposer d'examiner Haydn et elle-meme sur la musique. Elle ne put ques'incliner respectueusement avec de grands efforts pour garder sonserieux. Joseph, sentant davantage les consequences avantageuses pour luid'une nouvelle protection, remercia et ne refusa pas. Le comte repritses tablettes, et lut a Consuelo la moitie d'un petit opera italiensingulierement detestable, et plein de barbarismes, qu'il se promettaitde mettre lui-meme en musique et de faire representer pour la fete de safemme par ses acteurs, sur son theatre, dans son chateau, ou, pour mieuxdire, dans sa residence; car, se croyant prince par le fait de sa margrave,il ne parlait pas autrement.Consuelo poussait de temps en temps le coude de Joseph pour lui faireremarquer les bevues du comte, et, succombant sous l'ennui, se disait enelle-meme que, pour s'etre laisse seduire par de tels madrigaux, la fameusebeaute du margraviat hereditaire de Bareith, apanage de Culmbach, devaitetre une personne bien eventee, malgre ses titres, ses galanteries et sesannees.Tout en lisant et en declamant, le comte croquait des bonbons pours'humecter le gosier et en offrait sans cesse aux jeunes voyageurs, qui,n'ayant rien mange depuis la veille, et mourant de faim, acceptaient, fautede mieux, cet aliment plus propre a la tromper qu'a la satisfaire, tout ense disant que les dragees et les rimes du comte etaient une bien fadenourriture.Enfin, vers le soir, on vit paraitre a l'horizon les forts et les flechesde cette ville de Passaw ou Consuelo avait pense le matin ne pouvoir jamaisarriver. Cet aspect, apres tant de dangers et de terreurs, lui fut presqueaussi doux que l'eut ete en d'autres temps celui de Venise; et lorsqu'elletraversa le Danube, elle ne put se retenir de donner une poignee de main aJoseph."Est-il votre frere? lui demanda le comte, qui n'avait pas encore songe alui faire cette question.--Oui, Monseigneur, repondit au hasard Consuelo, pour se debarrasser de sacuriosite.--Vous ne vous ressemblez pourtant pas, dit le comte.--Il y a tant d'enfants qui ne ressemblent pas a leur pere! reponditgaiement Joseph.--Vous n'avez pas ete eleves ensemble?Non, monseigneur. Dans notre condition errante, on est eleve ou l'on peutet comme l'on peut.--Je ne sais pourquoi je m'imagine pourtant, dit le comte a Consuelo, enbaissant la voix, que vous etes _bien ne_. Tout dans votre personne etvotre langage annonce une distinction naturelle.--Je ne sais pas du tout comment je suis ne, monseigneur, repondit-elle enriant. Je dois etre ne musicien de pere en fils; car je n'aime au monde quela musique.--Pourquoi etes-vous habille en paysan de Moravie?--Parce que, mes habits s'etant uses en voyage, j'ai achete dans une foirede ce pays-la ceux que vous voyez.--Vous avez donc ete en Moravie? a Roswald, peut-etre?-Aux environs, oui, monseigneur, repondit Consuelo avec malice, j'ai apercude loin, et sans oser m'en approcher, votre superbe domaine, vos statues,vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, unpalais de fees!--Vous avez vu tout cela! s'ecria le comte emerveille de ne l'avoir pas suplus tot, et ne s'apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu decrirependant deux heures les delices de sa residence, pouvait bien en faire ladescription apres lui, en surete de conscience. Oh! cela doit vous donnerenvie d'y revenir! dit-il.--J'en grille d'envie a present que j'ai le bonheur de vous connaitre,repondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son operaen se moquant de lui."Elle sauta legerement de la barque sur laquelle on avait traverse lefleuve, en s'ecriant avec un accent germanique renforce:"O Passaw! je te salue!"La berline les conduisit a la demeure d'un riche seigneur, ami du comte,absent pour le moment, mais dont la maison leur etait destinee pourpied-a-terre. On les attendait, les serviteurs etaient en mouvement pour lesouper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisirextreme a la conversation de son petit musicien (c'est ainsi qu'il appelaitConsuelo), eut souhaite l'emmener a sa table; mais la crainte de faire uneinconvenance qui deplut au baron l'en empecha. Consuelo et Joseph setrouverent fort contents de manger a l'office, et ne firent nulledifficulte de s'asseoir avec les valets. Haydn n'avait encore jamais etetraite plus honorablement chez les grands seigneurs qui l'avaient admisa leurs fetes; et, quoique le sentiment de l'art lui eut assez eleve lecoeur pour qu'il comprit l'outrage attache a cette maniere d'agir, il serappelait sans fausse honte que sa mere avait ete cuisiniere du comteHarrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au developpementde son genie, Haydn ne devait pas etre mieux apprecie comme homme par sesprotecteurs, quoiqu'il le fut de toute l'Europe comme artiste. Il a passevingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons auservice, nous ne voulons pas dire que ce fut comme musicien seulement.Paer l'a vu, une serviette au bras et l'epee au cote, se tenir derriereLa chaise de son maitre, et remplir les fonctions de maitre d'hotel,c'est-a-dire de premier valet, selon l'usage du temps et du pays.Consuelo n'avait point mange avec les domestiques depuis les voyages de sonenfance avec sa mere la Zingara. Elle s'amusa beaucoup des grands airs deces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humilies de la compagnie dedeux petits bateleurs, et qui, tout en les placant a part a une extremitede la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L'appetit et leursobriete naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoueayant desarme ces ames hautaines, on les pria de faire de la musique pouregayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leursdedains en leur jouant du violon avec beaucoup d'obligeance; et Consueloelle-meme, ne se ressentant presque plus de l'agitation et des souffrancesde la matinee, commencait a chanter, lorsqu'on vint leur dire que le comteet le baron reclamaient la musique pour leur propre divertissement.Il n'y avait pas moyen de refuser. Apres le secours que ces deux seigneursleur avaient donne, Consuelo eut regarde toute defaite comme uneingratitude; et d'ailleurs s'excuser sur la fatigue et l'enrouement eut eteun mechant pretexte, puisque ses accents, montant de l'office au salon,venaient de frapper les oreilles des maitres.Elle suivit Joseph, qui etait, aussi bien qu'elle, en train de prendre enbonne part toutes les consequences de leur pelerinage; et quand ils furententres dans une belle salle, ou, a la lueur de vingt bougies, les deuxseigneurs achevaient, les coudes sur la table, leur dernier flacon devin de Hongrie, ils se tinrent debout pres de la porte, a la maniere desmusiciens de bas etage, et se mirent a chanter les petits duos italiensqu'ils avaient etudies ensemble sur les montagnes."Attention! dit malicieusement Consuelo a Joseph avant de commencer; songeque M. le comte va nous examiner sur la musique. Tachons de nous en bientirer!"Le comte fut tres flatte de cette reflexion; le baron avait place sur sonassiette retournee le portrait de sa dulcinee mysterieuse, et ne semblaitpas dispose a ecouter.Consuelo n'eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son pretendu sexe necomportait pas des accents si veloutes, et l'age qu'elle paraissait avoirsous son deguisement ne permettait pas de croire qu'elle eut pu parvenir aun talent consomme. Elle se fit une voix d'enfant un peu rauque, et commeusee prematurement par l'abus du metier en plein vent. Ce fut pour elleun amusement que de contrefaire aussi les maladresses naives et lestemerites d'ornement ecourte qu'elle avait entendu faire tant de fois auxenfants des rues de Venise. Mais quoiqu'elle jouat merveilleusement cetteparodie musicale, il y eut tant de gout naturel dans ses faceties, le duofut chante avec tant de nerf et d'ensemble, et ce chant populaire etait sifrais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablementorganise pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tete,s'agita sur son siege, et finit par battre des mains avec vivacite,s'ecriant que c'etait la musique la plus vraie et la mieux sentie qu'il eutjamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui etait plein de Fuchs, de Rameauet de ses auteurs classiques, il gouta moins ce genre de composition etcette maniere de les rendre. Il trouva que le baron etait un barbare duNord, et ses deux proteges des ecoliers assez intelligents, mais qu'ilserait force de tirer, par ses lecons, de la crasse de l'ignorance. Samanie etait de former lui-meme ses artistes, et il dit d'un ton sentencieuxen secouant la tete:"II y a du bon; mais il y aura beaucoup a reprendre. Allons! allons! Nouscorrigerons tout cela!"Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient deja, et faisaientpartie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon; et commecelui-ci n'avait aucun sujet de cacher son talent, il dit a merveilleun air de sa composition qui etait remarquablement bien ecrit pourl'instrument. Le comte fut, cette fois, tres-satisfait."Toi, dit-il, ta place est trouvee. Tu seras mon premier violon, tu ferasparfaitement mon affaire. Mais tu t'exerceras aussi sur la viole d'amour.J'aime par-dessus tout la viole d'amour. Je t'enseignerai comment on entire parti.--Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade? dit Consuelo aTrenk, qui etait redevenu pensif.--Si content, repondit-il, que si je fais quelque sejour a Vienne, je neveux pas d'autre maitre que lui.--Je vous enseignerai la viole d'amour, reprit le comte, et je vous demandela preference.--J'aime mieux le violon et ce professeur-la," repartit le baron, qui, dansses preoccupations, avait une franchise incomparable.Il prit le violon, et joua de memoire avec beaucoup de purete etd'expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire; puisle lui rendant:"Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie tres-reelle, queje ne suis bon qu'a devenir votre ecolier mais que je puis apprendre avecattention et docilite."Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation.Il avait du talent, du gout et de l'intelligence. Hoditz donna des elogesexageres a la composition du morceau."Elle n'est pas tres-bonne, repondit Trenk, car elle est de moi; je l'aimepourtant, parce qu'elle a plu a _ma princesse_."Le comte fit une grimace terrible pour l'avertir de peser ses paroles.Trenk n'y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensees, il fitcourir l'archet sur les cordes pendant quelques instants; puis jetant leviolon sur la table, il se leva, et marcha a grands pas en passant sa mainsur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit:"Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis force de partiravant le jour, car la voiture que j'ai fait demander doit me prendre icia trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinee, je ne vousreverrai probablement qu'a Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, etde vous remercier encore de l'agreable bout de chemin que vous m'avez faitfaire en votre compagnie. C'est de coeur que je vous suis devoue pour lavie."Ils se serrerent la main a plusieurs reprises, et, au moment de quitterl'appartement, le baron, s'approchant de Joseph, lui remit quelques piecesd'or en lui disant:"C'est un a-compte sur les lecons que je vous demanderai a Vienne; vous metrouverez a l'ambassade de Prusse."Il fit un petit signe de tete a Consuelo, en lui disant:"Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon regiment,nous deserterons ensemble, entends-tu?"Et il sortit, apres avoir encore salue le comte.FIN DU TOME DEUXIEME.CONSUELOPARGEORGE SANDMICHEL L...VY FRÈRES, LIBRAIRES-...DITEURS, RUE VIVIENNE 2 BIS, PARISTous droits réservés1861TOME TROISIÈME[Note: l'orthographe originale de George Sand a été conservée tout au longde ce document: ex.: poëte, rhythme, très-bien, etc.]LXXIII.Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentitplus à l'aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite étaitde trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d'_impressario_.Il voulut donc sur-le-champ commencer l'éducation de Consuelo.«Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l'onn'écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres.Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon.Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s'adressant de nouveauà la grande cantatrice. ...coutez bien; voici comment cela se fait.»Et il chanta une phrase banale où il introduisit d'une manière fortvulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s'amusa à redire la phraseen faisant le trille en sens inverse.«Ce n'est pas cela! cria le comte d'une voix de Stentor en frappant sur latable. Vous n'avez pas écouté.»Il recommença, et Consuelo tronqua l'ornement d'une façon plus baroque etplus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectantun grand effort d'attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait detousser pour cacher un rire convulsif.«La, la, la, trala, tra la! chanta le comte en contrefaisant son écoliermaladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d'uneindignation terrible qu'il n'éprouvait pas le moins du monde, mais qu'ilcroyait nécessaire à la puissance et à l'entrain magistral de soncaractère.»Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d'heure, et, quand elle eneut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle étaitcapable.«Bravo! bravissimo! s'écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin!c'est parfait! Je savais bien que je vous le ferais faire! qu'on me donnele premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en unjour ce que d'autres ne lui apprendraient pas dans un an! Encore cettephrase, et marque bien toutes les notes. Avec légèreté, sans avoir l'aird'y toucher ... C'est encore mieux, on ne peut mieux! Nous ferons quelquechose de toi!»Et le comte s'essuya le front quoiqu'il n'y eût pas une goutte de sueur.«Maintenant, reprit-il, la cadence avec _chute et tour de gosier!_ Il luidonna l'exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindreschoristes à force d'entendre les premiers sujets, n'admirant dans leurmanière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu'eux parcequ'ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettrele comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu'il aimait à faireéclater lorsqu'il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendreune cadence si parfaite et si prolongée qu'il fut forcé de lui crier:«Assez, assez! C'est fait; vous y êtes maintenant. J'étais bien sûr queje vous en donnerais la clef! Passons donc à la roulade, vous apprenezavec une facilité admirable, et je voudrais avoir toujours des élèvescomme vous.»Consuelo, qui commençait à sentir le sommeil et la fatigue la gagner,abrégea de beaucoup la leçon de roulade. Elle fit toutes celles que luiprescrivit l'opulent pédagogue, avec docilité, de quelque mauvais goûtqu'elles fussent, et laissa même résonner naturellement sa belle voix, necraignant plus de se trahir, puisque le comte était résolu à s'attribuerjusqu'à l'éclat subit et à la pureté céleste que prenait son organe demoment en moment.«Comme cela s'éclaircit, à mesure que je lui montre comment il faut ouvrirla bouche et porter la voix! disait-il à Joseph en se retournant verslui d'un air de triomphe. La clarté de l'enseignement, la persévérance,l'exemple, voilà les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs etdes déclamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une leçon; carnous avons dix leçons à prendre, au bout desquelles vous saurez chanter.Nous avons _le coulé, le flatté, le port de voix tenu et le port de voixachevé, la chute, l'inflexion tendre, le martèlement gai, le cadencéfeinte_, etc., etc. Allez prendre du repos; je vous ai fait préparer deschambres, dans ce palais. Je m'arrête ici pour mes affaires jusqu'à midi.Vous déjeunerez, et vous me suivrez jusqu'à Vienne. Considérez-vous dès àprésent comme étant à mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire à monvalet de chambre de venir m'éclairer jusqu'à mon appartement. Toi, dit-ilà Consuelo, reste, et recommence-moi la dernière roulade que je t'aienseignée. Je n'en suis pas parfaitement content.»A peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains deConsuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l'attirer près de lui.Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoupd'étonnement, croyant qu'il voulait lui faire battre la mesure; mais ellelui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, envoyant ses yeux enflammés et son sourire libertin.«Allons! vous voulez faire la prude? dit le comte en reprenant son airindolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant? Ilest fort laid, le pauvre hère, et j'espère qu'à partir d'aujourd'hui vousy renoncerez. Votre fortune est faite, si vous n'hésitez pas; car je n'aimepas les lenteurs. Vous êtes une charmante fille, pleine d'intelligenceet de douceur; vous me plaisez beaucoup, et, dès le premier coup d'oeilque j'ai jeté sur vous, j'ai vu que vous n'étiez pas faite pour courirla pretentaine avec ce petit drôle. J'aurai soin de lui pourtant; jel'enverrai à Roswald, et je me charge de son sort. Quant à vous, vousresterez à Vienne. Je vous y logerai convenablement, et même, si vous êtesprudente et modeste, je vous produirai dans le monde. Quand vous saurez lamusique, vous serez la prima-donna de mon théâtre, et vous reverrez votrepetit ami de rencontre, quand je vous mènerai à ma résidence. Est-ceentendu?--Oui, monsieur le comte, répondit Consuelo avec beaucoup de gravité et enfaisant un grand salut; c'est parfaitement entendu.»Joseph rentra en cet instant avec le valet de chambre, qui portait deuxflambeaux, et le comte sortit en donnant un petit coup sur la joue deJoseph et en adressant à Consuelo un sourire d'intelligence.«Il est d'un ridicule achevé, dit Joseph à sa compagne dès qu'il fut seulavec elle.--Plus achevé encore que tu ne penses, lui répondit-elle d'un air pensif.--C'est égal, c'est le meilleur homme du monde, et il me sera fort utile àVienne.--Oui, à Vienne, tant que tu voudras, Beppo; mais à Passaw, il ne le serapas le moins du monde, je t'en avertis. Où sont nos effets, Joseph?--Dans la cuisine. Je vais les prendre pour les monter dans nos chambres,qui sont charmantes, à ce qu'on m'a dit. Vous allez donc enfin vousreposer!--Bon Joseph, dit Consuelo en haussant les épaules. Allons, reprit-elle,va vite chercher ton paquet, et renonce à ta jolie chambre et au bon litoù tu prétendais si bien dormir. Nous quittons cette maison à l'instantmême; m'entends-tu? Dépêche-toi, car on va sûrement fermer les portes.»Haydn crut rêver.«Par exemple! s'écria-t-il: ces grands seigneurs seraient-ils aussi desracoleurs?--Je crains encore plus le Hoditz que le Mayer, répondit Consuelo avecimpatience. Allons, cours, n'hésite pas, ou je te laisse et je pars seule.»Il y avait tant de résolution et d'énergie dans le ton et la physionomie deConsuelo, que Haydn, éperdu et bouleversé, lui obéit à la hâte. Il revintau bout de trois minutes avec le sac qui contenait les cahiers et leshardes; et, trois minutes après, sans avoir été remarqués de personne, ilsétaient sortis du palais, et gagnaient le faubourg à l'extrémité de laville.Ils entrèrent dans une chétive auberge, et louèrent deux petites chambresqu'ils payèrent d'avance, afin de pouvoir partir d'aussi bonne heure qu'ilsvoudraient sans éprouver de retard.«Ne me direz-vous pas au moins le motif de cette nouvelle alerte? DemandaHaydn à Consuelo en lui souhaitant le bonsoir sur le seuil de sa chambre.--Dors tranquille, lui répondit-elle, et apprends en deux mots que nousn'avons pas grand'chose à craindre maintenant. M. le comte a deviné avecson coup d'oeil d'aigle que je ne suis point de son sexe, et il m'a faitl'honneur d'une déclaration qui a singulièrement flatté mon amour-propre.Bonsoir, ami Beppo; nous décampons avant le jour. Je secouerai ta portepour te réveiller.»Le lendemain, le soleil levant éclaira nos jeunes voyageurs voguant sur leDanube et descendant son cours rapide avec une satisfaction aussi pure etdes coeurs aussi légers que les ondes de ce beau fleuve. Ils avaient payéleur passage sur la barque d'un vieux batelier qui portait des marchandisesà Lintz. C'était un brave homme, dont ils furent contents, et qui ne gênapas leur entretien. Il n'entendait pas un mot d'italien, et, son bateauétant suffisamment chargé, il ne prit pas d'autres voyageurs, ce qui leurdonna enfin la sécurité et le repos de corps et d'esprit dont ils avaientbesoin pour jouir complètement du beau spectacle que présentait leurnavigation à chaque instant. Le temps était magnifique. Il y avait dansle bateau une petite cale fort propre, où Consuelo pouvait descendrepour reposer ses yeux de l'éclat des eaux; mais elle s'était si bienhabituée les jours précédents au grand air et au grand soleil, qu'ellepréféra passer presque tout le temps couchée sur les ballots, occupéedélicieusement à voir courir les rochers et les arbres du rivage, quisemblaient fuir derrière elle. Elle put faire de la musique à loisir avecHaydn, et le souvenir comique du mélomane Hoditz, que Joseph appelaitLe _maestromane_, mêla beaucoup de gaieté à leurs ramages. Joseph lecontrefaisait à merveille, et ressentait une joie maligne à l'idée de sondésappointement. Leurs rires et leurs chansons égayaient et charmaient levieux nautonier, qui était passionné pour la musique comme tout prolétaireallemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouvèrent unephysionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que lesparoles. Ils achevèrent de gagner son coeur en le régalant de leur mieux aupremier abordage où ils firent leurs provisions de bouche pour la journée,et cette journée fut la plus paisible et la plus agréable qu'ils eussentencore passée depuis le commencement de leur voyage.«Excellent baron de Trenk! disait Joseph en échangeant contre de la monnaieune des brillantes pièces d'or que ce seigneur lui avait données: c'est àlui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à lafatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne àsa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillantbaron!--Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureusemaintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu'il n'ait passouillé nos mains de ses bienfaits.--Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu lepremier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c'est lebaron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance etpar ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bienprès du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué l'infâmePistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et ens'exposant à la colère d'un maître terrible? Enfin, qui vous a respectée,et n'a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui a compris la beautéde vos airs italiens, et le goût de votre manière?--Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; lebaron, toujours le baron!--Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et ilest bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j'ai entenduparler, que la déclaration d'amour à la divine Porporina soit venue ducomte ridicule, au lieu d'être faite par le brave et séduisant baron.--Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n'onttort que dans les coeurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, quiest généreux et sincère, et qui est amoureux d'une mystérieuse beauté, nepouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même:sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancée et la fidélitéde votre coeur au premier caprice venu?»Beppo soupira profondément.«Vous ne pouvez être pour personne le _premier caprice venu_, dit-il,et... le baron pourrait être fort excusable d'avoir oublié toutes sesamours passées et présentes en vous voyant.--Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profitédans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais épouser unemargrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour quand on a fait unmariage d'argent!»Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans soucidu lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures,du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, etsurtout pour Consuelo, qui put se faire brave et _beau_, comme elle ledisait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieuxbatelier leur avait dit que s'il pouvait trouver une commission pour Moelk,il les reprendrait à _son bord_ le jour suivant, et leur ferait faireencore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc cettejournée à Lintz, s'amusèrent à gravir la colline, à examiner le châteaufort d'en bas et celui d'en haut, d'où ils purent contempler les majestueuxméandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l'Autriche. De là aussiils virent un spectacle qui les réjouit fort: ce fut la berline du comteHoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent lavoiture et la livrée, et s'amusèrent à lui faire, de trop loin pour êtreaperçus de lui, de grands saluts jusqu'à terre. Enfin, le soir, s'étantrendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de marchandises detransport pour Moelk, et ils firent avec joie un nouveau marché avec leurvieux pilote. Ils s'embarquèrent avant l'aube, et virent briller lesétoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de ces astrescourait en longs filets d'argent sur la surface mouvante du fleuve. Cettejournée ne fut pas moins agréable que la précédente. Joseph n'eut qu'unchagrin, ce fut de penser qu'il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage,dont il oubliait les souffrances et les périls pour ne se rappeler que sesdélicieux instants, allait bientôt toucher à son terme.A Moelk, il fallut se séparer du brave pilote, et ce ne fut pas sansregret. Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s'offrirent pourles mener plus loin les mêmes conditions d'isolement et de sécurité.Consuelo se sentait reposée, rafraîchie, aguerrie contre tous lesaccidents. Elle proposa à Joseph de reprendre leur route à pied jusqu'ànouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues à faire, et cettemanière d'aller n'était pas fort abréviative. C'est que Consuelo, tout ense persuadant qu'elle était impatiente de reprendre les habits de son sexeet les convenances de sa position, était au fond du coeur, il faut bienl'avouer, aussi peu désireuse que Joseph de voir la fin de son expédition,Elle était trop artiste par toutes les fibres de son organisation, pour nepas aimer la liberté, les hasards, les actes de courage et d'adresse, lespectacle continuel et varié de cette nature que le piéton seul possèdeentièrement, enfin toute l'activité romanesque de la vie errante et isolée.Je l'appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète etmystérieuse qu'il est plus facile à vous de comprendre qu'à moi de définir.C'est, je crois, un état de l'âme qui n'a pas été nommé dans notre langue,mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à pied, au loin,et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin, comme Consuelo, avecun compagnon facile, enjoué, complaisant, et monté à l'unisson de votrecerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez dégagé de toute sollicitudeimmédiate, de tout motif inquiétant, vous avez, je n'en doute pas, ressentiune sorte de joie étrange, peut-être égoïste tant soit peu, en vous disant:A l'heure qu'il est, personne ne s'embarrasse de moi, et personne nem'embarrasse. Nul ne sait où je suis. Ceux qui dominent ma vie mechercheraient en vain; ils ne peuvent me découvrir dans ce milieu inconnude tous, nouveau pour moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vieimpressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux.Je m'appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il n'estpas un seul de nous, ô lecteur! qui ne soit à la fois, à l'égard d'uncertain groupe d'individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave,un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l'avouer et sans y prétendre.Nul ne sait où je suis! Certes c'est une pensée d'isolement qui a soncharme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux dansle fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La route dudevoir est longue, rigide, et n'a d'horizon que la mort, qui est peut-êtreà peine le repos d'une nuit. Marchons donc, et sans ménager nos pieds! Maissi, dans des circonstances rares et bienfaisantes, où le repos peut êtreinoffensif, et l'isolement sans remords, un vert sentier s'offre sous nospas, mettons à profit quelques heures de solitude et de contemplation. Cesheures nonchalantes sont bien nécessaires à l'homme actif et courageuxpour retremper ses forces; et je dis que, plus votre coeur est dévoré duzèle de la maison de Dieu (qui n'est autre que l'humanité), plus vous êtespropre à apprécier quelques instants d'isolement pour rentrer en possessionde vous-même. L'égoïste est seul toujours et partout. Son âme n'est jamaisfatiguée d'aimer, de souffrir et de persévérer; elle est inerte et froide,et n'a pas plus besoin de sommeil et de silence qu'un cadavre. Celui quiaime est rarement seul, et, quand il l'est, il s'en trouve bien. Son âmepeut goûter une suspension d'activité qui est comme le profond sommeil d'uncorps vigoureux. Ce sommeil est le bon témoignage des fatigues passées, etle précurseur des épreuves nouvelles auxquelles il se prépare. Je ne croisguère à la véritable douleur de ceux qui ne cherchent pas à se distraire,ni à l'absolu dévouement de ceux qui n'ont jamais besoin de se reposer.Ou leur douleur est un accablement qui révèle qu'ils sont brisés, éteints,Et qu'ils n'auraient plus la force d'aimer ce qu'ils ont perdu; ou leurdévouement sans relâche et sans défaillance d'activité cache quelquehonteuse convoitise, quelque dédommagement égoïste et coupable, dont je meméfie.Ces réflexions, un peu trop longues, ne sont pas hors de place dans lerécit de la vie de Consuelo, âme active et dévouée s'il en fut, qu'eussentpu cependant accuser parfois d'égoïsme et de légèreté ceux qui ne savaientpas la comprendre.LXXIV.Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient unepetite rivière sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante quitenait une petite fille dans ses bras, et qui était accroupie le long duparapet pour tendre la main aux passants. L'enfant était pâle et souffrant,la femme hâve et grelottant de la fièvre. Consuelo fut saisie d'un profondsentiment de sympathie et de pitié pour ces malheureux, qui lui rappelaientsa mère et sa propre enfance.«Voilà comme nous étions quelquefois, dit-elle à Joseph, qui la comprità demi-mot, et qui s'arrêta avec elle à considérer et à questionner lamendiante.--Hélas! leur dit celle-ci, j'étais fort heureuse encore il y a peu dejours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Bohême. J'avaisépousé, il y a cinq ans, un beau et grand cousin à moi, qui était le pluslaborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d'un an demariage, mon pauvre Karl, étant allé faire du bois dans les montagnes,disparut tout à coup et sans que personne pût savoir ce qu'il était devenu.Je tombai dans la misère et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avaitpéri dans quelque précipice, ou que les loups l'avaient dévoré. Quoiqueje trouvasse à me remarier, l'incertitude de son sort et l'amitié queje lui conservais ne me permirent pas d'y songer. Oh! que j'en fus bienrécompensée, mes enfants! L'année dernière, on frappe un soir à ma porte;j'ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quelétat, bon Dieu! Il avait l'air d'un fantôme. Il était desséché, jaune,l'oeil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang,ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien decinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l'hiver le pluscruel! Mais il était si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petitefille, que bientôt il reprit le courage, la santé, son travail et sa bonnemine. Il me raconta qu'il avait été enlevé par des brigands qui l'avaientmené bien loin, jusque auprès de la mer, et qui l'avaient vendu au roi dePrusse pour en faire un soldat. Il avait vécu trois ans dans le plus tristede tous les pays, faisant un métier bien rude, et recevant des coups dumatin au soir. Enfin, il avait réussi à s'échapper, à déserter, mes bonsenfants! En se battant comme un désespéré contre ceux qui le poursuivaient,il en avait tué un, il avait crevé un oeil à l'autre d'un coup de pierre;enfin, il avait marché jour et nuit, se cachant dans les marais, dans lesbois, comme une bête sauvage; il avait traversé la Saxe et la Bohême, etil était sauvé, il m'était rendu! Ah! Que nous fûmes heureux pendant toutl'hiver, malgré notre pauvreté et la rigueur de la saison! Nous n'avionsqu'une inquiétude; c'était de voir reparaître dans nos environs ces oiseauxde proie qui avaient été la cause de tous nos maux. Nous faisions le projetd'aller à Vienne, de nous présenter à l'impératrice, de lui raconter nosmalheurs, afin d'obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari,et quelque subsistance pour moi et mon enfant; mais je tombai malade parsuite de la révolution que j'avais éprouvée en revoyant mon pauvre Karl, etnous fûmes forcés de passer tout l'hiver et tout l'été dans nos montagnes,attendant toujours le moment où je pourrais entreprendre le voyage, noustenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d'un oeil. Enfin,ce bienheureux moment était venu; je me sentais assez forte pour marcher,et ma petite fille, qui était souffrante aussi, devait faire le voyage dansles bras de son père. Mais notre mauvais destin nous attendait à la sortiedes montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d'unchemin peu fréquenté, sans faire attention à une voiture qui, depuis unquart d'heure, montait lentement le même chemin que nous. Tout à coup lavoiture s'arrête, et trois hommes en descendent. «Est-ce bien lui? s'écriel'un.--Oui! répond l'autre qui était borgne; c'est bien lui! sus! sus!»Mon mari se retourne à ces paroles, et me dit: «Ah! ce sont les Prussiens!voilà le borgne que j'ai fait! Je le reconnais!--Cours! cours! lui dis-je,sauve-toi.» Il commençait à s'enfuir, lorsqu'un de ces hommes abominabless'élance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tête et sur cellede mon enfant. Sans cette idée diabolique, mon mari était sauvé; car ilcourait mieux que ces bandits, et il avait de l'avance sur eux. Mais aucri qui m'échappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl seretourne, fait de grands cris pour arrêter le coup, et revient sur ses pas.Quand le scélérat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl à portée:«Rends-toi! lui cria-t-il, ou je les tue! Fais un pas de plus pour tesauver, et c'est fait!--Je me rends, je me rends; me voilà!» répond monpauvre homme; et il se mit à courir vers eux plus vite qu'il ne s'étaitenfui, malgré les prières et les signes que je lui faisais pour qu'ilnous laissât mourir. Quand ces tigres le tinrent entre leurs mains, ilsl'accablèrent de coups et le mirent tout en sang. Je voulais le défendre;ils me maltraitèrent aussi. En le voyant garrotter sous mes yeux, jesanglotais, je remplissais l'air de mes gémissements. Ils me dirent qu'ilsallaient tuer ma petite si je ne gardais le silence, et ils l'avaientdéjà arrachée de mes bras, lorsque Karl me dit: «Tais-toi, femme, je tel'ordonne; songe à notre enfant!» J'obéis; mais la violence que je me fisen voyant frapper, lier et bâillonner mon mari, tandis que ces monstresme disaient: «Oui, oui, pleure! Tu ne le reverras plus, nous le menonspendre,» fut si violente, que je tombai comme morte sur le chemin. J'yrestai je ne sais combien d'heures, étendue dans la poussière. Quand,j'ouvris les yeux, il faisait nuit; ma pauvre enfant, couchée sur moi,se tordait en sanglotant d'une façon à fendre le coeur, il n'y avait plussur le chemin que le sang de mon mari, et la trace des roues de la voiturequi l'avait emporté. Je restai encore là une heure ou deux, essayant deconsoler et de réchauffer Maria, qui était transie et moitié morte de peur.Enfin, quand les idées me revinrent, je songeai que ce que j'avais de mieuxà faire ce n'était pas de courir après les ravisseurs, que je ne pourraisatteindre, mais d'aller faire ma déclaration aux officiers de Wiesenbach,qui était la ville la plus prochaine. C'est ce que je fis, et ensuite jerésolus de continuer mon voyage jusqu'à Vienne, et d'aller me jeter auxpieds de l'impératrice, afin qu'elle empêchât du moins que le roi de Prussene fît exécuter la sentence de mort contre mon mari. Sa majesté pouvait leréclamer comme son sujet, dans le cas où l'on ne pourrait atteindre lesrecruteurs. J'ai donc usé de quelques aumônes qu'on m'avait faites sur lesterres de l'évêque de Passaw, où j'avais raconté mon désastre, pour gagnerle Danube dans une charrette, et de là j'ai descendu en bateau jusqu'à laville de Moelk. Mais à présent mes ressources sont épuisées. Les personnesauxquelles je dis mon aventure ne veulent guère me croire, et, dans ledoute si je ne suis pas une intrigante, me donnent si peu, qu'il faut queje continue ma route à pied. Heureuse si j'arrive dans cinq ou six jourssans mourir de lassitude! car la maladie et le désespoir m'ont épuisée.Maintenant, mes chers enfants, si vous avez le moyen de me faire quelquepetite aumône, donnez-la-moi tout de suite, car je ne puis me reposerdavantage; il faut que je marche encore, et encore, comme le Juif errant,jusqu'à ce que j'aie obtenu justice.--Oh! ma bonne femme, ma pauvre femme! s'écria Consuelo en serrant lapauvresse dans ses bras, et en pleurant de joie et de compassion; courage,courage! Espérez, tranquillisez-vous, votre mari est délivré. Il galopevers Vienne sur un bon cheval, avec une bourse bien garnie dans sa poche.--Qu'est-ce que vous dites? s'écria la femme du déserteur dont les yeuxdevinrent rouges comme du sang, et les lèvres tremblantes d'un mouvementconvulsif. Vous le savez, vous l'avez vu! O mon Dieu! grand Dieu! Dieude bonté!--Hélas! que faites-vous? dit Joseph à Consuelo. Si vous alliez lui donnerune fausse joie; si le déserteur que nous avons contribué à sauver était unautre que son mari!--C'est lui-même, Joseph! Je te dis que c'est lui: rappelle-toi, le borgne,rappelle-toi la manière de procéder du _Pistola_. Souviens-toi que ledéserteur a dit qu'il était père de famille, et sujet autrichien.D'ailleurs il est bien facile de s'en convaincre. Comment est-il, votremari?--Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut;le nez un peu écrasé, le front bas; un homme superbe.--C'est bien cela, dit Consuelo en souriant: et quel habit?--Une méchante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.--C'est encore cela; et les recruteurs, avez-vous fait attention à eux?--Oh! si j'y ai fait attention, sainte Vierge! Leurs horribles figures nes'effaceront jamais de devant mes yeux.»La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidélité le signalement dePistola, du borgne et du silencieux.«Il y en avait, dit-elle, un quatrième qui restait auprès du cheval etqui ne se mêlait de rien. Il avait une grosse figure indifférente quime paraissait encore plus cruelle que les autres; car, pendant que jepleurais et qu'on battait mon mari, en l'attachant avec des cordes commeun assassin, ce gros-là chantait, et faisait la trompette avec sa bouchecomme s'il eût sonné une fanfare: broum, broum, broum, broum. Ah! Quelcoeur de fer!--Eh bien, c'est Mayer, dit Consuelo à Joseph. En doutes-tu encore?n'a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette à tout moment?--C'est vrai, dit Joseph. C'est donc Karl que nous avons vu délivrer?Grâces soient rendues à Dieu!--Ah! oui, grâces au bon Dieu avant tout! dit la pauvre femme en se jetantà genoux. Et toi, Maria, dit-elle à sa petite fille, baise la terre avecmoi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton papa estretrouvé, et nous allons bientôt le revoir.--Dites-moi, chère femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi l'habitudede baiser la terre quand il est bien content?--Oui, mon enfant; il n'y manque pas. Quand il est revenu après avoirdéserté, il n'a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoirbaisé le seuil.--Est-ce une coutume de votre pays?--Non; c'est une manière à lui, qu'il nous a enseignée, et qui nous atoujours réussi.--C'est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo; car nous luiavons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l'avaient délivré.Tu l'as remarqué, Beppo?--Parfaitement! C'est lui; il n'y a plus de doute possible.--Venez donc que je vous presse contre mon coeur, s'écria la femme de Karl,ô vous deux, anges du paradis, qui m'apportez une pareille nouvelle. Maiscontez-moi donc cela!»Joseph raconta tout ce qui était arrivé; et quand la pauvre femme eutexhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le cielet envers Joseph et Consuelo qu'elle considérait avec raison comme lespremiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu'il fallaitfaire pour le retrouver.«Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage.C'est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas enchemin. Son premier soin sera d'aller faire sa déclaration à sa souveraine,et de demander dans les bureaux de l'administration qu'on vous signaleen quelque lieu que vous soyez. Il n'aura pas manqué de faire les mêmesdéclarations dans chaque ville importante où il aura passé, et de prendredes renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez àVienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir à l'administration où vousdemeurez, afin que Karl en soit informé aussitôt qu'il s'y présentera.--Mais quels bureaux, quelle administration? Je ne connais rien à tous cesusages-là. Une si grande ville! Je m'y perdrai, moi, pauvre paysanne!--Tenez, dit Joseph, nous n'avons jamais eu d'affaire qui nous ait misau courant de tout cela non plus; mais demandez au premier venu de vousconduire à l'ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...--Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo! dit Consuelo tout bas à Josephpour lui rappeler qu'il ne fallait pas compromettre le baron dans cetteaventure.--Eh bien, le comte de Hoditz? reprit Joseph.--Oui, le comte! il fera par vanité ce que l'autre eût fait par dévouement.Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et présentez àson mari le billet que je vais vous remettre.»Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces motsau crayon:«Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise;ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble coeurdu comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa seigneuriea tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La Porporinase promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en présence demadame la margrave, si monsieur le comte veut bien l'admettre à l'honneurde chanter dans les petits appartements de son altesse.»Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph: il la comprit,et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d'un mouvement spontané,ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d'or qui leur restaient duprésent de Trenk, afin qu'elle pût faire la route en voiture, et ils laconduisirent jusqu'au village voisin où ils l'aidèrent à faire son marchépour un modeste voiturin. Après qu'ils l'eurent fait manger et qu'ils luieurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de leur petitefortune, ils embarquèrent l'heureuse créature qu'ils venaient de rendreà la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de labourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son oreille, etrépondit:«Rien que du son!»Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, ets'écria:«Il reste beaucoup de son!»Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra aveceffusion, en lui disant:«Tu es un brave garçon, Beppo!--Et toi aussi!» répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant ungrand éclat de rire.LXXV.Il n'est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche auterme d'un voyage; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nosjeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu'ils ne le furentlorsqu'ils se virent tout à fait à sec. Il faut s'être trouvé ainsi sansressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger queConsuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécuritémerveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent commepar magie à l'artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là,c'est une sorte d'agonie, une crainte continuelle de manquer, unenoire appréhension de souffrances, d'embarras et d'humiliations quis'évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors, pourles âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainteconfiance en la charité d'autrui, beaucoup d'illusions charmantes; maisaussi une aptitude au travail et une disposition à l'aménité qui fontaisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dansce retour à l'indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisirromanesque, et qui se sentait heureuse d'avoir fait le bien en sedépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas etle gîte du soir.«C'est aujourd'hui dimanche, dit-elle à Joseph; tu vas jouer des airs dedanse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous neferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, etnous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau?J'aurais bientôt appris à m'en servir, et pourvu que j'en tire quelquessons, ce sera assez pour t'accompagner.--Si je sais faire un pipeau! s'écria Joseph; vous allez voir!»On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau,qui fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L'accordparfait fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s'en allèrent bientranquilles jusqu'à un petit hameau à trois milles de distance où ilsfirent leur entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaqueporte: «Qui veut danser? Qui veut sauter? Voilà la musique, voilà le balqui commence!»Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres: ils étaientescortés d'une quarantaine d'enfants qui les suivaient au pas de marche, encriant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent enleverla première poussière en ouvrant la danse; et avant que le sol fût battu,toute la population se rassembla, et fit cercle autour d'un bal champêtreimprovisé sans hésitation et sans conditions. Après les premières valses,Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise,fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes à jeunavaient les doigts mous et l'haleine courte. Cinq minutes après, ilsavaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux. Quant au salaire,on fut bientôt d'accord: on devait faire une collecte où chacun donneraitce qu'il voudrait.Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu'on roulatriomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent; maisau bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle quimit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu'auxménétriers; le cordonnier de l'endroit, en achevant à la hâte une pairede souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alènedans le pouce.«C'est un événement grave, un grand malheur! Leur dit un vieillard appuyécontre le tonneau qui leur servait de piédestal. C'est Gottlieb, lecordonnier, qui est l'organiste de notre village; et c'est justement demainnotre fête patronale. Oh! la grande fête, la belle fête! Il ne s'en faitpas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est unemerveille, et l'on vient de bien loin pour l'entendre. Gottlieb est un vraimaître de chapelle: il tient l'orgue, il fait chanter les enfants, ilchante lui-même; que ne fait-il pas, surtout ce jour-là? Il se met enquatre; sans lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. lechanoine de Saint-Etienne! qui vient lui-même officier à la grand'messe,et qui est toujours si content de notre musique? Car il est fou de musique,ce bon chanoine, et c'est un grand honneur pour nous que de le voir à notreautel, lui qui ne sort guère de son bénéfice et qui ne se dérange pas pourpeu.--Eh bien, dit Consuelo, il y a moyen d'arranger tout cela: mon camarade oumoi, nous nous chargeons de l'orgue, de la maîtrise, de la messe en un mot;et si M. le chanoine n'est pas content, on ne nous donnera rien pour notrepeine.--Eh! eh! dit le vieillard, vous en parlez bien à votre aise, jeune homme:notre messe ne se dit pas avec un violon et une flûte. Oui-da! c'est uneaffaire grave, et vous n'êtes pas au courant de nos partitions.--Nous nous y mettrons dès ce soir, dit Joseph en affectant un air desupériorité dédaigneuse qui imposa aux auditeurs groupés autour de lui.--Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous à l'église; que quelqu'un soufflel'orgue, et si vous n'êtes pas content de notre manière d'en jouer, vousserez libres de refuser notre assistance.--Mais la partition, le chef-d'oeuvre d'arrangement de Gottlieb!--Nous irons trouver Gottlieb, et s'il ne se déclare pas content de nous,nous renonçons à nos prétentions. D'ailleurs, une blessure au doigtn'empêchera pas Gottlieb de faire marcher ses choeurs et de chanter sapartie.»Les anciens du village, qui s'étaient rassemblés autour d'eux, tinrentconseil, et résolurent de tenter l'épreuve. Le bal fut abandonné: la messedu chanoine était un bien autre amusement, une bien autre affaire que ladanse!Haydn et Consuelo, après s'être essayés alternativement sur l'orgue, etaprès avoir chanté ensemble et séparément, furent jugés des musiciens fortpassables, à défaut de mieux. Quelques artisans osèrent même avancer queleur jeu était préférable à celui de Gottlieb, et que les fragments deScarlatti, de Pergolèse et de Bach, qu'on venait de leur faire entendre,étaient pour le moins aussi beaux que la musique de Holzbaüer, dontGottlieb ne voulait pas sortir. Le curé, qui était accouru pour écouter,alla jusqu'à déclarer que le chanoine préférerait beaucoup ces chants àceux dont on le régalait ordinairement. Le sacristain, qui ne goûtaitpas cet avis, hocha tristement la tête; et pour ne pas mécontenter sesparoissiens, le curé consentit à ce que les deux virtuoses envoyés parla Providence s'entendissent, s'il était possible, avec Gottlieb, pouraccompagner la messe.On se rendit en foule à la maison du cordonnier: il fallut qu'il montrâtsa main enflée à tout le monde pour qu'on le tînt quitte de remplir sesfonctions d'organiste. L'impossibilité n'était que trop réelle à son gré.Gottlieb était doué d'une certaine intelligence musicale, et jouait del'orgue passablement; mais gâté par les louanges de ses concitoyens etl'approbation un peu railleuse du chanoine, il mettait un amour-propreépouvantable à sa direction et à son exécution. Il prit de l'humeur quandon lui proposa de le faire remplacer par deux artistes de passage: ilaimait mieux que la fête fût manquée, et la messe patronale privée demusique, que de partager les honneurs du triomphe. Cependant, il fallutcéder: il feignit longtemps de chercher la partition, et ne consentit àla retrouver que lorsque le curé le menaça d'abandonner aux deux jeunesartistes le choix et le soin de toute la musique. Il fallut que Consueloet Joseph fissent preuve de savoir, en lisant à livre ouvert les passagesréputés les plus difficiles de celle des vingt-six messes de Holzbaüerqu'on devait exécuter le lendemain. Cette musique, sans génie et sansoriginalité, était du moins bien écrite, et facile à saisir, surtout pourConsuelo, qui avait surmonté tant d'autres épreuves plus importantes. Lesauditeurs furent émerveillés, et Gottlieb qui devenait de plus en plussoucieux et morose, déclara qu'il avait la fièvre, et qu'il allait semettre au lit, enchanté que tout le monde fût content.Aussitôt les voix et les instruments se rassemblèrent dans l'église, etnos deux petits maîtres de chapelle improvisés dirigèrent la répétition.Tout alla au mieux. C'était le brasseur, le tisserand, le maître d'écoleet le boulanger du village qui tenaient les quatre violons. Les enfantsfaisaient les choeurs avec leurs parents, tous bons paysans ou artisans,pleins de flegme, d'attention et de bonne volonté. Joseph avait entendudéjà de la musique de Holzbaüer à Vienne, où elle était en faveur àcette époque. Il n'eut pas de peine à s'y mettre, et Consuelo, faisantalternativement sa partie dans toutes les reprises du chant, mena leschoeurs si bien qu'ils se surpassèrent eux-mêmes. Il y avait deux solosque devaient dire le fils et la nièce de Gottlieb, ses élèves favoris, etles premiers chanteurs de la paroisse; mais ces deux coryphées ne parurentpoint, sous prétexte qu'ils étaient sûrs de leur affaire.Joseph et Consuelo allèrent souper au presbytère, où un appartement leuravait été préparé. Le bon curé était dans la joie de son âme, et l'onvoyait qu'il tenait extrêmement à la beauté de sa messe, pour plaire àM. le chanoine.Le lendemain, tout était en rumeur dans le village dès avant le jour.Les cloches sonnaient à grande volée; les chemins se couvraient de fidèlesarrivés du fond des campagnes environnantes, pour assister à la solennité.Le carrosse du chanoine approchait avec une majestueuse lenteur. L'égliseétait revêtue de ses plus beaux ornements. Consuelo s'amusait beaucoupde l'importance que chacun s'attribuait. Il y avait là presque autantd'amour propre et de rivalités en jeu que dans les coulisses d'un théâtre.Seulement les choses se passaient plus naïvement, et il y avait plus à rirequ'à s'indigner.Une demi-heure avant la messe, le sacristain tout effaré vint leur révélerun grand complot tramé par le jaloux et perfide Gottlieb. Ayant appris quela répétition avait été excellente, et que tout le personnel musical dela paroisse était engoué des nouveaux venus, il se faisait très-maladeet défendait à sa nièce et à son fils, les deux coryphées principaux, dequitter le chevet de son lit, si bien qu'on n'aurait ni la présence deGottlieb, que tout le monde jugeait indispensable pour se mettre en train,ni les solos, qui étaient le plus bel endroit de la messe. Les concertantsétaient découragés, et c'était avec bien de la peine que lui, sacristainprécieux et affairé, les avait réunis dans l'église pour tenir conseil.Consuelo et Joseph coururent les trouver, firent répéter les endroitspérilleux, soutinrent les parties défaillantes, et rendirent à tousconfiance et courage. Quant au remplacement des solos, ils s'entendirentbien vite ensemble pour s'en charger. Consuelo chercha et trouva dans samémoire un chant religieux du Porpora qui s'adaptait au ton et aux parolesdu solo exigé. Elle l'écrivit sur son genou, et le répéta à la hâte avecHaydn, qui se mit ainsi en mesure de l'accompagner. Elle lui trouva aussiun fragment de Sébastien Bach qu'il connaissait, et qu'ils arrangèrenttant bien que mal, à eux deux, pour la circonstance.La messe sonna, qu'ils répétaient encore et s'entendaient en dépit duvacarme de la grosse cloche. Quand M. le chanoine, revêtu de ses ornements,parut à l'autel, les choeurs étaient déjà partis et galopaient le stylefugué du germanique compositeur, avec un aplomb de bon augure. Consueloprenait plaisir à voir et à entendre ces bons prolétaires allemands avecleurs figures sérieuses, leurs voix justes, leur ensemble méthodique etleur verve toujours soutenue, parce qu'elle est toujours contenue dans decertaines limites.«Voilà, dit-elle à Joseph dans un intervalle, les exécutants quiconviennent à cette musique-là: s'ils avaient le feu qui a manqué aumaître, tout irait de travers; mais ils ne l'ont pas, et les penséesforgées à la mécanique sont rendues par des pièces de mécanique. Pourquoil'illustre maestro Hoditz-Roswald n'est-il pas ici pour faire fonctionnerces machines? Il se donnerait beaucoup de mal, ne servirait à rien, etserait le plus content du monde.Le solo de voix d'homme inquiétait bien des gens, Joseph s'en tira àmerveille: mais quand vint celui de Consuelo, cette manière italienneles étonna d'abord, les scandalisa un peu, et finit par les enthousiasmer.La cantatrice se donna la peine de chanter de son mieux, et l'expressionde son chant large et sublime transporta Joseph jusqu'aux cieux.«Je ne peux croire, lui dit-il, que vous ayez jamais pu mieux chanter quevous venez de le faire pour cette pauvre messe de village.--Jamais, du moins, je n'ai chanté avec plus d'entrain et de plaisir, luirépondit-elle. Ce public m'est plus sympathique que celui d'un théâtre.Maintenant laisse-moi regarder de la tribune si M. le chanoine est content.Oui, il a tout à fait l'air béat, ce respectable chanoine; et à la manièredont tout le monde cherche sur sa physionomie la récompense de ses efforts,je vois bien que le bon Dieu est le seul ici dont personne ne songe às'occuper.--Excepté vous, Consuelo! la foi et l'amour divin peuvent seuls inspirerdes accents comme les vôtres.»Quand les deux virtuoses sortirent de l'église après la messe, il s'enfallut de peu que la population ne les portât en triomphe jusqu'aupresbytère, où un bon déjeuner les attendait. Le curé les présenta àM. le chanoine, qui les combla d'éloges et voulut entendre encore_après-boire_ le solo du Porpora. Mais Consuelo, qui s'étonnait avecraison que personne n'eût reconnu sa voix de femme, et qui craignaitl'oeil du chanoine, s'en défendit, sous prétexte que les répétitions etsa coopération active à toutes les parties du choeur l'avaient beaucoupfatiguée.L'excuse ne fut pas admise, et il fallut comparaître au déjeuner duchanoine.M. le chanoine était un homme de cinquante ans, d'une belle et bonnefigure, fort bien fait de sa personne, quoique un peu chargé d'embonpoint.Ses manières étaient distinguées, nobles même; il disait à tout le mondeen confidence qu'il avait du sang royal dans les veines, étant un desquatre cents bâtards d'Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne.Il se montra gracieux et affable autant qu'homme du monde et personnageecclésiastique doit l'être. Joseph remarqua à ses côtés un séculier, qu'ilparaissait traiter à la fois avec distinction et familiarité. Il sembla àJoseph avoir vu ce dernier à Vienne; mais il ne put mettre, comme on dit,son nom sur sa figure.«Hé bien! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une secondeaudition du thème de Porpora? Voici pourtant un de mes amis, encore plusmusicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a été bien frappé devotre manière de dire ce morceau. Puisque vous êtes fatigué, ajouta-t-ilen s'adressant à Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage; mais ilfaut que vous ayez l'obligeance de nous dire comment on vous appelle et oùvous avez appris la musique.»Joseph vit qu'on lui attribuait l'exécution du solo que Consuelo avaitchanté, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu'il devaitconfirmer le chanoine dans cette méprise.«Je m'appelle Joseph, répondit-il brièvement, et j'ai étudié à la maîtrisede Saint-Etienne.--Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j'ai étudié à la maîtrise,sous Reuter le père. Vous, sans doute, sous Reuter le fils?--Oui, Monsieur.--Mais vous avez eu ensuite d'autres leçons? Vous avez étudié en Italie?--Non, Monsieur.--C'est vous qui avez tenu l'orgue?--Tantôt moi, tantôt mon camarade.--Et qui a chanté?--Nous deux.--Fort bien! Mais le thème du Porpora, ce n'est pas vous, dit l'inconnu,tout en regardant Consuelo de côté.--Bah! ce n'est pas cet enfant-là! dit le chanoine en regardant aussiConsuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.--Aussi ce n'est pas moi, c'est lui, répondit-elle brusquement en désignantJoseph.»Elle était pressée de se délivrer de ces questions, et regardait la porteavec impatience.«Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant? dit naïvement le curé.Je vous ai déjà entendu et vu chanter hier et j'ai bien reconnu l'organede votre camarade Joseph dans le solo de Bach.--Allons! vous vous serez trompé, monsieur le curé, reprit l'inconnu, avecun sourire fin, ou bien ce jeune homme est d'une excessive modestie. Quoiqu'il en soit, nous donnons des éloges à l'un et à l'autre.»Puis, tirant le curé à l'écart:«Vous avez l'oreille juste, lui dit-il, mais vous n'avez pas l'oeilclairvoyant; cela fait honneur à la pureté de vos pensées. Cependant,il faut vous détromper: ce petit paysan hongrois est une cantatriceitalienne fort habile.--Une femme déguisée!» s'écria le cure stupéfait.Il regarda Consuelo attentivement tandis qu'elle était occupée à répondreaux questions bienveillantes du chanoine; et soit plaisir soit indignation,le bon curé rougit depuis son rabat jusqu'à sa calotte.«C'est comme je vous le dis, reprit l'inconnu. Je cherche en vain qui ellepeut être, je ne la connais pas, et quant à son travestissement et à lacondition précaire où elle se trouve, je ne puis les attribuer qu'à un coupde tête... Affaire d'amour, monsieur le curé! ceci ne nous regarde pas.--Affaire d'amour! comme vous dites fort bien, reprit le curé fort animé:un enlèvement, une intrigue criminelle avec ce petit jeune homme! Mais toutcela est fort vilain! Et moi qui ai donné dans le panneau! moi qui les ailogés dans mon presbytère! Heureusement, je leur avais donné des chambresséparées, et j'espère qu'il n'y aura point eu de scandale dans ma maison.Ah! Quelle aventure! et comme les esprits forts de ma paroisse (car il y ena, Monsieur, j'en connais plusieurs) riraient à mes dépens s'ils savaientcela!--Si vos paroissiens n'ont pas reconnu la voix d'une femme, il est probablequ'ils n'en ont reconnu ni les traits ni la démarche. Voyez pourtantquelles jolies mains, quelle chevelure soyeuse, quel petit pied, malgréles grosses chaussures!--Je ne veux rien voir de tout cela! s'écria le curé hors de lui; c'est uneabomination que de s'habiller en homme. Il y a dans les saintes ...crituresun verset qui condamne à mort tout homme ou femme coupable d'avoir quittéles vêtements de son sexe. _A mort!_ entendez-vous, Monsieur? C'estindiquer assez l'énormité du péché! Avec cela elle a osé pénétrer dansl'église, et chanter effrontément les louanges du Seigneur, le corps etl'âme souillés d'un crime pareil!--Et elle les a chantées divinement, les larmes m'en sont venues aux yeux,je n'ai jamais entendu rien de pareil. ...trange mystère! quelle peut êtrecette femme? Toutes celles que je pourrais supposer sont plus âgées, debeaucoup que celle-ci.--C'est une enfant; une toute jeune fille! reprit le curé, qui ne pouvaits'empêcher de regarder Consuelo avec un intérêt combattu dans son coeurpar l'austérité de ses principes. Oh! le petit serpent! Voyez donc de quelair doux et modeste elle répond à monsieur le chanoine! Ah! je suis unhomme perdu, si quelqu'un ici a découvert la fraude. Il me faudra quitterle pays!--Comment, ni vous, ni aucun de vos paroissiens n'avez-vous pas reconnu letimbre d'une voix de femme? Vous êtes des auditeurs bien simples.--Que voulez-vous? nous trouvions bien quelque chose d'extraordinaire danscette voix; mais Gottlieb disait que c'était une voix italienne, qu'ilen avait entendu déjà d'autres comme cela, que c'était une voix de lachapelle Sixtine! Je ne sais ce qu'il entendait par là, je ne m'entendspas à la musique qui sort de mon rituel, et j'étais à cent lieues de medouter... Que faire, Monsieur, que faire?--Si personne n'a de soupçons, je vous conseille de ne vous vanter de rien....conduisez ces enfants au plus vite; je me charge, si vous voulez, de vousen débarrasser.--Oh! oui, vous me rendrez service! Tenez, tenez; je vais vous donnerl'argent... combien faut-il leur donner?--Ceci ne me regarde pas; nous autres, nous payons largement lesartistes... Mais votre paroisse n'est pas riche, et l'église n'est pasforcée d'agir comme le théâtre.--Je ferai largement les choses, je leur donnerai six florins! je vaistout de suite... Mais que va dire monsieur le chanoine? il semblene s'apercevoir de rien. Le voilà qui parle avec _elle_ toutpaternellement... le saint homme!--Franchement, croyez-vous qu'il serait bien scandalisé?--Comment ne le serait-il pas? D'ailleurs, ce que je crains, ce ne sontpas tant ses réprimandes que ses railleries. Vous savez comme il aime àplaisanter; il a tant d'esprit! Oh! comme il va se moquer de ma simplicité!--Mais s'il partage votre erreur, comme jusqu'ici il en a l'air... iln'aura pas le droit de vous persifler. Allons, ne faites semblant de rien;approchons-nous, et saisissez un moment favorable pour faire éclipser vosmusiciens.»Ils quittèrent l'embrasure de croisée où ils s'étaient entretenus de lasorte, et le curé, se glissant près de Joseph, qui paraissait occuperle chanoine beaucoup moins que le signor Bertoni, il lui mit dans la mainles six florins. Dès qu'il tint cette modeste somme, Joseph fit signeà Consuelo de se dégager du chanoine et de le suivre dehors; mais lechanoine rappelant Joseph, et persistant à croire, d'après ses réponsesaffirmatives, que c'était lui qui avait la voix de femme:«Dites-moi donc, lui demanda-t-il, pourquoi vous avez choisi ce morceau dePorpora, au lieu de chanter le solo de M. Holzbaüer?--Nous ne l'avions pas, nous ne le connaissions pas, répondit Joseph.J'ai chanté la seule chose de mes études qui fût complète dans ma mémoire.»Le curé s'empressa de raconter la petite malice de Gottlieb, et cettejalousie d'artiste fit beaucoup rire le chanoine.«Eh bien, dit l'inconnu, votre bon cordonnier nous a rendu un très-grandservice. Au lieu d'un mauvais solo, nous avons eu un chef-d'oeuvred'un très-grand maître. Vous avez fait preuve de goût, ajouta-t-il ens'adressant à Consuelo.--Je ne pense pas, répondit Joseph, que le solo de Holzbaüer pût êtremauvais; ce que nous avons chanté de lui n'était pas sans mérite.--Le mérite n'est pas le génie, répliqua l'inconnu en soupirant;» ets'acharnant à Consuelo, il ajouta: «Qu'en pensez-vous, mon petit ami?Croyez-vous que ce soit la même chose?--Non, Monsieur; je ne le crois pas, répondit-elle laconiquement etfroidement; car le regard de cet homme l'embarrassait et l'importunaitde plus en plus.--Mais vous avez eu pourtant du plaisir à chanter cette messe de Holzbaüer?reprit le chanoine; c'est beau, n'est-ce pas?--Je n'en ai eu plaisir ni déplaisir, repartit Consuelo, à qui l'impatiencedonnait des mouvements de franchise irrésistibles.--C'est dire qu'elle n'est ni bonne, ni mauvaise, s'écria l'inconnu enriant. Eh bien, mon enfant, vous avez fort bien répondu, et mon avis estconforme au vôtre.»Le chanoine se mit à rire aux éclats, le curé parut fort embarrassé, etConsuelo, suivant Joseph, s'éclipsa sans s'inquiéter de ce différendmusical.«Eh bien, monsieur le chanoine, dit malignement l'inconnu dès que lesmusiciens furent sortis, comment trouvez-vous ces enfants?...--Charmants! admirables! Je vous demande bien pardon de dire cela après lepaquet que le petit vient de vous donner.--Moi? je le trouve adorable, cet enfant-là! Quel talent pour un âge sitendre! c'est merveilleux! Quelles puissantes et précoces natures que cesnatures italiennes!--Je ne puis rien vous dire du talent de celui-là! reprit le chanoine d'unair fort naturel, je ne l'ai pas trop distingué; c'est son compagnon quiest un merveilleux sujet, et celui-là est de notre nation, n'en déplaise àvotre _italianomanie_.--Ah çà, dit l'inconnu en clignotant de l'oeil pour avertir le curé,c'est donc décidément l'aîné qui nous a chanté du Porpora?--Je le présume, répondit le curé, tout troublé du mensonge auquel on leprovoquait.--J'en suis sûr, moi, reprit le chanoine, il me l'a dit lui-même.--Et l'autre solo, reprit l'inconnu, c'est donc quelqu'un de votre paroissequi l'a dit?--Probablement,» répondit le curé en faisant un effort pour soutenirl'imposture.Tous deux regardèrent le chanoine pour voir s'il était leur dupe ou s'il semoquait d'eux. Il ne paraissait pas y songer: Sa tranquillité rassura lecuré. On parla d'autre chose; mais au bout d'un quart d'heure le chanoinerevint sur le chapitre de la musique, et voulut revoir Joseph et Consuelo,afin, disait-il, de les emmener à sa campagne et de les entendre à loisir.Le curé, épouvanté, balbutia des objections inintelligibles. Le chanoineLui demanda en riant s'il avait fait mettre ses petits musiciens dans lamarmite pour compléter le déjeuner, qui lui semblait bien assez splendidesans cela. Le curé était au supplice; l'inconnu vint à son secours:«Je vais vous les chercher,» dit-il au chanoine.Et il sortit en faisant signe au bon curé de compter sur quelque expédientde sa part. Mais il n'eut pas la peine d'en imaginer un. Il apprit de laservante que les jeunes artistes étaient déjà partis à travers champs,après lui avoir généreusement donné un des six florins qu'ils venaientde recevoir.«Comment, partis! s'écria le chanoine avec beaucoup de chagrin; il fautcourir après eux; je veux les revoir, je veux les entendre, je le veuxabsolument!»On fit semblant d'obéir; mais on n'eut garde de courir sur leurs traces.Ils avaient d'ailleurs pris leur route à vol d'oiseau, pressés de sesoustraire à la curiosité qui les menaçait. Le chanoine en éprouva beaucoupde regret, et même un peu d'humeur.«Dieu merci! il ne se doute de rien, dit le curé à l'inconnu.--Curé, répondit celui-ci, rappelez-vous l'histoire de l'évêque qui,faisant gras, par inadvertance, un vendredi, en fut averti par son grandvicaire.--Le malheureux! s'écria l'évêque, ne pouvait-il se taire jusqu'àla fin du dîner!--Nous aurions peut-être dû laisser monsieur le chanoinese tromper à son aise.»LXXVI.Le temps était calme et serein, la pleine lune brillait dans l'éthercéleste, et neuf heures du soir sonnaient d'un timbre clair et grave àl'horloge d'un antique prieuré, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherchéen vain une sonnette à la grille de l'enclos, firent le tour de cettehabitation silencieuse dans l'espoir de s'y faire entendre de quelque hôtehospitalier. Mais ce fut en vain: toutes les portes étaient fermées, pas unchien n'aboyait, on n'apercevait pas la moindre lumière aux fenêtres dumorne édifice.«C'est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant, et si cette horlogen'eût répété deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quartsen _ut_ et en _si_ et les neuf coups de l'heure en _sol_ au-dessous, jecroirais ce lieu abandonné aux chouettes ou aux revenants.»Le pays aux environs était fort désert, Consuelo se sentait fatiguée, etd'ailleurs ce prieuré mystérieux avait un attrait pour son imaginationpoétique.«Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle à Beppo,je veux passer la nuit ici. Essayons à tout prix d'y pénétrer, fût-cepar-dessus le mur, qui n'est pas bien difficile à escalader.--Allons! dit Joseph, je vais vous faire la courte échelle, et quandvous serez en haut, je passerai vite de l'autre côté pour vous servirde marchepied en descendant.»Aussitôt fait que dit. Le mur était très-bas. Deux minutes après, nosjeunes profanes se promenaient avec une tranquillité audacieuse dansl'enceinte sacrée. C'était un beau jardin potager entretenu avec un soinminutieux. Les arbres fruitiers, disposés en éventails, ouvraient à toutvenant leurs longs bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées.Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, commeAutant de girandoles, d'énormes grappes de raisin succulent. Les vastescarrés de légumes avaient aussi leur beauté. Des asperges à la tigeélégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir,ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d'une gazed'argent; les pois s'élançaient en guirlandes légères sur leurs rameset formaient de longs berceaux, étroites et mystérieuses ruelles oùbabillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Lesgiraumons, orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante, étalaientpesamment leurs gros ventres orangés sur leurs larges et sombresfeuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites têtescouronnées, se dressaient autour du principal individu, centre de latige royale; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourdsmandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces dômes decristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contrelequel les phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant.Une haie de rosiers formait la ligne de démarcation entre ce potager etLe parterre, qui touchait aux bâtiments et les entourait d'une ceinture defleurs. Ce jardin réservé était comme une sorte d'élysée. De magnifiquesarbustes d'agrément y ombrageaient les plantes rares à la senteur exquise.Le sable y était aussi doux aux pieds qu'un tapis; on eût dit que lesgazons étaient peignés brin à brin, tant ils étaient lisses et unis. Lesfleurs étaient si serrées qu'on ne voyait pas la terre, et que chaqueplate-bande arrondie ressemblait à une immense corbeille.Singulière influence des objets extérieurs sur la disposition de l'espritet du corps! Consuelo n'eut pas plus tôt respiré cet air suave et regardéce sanctuaire d'un bien-être nonchalant, qu'elle se sentit reposée comme sielle eût déjà dormi du sommeil des moines.«Voilà qui est merveilleux! dit-elle à Beppo; je vois ce jardin, et ilne me souvient déjà plus des pierres du chemin et de mes pieds malades.Il me semble que je me délasse par les yeux. J'ai toujours eu horreur desjardins bien tenus, bien gardés, et de tous les endroits clos de murailles;et pourtant celui-ci, après tant de journées de poussière, après tant depas sur la terre sèche et meurtrie, m'apparaît comme un paradis. Je mouraisde soif tout à l'heure, et maintenant, rien que de voir ces plantesheureuses qui s'ouvrent à la rosée du soir, il me semble que je bois avecelles, et que je suis désaltérée déjà. Regarde, Joseph; y a-t-il quelquechose de plus charmant que des fleurs épanouies au clair de la lune?Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses étoiles blanches,là, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle; des bellesde nuit, je crois? Oh! elles sont bien nommées! Elles sont belles et purescomme les étoiles du ciel. Elles se penchent et se relèvent toutes ensembleau souffle de la brise légère, et elles ont l'air de rire et de folâtrercomme une troupe de petites filles vêtues de blanc. Elles me rappellentmes compagnes, de la _scuola_, lorsque le dimanche, elles couraient touteshabillées en novices le long des grands murs de l'église. Et puis lesvoilà qui s'arrêtent dans l'air immobile, et qui regardent toutes du côtéde la lune. On dirait maintenant qu'elles la contemplent et qu'ellesl'admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer surelles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces êtres-làsoient insensibles? Moi, je m'imagine qu'une belle fleur ne végète passtupidement, sans éprouver des sensations délicieuses. Passe pour cespauvres petits chardons que nous voyons le long des fossés, et qui setraînent là poudreux, malades, broutés par tous les troupeaux qui passent!Ils ont l'air de pauvres mendiants soupirant après une goutte d'eau quine leur arrive pas; la terre gercée et altérée la boit avidement sans enfaire part à leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend sigrand soin, elles sont heureuses et fières comme des reines. Elles passentleur temps à se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vientla lune, leur bonne amie, elles sont là toutes béantes, plongées dans undemi-sommeil, et visitées par de doux rêves. Elles se demandent peut-êtres'il y a des fleurs dans la lune, comme, nous autres nous nous demandonss'il s'y trouve des êtres humains. Allons Joseph, tu te moques de moi, etpourtant le bien-être que j'éprouve en regardant ces étoiles blanches n'estpoint une illusion. Il y a dans l'air épuré et rafraîchi par elles quelquechose de souverain, et je sens une espèce de rapport entre ma vie et cellede tout ce qui vit autour de moi.--Comment pourrais-je me moquer! répondit Joseph en soupirant. Je sens àl'instant même vos impressions passer en moi, et vos moindres parolesrésonner dans mon âme comme le son sur les cordes d'un instrument. Maisvoyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce, mais profonde, qu'elle m'inspire.»Consuelo regarda le prieuré: c'était un petit édifice du douzième siècle,jadis fortifié de créneaux que remplaçaient désormais des toits aigus enardoise grisâtre. Les tourelles, couronnées de leurs machicoulis serrés,qu'on avait laissés subsister comme ornement, ressemblaient à de grossescorbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement lamonotonie des murailles, et sur les parties nues de la façade éclairée parla lune, le souffle de la nuit faisait trembler l'ombre grêle et incertainedes jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraientles portes, et allaient s'accrocher à toutes les fenêtres.«Cette demeure est calme et mélancolique, répondit Consuelo; mais elle nem'inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faitespour végéter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se fréquenter.Si j'étais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien;mais étant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m'enfermerdans une masse de pierres. Voudrais-tu donc être moine, Beppo?--Non pas, Dieu m'en garde! mais j'aimerais à travailler sans souci de monlogis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retirée, un peuaisée, n'avoir pas les préoccupations de la misère; enfin j'aimerais àvégéter dans un état de régularité passive, dans une sorte de dépendancemême, pourvu que mon intelligence fût libre, et que je n'eusse d'autresoin, d'autre devoir, d'autre souci que de faire de la musique.--Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, à force de lafaire tranquillement.--Eh! pourquoi serait-elle mauvaise? Quoi de plus beau que le calme! Lescieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous chérissezl'attitude paisible...--Leur immobilité ne me touche que parce qu'elle succède aux ondulationsque la brise vient de leur imprimer. La pureté du ciel ne nous frappe queparce que nous l'avons vu maintes fois sillonné par l'orage. Enfin, la lunen'est jamais plus sublime que lorsqu'elle brille au milieu des sombresnuées qui se pressent autour d'elle. Est-ce que le repos sans la fatiguepeut avoir de véritables douceurs? Ce n'est même plus le repos qu'un étatd'immobilité permanente. C'est le néant, c'est la mort. Ah! si tu avaishabité comme moi le château des Géants durant des mois entiers, tu sauraisque la tranquillité n'est pas la vie!--Mais qu'appelez-vous de la musique tranquille?--De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d'en faire, situ fuis la fatigue et les peines de ce monde.»En parlant ainsi, ils s'étaient avancés jusqu'au pied des murs du prieuré.Une eau cristalline jaillissait d'un globe de marbre surmonté d'une croixdorée, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conquede granit où frétillait une quantité de ces jolis petits poissons rougesdont s'amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-mêmes, seplaisaient sérieusement à leur jeter des grains de sable pour tromper leurgloutonnerie, et à suivre de l'oeil leurs mouvements rapides, lorsqu'ilsvirent venir droit à eux une grande figure blanche qui portait une cruche,et qui, en s'approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal à une deces _laveuses de nuit_, personnages fantastiques dont la tradition estrépandue dans presque tous les pays superstitieux. La préoccupation oul'indifférence qu'elle mit à remplir sa cruche, sans leur témoigner nisurprise ni frayeur, eut vraiment d'abord quelque chose de solennel etd'étrange. Mais bientôt, un grand cri qu'elle fît en laissant tomberson amphore au fond du bassin, leur prouva qu'il n'y avait rien desurnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vueun peu troublée par les années, et, dès qu'elle les eut aperçus, elle futprise d'une peur effroyable, et s'enfuit vers la maison en invoquant lavierge Marie et tous les saints.«Qu'y a-t-il donc, dame Brigide? cria de l'intérieur une voix d'homme;auriez-vous rencontré quelque malin esprit?--Deux diables, ou plutôt deux voleurs sont là debout tout auprès de lafontaine, répondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parutau seuil de la porte, et y resta incertain et incrédule pendant quelquesinstants.--Ce sera encore une de vos paniques! Est-ce que des voleurs viendraientnous attaquer à cette heure-ci?--Je vous jure par mon salut éternel qu'il y a là deux figures noires,immobiles comme des statues; ne les voyez-vous pas d'ici? Tenez! elles ysont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge! je vais me cacher dans lacave.--Je vois en effet quelque chose, reprit l'homme en affectant de grossirsa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garçons, nousaurons facilement raison de ces coquins-là, qui n'ont pu pénétrer quepar-dessus les murs; car j'ai fermé moi-même toutes les portes.--En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, etnous sonnerons après la cloche d'alarme.»La porte se referma, et nos deux enfants restèrent peu fixés sur le partiqu'ils avaient à prendre. Fuir, c'était confirmer l'opinion qu'on avaitd'eux; rester, c'était s'exposer à une attaque un peu brusque. Comme ilsse consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d'unefenêtre au premier étage. Le rayon s'agrandit, et un rideau de damascramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d'une lampe, futsoulevé lentement; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraîtreblanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenaitavec précaution les franges, tandis qu'un oeil invisible interrogeaitprobablement les objets extérieurs.«Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire.Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi uneritournelle quelconque, dans le premier ton venu.»Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisantmusique et prose, une espèce de discours en allemand, rhythmé et coupé enrécitatif:«Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plusforts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les douxrefrains.»--Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif.»Puis elle reprit:«Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nousavons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passéune jambe, et puis l'autre, par-dessus le mur.»--Un accord en _la_ mineur, Joseph.«Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruitsdignes de la terre promise: nous mourions de soif; nous mourions de faim.Cependant s'il manque une pomme d'api aux espaliers, si nous avons détachéun grain de raisin de la treille, qu'on nous chasse et qu'on nous humiliecomme des malfaiteurs.»--Une modulation pour revenir en _ut_ majeur, Joseph.»«Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace; et nous ne voulonspas nous sauver; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nousn'avons fait aucun mal... si ce n'est d'entrer dans la maison du bon Dieupar-dessus les murs; mais quand il s'agit d'escalader le paradis, tous leschemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs.»Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latinvulgaire, que l'on nomme à Venise _latino di frate_, et que le peuplechante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mainsblanches, s'étant peu à peu montrées, l'applaudirent avec transport,et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille,cria de la fenêtre:«Disciples des muses, soyez les bien venus! Entrez, entrez: l'hospitalitévous invite et vous attend.»Les deux enfants s'approchèrent, et, un instant après, un domestique enlivrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.«Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mespetits amis, leur dit-il en riant: c'est votre faute; que ne chantiez-vousplus tôt? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous nepouviez manquer d'être bien accueillis par mon maître. Venez donc; ilparaît qu'il vous connaît déjà.»En parlant ainsi, l'affable serviteur avait monté devant eux les douzemarches d'un escalier fort doux, couvert d'un beau tapis de Turquie. Avantque Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avaitouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit;et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisitdans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure,assis en face d'un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré,commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d'unair paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s'étaitfait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il étaitpoudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectables'arrondissaient moelleusement sous _un oeil_ de poudre d'iris d'une odeurexquise; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d'uneculotte de satin noir à boucles d'argent. Sa jambe bien faite et dont ilétait un peu vain, chaussée d'un bas violet bien tiré et bien transparent,reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppéed'une excellente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s'affaissaitdélicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coudene risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondide tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillaitderrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante préparait lecafé avec un recueillement religieux; et un second valet, non moins propredans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, deboutauprès de la table, détachait délicatement l'aile de volaille que le sainthomme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelofirent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillantM. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Etienne,celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.LXXVII.M. le chanoine était l'homme le plus commodément établi qu'il y eût aumonde. Dès l'âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne luiavaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément auxcanons de l'...glise, lesquels admettaient que si l'on n'a pas beaucoup deraison à cet âge, on est du moins capable d'en avoir virtuellement assezpour recueillir et consommer les fruits d'un bénéfice. En conséquencede cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bienqu'il fût bâtard d'un roi; toujours en vertu des canons de l'...glise,qui acceptaient par présomption la légitimité d'un enfant présenté auxbénéfices et patronné par des souverains, bien que d'autre part les mêmesarrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiquesfût issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait ledéclarer _incapable_, voire _indigne_ et _infâme_ au besoin. Mais il estavec le ciel tant d'accommodements, que, dans de certaines circonstances,le droit canonique établissait qu'un enfant trouvé peut être regardé commelégitime, par la raison, d'ailleurs fort chrétienne, que dans les cas deparenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petitchanoine était donc entré en possession d'une superbe prébende, à titre dechanoine majeur; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantained'années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il étaitdésormais reconnu chanoine jubilaire, c'est-à-dire chanoine en retraite,libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonctioncapitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus etpriviléges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendude bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s'était faitdéclarer _absent_, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie unepermission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextesplus ou moins spécieux, sans perdre les fruits du bénéfice attaché àl'exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un casd'_absence_ admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate oudélabrée qui motivent l'_absence_. Mais le plus honorable et le plus assurédes droits d'absence était celui qui avait pour motif le cas d'études.On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience,sur les Pères de l'...glise, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur laconstitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de safondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s'y rattachaient,sur les prétentions qu'on pouvait faire valoir à l'encontre d'autreschapitres, sur un procès qu'on avait ou qu'on voulait avoir contre unecommunauté rivale à propos d'une terre, d'un droit de patronage, ou d'unemaison bénéficiale; et ces sortes de subtilités chicanière et financières,étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que lescommentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peuqu'un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, decompulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, desréclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on luiaccordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et demanger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coinde son feu. Ainsi faisait notre chanoine.Homme d'esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il sepromettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur lesdroits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d'_in-quarto_poudreux qu'il n'avait jamais ouverts, il n'avait pas fait le sien, il nele faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secrétaires qu'ilavait engagés aux frais du chapitre, étaient occupés à parfumer sapersonne et à préparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre;on l'attendait, on bâtissait sur la puissance de ses arguments mille rêvesde gloire, de vengeance et d'argent. Ce livre, qui n'existait pas, avaitdéjà fait à son auteur une réputation de persévérance, d'érudition etd'éloquence, dont il n'était pas pressé de fournir la preuve; non qu'ilfût incapable de justifier l'opinion favorable de ses confrères, maisparce que la vie est courte, les repas longs; la toilette indispensable,et le _far niente_ délicieux. Et puis notre chanoine avait deux passionsinnocentes mais insatiables: il aimait l'horticulture et la musique.Avec tant d'affaires et d'occupations, où eût-il trouvé le temps de faireson livre? Enfin, il est si doux de parler d'un livre qu'on ne fait pas,et si désagréable au contraire d'entendre parler de celui qu'on a fait!Le bénéfice de ce saint personnage consistait en une terre d'un bonrapport, annexée au prieuré sécularisé où il vivait huit à neuf moisde l'année, adonné à la culture de ses fleurs et à celle de son estomac.L'habitation était spacieuse et romantique. Il l'avait rendue confortableet même luxueuse. Abandonnant à une lente destruction le corps de logisqu'avaient habité les anciens moines, il entretenait avec soin et ornaitavec goût la partie la plus favorable à ses habitudes de bien-être.De nouvelles distributions avaient fait de l'antique monastère un vraipetit château où il menait une vie de gentilhomme. C'était un excellentnaturel d'homme d'église: tolérant, bel esprit au besoin, orthodoxe etdisert avec ceux de son état, enjoué, anecdotique et facile avec ceux dumonde, affable, cordial et généreux avec les artistes. Ses domestiques,participant à la bonne vie qu'il savait se faire, l'aidaient de tout leurpouvoir. Sa gouvernante était un peu tracassière, mais elle lui faisait desi bonnes confitures, et s'entendait si bien à conserver ses fruits, qu'ilsupportait sa méchante humeur, et soutenait l'orage avec calme, se disantqu'un homme doit savoir supporter les défauts d'autrui, mais qu'il ne peutse passer de beau dessert et de bon café.Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieusebonhomie.«Vous êtes des enfants pleins d'esprit et d'invention, leur dit-il, et jevous aime de tout mon coeur. De plus, vous avez infiniment de talent; etil y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possède la voix la plusdouce, la plus sympathique, la plus émouvante que j'aie entendue de ma vie.Cette voix-là est un prodige, un trésor; et j'étais tout triste, ce soir,de vous avoir vus partir si brusquement de chez le curé, en songeant queje ne vous retrouverais peut-être jamais, que je ne vous entendrais plus.Vrai! je ne n'avais pas d'appétit, j'étais sombre, préoccupé... Cette bellevoix et cette belle musique ne me sortaient pas de l'âme et de l'oreille.Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramène vers moi, etpeut-être aussi votre bon coeur, mes enfants; car vous aurez deviné quej'avais su vous comprendre et vous apprécier...--Nous sommes forcés d'avouer, monsieur le chanoine, répondit Joseph, quele hasard seul nous a conduits ici, et que nous étions loin de compter surcette bonne fortune.--La bonne fortune est pour moi, reprit l'aimable chanoine; et vous allezme chanter... Mais non, ce serait trop d'égoïsme de ma part; vous êtesfatigués, à jeun peut-être... Vous allez souper d'abord, puis passer unebonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique; oh! dela musique toute la journée! André, vous allez mener ces jeunes gens àl'office, et vous en aurez le plus grand soin... Mais non, qu'ils restent;mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu'ils soupent avec moi.»André obéit avec empressement, et même avec une sorte de satisfactionbienveillante. Mais dame Brigide montra des dispositions tout opposées;elle hocha la tête, haussa les épaules, et grommela entre ses dents:«Voilà des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singulièresociété pour un homme de votre rang!»«Taisez-vous, Brigide, répondit le chanoine avec calme. Vous n'êtes jamaiscontente de rien ni de personne; et dès que voyez les autres prendre unpetit plaisir, vous entrez en fureur.--Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenircompte des reproches qui lui étaient adressés. Avec des flatteries, dessornettes, des flonflons, on vous mènerait comme un petit enfant!--Taisez-vous donc, dit le chanoine en élevant un peu le ton, mais sansperdre son sourire enjoué; vous avez la voix aigre comme une crécelle, etsi vous continuez à gronder, vous allez perdre la tête et manquer mon café.--Beau plaisir! et grand honneur, en vérité, dit la vieille, que depréparer le café à de pareils hôtes!--Oh! il vous faut de hauts personnages à vous! Vous aimez la grandeur;vous voudriez ne traiter que des évêques, des princes et des chanoinessesà seize quartiers! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chansonbien dit.»Consuelo écoutait avec étonnement ce personnage d'une apparence si noblese disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin; et, pendanttout le souper, elle s'émerveilla de la puérilité de ses préoccupations.A propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pourse tenir en belle humeur. Il interpellait ses domestiques à chaque instant,tantôt discutant sérieusement la sauce d'un poisson, tantôt s'inquiétant dela confection d'un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeantson monde sur les détails les plus oiseux de son ménage, réfléchissantsur ces misères avec une solennité digne de sujets sérieux, écoutant l'un,reprenant l'autre, tenant tête à dame Brigide qui le contredisait surtoutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dansses questions et dans ses réponses. On eût dit que, réduit par l'isolementet la nonchalance de sa vie à la société de ses domestiques, il cherchaità tenir son esprit en haleine, et à faciliter l'oeuvre de sa digestion parun exercice hygiénique de la pensée point trop grave et point trop léger.Le souper fut exquis et d'une abondance inouïe. A l'entremets, le cuisinierfut appelé devant M. le chanoine, et affectueusement loué par lui pour laconfection de certains plats, doucement réprimandé et doctement enseigné àpropos de certains autres qui n'avaient pas atteint le dernier degré deperfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaientl'un l'autre, croyant faire un rêve facétieux, tant ces raffinementsleur semblaient incompréhensibles.«Allons! allons! ce n'est pas mal, dit le bon chanoine en congédiantl'artiste culinaire; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonnevolonté, et si tu continues à aimer ton devoir.»Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu'il s'agit d'un enseignementpaternel, ou d'une exhortation religieuse?Au dessert, après que le chanoine eut donné aussi à la gouvernante sa partd'éloges et d'avertissements, il oublia enfin ces graves questions pourparler musique, et il se montra sous un meilleur jour à ses jeunes hôtes.Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d'études solides, desidées justes et un goût éclairé. Il était assez bon organiste; et, s'étantmis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments deplusieurs vieux maîtres allemands, qu'il jouait avec beaucoup de puretéet selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut passans intérêt pour Consuelo; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin ungros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et àoublier la fatigue et l'heure qui s'avançait, pour demander au chanoinede lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceauxqui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisirextrême à être ainsi écouté. La musique qu'il connaissait n'étant plusguère de mode, il ne trouvait pas souvent d'amateurs selon son coeur. Ilse prit donc d'une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement,Joseph, accablé de lassitude, s'étant assoupi sur un grand fauteuilperfidement délicieux.«Vraiment! s'écria le chanoine dans un moment d'enthousiasme, tu esun enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenirextraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibatque m'impose ma profession.»Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnuePour une femme; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajoutanaïvement:«Oui, je regrette de n'avoir pas d'enfants, car le ciel m'eût peut-êtredonné un fils tel que toi, et c'eût été le bonheur de ma vie... quandmême Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ceSébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d'aujourd'hui?Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux? J'ai là un gros livreDe ses oeuvres que j'ai rassemblé et fait relier, parce qu'il faut avoirde tout... Et puis, c'est peut-être beau en effet... Mais c'est d'unedifficulté extrême à lire, et je t'avoue que le premier essai m'ayantrebuté, j'ai eu la paresse de ne pas m'y remettre... D'ailleurs, j'ai sipeu de temps à moi! Je ne fais de musique que dans de rares instants,dérobés à des soins plus sérieux... De ce que tu m'as vu très-occupéde la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je soisun homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d'un travailénorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel jetravaille depuis trente ans, et qu'un autre n'eût pas fait en soixante;un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patienceà toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que celivre-là fera quelque bruit!--Mais il est bientôt fini? demanda Consuelo.--Pas encore, pas encore! répondit le chanoine désireux de se dissimulerà lui-même qu'il ne l'avait pas commencé. Nous disions donc que la musiquede ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semblebizarre.--Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous enviendriez à penser que c'est un génie qui embrasse, résume et vivifietoute la science du passé et du présent.--Eh bien, reprit le chanoine, s'il en est ainsi, nous essaierons demainà nous trois d'en déchiffrer quelque chose. Voici l'heure pour vous deprendre du repos, et pour moi de me livrer à l'étude. Mais demain vouspasserez la journée chez moi, c'est entendu, n'est-ce pas?--La journée, c'est beaucoup dire, Monsieur; nous devons nous presserd'arriver à Vienne; mais dans la matinée nous serons à vos ordres.»Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettantde presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieurévers onze heures ou midi. Quand il fut question d'aller dormir, une vivediscussion s'engagea sur l'escalier entre dame Brigide et le premier valetde chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avaitpréparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans lebâtiment fraîchement restauré qu'occupaient le chanoine et sa suite.Brigide, au contraire, s'obstinait à les envoyer coucher dans les cellulesabandonnées du vieux prieuré, parce que ce corps de logis était séparé dunouveau par de bonnes portes et de solides verrous.«Quoi! disait-elle en élevant sa vois aigre dans l'escalier sonore, vousprétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous! Et ne voyez-vous pasà leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens,des coureurs d'aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d'iciavant le jour en nous emportant notre vaisselle plate! Qui sait s'ils nenous assassineront pas!--Nous assassiner! ces enfants-là! reprenait Joseph en riant: vous êtesfolle, Brigide; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriezencore en fuite, rien qu'en leur montrant les dents.--Vieux et cassé vous-même, entendez-vous! criait la vieille avec fureur.Je vous dis qu'ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da! je nefermerais pas l'oeil de toute la nuit!--Vous auriez grand tort; je suis bien sûr que ces enfants n'ont pas plusenvie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons!monsieur le chanoine m'a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n'iraipas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous lesvents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau?--Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle;croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet?--Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi;je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide! Laissez-moi fairemon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d'obéir et non decommander.--Bien parlé, Joseph! dit le chanoine, qui, de la porte entr'ouverte del'antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparermes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mespetits amis! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la bellejournée de demain.»--Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules,ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme labise d'hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçaitle coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vintsur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestementun tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans lemeilleur lit qu'il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément,et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon coeur enelle-même des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremblé presque toutesles nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pus'appliquer la fable du lièvre et des grenouilles; mais il me seraitimpossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine.Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits del'univers: Voltaire s'en moquait, et le grand Frédéric, pour singer sonphilosophe les méprisait profondément.LXXVIII.Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitéeà la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaientdéjà chère lie dans le jardin essaya de sortir de sa chambre; mais laconsigne n'était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours sesprisonniers sous clef. Consuelo pensa que c'était peut-être une idéeingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicalesde sa journée, avait jugé bon de s'assurer avant tout de la personne desmusiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d'homme,examina la fenêtre, vit l'escalade facilitée par une grande vigne soutenued'un solide treillis qui garnissait tout le mur; et, descendant aveclenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins duprieuré, elle atteignit le sol, et s'enfonça dans le jardin, riant enelle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu'elleverrait ses précautions déjouées.Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruitssomptueux qu'elle avait admirés au clair de la lune. L'haleine du matinet la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésienouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin veloutéenveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal àtoutes les branches, et les gazons glacés d'argent exhalaient cettelégère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s'efforçantde rejoindre le ciel et de s'unir à lui dans une subtile effusion d'amour.Mais rien n'égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore touteschargées de l'humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l'aube oùelles s'entr'ouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandredes recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons dusoleil est seul digne d'entrevoir et de posséder un instant. Le parterre duchanoine était un lieu de délices pour un amateur d'horticulture. Aux yeuxde Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquanteespèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines,les géraniums variés à l'infini, les daturas embaumés, profondes coupesd'opales imprégnées de l'ambroisie des dieux; les élégantes asclépiades,poisons subtils où l'insecte trouve la mort dans la volupté; les splendidescactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueusesbizarrement agencées; mille plantes curieuses et superbes que Consuelon'avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie,occupèrent son attention pendant longtemps.En examinant leurs diverses attitudes et l'expression du sentiment quechacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans sonesprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendrecompte de l'association de ces deux instincts dans l'organisation deson hôte. Il y avait longtemps que l'harmonie des sons lui avait semblérépondre d'une certaine manière à l'harmonie des couleurs; mais l'harmoniede ces harmonies, il lui sembla que c'était le parfum. En cet instant,plongée dans une vague et douce rêverie, elle s'imaginait entendre une voixsortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystèresde la poésie dans une langue jusqu'alors inconnue pour elle. La rose luidisait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste; le magnolia superbel'entretenait des pures jouissances d'une sainte fierté; et la mignonnehépathique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée.Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d'un accent largeet puissant: «Je suis belle et je règne.» D'autres qui murmuraient avecdes sons à peine saisissables, mais d'une douceur infinie et d'un charmepénétrant: «Je suis petite et je suis aimée,» disaient-elles; et toutesensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voixdans un choeur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, etsous les feuillages avides d'en recueillir le sens mystérieux.Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplationdélicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et biendouloureusement humains, partir de derrière les massifs d'arbres qui luicachaient le mur d'enceinte. A ces cris, qui se perdirent dans le silencede la campagne, succéda le roulement d'une voiture, puis la voiture paruts'arrêter, et l'on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermaitle jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormidans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainementà plusieurs reprises, et les cris perçants d'une voix de femme, entrecoupéspar les jurements énergiques d'une voix d'homme qui appelait au secours,frappèrent les murs du prieuré et n'éveillèrent pas plus d'échos sur cespierres insensibles que dans le coeur de ceux qui les habitaient. Toutesles fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protégerle sommeil du chanoine, qu'aucun bruit extérieur ne pouvait percer lesvolets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets,occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n'entendaient pas lescris; il n'y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n'aimait pasces gardiens importuns qui, sous prétexte d'écarter les voleurs, troublentle repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l'habitationpour signaler l'approche de voyageurs en détresse; mais tout était si bienfermé qu'elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grilled'où partait le bruit.Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets, et toute blanchie par lapoussière d'une longue route, était arrêtée devant l'allée principale dujardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d'ébranlercette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintessortaient de la voiture.«Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens! Il y a là unedame qui se meurt.--Ouvrez! s'écria en se penchant à la portière une femme dont les traitsétaient inconnus à Consuelo, mais dont l'accent vénitien la frappavivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l'hospitalité au plus vite.Ouvrez donc, si vous êtes des hommes!»Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s'efforçad'ouvrir la grille; mais elle était fermée d'un énorme cadenas dont la clefétait vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette étaitégalement arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille ethonnête, de telles précautions n'avaient pas été prises contre lesmalfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites troptardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaireau voeu de son coeur, et elle supporta douloureusement les injures de lafemme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s'écriait avecimpatience:«L'imbécile! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte!»Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s'efforçaientd'aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade,s'avançant à son tour à la portière, cria d'une voix forte en mauvaisallemand:Hé, par le sang du diable! allez donc chercher quelqu'un pour ouvrir,misérable petit animal que vous êtes!Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de ladame. «Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c'est au moins de mortviolente,» et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dontl'accent n'était pas plus problématique que celui de sa suivante;«Je n'appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j'y ai reçul'hospitalité cette nuit; je vais tâcher d'éveiller les maîtres, ce qui nesera ni prompt, ni facile. tes-vous dans un tel danger, Madame, que vousne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer?--J'accouche, imbécile! cria la voyageuse; je n'ai pas le temps d'attendre:cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu serasbien payé de ta peine...»Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler sesgenoux; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues...«Le nom de votre maîtresse! cria-t-elle à la femme de chambre.--Eh! qu'est-ce que cela te fait? Cours donc, malheureux! dit la soubrettetoute bouleversée. Ah! si tu perds du temps, tu n'auras rien de nous!--Eh! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu; maisje veux savoir qui vous êtes. Si votre maîtresse est musicienne, vous serezreçus ici d'emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteusecélèbre.--Va, mon petit, dit la dame en mal d'enfant, qui, dans l'intervalle entrechaque douleur aiguë, retrouvait beaucoup de sang-froid et d'énergie,tu ne te trompes pas; va dire aux habitants de cette maison que la fameuseCorilla est près de mourir, si quelque âme de chrétien ou d'artiste neprend pitié de sa position. Je paierai... dis que je paierai largement.Hélas! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, jesouffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture!»Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruitépouvantable et de parvenir à tout prix jusqu'au chanoine. Elle ne songeaitdéjà plus à s'étonner et à s'émouvoir de l'étrange hasard qui amenait ence lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs; elle n'était occupée quedu désir de lui porter secours. Elle n'eut pas la peine de frapper, elletrouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison,escortée du jardinier et du valet de chambre.«Belle histoire! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposéle fait. N'y allez pas, André, ne bougez d'ici, maître jardinier! Nevoyez-vous pas que c'est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliseret nous assassiner? Je m'attendais à cela! une alerte, une feinte! unebande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nousavons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte.Aller chercher vos fusils, Messieurs, et soyez prêts à assommer cetteprétendue dame en mal d'enfant qui porte des moustaches et des pantalons.Ah bien, oui! une femme en couche! Quand cela serait, prend-elle notremaison pour un hôpital? Nous n'avons pas de sage-femme ici, je n'entendsrien à un pareil office, et monsieur le chanoine n'aime pas lesvagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur sonterme? Et si elle l'a fait, à qui la faute? pouvons-nous l'empêcher desouffrir? qu'elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bienque chez nous, où nous n'avons rien de disposé pour une pareille aubaine.»Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l'allée,fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que lesvoyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches,des invectives, et même des injures avec l'intraitable gouvernante,Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine,avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître;elle ne fit que s'égarer dans cette vaste habitation dont elle neconnaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait,et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s'yrendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre,sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la bellematinée d'automne qu'il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affablemarcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pieddélicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin etfraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu'un être si heureux,si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses voeux, ne fûtcharmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requêtede la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup lui coupala parole et parla en ces termes:«Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, quise dit fameuse, et qui a l'air et le ton d'une dévergondée. Elle se diten mal d'enfant, crie et jure comme trente démons; elle prétend accoucherchez vous; voyez si cela vous convient!»Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.«Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme,elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d'uneinnocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vouscommande peut-être d'y recevoir chrétiennement et paternellement. Vousn'abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir etagoniser à votre porte.--Est-elle mariée? demanda froidement le chanoine après un instant deréflexion.--Je l'ignore; il est possible qu'elle le soit. Mais qu'importe? Dieu luiaccorde le bonheur d'être mère: lui seul a le droit de la juger...--Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force;et vous la connaissez, vous qui fréquentez tous les histrions de Vienne.Elle s'appelle Corilla.--Corilla! s'écria le chanoine. Elle est déjà venue à Vienne, j'en aibeaucoup entendu parler. C'était une belle voix, dit-on.--En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte; elle est parterre sur le sable du chemin, dit Consuelo.--Mais c'est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait duscandale à Vienne, il y a deux ans.--Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre bénéfice, monsieur lechanoine! vous m'entendez? Une femme perdue qui accoucherait dans votremaison... cela ne serait point présenté comme un hasard, encore moinscomme une oeuvre de miséricorde. Vous savez que le chanoine Herbert ades prétentions au jubilariat, et qu'il a déjà fait déposséder un jeuneconfrère, sous prétexte qu'il négligeait les offices pour une dame quise confessait toujours à lui à ces heures-là. Monsieur le chanoine, unbénéfice comme le vôtre est plus facile à perdre qu'à gagner!»Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et décisive.Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu'il feignît deles avoir à peine écoutées.«Il y a, dit-il, une auberge à deux cents pas d'ici: que cette dame s'yfasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu'il lui faut, et y sera pluscommodément et plus convenablement que chez un garçon. Allez lui dire cela,Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie.Indiquez l'auberge aux postillons. Vous, mes enfants, dit-il à Consueloet à Joseph, venez essayer avec moi une fugue de Bach pendant qu'on nousservira le déjeuner.--Monsieur le chanoine, dit Consuelo émue, abandonnerez-vous...--Ah! dit le chanoine en s'arrêtant d'un air consterné, voilà mon plus beauvolkameria desséché. J'avais bien dit au jardinier qu'il ne l'arrosait pasassez souvent! La plus rare et la plus admirable plante de mon jardin!c'est une fatalité, Brigide! voyez donc! Appelez-moi le jardinier,que je le gronde.--Je vais d'abord chasser la fameuse Corilla de votre porte, réponditBrigide en s'éloignant.--Et vous y consentez, vous l'ordonnez monsieur le chanoine? s'écriaConsuelo indignée.--Il m'est impossible de faire autrement, répondit-il d'une voix douce,mais avec un ton dont le calme annonçait une résolution inébranlable.Je désire qu'on ne m'en parle pas davantage. Venez donc, je vous attendspour faire de la musique.--Il n'est plus de musique pour nous ici, reprit Consuelo avec énergie.Vous ne seriez pas capable de comprendre Bach, vous qui n'avez pasd'entrailles humaines. Ah! périssent vos fleurs et vos fruits! puisse lagelée dessécher vos jasmins et fendre vos plus beaux arbres! Cette terreféconde, qui vous donne tout à profusion, devrait ne produire pour vous quedes ronces; car vous n'avez pas de coeur, et vous volez les dons du ciel,que vous ne savez pas faire servir à l'hospitalité!»En parlant ainsi, Consuelo laissa le chanoine ébahi regarder autour de lui,comme s'il eût craint de voir la malédiction céleste invoquée par cette âmebrûlante tomber sur ses volkamerias précieux et sur ses anémones chéries.Elle courut à la grille qui était restée fermée, et elle l'escalada poursortir, afin de suivre la voiture de Corilla qui se dirigeait au pasvers le misérable cabaret, gratuitement décoré du titre d'auberge par lechanoine.LXXIX.Joseph Haydn, habitué désormais à se laisser emporter par les subitesrésolutions de son amie, mais doué d'un caractère plus prévoyant et pluscalme, la rejoignit après avoir été reprendre le sac de voyage, la musiqueet le violon surtout, le gagne-pain, le consolateur et le joyeux compagnondu voyage. Corilla fut déposée sur un de ces mauvais lits des aubergesallemandes, où il faut choisir, tant ils sont exigus, de faire dépasserla tête ou les pieds. Par malheur, il n'y avait pas de femme dans cettebicoque; la maîtresse était allée en pèlerinage à six lieues de là, et laservante avait été conduire la vache au pâturage. Un vieillard et un enfantgardaient la maison; et, plus effrayés que satisfaits d'héberger une siriche voyageuse, ils laissaient mettre leurs pénates au pillage, sanssonger au dédommagement qu'ils pourraient en retirer. Le vieux était sourd,et l'enfant se mit en campagne pour aller chercher la sage-femme du villagevoisin, qui n'était pas à moins d'une lieue de distance. Les postillonss'inquiétaient beaucoup plus de leurs chevaux, qui n'avaient rien à manger,que de leur voyageuse; et celle-ci, abandonnée aux soins de sa femme dechambre, qui avait perdu la tête et criait presque aussi haut qu'elle,remplissait l'air de ses gémissements, qui ressemblaient à ceux d'unelionne plus qu'à ceux d'une femme.Consuelo, saisie d'effroi et de pitié, résolut de ne pas abandonner cettemalheureuse créature.«Joseph, dit-elle à son camarade, retourne au prieuré, quand même tudevrais y être mal reçu; il ne faut pas être orgueilleux quand on demandepour les autres. Dis au chanoine qu'il faut envoyer ici du linge, dubouillon, du vin vieux, des matelas, des couvertures, enfin tout ce quiest nécessaire à une personne malade. Parle-lui avec douceur, avec force,et promets-lui, s'il le faut, que nous irons lui faire de la musique,pourvu qu'il envoie des secours à cette femme.»Joseph partit, et la pauvre Consuelo assista à cette scène repoussanted'une femme sans foi et sans entrailles, subissant, avec des imprécationset des blasphèmes, l'auguste martyre de la maternité. La chaste et pieuseenfant frissonnait à la vue de ces tortures que rien ne pouvait adoucir,puisqu'au lieu d'une sainte joie et d'une religieuse espérance, ledéplaisir et la colère remplissaient le coeur de Corilla. Elle ne cessaitde maudire sa destinée, son voyage, le chanoine et sa gouvernante, etjusqu'à l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Elle brutalisait sasuivante, et achevait de la rendre incapable de tout service intelligent.Enfin elle s'emporta contre cette pauvre fille, au point de lui dire:«Va, je te soignerai de même, quand tu passeras par la même épreuve; cartoi aussi tu es grosse, je le sais fort bien, et je t'enverrai accoucher àl'hôpital. Ote-toi de devant mes yeux: tu me gênes et tu m'irrites.»La Sofia, furieuse et désolée, s'en alla pleurer dehors; et Consuelo,restée seule avec la maîtresse d'Anzoleto et de Zustiniani, essaya de lacalmer et de la secourir. Au milieu de ses tourments et de ses fureurs,la Corilla conservait une sorte de courage brutal et de force sauvage quidévoilaient toute l'impiété de sa nature fougueuse et robuste. Lorsqu'elleéprouvait un instant de répit, elle redevenait stoïque et même enjouée.«Parbleu! dit-elle tout d'un coup à Consuelo, qu'elle ne reconnaissaitpas du tout, ne l'ayant jamais vue que de loin ou sur la scène dans descostumes bien différents de celui qu'elle portait en cet instant, voilàune belle aventure, et bien des gens ne voudront pas me croire quand jeleur dirai que je suis accouchée dans un cabaret avec un médecin de tonespèce; car tu m'as l'air d'un petit zingaro, toi, avec ta mine brune etton grand oeil noir. Qui es-tu? d'où sors-tu? comment te trouves-tu ici,et pourquoi me sers-tu? Ah! tiens, ne me le dis pas, je ne pourrais past'entendre, je souffre trop. Ah! _misera, me!_ Pourvu que je ne meurepas! Oh non! je ne mourrai pas! je ne veux pas mourir! Zingaro, tu nem'abandonnes pas? reste là, reste là, ne me laisse pas mourir, entends-tubien?»Et les cris recommençaient, entrecoupés de nouveaux blasphèmes.«Maudit enfant! disait-elle, je voudrais t'arracher de mon flanc, et tejeter loin de moi!--Oh! ne dites pas cela! s'écria Consuelo glacée d'épouvante; vousallez être mère, vous allez être heureuse de voir votre enfant, vous neregretterez pas d'avoir souffert!--Moi? dit la Corilla avec un sang-froid cynique, tu crois que j'aimeraicet enfant-là! Ah! que tu te trompes! Le beau plaisir que d'être mère,comme si je ne savais pas ce qui en est! Souffrir pour accoucher,travailler pour nourrir ces malheureux que leurs pères renient, lesvoir souffrir eux-mêmes, ne savoir qu'en faire, souffrir pour lesabandonner... car, après tout, on les aime... mais je n'aimerai pascelui-là. Oh! je jure Dieu que je ne l'aimerai pas! que je le haïrai commeje hais son père!...»Et Corilla, dont l'air froid et amer cachait un délire croissant, s'écriadans un de ces mouvements exaspérés qu'une souffrance atroce inspire auxfemmes:«Ah! maudit! trois fois maudit soit le père de cet enfant-là!»Des cris inarticulés la suffoquèrent, elle mit en pièces le fichu quicachait son robuste sein pantelant de douleur et de rage; et, saisissantle bras de Consuelo sur lequel elle imprima ses ongles crispés par latorture, elle s'écria en rugissant:«Maudit! maudit! maudit soit le vil, l'infâme Anzoleto!»La Sofia rentra en cet instant, et un quart d'heure après, ayant réussi àdélivrer sa maîtresse, elle jeta sur les genoux de Consuelo le premieroripeau qu'elle arracha au hasard d'une malle ouverte à la hâte. C'étaitun manteau de théâtre, en salin fané, bordé de franges de clinquant.Ce fut dans ce lange improvisé que la noble et pure fiancée d'Albert reçutet enveloppa l'enfant d'Anzoleto et de Corilla.«Allons, Madame, consolez-vous, dit la pauvre soubrette avec un accent debonté simple et sincère: vous êtes heureusement accouchée, et vous avezune belle petite fille.--Fille ou garçon, je ne souffre plus, répondit la Corilla en se relevantsur son coude, sans regarder son enfant; donne-moi un grand verre de vin.»Joseph venait d'en apporter du prieuré, et du meilleur. Le chanoine s'étaitexécuté généreusement, et bientôt la malade eut à discrétion tout ce queson état réclamait. Corilla souleva d'une main ferme le gobelet d'argentqu'on lui présentait, et le vida avec l'aplomb d'une vivandière; puis,se jetant sur les bons coussins du chanoine, elle s'y endormit aussitôtavec la profonde insouciance que donnent un corps de fer et une âme deglace. Pendant son sommeil, l'enfant fut convenablement emmailloté, etConsuelo alla chercher dans la prairie voisine une brebis qui lui servitde première nourrice. Lorsque la mère s'éveilla, elle se fit soulever parla Sofia; et, ayant encore avalé un verre de vin, elle se recueillit uninstant; Consuelo; tenant l'enfant dans ses bras, attendait le réveil dela tendresse maternelle: Corilla avait bien autre chose en tête. Elle posasa voix en _ut_ majeur, et fit gravement une gamme de deux octaves. Alorselle frappa ses mains l'une dans l'autre, en s'écriant:«_Brava_, Corilla! tu n'as rien perdu de ta voix, et tu peux faire desenfants tant qu'il te plaira!»Puis elle éclata de rire, embrassa la Sofia, et lui mit au doigt un diamantqu'elle avait au sien, en lui disant:«C'est pour te consoler des injures que je t'ai dites. Où est mon petitsinge? Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle en regardant son enfant, il est blond,il lui ressemble! Tant pis pour lui! malheur à lui; ne défaites pas tant demalles, Sofia! à quoi songez-vous! croyez-vous que je veuille rester ici?Allons donc! vous êtes sotte, et vous ne savez pas encore ce que c'est quela vie. Demain, je compte bien me remettre en route. Ah! zingaro, tu portesles enfants comme une vraie femme. Combien veux-tu pour tes soins et pourta peine? Sais-tu, Sofia, que jamais je n'ai été mieux soignée et mieuxservie? Tu es donc de Venise, mon petit ami? m'as-tu entendue chanter?»Consuelo ne répondit rien à ces questions, dont on n'eût pas écouté laréponse. La Corilla lui faisait horreur. Elle remit l'enfant à la servantedu cabaret, qui venait de rentrer et qui paraissait une bonne créature;puis elle appela Joseph et retourna avec lui au prieuré.«Je ne m'étais pas engagé, lui dit, chemin faisant, son compagnon, à vousramener au chanoine. Il paraissait honteux de sa conduite, quoiqu'ilaffectât beaucoup de grâce et d'enjouement; malgré son égoïsme, ce n'estpas un méchant homme. Il s'est montré vraiment heureux d'envoyer à laCorilla tout ce qui pouvait lui être utile.--Il y a des âmes si dures et si affreuses, répondit Consuelo, que les âmesfaibles doivent faire plus de pitié que d'horreur. Je veux réparer monemportement envers ce pauvre chanoine; et puisque la Corilla n'est pasmorte, puisque, comme on dit, la mère et l'enfant se portent bien, puisquenotre chanoine y a contribué autant qu'il l'a pu, sans compromettre lapossession de son cher bénéfice, je veux le remercier. D'ailleurs, j'ai mesraisons pour rester au prieuré jusqu'au départ de la Corilla. Je te lesdirai demain.»La Brigide était allée visiter une ferme voisine, et Consuelo, quis'attendait à affronter ce cerbère, eut le plaisir d'être reçue par ledoucereux et prévenant André.«Eh! arrivez donc, mes petits amis, s'écria-t-il en leur ouvrant la marchevers les appartements du maître; M. le chanoine est d'une mélancolieaffreuse. Il n'a presque rien mangé à son déjeuner, et il a interromputrois fois sa sieste. Il a eu deux grands chagrins aujourd'hui; il aperdu son plus beau volkameria et l'espérance d'entendre de la musique.Heureusement vous voilà de retour, et une de ses peines sera adoucie.--Se moque-t-il de son maître ou de nous? dit Consuelo à Joseph.--L'un et l'autre, répondit Haydn. Pourvu que le chanoine ne nous boudepas, nous allons nous amuser.»Loin de bouder, le chanoine les reçut à bras ouverts, les força dedéjeuner, et ensuite se mit au piano avec eux. Consuelo lui fit comprendreet admirer les préludes admirables du grand Bach, et, pour achever dele mettre de bonne humeur, elle lui chanta les plus beaux airs de sonrépertoire, sans chercher à déguiser sa voix, et sans trop s'inquiéter delui laisser deviner son sexe et son âge. Le chanoine était déterminé àne rien deviner et à jouir avec délices de ce qu'il entendait. Il étaitvéritablement amateur passionné de musique, et ses transports eurent unesincérité et une effusion dont Consuelo ne put se défendre d'être touchée.«Ah! cher enfant, noble enfant, heureux enfant, s'écriait le bonhommeles larmes aux yeux, tu fais de ce jour le plus beau de ma vie. Mais quedeviendrai-je désormais? Non, je ne pourrai supporter la perte d'une tellejouissance, et l'ennui me consumera; je ne pourrai plus faire de musique;j'aurai l'âme remplie d'un idéal que tout me fera regretter! Je n'aimeraiplus rien, pas même mes fleurs.--Et vous aurez grand tort, monsieur le chanoine, répondit Consuelo;car vos fleurs chantent mieux que moi.--Que dis-tu? mes fleurs chantent? Je ne les ai jamais entendues.--C'est que vous ne les avez jamais écoutées, Moi, je les ai entenduesce matin, j'ai surpris leurs mystères, et j'ai compris leur mélodie.--Tu es un étrange enfant, un enfant de génie! s'écria le chanoine encaressant la tête brune de Consuelo avec une chasteté paternelle; tu portesla livrée de la misère, et tu devrais être porté en triomphe. Mais quies-tu, dis-moi, où as-tu appris ce que tu sais?--Le hasard, la nature, monsieur le chanoine!--Ah! tu me trompes, dit malignement le chanoine, qui avait toujours le motpour rire; tu es quelque fils de Caffarelli ou de Farinello! Mais, écoutez,mes enfants, ajouta-t-il d'un air sérieux et animé: je ne veux plus quevous me quittiez. Je me charge de vous; restez avec moi. J'ai de lafortune, je vous en donnerai. Je serai pour vous ce que Gravina a étépour Metastasio. Ce sera mon bonheur, ma gloire. Attachez-vous à moi;il ne s'agira que d'entrer dans les ordres mineurs. Je vous ferai avoirquelques jolis bénéfices, et après ma mort vous trouverez quelques bonnespetites économies que je ne prétends pas laisser à cette harpie deBrigide.»Comme le chanoine disait cela, Brigide entra brusquement et entendit sesdernières paroles.«Et moi, s'écria-t-elle d'une voix glapissante et avec des larmes de rage,je ne prétends pas vous servir davantage. C'est assez longtemps sacrifierma jeunesse et ma réputation à un maître ingrat.--Ta réputation? ta jeunesse? interrompit moqueusement le chanoine sansse déconcerter. Eh! tu te flattes, ma pauvre vieille; ce qu'il te plaîtd'appeler l'une protège l'autre.--Oui, oui, raillez, répliqua-t-elle; mais préparez-vous à ne plus merevoir. Je quitte de ce pas une maison où je ne puis établir aucun ordreet aucune décence. Je voulais vous empêcher de faire des folies, degaspiller votre bien, de dégrader votre rang; mais je vois que c'étaiten vain. Votre caractère, faible et votre mauvaise étoile vous poussent àvotre perte, et les premiers saltimbanques qui vous tombent sous la mainvous tournent si bien la tête, que vous êtes tout prêt à vous laisserdévaliser par eux. Allons, allons, il y a longtemps que le chanoine Herbertme demande à son service et m'offre de plus beaux avantages que ceux quevous me faites. Je suis lasse de tout ce que je vois ici. Faites-moi moncompte. Je ne passerai pas la nuit sous votre toit.--En sommes-nous là? dit le chanoine avec calme. Eh bien, Brigide, tu mefais grand plaisir, et puisses-tu ne pas te raviser. Je n'ai jamais chassépersonne, et je crois que j'aurais le diable à mon service que je nele mettrais pas dehors, tant je suis débonnaire; mais si le diable mequittait, je lui souhaiterais un bon voyage et chanterais un _Magnificat_à son départ. Va faire ton paquet, Brigide; et quant à tes comptes,fais-les toi-même, mon enfant. Tout ce que tu voudras, tout ce que jepossède, si tu veux, pourvu que tu t'en ailles bien vite.--Eh! monsieur le chanoine, dit Haydn tout ému de cette scène domestique,vous regretterez une vieille servante qui vous paraît fort attachée...--Elle est attachée à mon bénéfice, répondit le chanoine, et moi, je neregretterai que son café.--Vous vous habituerez à vous passer de bon café, monsieur le chanoine,dit l'austère Consuelo avec fermeté, et vous ferez bien. Tais-toi, Joseph,et ne parle pas pour elle. Je veux le dire devant elle, moi, parce quec'est la vérité. Elle est méchante et elle est nuisible à son maître.Il est bon, lui; la nature l'a fait noble et généreux. Mais cette fillele rend égoïste. Elle refoule les bons mouvements de son âme; et s'il lagarde, il deviendra dur et inhumain comme elle. Pardonnez-moi, monsieur lechanoine, si je vous parle ainsi. Vous m'avez fait tant chanter, et vousm'avez tant poussé à l'exaltation en manifestant la vôtre, que je suispeut-être un peu hors de moi. Si j'éprouve une sorte d'ivresse, c'est votrefaute; mais soyez sûr que la vérité parle dans ces ivresses-là, parcequ'elles sont nobles et développent en nous ce que nous avons de meilleur.Elles nous mettent le coeur sur les lèvres, et c'est mon coeur qui vousparle en ce moment. Quand je serai calme, je serai plus respectueux etnon plus sincère. Croyez-moi, je ne veux pas de votre fortune, je n'en aiaucune envie, aucun besoin. Quand je voudrai, j'en aurai plus que vous,et la vie d'artiste est vouée à tant de hasards, que vous me survivrezpeut-être. Ce sera peut-être à moi de vous inscrire sur mon testament,en reconnaissance de ce que vous avez voulu faire le vôtre en ma faveur.Demain nous partons pour ne vous revoir peut-être jamais; mais nouspartirons le coeur plein de joie, de respect, d'estime et de reconnaissancepour vous si vous renvoyez madame Brigide, à qui je demande bien pardon dema façon de penser.»Consuelo parlait avec tant de feu, et la franchise de son caractère sepeignait si vivement dans tous ses traits, que le chanoine en fut frappécomme d'un éclair.«Va-t'en, Brigide, dit-il à sa gouvernante d'un air digne et ferme. Lavérité parle par la bouche des enfants, et cet enfant-là a quelque chosede grand dans l'esprit. Va-t'en, car tu m'as fait faire ce matin unemauvaise action, et tu m'en ferais faire d'autres, parce que je suisfaible et parfois craintif. Va-t'en, parce que tu me rends malheureux, etque cela ne peut pas te faire faire ton salut; va-t'en, ajouta-t-il ensouriant, parce que tu commences à brûler trop ton café et à tourner toutesles crèmes où tu mets le nez.»Ce dernier reproche fut plus sensible à Brigide que tous les autres, etSon orgueil, blessé à l'endroit le plus irritable, lui ferma la bouchecomplètement. Elle se redressa, jeta sur le chanoine un regard de pitié,presque de mépris, et sortit d'un air théâtral. Deux heures après, cettereine dépossédée quittait le prieuré, après l'avoir un peu mis au pillage.Le chanoine ne voulut pas s'en apercevoir, et à l'air de béatitude qui seRépandit sur son visage, Haydn reconnut que Consuelo lui avait rendu unvéritable service. A dîner, cette dernière, pour l'empêcher d'éprouverle moindre regret, lui fit du café à la manière de Venise, qui est bienla première manière du monde. André se mit aussitôt à l'étude sous sadirection, et le chanoine déclara qu'il n'avait dégusté meilleur café desa vie. On fit encore de la musique le soir, après avoir envoyé demanderdes nouvelles de la Corilla, qui était déjà assise, leur dit-on, sur lefauteuil que le chanoine lui avait envoyé. On se promena au clair de lalune dans le jardin, par une soirée magnifique. Le chanoine, appuyé surle bras de Consuelo, ne cessait de la supplier d'entrer dans les ordresmineurs et de s'attacher à lui comme fils adoptif.«Prenez garde, lui dit Joseph lorsqu'ils rentrèrent dans leurs chambres;ce bon chanoine s'éprend de vous un peu trop sérieusement.--Rien ne doit inquiéter en voyage, lui répondit-elle. Je ne serai pasplus abbé que je n'ai été trompette. M. Mayer, le comte Hoditz et lechanoine ont tous compté sans le lendemain.»LXXX.Cependant Consuelo souhaita le bonsoir à Joseph, et se retira dans sachambre sans lui avoir donné, comme il s'y attendait, le signal du départpour le retour de l'aube. Elle avait ses raisons pour ne pas se hâter, etJoseph attendit qu'elle les lui confiât, enchanté de passer quelques heuresde plus avec elle dans cette jolie maison, tout en menant cette bonne viede chanoine qui ne lui déplaisait pas. Consuelo se permit de dormir lagrasse matinée, et de ne paraître qu'au second déjeuner du chanoine.Celui-ci avait l'habitude de se lever de bonne heure, de prendre un repasléger et friand, de se promener dans ses jardins et dans ses serres pourexaminer ses plantes, un bréviaire à la main; et d'aller faire un secondsomme en attendant le déjeuner à la fourchette.«Notre voisine la voyageuse se porte bien, dit-il à ses jeunes hôtes dèsqu'il les vit paraître. J'ai envoyé André lui faire son déjeuner. Elle aexprimé beaucoup de reconnaissance pour nos attentions, et, comme ellese dispose à partir aujourd'hui pour Vienne, contre toute prudence, jel'avoue, elle vous fait prier d'aller la voir, afin de vous récompenserdu zèle charitable que vous lui avez montré. Ainsi, mes enfants, déjeunezvite; et rendez-vous auprès d'elle; sans doute elle vous destine quelquejoli présent.--Nous déjeunerons aussi lentement qu'il vous plaira, monsieur le chanoine,répondit Consuelo, et nous n'irons pas voir la malade; elle n'a plus besoinde nous, et nous n'aurons jamais besoin de ses présents.--Singulier enfant! dit le chanoine émerveillé. Ton désintéressementromanesque, ta générosité enthousiaste, me gagnent le coeur à tel point,que jamais, je le sens, je ne pourrai consentir à me séparer de toi...»Consuelo sourit, et l'on se mit à table. Le repas fut exquis et dura biendeux heures; mais le dessert fut autre que le chanoine ne s'y attendait.«Monsieur le révérend, dit André en paraissant à la porte, voici la mèreBerthe, la femme du cabaret voisin, qui vous apporte une grande corbeillede la part de l'accouchée.--C'est l'argenterie que je lui ai prêtée, répondit le chanoine. André,recevez-la, c'est votre affaire. Elle part donc décidément cette dame?--Monsieur le révérend, elle est partie.--Déjà! c'est une folle! Elle veut se tuer cette diablesse-là!--Non, monsieur le chanoine, dit Consuelo, elle ne veut pas se tuer, etelle ne se tuera pas.--Eh bien, André, que faites-vous là d'un air cérémonieux? dit le chanoineà son valet.--Monsieur le révérend, c'est que la mère Berthe refuse de me remettre lacorbeille; elle dit qu'elle ne la remettra qu'à vous, et qu'elle a quelquechose à vous dire.--Allons, c'est un scrupule ou une affectation de dépositaire. Fais-laentrer, finissons-en.»La vieille femme fut introduite, et, après avoir fait de grandesrévérences, elle déposa sur la table une grande corbeille couverte d'unvoile. Consuelo y porta une main empressée, tandis que le chanoine tournaitla tête vers Berthe; et ayant un peu écarté le voile, elle le refermaen disant tout bas à Joseph:«Voilà ce que j'attendais, voilà pourquoi je suis restée. Oh! oui, j'enétais sûre: Corilla devait agir ainsi.»Joseph, qui n'avait pas eu le temps d'apercevoir le contenu de lacorbeille, regardait sa compagne d'un air étonné.«Eh bien, mère Berthe, dit le chanoine, vous me rapportez les objets quej'ai prêtés à votre hôtesse? C'est bon, c'est bon. Je n'en étais pas enpeine, et je n'ai pas besoin d'y regarder pour être sûr qu'il n'y manquerien.»--Monsieur le révérend, répondit la vieille, ma servante a tout apporté;j'ai tout remis à _vos officiers_. Il n'y manque rien en effet, et je suisbien tranquille là-dessus. Mais cette corbeille, on m'a fait jurer de ne laremettre qu'à vous, et ce qu'elle contient, vous le savez aussi bien quemoi.--Je veux être pendu si je le sais, dit le chanoine en avançant la mainnégligemment vers la corbeille.»Mais sa main resta comme frappée de catalepsie, et sa bouche demeuraentr'ouverte de surprise, lorsque, le voile s'étant agité et entr'ouvertcomme de lui-même, une petite main d'enfant, rose et mignonne, apparut enfaisant le mouvement vague de chercher à saisir le doigt du chanoine.«Oui, monsieur le révérend, reprit la vieille femme avec un sourire desatisfaction confiante; le voilà sain et sauf, bien gentil, bien éveillé,et ayant bonne envie de vivre.Le chanoine stupéfait avait perdu la parole; la vieille continua:«Dame! Votre Révérence l'avait demandé à sa mère pour l'élever etl'adopter! La pauvre dame a eu un peu de peine à s'y décider; mais enfinnous lui avons dit que son enfant ne pouvait pas être en de meilleuresmains, et elle l'a recommandé à la Providence en nous le remettant pourvous l'apporter: «Dites bien à ce digne chanoine, à ce saint homme,s'est-elle exclamée en montant dans sa voiture, que je n'abuserai paslongtemps de son zèle charitable. Bientôt je reviendrai chercher mafille et payer les dépenses qu'il aura faites pour elle. Puisqu'il veutabsolument se charger de lui trouver une bonne nourrice, remettez-lui pourmoi cette bourse, que je le prie de partager entre cette nourrice et lepetit musicien qui m'a si bien soignée hier, s'il est encore chez lui.»Quant à moi, elle m'a bien payée, monsieur le révérend, et je ne demanderien, je suis fort contente.--Ah! vous êtes contente! s'écria le chanoine d'un ton tragi-comique.Eh bien, j'en suis fort aise! Mais veuillez remporter cette bourse et cemarmot. Dépensez l'argent, élevez l'enfant, ceci ne me regarde en aucunefaçon.--...lever l'enfant, moi? Oh! que nenni, monsieur le révérend! je suis tropvieille pour me charger d'un nouveau-né. Cela crie toute la nuit, et monpauvre homme, bien qu'il soit sourd, ne s'arrangerait pas d'une pareillesociété.--Et moi donc! il faut que je m'en arrange? Grand merci! Ah'! vous comptiezlà-dessus?--Puisque Votre Révérence l'a demandé à sa mère!--Moi! je l'ai demandé? où diantre avez-vous pris cela?--Mais puisque Votre Révérence a écrit ce matin...--Moi, j'ai écrit? où est ma lettre, s'il vous-plaît! qu'on me présentema lettre!--Ah! dame, je ne l'ai pas vue, votre lettre, et d'ailleurs personne nesait lire chez nous; mais M. André est venu saluer l'accouchée de la partde Votre Révérence, et elle nous a dit qu'il lui avait remis une lettre.Nous l'avons cru, nous, bonnes gens! qui est-ce qui ne l'eût pas cru?--C'est un mensonge abominable! c'est un tour de bohémienne! s'écria lechanoine, et vous êtes les compères de cette sorcière-là. Allons, allons,emportez-moi le marmot, rendez-le à sa mère, gardez-le, arrangez-vouscomme il vous plaira, je m'en lave les mains. Si c'est de l'argent quevous voulez me tirer, je consens à vous en donner. Je ne refuse jamaisl'aumône, même aux intrigants et aux escrocs, c'est la seule manière des'en débarrasser; mais prendre un enfant dans ma maison, merci de moi!allez tous au diable!--Ah! Pour ce qui est de cela, repartit la vieille femme d'un ton fortdécidé, je ne le ferai point, n'en déplaise à Votre Révérence. Je n'aipas consenti à me charger de l'enfant pour mon compte. Je sais commentfinissent toutes ces histoires-là. On vous donne pour commencer un peu d'orqui brille, on vous promet monts et merveilles; et puis vous n'entendezplus parler de rien; l'enfant vous reste. Ça n'est jamais fort, cesenfants-là; c'est fainéant et orgueilleux de nature. On ne sait qu'enfaire. Si ce sont des garçons, ça tourne au brigandage; si ce sont desfilles, ça tourne encore plus mal! Ah!, par ma foi, non! ni moi, ni monvieux, ne voulons de l'enfant. On nous a dit que Votre Révérence ledemandait; nous l'avons cru, le voilà. Voilà l'argent, et nous sommesquittes. Quant à être compères, nous ne connaissons pas ces tours-là, et,j'en demande pardon à Votre Révérence; elle veut rire quand elle nousaccuse de lui en imposer. Je suis bien la servante de Votre Révérence, etje m'en retourne à la maison. Nous avons des pèlerins qui s'en reviennentdu _voeu_ et qui ont pardieu grand soif!La vieille salua à plusieurs reprises en s'en allant; puis revenant sur sespas:«J'allais oublier, dit-elle; l'enfant doit s'appeler Angèle, en italien.Ah! par ma foi, je ne me souviens plus comment elles m'ont dit cela.--Angiolina, Anzoleta? dit Consuelo.--C'est cela, précisément, dit la vieille; et saluant encore le chanoine,elle se retira tranquillement.--Eh bien, comment trouvez-vous le tour! dit le chanoine stupéfait en seretournant vers ses hôtes.--Je le trouve digne de celle qui l'a imaginé, répondit Consuelo en ôtantde la corbeille l'enfant qui commençait à s'impatienter, et en lui faisantavaler doucement quelques cuillerées d'un reste de lait du déjeuner quiétait encore chaud, dans la tasse japonaise du chanoine.--Cette Corilla est donc un démon? reprit le chanoine; vous la connaissiez?--Seulement de réputation; mais maintenant je la connais parfaitement, etvous aussi, monsieur le chanoine.--Et c'est une connaissance dont je me serais fort bien passé! Maisqu'allons-nous faire de ce pauvre abandonné? ajouta-t-il en jetant unregard de pitié sur l'enfant.--Je vais le porter, répondit Consuelo, à votre jardinière, à qui j'ai vuallaiter hier un beau garçon de cinq à six mois.--Allez donc, dit le chanoine; ou plutôt sonnez pour qu'elle vienneici le recevoir. Elle nous indiquera une nourrice dans quelque fermevoisine... pas trop voisine pourtant; car Dieu sait le tort que peut faireà un homme d'église la moindre marque d'un intérêt marqué pour un enfanttombé ainsi des nues dans sa maison.--A votre place, monsieur le chanoine, je me mettrais au-dessus de cesmisères-là. Je ne voudrais ni prévoir, ni apprendre les suppositionsabsurdes de la calomnie. Je vivrais au milieu des sots propos comme s'ilsn'existaient pas, j'agirais toujours comme s'ils étaient impossibles.A quoi servirait donc une vie de sagesse et de dignité, si elle n'assuraitpas le calme de la conscience et la liberté des bonnes actions? Voyez, cetenfant vous est confié, mon révérend. S'il est mal soigné loin de vos yeux,s'il languit, s'il meurt, vous vous le reprocherez éternellement!--Que dis-tu là, que cet enfant m'est confié? en ai-je accepté le dépôt?et le caprice ou la fourberie d'autrui nous imposent-ils de pareilsdevoirs? Tu t'exaltes, mon enfant, et tu déraisonnes.--Non, mon cher monsieur le chanoine, reprit Consuelo en s'animant de plusen plus; je ne déraisonne pas. La méchante mère qui abandonne ici sonenfant n'a aucun droit et ne peut rien vous imposer. Mais celui qui a droitde vous commander, celui qui dispose des destinées de l'enfant naissant,celui envers qui vous serez éternellement responsable, c'est Dieu. Oui,c'est Dieu qui a eu des vues particulières de miséricorde sur cetteinnocente petite créature en inspirant à sa mère la pensée hardie de vousle confier. C'est lui qui, par un bizarre concours de circonstances, lefait entrer dans votre maison malgré vous, et le pousse dans vos bras endépit de toute votre prudence. Ah! monsieur le chanoine, rappelez-vousl'exemple de saint Vincent de Paul, qui allait ramassant sur les marchesdes maisons les pauvres orphelins abandonnés, et ne rejetez pas celuique la Providence apporte dans votre sein. Je crois bien que si vousle faisiez, cela vous porterait malheur; et le monde, qui a une sorted'instinct de justice dans sa méchanceté même, dirait, avec une apparencede vérité, que vous avez eu des raisons pour l'éloigner de vous. Au lieuque si vous le gardez, on ne vous en supposera pas d'autres que lesvéritables: votre miséricorde et votre charité.--Tu ne sais pas, dit le chanoine ébranlé et incertain, ce que c'est quele monde! Tu es un enfant sauvage de droiture et de vertu. Tu ne sais passurtout ce que c'est que le clergé, et Brigide, la méchante Brigide, savaitbien ce qu'elle disait hier, en prétendant que certaines gens étaientjaloux de ma position, et travaillaient à me la faire perdre. Je tiens mesbénéfices de la protection de feu l'empereur Charles, qui a bien voulu meservir de patron pour me les faire obtenir. L'impératrice Marie-Thérèsem'a protégé aussi pour me faire passer jubilaire avant l'âge. Eh bien, ceque nous croyons tenir de l'...glise ne nous est jamais assuré absolument.Au-dessus de nous, au-dessus des souverains qui nous favorisent, nous avonstoujours un maître, c'est l'...glise. Comme elle nous déclare _capables_quand il lui plaît, alors même que nous ne le sommes pas, elle nousdéclare _incapables_ quand il lui convient, alors même que nous lui avonsrendu les plus grands services. _L'ordinaire_, c'est-à-dire l'évêquediocésain, et son conseil, si on les indispose et si on les irrite contrenous, peuvent nous accuser, nous traduire à leur barre, nous juger etnous dépouiller, sous prétexte d'inconduite, d'irrégularité de moeurs oud'exemples scandaleux, afin de reporter sur de nouvelles créatures les donsqu'ils s'étaient laissé arracher pour nous. Le ciel m'est témoin que ma vieest aussi pure que celle de cet enfant qui est né hier. Eh bien, sans uneextrême prudence dans toutes mes relations, ma vertu n'eût pas suffi à medéfendre des mauvaises interprétations. Je ne suis pas très-courtisanenvers les prélats; mon indolence, et un peu l'orgueil de ma naissancepeut-être, m'en ont toujours empêché. J'ai des envieux dans le chapitre...--Mais vous avez pour vous Marie-Thérèse, qui est une grande âme, une noblefemme et une tendre mère, reprit Consuelo. Si elle était là pour vousjuger, et que vous vinssiez à lui dire avec l'accent de la vérité, que lavérité seule peut avoir: «Reine, j'ai balancé un instant entre la craintede donner des armes à mes ennemis et, le besoin de pratiquer la premièrevertu de mon état, la charité; j'ai vu d'un côté des calomnies, desintrigues auxquelles je pouvais succomber, de l'autre un pauvre êtreabandonné du ciel et des hommes, qui n'avait de refuge, que dans mapitié, et d'avenir que dans ma sollicitude; et j'ai choisi de risquer maréputation, mon repos et ma fortune, pour faire les oeuvres de la foi etde la miséricorde.» Ah! je n'en doute pas, si vous disiez cela à MarieThérèse, Marie-Thérèse, qui peut tout, au lieu d'un prieuré, vous donneraitun palais, et au lieu d'un canonicat un évêché. N'a-t-elle pas combléd'honneurs et de richesses l'abbé Metastasio pour avoir fait des rimes?que ne ferait-elle pas pour la vertu, si elle récompense ainsi le talent?Allons, mon révérend, vous garderez cette pauvre Angiolina dans votremaison; votre jardinière la nourrira, et plus tard vous l'élèverez dans lareligion et dans la vertu. Sa mère en eût fait un démon pour l'enfer, etvous en ferez un ange pour le ciel!--Tu fais de moi ce que tu veux, dit le chanoine ému et attendri,en laissant son favori déposer l'enfant sur ses genoux; allons, nousbaptiserons Angèle demain matin, tu seras son parrain... Si Brigideétait encore là, nous la forcerions à être ta commère, et sa fureur nousdivertirait. Sonne pour qu'on nous amène la nourrice, et que tout soitfait selon la volonté de Dieu! Quant à la bourse que Corilla nous alaissée... (oui-da! cinquante sequins de Venise!) nous n'en avons que faireici. Je me charge des dépenses présentes pour l'enfant, et de son sortfutur, si on ne le réclame pas. Prends donc cet or, il t'est bien dû pourla vertu singulière, et le grand coeur dont tu as fait preuve dans toutceci.--De l'or pour payer ma vertu et la bonté de mon coeur! s'écria Consueloen repoussant la bourse avec dégoût. Et l'or de la Corilla! le prix dumensonge, de la prostitution peut-être! Ah! monsieur le chanoine, celasouille même la vue! Distribuez-le aux pauvres, cela portera bonheur ànotre pauvre Angèle.»LXXXI.Pour la première fois de sa vie peut-être le chanoine ne dormit guère. Ilsentait en lui une émotion et une agitation étranges. Sa tête était pleined'accords, de mélodies et de modulations qu'un léger sommeil venait briserà chaque instant, et qu'à chaque intervalle de réveil il cherchait malgrélui, et même avec une sorte de dépit, à reprendre et à renouer sans pouvoiry parvenir. Il avait retenu par coeur les phrases les plus saillantes desmorceaux que Consuelo lui avait chantés; il les entendait résonner encoredans sa cervelle, dans son diaphragme; et puis tout à coup le fil del'idée musicale se brisait dans sa mémoire au plus bel endroit, et il larecommençait mentalement cent fois de suite, sans pouvoir aller une noteplus loin. C'est en vain que, fatigué de cette audition imaginaire, ils'efforçait de la chasser; elle revenait toujours se placer dans sonoreille, et il lui semblait que la clarté de son feu vacillait en mesuresur le satin cramoisi de ses rideaux. Les petits sifflements qui sortentdes bûches enflammées avaient l'air de vouloir chanter aussi ces mauditesphrases dont la fin restait dans l'imagination fatiguée du chanoine commeun arcane impénétrable. S'il eût pu en retrouver une entière, il luisemblait qu'il eût pu être délivré de cette obsession de réminiscences.Mais la mémoire musicale est ainsi faite, qu'elle nous tourmente et nouspersécute jusqu'à ce que nous l'ayons rassasiée de ce dont elle est avideet inquiète.Jamais la musique n'avait fait tant d'impression sur le cerveau duchanoine, bien qu'il eût été toute sa vie un dilettante remarquable.Jamais voix humaine n'avait bouleversé ses entrailles comme celle deConsuelo. Jamais physionomie, jamais langage et manières n'avaientexercé sur son âme une fascination comparable à celle que les traits,la contenance et les paroles de Consuelo exerçaient sur lui depuistrente-six heures. Le chanoine devinait-il ou ne devinait-il pas le sexedu prétendu Bertoni? Oui et non. Comment vous expliquer cela? Il faut quevous sachiez qu'à cinquante ans le chanoine avait l'esprit aussi chasteque les moeurs, et les moeurs aussi pures qu'une jeune fille. A cet égard,c'était un saint homme que notre chanoine; il avait toujours été ainsi,et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, bâtard du roi le plusdébauché dont l'histoire fasse mention, il ne lui en avait presque riencoûté pour garder son voeu de chasteté. Né avec un tempérament flegmatique(nous disons aujourd'hui lymphatique), il avait été si bien élevé dansl'idée du canonicat, il avait toujours tant chéri le bien-être et latranquillité, il était si peu propre aux luttes cachées que les passionsbrutales livrent à l'ambition ecclésiastique; en un mot, il désirait tantle repos et le bonheur, qu'il avait eu pour premier et pour unique principedans la vie, de sacrifier tout à la possession tranquille d'un bénéfice;amour, amitié, vanité, enthousiasme, vertu même, s'il l'eût fallu. Ils'était préparé de bonne heure et habitué de longue main à tout immolersans effort et presque sans regret. Malgré cette théorie affreuse del'égoïsme, il était resté bon, humain, affectueux et enthousiaste àbeaucoup d'égards, parce que sa nature était bonne, et que la nécessitéde réprimer ses meilleurs instincts ne s'était presque jamais présentée.Sa position indépendante lui avait toujours permis de cultiver l'amitié,la tolérance et les arts; mais l'amour lui était interdit, et il avait tuél'amour, comme le plus dangereux ennemi de son repos et de sa fortune.Cependant, comme l'amour est de nature divine, c'est-à-dire immortel,quand nous croyons l'avoir tué, nous n'avons pas fait autre chose que del'ensevelir vivant dans notre coeur. Il peut y sommeiller sournoisementdurant de longues années, jusqu'au jour où il lui plaît de se ranimer.Consuelo apparaissait à l'automne de cette vie de chanoine, et cette longueapathie de l'âme se changeait en une langueur tendre, profonde, et plustenace qu'on ne pouvait le prévoir. Ce coeur apathique ne savait pointbondir et palpiter pour un objet aimé; mais il pouvait se fondre comme laglace au soleil, se livrer, connaître l'abandon de soi-même, la soumission,et cette sorte d'abnégation patiente qu'on est surpris de rencontrerquelquefois chez les égoïstes quand l'amour s'empare de leur forteresse.Il aimait donc, ce pauvre chanoine; à cinquante ans, il aimait pour lapremière fois, et il aimait celle qui ne pouvait jamais répondre à sonamour. Il ne le pressentait que trop, et voilà pourquoi il voulait sepersuader à lui-même, en dépit de toute vraisemblance, que ce n'étaitpas de l'amour qu'il éprouvait, puisque ce n'était pas une femme qui lelui inspirait.A cet égard il s'abusait complètement, et, dans toute la naïveté de soncoeur, il prenait Consuelo pour un garçon. Lorsqu'il remplissait desfonctions canoniques à la cathédrale de Vienne, il avait vu nombre debeaux et jeunes enfants à la maîtrise; il avait entendu des voix claires,argentines et quasi femelles pour la pureté et la flexibilité; celle deBertoni était plus pure et plus flexible mille fois. Mais c'était une voixitalienne, pensait-il; et puis Bertoni était une nature d'exception, un deces enfants précoces dont les facultés, le génie et l'aptitude sont desprodiges. Et tout fier, tout enthousiasmé d'avoir ce trésor sur le grandchemin, le chanoine rêvait déjà de le faire connaître au monde, de lelancer, d'aider à sa fortune et à sa gloire. Il s'abandonnait à tous lesélans d'une affection paternelle et d'un orgueil bienveillant, et saconscience ne devait pas s'en effrayer; car l'idée d'un amour vicieux etimmonde, comme celui qu'on avait attribué à Gravina pour Métastase, lechanoine ne savait même pas ce que c'était. Il n'y pensait pas, il n'ycroyait même pas, et cet ordre d'idées paraissait à son esprit chaste etdroit une abominable et bizarre supposition des méchantes langues.Personne n'eût cru à cette pureté enfantine dans l'imagination du chanoine,homme d'esprit un peu railleur, très-facétieux, plein de finesse et depénétration en tout ce qui avait rapport à la vie sociale. Il y avaitpourtant tout un monde d'idées, d'instincts et de sentiments qui lui étaitinconnu. Il s'était endormi dans la joie de son coeur, en faisant milleprojets pour son jeune protégé, en se promettant pour lui-même de passer savie dans les plus saintes délices musicales, et en s'attendrissant à l'idéede cultiver, en les tempérant un peu, les vertus qui brillaient dans cetteâme généreuse et ardente; mais réveillé à toutes les heures de la nuit parune émotion singulière, poursuivi par l'image de cet enfant merveilleux,tantôt inquiet et effrayé à l'idée de le voir se soustraire à sa tendressedéjà un peu jalouse, tantôt impatient d'être au lendemain pour lui réitérersérieusement des offres, des promesses et des prières qu'il avait eu l'aird'écouter en riant, le chanoine, étonné de ce qui se passait en lui, sepersuada mille choses autres que la vérité.«J'étais donc destiné par la nature à avoir beaucoup d'enfants et à lesaimer avec passion, se demandait-il avec une honnête simplicité, puisquela seule pensée d'en adopter un aujourd'hui me jette dans une pareilleagitation? C'est pourtant la première fois de ma vie que ce sentiment-làse révèle à mon coeur, et voilà que dans un seul jour l'admirationm'attache à l'un, la sympathie à l'autre, la pitié à un troisième! Bertoni,Beppo, Angiolina! me voilà en famille tout d'un coup, moi qui plaignaisles embarras des parents, et qui remerciais Dieu d'être obligé par étatau repos de la solitude! Est-ce la quantité et l'excellence de la musiqueque j'ai entendue aujourd'hui qui me donne une exaltation d'idées sinouvelle?... C'est plutôt ce délicieux café à la vénitienne dont j'ai prisdeux tasses au lieu d'une, par pure gourmandise!... J'ai eu la tête sibien montée tout le jour, que je n'ai presque pas pensé à mon volkameria,desséché pourtant par la faute de Pierre!«Il mio cor si divide...»Allons, voilà encore cette maudite phrase qui me revient! La peste soit dema mémoire!... Que ferai-je pour dormir?... Quatre heures du matin, c'estinouï!... J'en ferai une maladie!»Une idée lumineuse vint enfin au secours du bon chanoine; il se leva,prit son écritoire, et résolut de travailler à ce fameux livre entreprisdepuis si longtemps, et non encore commencé. Il lui fallait consulterle Dictionnaire du droit canonique pour se remettre dans son sujet;il n'en eut pas lu deux pages que ses idées s'embrouillèrent, ses yeuxs'appesantirent, le livre coula doucement de l'édredon sur le tapis, labougie s'éteignit à un soupir de béatitude somnolente exhalé de la robustepoitrine du saint homme, et il dormit enfin du sommeil du juste jusqu'àdix heures du matin.Hélas! que son réveil fut amer, lorsque, d'une main engourdie etnonchalante, il ouvrit le billet suivant, déposé par André sur songuéridon, avec sa tasse de chocolat!«Nous partons, monsieur et révérend chanoine; un devoir impérieux nousappelait à Vienne, et nous avons craint de ne pouvoir résister à vosgénéreuses instances. Nous nous sauvons comme des ingrats: mais nousne le sommes point, et jamais nous ne perdrons le souvenir de votrehospitalité envers nous, et de votre charité sublime pour l'enfantabandonné. Nous viendrons vous en remercier. Avant huit jours, vous nousreverrez; veuillez différer jusque là le baptême d'Angèle, et compter surle dévouement respectueux et tendre de vos humbles protégés.»«BERTONI, BEPPO.»Le chanoine pâlit, soupira et agita sa sonnette.«Ils sont partis? dit-il à André.--Avant le jour, monsieur le chanoine.--Et qu'ont-ils dit en partant? ont-ils déjeuné, au moins? ont-ils désignéle jour où ils reviendraient?--Personne ne les a vus partir, monsieur le chanoine. Ils se sont en alléscomme ils sont venus, par-dessus les murs. En m'éveillant j'ai trouvé leurschambres désertes; le billet que vous tenez était sur leur table, et toutesles portes de la maison et de l'enclos fermées comme je les avais laisséeshier soir. Ils n'ont pas emporté une épingle, ils n'ont pas touché à unfruit, les pauvres enfants!...--Je le crois bien!» s'écria le chanoine, et ses yeux se remplirent delarmes.Pour chasser sa mélancolie, André essaya de lui faire faire le menu deson dîner.«Donne-moi ce que tu voudras, André!» répondit le chanoine d'une voixdéchirante, et il retomba en gémissant sur son oreiller.Le soir de ce jour-là, Consuelo et Joseph entrèrent dans Vienne à la faveurdes ombres. Le brave perruquier Keller fut mis dans la confidence, lesreçut à bras ouverts, et hébergea de son mieux la noble voyageuse. Consuelofit mille amitiés à la fiancée de Joseph, tout en s'affligeant en secret dene la trouver ni gracieuse ni belle. Le lendemain matin, Keller tressa lescheveux flottants de Consuelo; sa fille l'aida à reprendre les vêtementsde son sexe, et lui servit de guide jusqu'à la maison qu'habitait lePorpora.LXXXIIA la joie que Consuelo éprouva de serrer dans ses bras son maître et sonbienfaiteur, succéda un pénible sentiment qu'elle eut peine à renfermer.Un an ne s'était pas écoulé depuis qu'elle avait quitté le Porpora, etcette année d'incertitudes, d'ennuis et de chagrins avait imprimé aufront soucieux du maestro les traces profondes de la souffrance et dela vieillesse. Il avait pris cet embonpoint maladif où l'inaction et lalangueur de l'âme font tomber les organisations affaissées. Son regardavait le feu qui l'animait encore naguère, et une certaine colorationbouffie de ses traits trahissait de funestes efforts tentés pour chercherdans le vin l'oubli de ses maux ou le retour de l'inspiration refroidiepar l'âge et le découragement.L'infortuné compositeur s'était flatté de retrouver à Vienne quelquesnouvelles chances de succès et de fortune. Il avait été reçu avec unefroide estime, et il trouvait ses rivaux, plus heureux, en possession dela faveur impériale et de l'engouement du public. Métastase avait écritdes drames et des oratorio pour Caldera, pour Predieri, pour Fuchs, pourReüter et pour Hasse; Métastase, le poëte de la cour (_poeta cesareo_),l'écrivain à la mode, le _nouvel Albane_, le favori des muses et des dames,le charmant, le précieux, l'harmonieux, le coulant, le divin Métastase,en un mot, celui de tous les cuisiniers dramatiques dont les mets avaientle goût le plus agréable et la digestion la plus facile, n'avait rienécrit pour Porpora, et n'avait voulu lui rien promettre. Le maestro avaitpeut-être encore des idées; il avait au moins sa science, son admirableentente des voix, ses bonnes traditions napolitaines, son goût sévère, sonlarge style, et ses fiers et mâles récitatifs dont la beauté grandiosen'a jamais été égalée. Mais il n'avait pas de public, et il demandait envain un poëme. Il n'était ni flatteur ni intrigant; sa rude franchise luifaisait des ennemis, et sa mauvaise humeur rebutait tout le monde.Il porta ce sentiment jusque dans l'accueil affectueux et paternel qu'ilfit à Consuelo.«Et pourquoi as-tu quitté si tôt la Bohême? lui dit-il après l'avoirembrassée avec émotion. Que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? Iln'y a point ici d'oreilles pour t'écouter, ni de coeurs pour te comprendre;il n'y a point ici de place pour toi, ma fille. Ton vieux maître est tombédans le mépris public, et, si tu veux réussir, tu feras bien d'imiter lesautres en feignant de ne pas le connaître, ou de le mépriser, comme fonttous ceux qui lui doivent leur talent, leur fortune et leur gloire.--Hélas! vous doutez donc aussi de moi? lui dit Consuelo, dont les yeux seremplirent de larmes. Vous voulez renier mon affection et mon dévouement,et faire tomber sur moi le soupçon et le dédain que les autres ont mis dansvotre âme! O mon maître! vous verrez que je ne mérite pas cet outrage. Vousle verrez! voilà tout ce que je puis-vous dire.»Le Porpora fronça le sourcil, tourna le dos, fit quelques pas dans sachambre, revint vers Consuelo, et voyant qu'elle pleurait, mais ne trouvantrien de doux et de tendre à lui dire, il lui prit son mouchoir des mainset le lui passa sur les yeux avec une rudesse paternelle, en lui disant:«Allons, allons!»Consuelo vit qu'il était pâle et qu'il étouffait de gros soupirs dans salarge poitrine; mais il contint son émotion, et tirant une chaise à côtéd'elle:«Allons, reprit-il, raconte-moi ton séjour en Bohême, et dis-moi pourquoitu es revenue si brusquement? Parle donc, ajouta-t-il avec un peud'impatience. Est-ce que tu n'as pas mille choses à me dire? Tu t'ennuyaislà-bas? ou bien les Rudolstadt ont été mal pour toi? Oui, eux aussi sontcapables de t'avoir blessée et tourmentée! Dieu sait que c'étaient lesseules personnes de l'univers en qui j'avais encore foi: mais Dieu saitaussi que tous les hommes sont capables de tout ce qui est mal!--Ne dites pas cela, mon ami, répondit Consuelo. Les Rudolstadt sont desanges, et je ne devrais parler d'eux qu'à genoux; mais j'ai dû les quitter,j'ai dû les fuir, et même sans les prévenir, sans leur dire adieu.--Qu'est-ce à dire? Est-ce toi qui as quelque chose à te reprocher enverseux? Me faudrait-il rougir de toi, et me reprocher de t'avoir envoyée chezces braves gens?--Oh, non! non, Dieu merci, maître! Je n'ai rien à me reprocher, et vousn'avez point à rougir de moi.--Alors, qu'est-ce donc?»Consuelo, qui savait combien il fallait faire au Porpora les réponsescourtes et promptes lorsqu'il donnait son attention à la connaissanced'un fait ou d'une idée, lui annonça, en peu de mots, que le comte Albertvoulait l'épouser, et qu'elle n'avait pu se décider à lui rien promettreavant d'avoir consulté son père adoptif.Le Porpora fit une grimace de colère et d'ironie.«Le comte Albert! s'écria-t-il, l'héritier des Rudolstadt, le descendantdes rois de Bohême, le seigneur de Riesenburg! il a voulu t'épouser, toi,petite ...gyptienne? toi, la laideron de la Scuola, la fille sans père, lacomédienne sans argent et sans engagement? toi, qui as demandé l'aumône,pieds nus, dans les carrefours de Venise?--Moi! votre élève! moi, votre fille adoptive! oui, moi, la Porporina!répondit Consuelo avec un orgueil tranquille et doux.--Belle illustration et brillante condition! En effet, reprit le maestroavec amertume, j'avais oublié celles-là dans la nomenclature. La dernièreet l'unique élève d'un maître sans école, l'héritière future de sesguenilles et de sa honte, la continuatrice d'un nom qui est déjà effacé dela mémoire des hommes! il y a de quoi se vanter, et voilà de quoi rendrefous les fils des plus illustres familles!--Apparemment, maître, dit Consuelo avec un sourire mélancolique etcaressant, que nous ne sommes pas encore tombés si bas dans l'estime deshommes de bien qu'il vous plaît de le croire; car il est certain que lecomte veut m'épouser, et que je viens ici vous demander votre agrément poury consentir, ou votre protection pour m'en défendre.--Consuelo, répondit le Porpora d'un ton froid et sévère, je n'aime pointces sottises-là. Vous devriez savoir que je hais les romans de pensionnaireou les aventures de coquette. Jamais je ne vous aurais crue capable devous mettre en tête pareilles billevesées, et je suis vraiment honteux pourvous d'entendre de telles choses. Il est possible que le jeune comte deRudolstadt ait pris pour vous une fantaisie, et que, dans l'ennui de lasolitude, ou dans l'enthousiasme de la musique, il vous ait fait deuxdoigts de cour; mais comment avez-vous été assez impertinente pour prendrel'affaire au sérieux, et pour vous donner, par cette feinte ridicule, lesairs d'une princesse de roman? Vous me faites pitié; et si le vieux comte,si la chanoinesse, si la baronne Amélie sont informés de vos prétentions,vous me faites honte; je vous le dis encore une fois, je rougis de vous.»Consuelo savait qu'il ne fallait pas contredire le Porpora lorsqu'il étaiten train de déclamer, ni l'interrompre au milieu d'un sermon. Elle lelaissa exhaler son indignation, et quand il lui eut dit tout ce qu'il putimaginer de plus blessant et de plus injuste, elle lui raconta de pointen point, avec l'accent de la vérité et la plus scrupuleuse exactitude,tout ce qui s'était passé au château des Géants, entre elle, le comteAlbert, le comte Christian, Amélie, la chanoinesse et Anzoleto. Le Porpora,qui, après avoir donné un libre cours à son besoin d'emportement etd'invectives, savait, lui aussi, écouter et comprendre, prêta la plussérieuse attention à son récit; et quand elle eut fini, il lui adressaencore plusieurs questions pour s'enquérir de nouveaux détails et pénétrercomplétement dans la vie intime et dans les sentiments de toute la famille.«Alors!... lui dit-il enfin, tu as bien agi, Consuelo. Tu as été sage, tuas été digne, tu as été forte comme je devais l'attendre de toi. C'estbien. Le ciel t'a protégée, et il te récompensera en te délivrant une foispour toutes de cet infâme Anzoleto. Quant au jeune comte, tu n'y dois paspenser. Je te le défends. Un pareil sort ne te convient pas. Jamais lecomte Christian ne te permettra de redevenir artiste, sois assurée de cela.Je connais mieux que toi l'orgueil indomptable des nobles. Or, à moins quetu ne te fasses à cet égard des illusions que je trouverais puériles etinsensées, je ne pense pas que tu hésites un instant entre la fortune desgrands et celle des enfants de l'art... Qu'en penses-tu?... Réponds-moidonc! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m'entends pas!--Je vous entends fort bien, mon maître, et je vois que vous n'avez riencompris à tout ce que je vous ai dit.--Comment, je n'ai rien compris! Je ne comprends plus rien, n'est-ce pas?»Et les petits yeux noirs du maestro retrouvèrent le feu de la colère.Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu'ilfallait lui tenir tête, si elle voulait se faire écouter de nouveau.«Non, Vous ne m'avez pas comprise, répliqua-t-elle avec assurance; carvous me supposez des velléités d'ambition très-différentes de celles quej'ai. Je n'envie pas la fortune des grands, soyez-en persuadé; et ne medites jamais, mon maître, que je la fais entrer pour quelque chose dans mesirrésolutions. Je méprise les avantages qu'on n'acquiert pas par son propremérite, vous m'avez élevée dans ce principe, et je n'y saurais déroger.Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l'argent et la vanité,et ce quelque chose est assez précieux pour contre-balancer les enivrementsde la gloire et les joies de la vie d'artiste. C'est l'amour d'un hommecomme Albert, c'est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille.Le public est un maître capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble épouxest un ami, un soutien, un autre soi-même. Si j'arrivais à aimer Albertcomme il m'aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement jeserais plus heureuse.--Quel sot langage est-ce là? s'écria le maestro. tes-vous devenue folle?Donnez-vous dans la sentimentalité allemande? Bon Dieu! dans quel mépris del'art vous êtes tombée, madame la comtesse! Vous venez de me raconter quevotre Albert, comme vous vous permettez de l'appeler, vous faisait plus depeur que d'envie; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte à sescôtés, et mille autres choses que j'ai très-bien entendues et comprises, nevous en déplaise; et maintenant que vous êtes délivrée de ses poursuites,maintenant que vous êtes rendue à la liberté, le seul bien, la seulecondition de développement de l'artiste, vous venez me demander s'il nefaut point vous remettre la pierre au cou pour vous jeter au fond du puitsqu'habite votre amant visionnaire? Eh! allez donc! faites, si bon voussemble; je ne me mêle plus de vous, et je n'ai plus rien à vous dire.Je ne perdrai pas mon temps à causer davantage avec une personne qui nesait ni ce qu'elle dit, ni ce qu'elle veut. Vous n'avez pas le sens commun,et je suis votre serviteur.»En disant cela, le Porpora se mit à son clavecin et improvisa d'une mainferme et sèche plusieurs modulations savantes pendant lesquelles Consuelo,désespérant de l'amener ce jour-là à examiner le fond de la question,réfléchit au moyen de le remettre au moins de meilleure humeur. Elle yréussit en lui chantant les airs nationaux qu'elle avait appris en Bohême,et dont l'originalité transporta le vieux maître. Puis elle l'amenadoucement à lui faire voir les dernières compositions qu'il avait essayées.Elle les lui chanta à livre ouvert avec une si grande perfection, qu'ilretrouva tout son enthousiasme, toute sa tendresse pour elle. L'infortuné,n'ayant plus d'élève habile auprès de lui, et se méfiant de tout ce quil'approchait, ne goûtait plus le plaisir de voir ses pensées rendues parune belle voix et comprises par une belle âme. Il fut si touché des'entendre exprimé selon son coeur, par sa grande et toujours docilePorporina, qu'il versa des larmes de joie et la pressa sur son sein ens'écriant:«Ah! tu es la première cantatrice du monde! Ta voix a doublé de volume etd'étendue, et tu as fait autant de progrès que si je t'avais donné desleçons tous les jours depuis un an. Encore, encore, ma fille; redis-moi cethème. Tu me donnes le premier instant de bonheur que j'aie goûté depuisbien des mois!»Ils dînèrent ensemble, bien maigrement, à une petite table, près de lafenêtre. Le Porpora était mal logé; sa chambre, triste, sombre et toujoursen désordre, donnait sur un angle de rue étroite et déserte. Consuelo,le voyant bien disposé, se hasarda à lui parler de Joseph Haydn. La seulechose qu'elle lui eût cachée, c'était son long voyage pédestre avec cejeune homme, et les incidents bizarres qui avaient établi entre eux unesi douce et si loyale intimité. Elle savait que son maître prendrait engrippe, selon sa coutume, tout aspirant à ses leçons dont on commenceraitpar lui faire l'éloge. Elle raconta donc d'un air d'indifférence qu'elleavait rencontré, dans une voiture aux approches de Vienne, un pauvre petitdiable qui lui avait parlé de l'école du Porpora avec tant de respect etd'enthousiasme, qu'elle lui avait presque promis d'intercéder en sa faveurauprès du Porpora lui-même.«Eh! quel est-il, ce jeune homme? demanda le maestro; à quoi sedestine-t-il? A être artiste, sans doute, puisqu'il est pauvre diable!Oh! je le remercie de sa clientèle. Je ne veux plus enseigner le chant qu'àdes fils de famille. Ceux-là paient, n'apprennent rien, et sont fiers denos leçons, parce qu'ils se figurent savoir quelque chose en sortant denos mains. Mais les artistes! tous lâches, tous ingrats, tous traîtres etmenteurs. Qu'on ne m'en parle pas. Je ne veux jamais en voir un franchirle seuil de cette chambre. Si cela arrivait, vois-tu, je le jetterais parla fenêtre à l'instant même.»Consuelo essaya de le dissuader de ces préventions; mais elle les trouvasi obstinées, qu'elle y renonça, et, se penchant un peu à la fenêtre,dans un moment où son maître avait le dos tourné, elle fit avec ses doigtsun premier signe, et puis un second. Joseph, qui rôdait dans la rue enattendant ce signal convenu, comprit que le premier mouvement des doigtslui disait de renoncer à tout espoir d'être admis comme élève auprès duPorpora; le second l'avertissait de ne pas paraître avant une demi-heure.Consuelo parla d'autre chose, pour faire oublier au Porpora ce qu'ellevenait de lui dire; et, la demi-heure écoulée, Joseph frappa à la porte.Consuelo alla lui ouvrir, feignit de ne pas le connaître, et revintannoncer au maestro que c'était un domestique qui se présentait pourentrer à son service.«Voyons ta figure! cria le Porpora au jeune homme tremblant; approche!Qui t'a dit que j'eusse besoin d'un domestique? Je n'en ai aucun besoin.--Si vous n'avez pas besoin de domestique, répondit Joseph éperdu, maisfaisant bonne contenance comme Consuelo le lui avait recommandé, c'est bienmalheureux pour moi, Monsieur; car j'ai bien besoin de trouver un maître.--On dirait qu'il n'y a que moi qui puisse te faire gagner ta vie! Répliquale Porpora. Tiens, regarde mon appartement et mon mobilier; crois-tu quej'aie besoin d'un laquais pour arranger tout cela?--Eh! vraiment oui, Monsieur, vous en auriez besoin, reprit Haydn enaffectant une confiante simplicité; car tout cela est fort mal en ordre.»En parlant ainsi, il se mit tout de suite à la besogne, et commença àranger la chambre avec une symétrie et un sang-froid apparent qui donnèrentenvie de rire au Porpora. Joseph jouait le tout pour le tout; car si sonzèle n'eût diverti le maître, il eût fort risqué d'être payé à coups decanne.Voilà un drôle de corps, qui veut me servir malgré moi, dit le Porpora enle regardant faire. Je te dis, idiot, que je n'ai pas le moyen de payer undomestique. Continueras-tu à faire l'empressé?--Qu'à cela ne tienne, Monsieur! Pourvu que vous me donniez vos vieuxhabits, et un morceau de pain tous les jours, je m'en contenterai. Je suissi misérable, que je me trouverai fort heureux de ne pas mendier mon pain.--Mais pourquoi n'entres-tu pas dans une maison riche?--Impossible, Monsieur; on me trouve trop petit et trop laid. D'ailleurs,je n'entends rien à la musique, et vous savez que tous les grands seigneursd'aujourd'hui veulent que leurs laquais sachent faire une petite partie deviole ou de flûte pour la musique de chambre. Moi, je n'ai jamais pu mefourrer une note de musique dans la tête.--Ah! ah! tu n'entends rien à la musique. Eh bien, tu es l'homme qu'ilme faut. Si tu te contentes de la nourriture et des vieux habits, je teprends; car, aussi bien, voilà ma fille qui aura besoin d'un garçondiligent pour faire ses commissions. Voyons! que sais-tu faire? Brosserles habits, cirer les souliers, balayer, ouvrir et fermer la porte?--Oui, Monsieur, je sais faire tout cela.--Eh bien, commence. Prépare-moi l'habit que tu vois étendu sur mon lit,car je vais dans une heure chez l'ambassadeur. Tu m'accompagneras,Consuelo. Je veux te présenter à monsignor Corner, que tu connais déjà,et qui vient d'arriver des eaux avec la signora. Il y a là-bas une petitechambre que je te cède; va faire un peu de toilette aussi pendant que je mepréparerai.»Consuelo obéit, traversa l'antichambre, et, entrant dans le cabinet sombrequi allait devenir son appartement, elle endossa son éternelle robe noireet son fidèle fichu blanc, qui avaient fait le voyage sur l'épaule deJoseph.«Pour aller à l'ambassade, ce n'est pas un très-bel équipage, pensa-t-elle;mais on m'a vue commencer ainsi à Venise, et cela ne m'a pas empêchée debien chanter et d'être écoutée avec plaisir.»Quand elle fut prête, elle repassa dans l'antichambre, et y trouva Haydn,qui crêpait gravement la perruque du Porpora, plantée sur un bâton. En seregardant, ils étouffèrent de part et d'autre un grand éclat de rire.«Eh! comment fais-tu pour arranger cette belle perruque? lui dit-elle àvoix bien basse, pour ne pas être entendue du Porpora, qui s'habillaitdans la chambre voisine.--Bah! répondit Joseph, cela va tout seul. J'ai souvent vu travaillerKeller! Et puis, il m'a donné une leçon ce matin, et il m'en donneraencore, afin que j'arrive à la perfection du lissé et du crêpé.--Ah! prends courage, mon pauvre garçon, dit Consuelo en lui serrant lamain; le maître finira par se laisser désarmer. Les routes de l'art sontencombrées d'épines mais on parvient à y cueillir de belles fleurs.--Merci de la métaphore, chère soeur Consuelo. Sois sûre que je ne merebuterai pas, et pourvu qu'en passant auprès de moi sur l'escalier oudans la cuisine tu me dises de temps en temps un petit mot d'encouragementet d'amitié, je supporterai tout avec plaisir.--Et je t'aiderai à remplir tes fonctions, reprit Consuelo en souriant.Crois-tu donc que moi aussi je n'aie pas commencé comme toi? Quand j'étaispetite, j'étais souvent la servante du Porpora. J'ai plus d'une fois faitses commissions, battu son chocolat et repassé ses rabats. Tiens, pourcommencer, je vais t'enseigner à brosser cet habit, car tu n'y entendsrien; tu casses les boutons et tu fanes les revers.»Elle lui prit la brosse des mains, et lui donna l'exemple avec adresse etdextérité. Mais, entendant le Porpora qui approchait, elle lui repassa labrosse précipitamment, et prit un air grave pour lui dire en présence dumaître:--«Eh bien, petit, dépêchez-vous donc!»LXXXIII.Ce n'était point à l'ambassade de Venise, mais chez l'ambassadeur,c'est-à-dire dans la maison de sa maîtresse, que le Porpora conduisaitConsuelo. La Wilhelmine était une belle créature, infatuée de musique, etdont tout le plaisir, dont toute la prétention était de rassembler chezelle, en petit comité, les artistes et les dilettanti qu'elle pouvait yattirer sans compromettre par trop d'apparat la dignité diplomatique demonsignor Corner. A l'apparition de Consuelo, il y eut un moment desurprise, de doute, puis un cri de joie et une effusion de cordialité dèsqu'on se fut assuré que c'était bien la Zingarella, la merveille de l'annéeprécédente à San-Samuel. Wilhelmine, qui l'avait vue tout enfant venir chezelle, derrière le Porpora, portant ses cahiers, et le suivant comme unpetit chien, s'était beaucoup refroidie à son endroit, en lui voyantensuite recueillir tant d'applaudissements et d'hommages dans les salonsde la noblesse, et tant de couronnes sur la scène. Ce n'est pas que cettebelle personne fût méchante, ni qu'elle daignât être jalouse d'une fillesi longtemps réputée laide à faire peur. Mais la Wilhelmine aimait à fairela grande dame, comme toutes celles qui ne le sont pas. Elle avait chantéde grands airs avec le Porpora (qui, la traitant comme un talent d'amateur,lui avait laissé essayer de tout), lorsque la pauvre Consuelo étudiaitencore cette fameuse petite feuille de carton où le maître renfermait toutesa méthode de chant, et à laquelle il tenait ses élèves sérieux durant cinqou six ans. La Wilhelmine ne se figurait donc pas qu'elle pût avoir pourla Zingarella un autre sentiment que celui d'un charitable intérêt. Maisde ce qu'elle lui avait jadis donné quelques bonbons, ou de ce qu'elle luiavait mis entre les mains un livre d'images pour l'empêcher de s'ennuyerdans son antichambre, elle concluait qu'elle avait été une des plusofficieuses protectrices de ce jeune talent. Elle avait donc trouvé fortextraordinaire et fort inconvenant que Consuelo, parvenue en un instantau faîte du triomphe, ne se fût pas montrée humble, empressée, et rempliede reconnaissance envers elle. Elle avait compté que lorsqu'elle auraitde petites réunions d'hommes choisis, Consuelo ferait gracieusement etgratuitement les frais de la soirée, en chantant pour elle et avec elleaussi souvent et aussi longtemps qu'elle le désirerait, et qu'elle pourraitla présenter à ses amis, en se donnant les gants de l'avoir aidée dans sesdébuts et quasi formée à l'intelligence de la musique. Les choses s'étaientpassées autrement: le Porpora, qui avait beaucoup plus à coeur d'éleverd'emblée son élève Consuelo au rang qui lui convenait dans la hiérarchiede l'art, que de complaire à sa protectrice Wilhelmine, avait ri, dans sabarbe, des prétentions de cette dernière; et il avait défendu à Consuelod'accepter les invitations un peu trop familières d'abord, un peu tropimpérieuses ensuite, de madame l'ambassadrice _de la main gauche_.Il avait su trouver mille prétextes pour se dispenser de la lui amener,et la Wilhelmine en avait pris un étrange dépit contre la débutante,jusqu'à dire qu'elle n'était pas assez belle pour avoir jamais des succèsincontestés; que sa voix, agréable dans un salon, à la vérité, manquait desonorité au théâtre, qu'elle ne tenait pas sur la scène tout ce qu'avaitpromis son enfance, et autres malices de même genre connues de tout tempset en tous pays.Mais bientôt la clameur enthousiaste du public avait étouffé ces petitesinsinuations, et la Wilhelmine, qui se piquait d'être un bon juge, unesavante élève du Porpora, et une âme généreuse, n'avait osé poursuivrecette guerre sourde contre la plus brillante élève du Maestro, et contrel'idole du public. Elle avait mêlé sa voix à celle des vrais dilettantipour exalter Consuelo, et si elle l'avait un peu dénigrée encore pourl'orgueil et l'ambition dont elle avait fait preuve en ne mettant passa voix à la disposition de _madame l'ambassadrice_, c'était bien bas ettout à fait à l'oreille de quelques-uns que _madame l'ambassadrice_ sepermettait de l'en blâmer.Cette fois, lorsqu'elle vit Consuelo venir à elle dans sa petite toilettedes anciens jours, et lorsque le Porpora la lui présenta officiellement,ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, vaine et légère comme elle était,la Wilhelmine pardonna tout, et s'attribua un rôle de grandeur généreuse.Embrassant la Zingarella sur les deux joues,«Elle est ruinée, pensa-t-elle; elle a fait quelque folie, ou perdu lavoix, peut-être; car on n'a pas entendu parler d'elle depuis longtemps.Elle nous revient à discrétion. Voici le vrai moment de la plaindre, de laprotéger, et de mettre ses talents à l'épreuve ou à profit.»Consuelo avait l'air si doux et si conciliant, que la Wilhelmine, neretrouvant pas ce ton de hautaine prospérité qu'elle lui avait supposéà Venise, se sentit fort à l'aise avec elle et la combla de prévenances.Quelques Italiens, amis de l'ambassadeur, qui se trouvaient là, sejoignirent à elle pour accabler Consuelo d'éloges et de questions, qu'ellesut éluder avec adresse et enjouement. Mais tout à coup sa figure devintsérieuse, et une certaine émotion s'y trahit, lorsqu'au milieu du grouped'Allemands qui la regardaient curieusement de l'autre extrémité du salon,elle reconnut une figure qui l'avait déjà gênée ailleurs; celle del'inconnu, ami du chanoine, qui l'avait tant examinée et interrogée,trois jours auparavant, chez le curé du village où elle avait chanté lamesse avec Joseph Haydn. Cet inconnu l'examinait encore avec une curiositéextrême, et il était facile de voir qu'il questionnait ses voisins sur soncompte. La Wilhelmine s'aperçut de la préoccupation de Consuelo.«Vous regardez M. Holzbaüer? lui dit-elle. Le connaissez-vous?--Je ne le connais pas, répondit Consuelo, et j'ignore si c'est celui queje regarde.--C'est le premier à droite de la console, reprit l'ambassadrice. Il estactuellement directeur du théâtre de la cour, et sa femme est premièrecantatrice à ce même théâtre. Il abuse de sa position, ajouta-t-elle toutbas, pour régaler la cour et la ville de ses opéras, qui, entre nous, nevalent pas le diable. Voulez-vous que je vous fasse faire connaissanceavec lui? C'est un fort galant homme.--Mille grâces, Signora; répondit Consuelo, je suis trop peu de chose icipour être présentée à ce personnage, et je suis certaine d'avance qu'il nem'engagera pas à son théâtre.--Et pourquoi cela mon coeur? Cette belle voix, qui n'avait pas sa pareilledans toute l'Italie, aurait-elle souffert du séjour de la Bohême? car vousavez vécu tout ce temps en Bohême, nous dit-on; dans le pays le plus froidet le plus triste du monde! C'est bien mauvais pour la poitrine, et je nem'étonne pas que vous en ayez ressenti les effets. Mais ce n'est rien, lavoix vous reviendra à notre beau soleil de Venise.»Consuelo, voyant que la Wilhelmine était fort pressée de décréterl'altération de sa voix, s'abstint de démentir cette opinion, d'autant plusque son interlocutrice avait fait elle-même la question et la réponse. Ellene se tourmentait pas de cette charitable supposition, mais de l'antipathiequ'elle devait s'attendre à rencontrer chez Holzbaüer à cause d'une réponseun peu brusque et un peu sincère qui lui était échappée sur sa musiqueau déjeuner du presbytère. Le maestro de la cour ne manquerait pas de sevenger en racontant dans quel équipage et en quelle compagnie il l'avaitrencontrée sur les chemins, et Consuelo craignait que cette aventure,arrivant aux oreilles du Porpora, ne l'indisposât contre elle, et surtoutcontre le pauvre Joseph.Il en fut autrement: Holzbaüer ne dit pas un mot de l'aventure, pourdes raisons que l'on saura par la suite; et loin de montrer la moindreanimosité à Consuelo, il s'approcha d'elle, et lui adressa des regards dontla malignité enjouée n'avait rien que de bienveillant. Elle feignit de nepas les comprendre. Elle eût craint de paraître lui demander le secret, etquelles que pussent être les suites de leur rencontre, elle était tropfière pour ne pas les affronter tranquillement.Elle fut distraite de cet incident par la figure d'un vieillard à l'airDur et hautain, qui montrait cependant beaucoup d'empressement à lierconversation avec le Porpora; mais celui-ci, fidèle à sa mauvaise humeur,lui répondait à peine, et à chaque instant faisait un effort et cherchaitun prétexte pour se débarrasser de lui.«Celui-ci, dit Wilhelmine, qui n'était pas fâchée de faire à Consuelo laliste des célébrités qui ornaient son salon, c'est un maître illustre,c'est le Buononcini. Il arrive de Paris, où il a joué lui-même une partiede violoncelle dans un motet de sa composition en présence du roi; voussavez que c'est lui qui a fait fureur si longtemps à Londres, et qui, aprèsune lutte obstinée de théâtre à théâtre contre Haendel, a fini par vaincrece dernier dans l'opéra.--Ne dites pas cela, signora, dit avec vivacité le Porpora qui venait dese débarrasser du Buononcini, et, qui, se rapprochant des deux femmes,avait entendu les dernières paroles de Wilhelmine; oh! ne dites pas unpareil blasphème! Personne n'a vaincu Haendel, personne ne le vaincra.Je connais mon Haendel, et vous ne le connaissez pas encore. C'est lepremier d'entre nous, et je le confesse, quoique j'aie eu l'audace delutter aussi contre lui dans des jours de folle jeunesse; j'ai été écrasé,cela devait être, cela est juste. Buononcini, plus heureux, mais nonplus modeste ni plus habile que moi, a triomphé aux yeux des sots et auxoreilles des barbares. Ne croyez donc pas ceux qui vous parlent de cetriomphe-là; ce sera l'éternel ridicule de mon confrère Buononcini, etl'Angleterre rougira un jour d'avoir préféré ses opéras à ceux d'un génie,d'un géant tel que Haendel. La mode, la _fashion_, comme ils disent là-bas,le mauvais goût, l'emplacement favorable du théâtre, une coterie, desintrigues et, plus que tout cela, le talent de prodigieux chanteurs quele Buononcini avait pour interprètes, l'ont emporté en apparence. MaisHaendel prend dans la musique sacrée une revanche formidable... Et, quant àM. Buononcini, je n'en fais pas grand cas. Je n'aime pas les escamoteurs,et je dis qu'il a escamoté son succès dans l'opéra tout aussi légitimementque dans la cantate.»Le Porpora faisait allusion à un vol scandaleux qui avait mis en émoi toutle monde musical; le Buononcini s'étant attribué en Angleterre la gloired'une composition que Lotti avait faite trente ans auparavant, et qu'ilavait réussi à prouver sienne d'une manière éclatante, après un long débatavec l'effronté maestro. La Wilhelmine essaya de défendre le Buononcini,et cette contradiction ayant enflammé la bile du Porpora:«Je vous dis, je vous soutiens, s'écria-t-il sans se soucier d'être entendude Buononcini, que Haendel est supérieur, même dans l'opéra, à tous leshommes du passé et du présent. Je veux vous le prouver sur l'heure.Consuelo, mets-toi au piano, et chante-nous l'air que je te désignerai.--Je meurs d'envie d'entendre l'admirable Porporina, reprit la Wilhelmine;mais je vous supplie, qu'elle ne débute pas ici, en présence du Buononciniet de M. Holzbaüer, par du Haendel. Ils ne pourraient être flattés d'unpareil choix...--Je le crois bien, dit Porpora, c'est leur condamnation vivante, leurarrêt de mort!--Eh bien, en ce cas, reprit-elle, faites chanter quelque chose de vous,maître!--Vous savez, sans doute, que cela n'exciterait la jalousie de personne!mais moi, je veux qu'elle chante du Haendel! je le veux!--Maître, n'exigez pas que je chante aujourd'hui, dit Consuelo, j'arrived'un long voyage...--Certainement, ce serait abuser de son obligeance, et je ne lui demanderien, moi, reprit Wilhelmine. En présence des juges qui sont ici, et deM. Holzbaüer surtout, qui a la direction du théâtre impérial, il ne fautpas compromettre votre élève; prenez-y garde!--La compromettre! à quoi songez-vous? dit brusquement Porpora en haussantles épaules; je l'ai entendue ce matin, et je sais si elle risque de secompromettre devant vos Allemands!»Ce débat fût heureusement interrompu par l'arrivée d'un nouveau personnage.Tout le monde s'empressa pour lui faire accueil, et Consuelo, qui avait vuet entendu à Venise, dans son enfance, cet homme grêle, efféminé de visageavec des manières rogues et une tournure bravache, quoiqu'elle le retrouvâtvieilli, fané, enlaidi, frisé ridiculement et habillé avec le mauvais goûtd'un Céladon suranné, reconnut à l'instant même, tant elle en avait gardéun profond souvenir, l'incomparable, l'inimitable sopraniste Majorano, ditCaffarelli ou plutôt Caffariello, comme on l'appelle partout, excepté enFrance.Il était impossible de voir un fat plus impertinent que ce bon Caffariello.Les femmes l'avaient gâté par leurs engouements, les acclamations du publiclui avaient fait tourner la tête. Il avait été si beau, ou, pour mieuxdire, si joli dans sa jeunesse, qu'il avait débuté en Italie dans les rôlesde femme; maintenant qu'il tirait sur la cinquantaine (il paraissait mêmebeaucoup plus vieux que son âge, comme la plupart des sopranistes), ilétait difficile de le se représenter en Didon, ou en Galathée, sans avoirgrande envie de rire. Pour racheter ce qu'il y avait de bizarre dans sapersonne, il se donnait de grands airs de matamore, et à tout proposélevait sa voix claire et douce, sans pouvoir en changer la nature. Il yavait dans toutes ces affectations, et dans cette exubérance de vanité,un bon côté cependant. Caffariello sentait trop la supériorité de sontalent pour être aimable; mais aussi il sentait trop la dignité de son rôled'artiste pour être courtisan. Il tenait tête follement et crânement auxplus importants personnages, aux souverains même, et pour cela il n'étaitpoint aimé des plats adulateurs, dont son impertinence faisait par trop lacritique. Les vrais amis de l'art lui pardonnaient tout, à cause de songénie de virtuose; et malgré toutes les lâchetés qu'on lui reprochaitcomme homme, on était bien forcé de reconnaître qu'il y avait dans sa viedes traits de courage et de générosité comme artiste.Ce n'était point volontairement, et de propos délibéré, qu'il avait montréde la négligence et une sorte d'ingratitude envers le Porpora. Il sesouvenait bien d'avoir étudié huit ans avec lui, et d'avoir appris de luitout ce qu'il savait; mais il se souvenait encore davantage du jour oùson maître lui avait dit: «A présent je n'ai plus rien à t'apprendre:_Va, figlio mio, tu sei il primo musico del mondo_.» Et, de ce jour,Caffariello, qui était effectivement (après Farinelli) le premier chanteurDu monde, avait cessé de s'intéresser à tout ce qui n'était pas lui-même.«Puisque je suis le premier, s'était-il dit, apparemment je suis le seul.Le monde a été créé pour moi; le ciel n'a donné le génie aux poëtes et auxCompositeurs que pour faire chanter Caffariello. Le Porpora n'a été lepremier maître de chant de l'univers que parce qu'il était destiné à formerCaffariello. Maintenant l'oeuvre du Porpora est finie, sa mission estachevée, et pour la gloire, pour le bonheur, pour l'immortalité du Porpora,il suffit que Caffariello vive et chante.» Caffariello avait vécu etchanté, il était riche et triomphant, le Porpora était pauvre et délaissé;mais Caffariello était fort tranquille, et se disait qu! il avait amasséassez d'or et de célébrité pour que son maître fût bien payé d'avoir lancédans le monde un prodige tel que lui.LXXXIV.Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baisertendrement et respectueusement la main de Wilhelmine: après quoi, ilaccosta son directeur Holzbaüer avec un air d'affabilité protectrice, etsecoua la main de son maître Porpora avec une familiarité insouciante.Partagé entre l'indignation que lui causaient ses manières et la nécessitéde le ménager (car en demandant un opéra de lui au théâtre, et en sechargeant du premier rôle, Caffariello pouvait rétablir les affaires dumaestro), le Porpora se mit à le complimenter et à le questionner sur lestriomphes qu'il venait d'avoir en France, d'un ton de persiflage trop finpour que sa fatuité ne prît pas le change.«La France?, répondit Caffariello; ne me parlez pas de la France! c'est lepays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, etdes petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis XV, qui me faitremettre par un de ses premiers gentilshommes, après m'avoir entendu dansune demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi? une mauvaisetabatière!--Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute? dit le Porporaen tirant avec ostentation la sienne qui n'était qu'en bois de figuier.--Eh! sans doute, reprit le soprano; mais voyez l'impertinence! point deportrait! A moi, une simple tabatière, comme si j'avais besoin d'une boîtepour priser! Fi! quelle bourgeoisie royale! J'en ai été indigné.--Et j'espère, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, quetu auras donné une bonne leçon à ce petit roi-là?--Je n'y ai pas manqué, par le corps de Dieu! Monsieur, ai-je dit aupremier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux éblouis; voilàtrente tabatières, dont la plus chétive vaut trente fois celle que vousm'offrez; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n'ont pasdédaigné de m'honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maître,Caffariello n'est pas à court de tabatières, Dieu merci!--Par le sang de Bacchus! voilà un roi qui a dû être bien penaud! repritle Porpora.--Attendez! ce n'est pas tout! Le gentilhomme a eu l'insolence de merépondre qu'en fait d'étrangers Sa Majesté ne donnait son portrait qu'auxambassadeurs!--Oui-da! le paltoquet! Et qu'as tu répondu?--...coutez bien, Monsieur, ai-je dit; apprenez qu'avec tous les ambassadeursdu monde on ne ferait pas un Caffariello!--Belle et bonne réponse! Ah! que je reconnais bien là mon Caffariello!et tu n'as pas accepté sa tabatière?--Non, pardieu! répondit Caffariello en tirant de sa poche parpréoccupation, une tabatière d'or enrichie de brillants.--Ce ne serait pas celle-ci, par hasard? dit le Porpora en regardantla boîte d'un air indifférent. Mais, dis-moi, as-tu vu là notre jeuneprincesse de Saxe? Celle à qui j'ai mis pour la première fois les doigtssur le clavecin, à Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mère,m'honorait de sa protection? C'était une aimable petite princesse!--Marie-Joséphine?--Oui, la grande dauphine de France.--Si je l'ai vue? dans l'intimité! C'est une bien bonne personne. Ah!la bonne femme! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde.Tiens! c'est elle qui m'a donné cela!»Et il montra un énorme diamant qu'il avait au doigt.«Mais on dit aussi qu'elle a ri aux éclats de ta réponse au roi sur sonprésent.--Sans doute, elle a trouvé que j'avais fort bien répondu, et que le roison beau-père avait agi avec moi comme un cuistre.--Elle t'a dit cela, vraiment?--Elle me l'a fait entendre, et m'a remis un passe-port qu'elle avait faitsigner par le roi lui-même.»Tous ceux qui écoutaient ce dialogue se détournèrent pour rire sous cape.Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France,Avait raconté, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettantce passe-port, illustré de la griffe du maître, lui avait fait remarquerqu'il n'était valable que pour dix jours, ce qui équivalait clairement àun ordre de sortir du royaume dans le plus court délai.Caffariello, craignant peut-être qu'on ne l'interrogeât sur cettecirconstance, changea de conversation.«Eh bien, maestro! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d'élèves àVenise, dans ces derniers temps? En as-tu produit quelques-uns qui tedonnent de l'espérance?--Ne m'en parle pas! répondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a été avare,et mon école stérile. Quand Dieu eut fait l'homme, il se reposa. Depuis quele Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s'ennuie.--Bon maître! reprit Caffariello charmé du compliment, qu'il prit toutà fait en bonne part, tu as trop d'indulgence pour moi. Mais tu avaispourtant quelques élèves qui promettaient, quand je t'ai vu à la _Scuoladei Mendicanti?_ Tu y avais déjà formé la petite Corilla qui était goûtéedu public; une belle créature, par ma foi!--Une belle créature, rien de plus.--Rien de plus, en vérité? demanda M. Holzbaüer, qui avait l'oreille auguet.--Rien de plus, vous dis-je, répliqua le Porpora d'un ton d'autorité.--Cela est bon à savoir, dit Holzbaüer en lui parlant à l'oreille. Elle estarrivée ici hier soir, assez malade à ce qu'on m'a dit: et pourtant, dès cematin, j'ai reçu des propositions de sa part pour entrer au théâtre de lacour.--Ce n'est pas ce qu'il vous faut, reprit le Porpora. Votre femmechante... dix fois mieux qu'elle!» Il avait failli dire moins mal, maisil sut se retourner à temps.«Je vous remercie de votre avis, répondit le directeur.--Eh quoi! pas d'autre élève que la grosse Corilla? reprit Caffariello.Venise est à sec? J'ai envie d'y aller le printemps prochain avec la Tesi.--Pourquoi non?--Mais la Tesi est entichée de Dresde. Ne trouverai-je donc pas un chatpour miauler à Venise? Je ne suis pas bien difficile, moi, et le publicne l'est pas, quand il a un primo-uomo de ma qualité pour enlever toutl'opéra. Une jolie voix, docile et intelligente, me suffirait pour lesduos. Ah! à propos, maître! qu'as-tu fait d'une petite moricaude que jet'ai vue?--J'ai enseigné beaucoup de moricaudes.--Oh! celle-là avait une voix prodigieuse, et je me souviens que je t'aidit en l'écoutant: Voilà une petite laideron qui ira loin! Je me suismême amusé à lui chanter quelque chose. Pauvre petite! elle en a pleuréd'admiration.--Ah! ah! dit Porpora en regardant Consuelo, qui devint rouge comme le nezdu maestro.--Comment diable s'appelait-elle? reprit Caffariello. Un nombizarre... Allons, tu dois t'en souvenir, maestro; elle était laidecomme tous les diables.--C'était moi,» répondit Consuelo, qui surmonta avec franchise et bonhomieson embarras, pour venir saluer gaiement et respectueusement Caffariello.Caffariello ne se déconcerta pas pour si peu.«Vous? lui dit-il lestement en lui prenant la main. Vous mentez; car vousêtes une fort belle fille, et celle dont je parle...--Oh! c'était bien moi! reprit Consuelo. Regardez-moi bien! Vous devez mereconnaître. C'est bien la même Consuelo!--Consuelo! oui, c'était son diable de nom. Mais je ne vous reconnais pasdu tout; et j'ai bien peur qu'on ne vous ait changée. Mon enfant, si, enacquérant de la beauté, vous avez perdu la voix et le talent que vousannonciez, vous auriez mieux fait de rester laide.--Je veux que tu l'entendes!» dit le Porpora qui brûlait du désir deproduire son élève devant Holzbaüer.Et il poussa Consuelo au clavecin, un peu malgré elle; car il y avaitlongtemps qu'elle n'avait affronté un auditoire savant, et elle ne s'étaitnullement préparée à chanter ce soir-là.«Vous me mystifiez, disait Caffariello. Ce n'est pas la même que j'ai vueà Venise.--Tu vas en juger, répondait le Porpora.--En vérité, maître, c'est une cruauté de me faire chanter, quand j'aiencore cinquante lieues de poussière dans le gosier, dit Consuelotimidement.--C'est égal, chante, répondit le maestro.--N'ayez pas peur de moi, mon enfant, dit Caffariello; je sais l'indulgencequ'il faut avoir, et, pour vous ôter la peur, je vais chanter avec vous,si vous voulez.--A cette condition-là, j'obéirai, répondit-elle, et le bonheur que j'auraide vous entendre m'empêchera de penser à moi-même.--Que pouvons-nous chanter ensemble? dit Caffariello au Porpora. Choisisun duo, toi.--Choisis toi-même, répondit-il. Il n'y a rien qu'elle ne puisse chanteravec toi.--Eh bien donc, quelque chose de ta façon, je veux te faire plaisiraujourd'hui, maestro; et d'ailleurs je sais que la signora Wilhelmine aici toute ta musique, reliée et dorée avec un luxe oriental.--Oui, grommela Porpora entre ses dents, mes oeuvres sont plus richementhabillées que moi.»Caffariello prit les cahiers, feuilleta, et choisit un duo del'_Eumène_, opéra que le maestro avait écrit à Rome pour Farinelli. Ilchanta le premier solo avec cette grandeur, cette perfection, cette_maestria_, qui faisaient oublier en un instant tous ses ridicules pourne laisser de place qu'à l'admiration et à l'enthousiasme. Consuelo sesentit ranimée et vivifiée de toute la puissance de cet hommeextraordinaire, et chanta, à son tour, le solo de femme, mieux peut-êtrequ'elle n'avait chanté de sa vie. Caffariello n'attendit pas qu'elle eûtfini pour l'interrompre par des explosions d'applaudissements.«Ah! _cara!_ s'écria-t-il à plusieurs reprises: c'est à présent que je tereconnais. C'est bien l'enfant merveilleux que j'avais remarqué à Venise:mais à présent _figlia mia_, tu es un prodige (_un portento_), c'estCaffariello qui te le déclare.»La Wilhelmine fut un peu surprise, un peu décontenancée, de retrouverConsuelo plus puissante qu'à Venise. Malgré le plaisir d'avoir les débutsd'un tel talent dans son salon à Vienne, elle ne se vit pas, sans un peud'effroi et de chagrin, réduite à ne plus oser chanter à ses habitués,après une telle virtuose, Elle fit pourtant grand bruit de son admiration.Holzbaüer, toujours souriant dans sa cravate, mais craignant de ne pasTrouver dans sa caisse assez d'argent pour payer un si grand talent,garda, au milieu de ses louanges, une réserve diplomatique; le Buononcinidéclara que Consuelo surpassait encore madame Hasse et madame Cuzzoni.L'ambassadeur entra dans de tels transports, que la Wilhelmine en futeffrayée, surtout quand elle le vit ôter de son doigt un gros saphir pourle passer à celui de Consuelo, qui n'osait ni l'accepter ni le refuser.Le duo fut redemandé avec fureur; mais la porte s'ouvrit, et le laquaisAnnonça avec une respectueuse solennité M. le comte de Hoditz: tout lemonde se leva par ce mouvement de respect instinctif que l'on porte, nonau plus illustre, non au plus digne, mais au plus riche.«Il faut que j'aie bien du malheur, pensa Consuelo, pour rencontrer icid'emblée, et sans avoir eu le temps de parlementer, deux personnes quim'ont vue en voyage avec Joseph, et qui ont pris sans doute une fausseidée de mes moeurs et de mes relations avec lui. N'importe, bon et honnêteJoseph, au prix de toutes les calomnies que notre amitié pourra susciter,je ne la désavouerai jamais dans mon coeur ni dans mes paroles.»Le comte Hoditz, tout chamarré d'or et de broderies, s'avança versWilhelmine, et, à la manière dont on baisait la main de cette femmeentretenue, Consuelo comprit la différence qu'on faisait entre une tellemaîtresse de maison et les fières patriciennes qu'elle avait vues à Venise.On était plus galant, plus aimable et plus gai auprès de Wilhelmine;mais on parlait plus vite, on marchait moins légèrement, on croisaitles jambes plus haut, on mettait le dos à la cheminée: enfin on était unautre homme que dans le monde officiel. On paraissait se plaire davantageà ce sans-gêne; mais il y avait au fond quelque chose de blessant et deméprisant que Consuelo sentit tout de suite, quoique ce quelque chose,masqué par l'habitude du grand monde et les égards qu'on devait àl'ambassadeur, fût quasi imperceptible.Le comte Hoditz était, entre tous, remarquable par cette fine nuance delaisser-aller qui, loin de choquer Wilhelmine, lui semblait un hommagede plus. Consuelo n'en souffrait que pour cette pauvre personne dontla gloriole satisfaite lui paraissait misérable. Quant à elle-même,elle n'en était pas offensée; Zingarella, elle ne prétendait à rien,et, n'exigeant pas seulement un regard, elle ne se souciait guère d'êtresaluée deux ou trois lignes plus haut ou plus bas. «Je viens ici faire monmétier de chanteuse, se disait-elle, et, pourvu que l'on m'approuve quandj'ai fini, je ne demande qu'à me tenir inaperçue dans un coin; maiscette femme, qui mêle sa vanité à son amour (si tant est qu'elle mêle unpeu d'amour à toute cette vanité), combien elle rougirait si elle voyaitle dédain et l'ironie cachés sous des manières si galantes et sicomplimenteuses!»On la fit chanter encore; on la porta aux nues, et elle partagealittéralement avec Caffariello les honneurs de la soirée. A chaque instantelle s'attendait à se voir abordée par le comte Hoditz, et à soutenir lefeu de quelque malicieux éloge. Mais, chose étrange! le comte Hoditz nes'approcha pas du clavecin, vers lequel elle affectait de se tenir tournéepour qu'il ne vît pas ses traits, et lorsqu'il se fut enquis de son nomet de son âge, il ne parut pas avoir jamais entendu parler d'elle. Le faitest qu'il n'avait pas reçu le billet imprudent que, dans son audacevoyageuse, Consuelo lui avait adressé par la femme du déserteur. Il avait,en outre, la vue fort basse; et comme ce n'était pas alors la mode delorgner en plein salon, il distinguait très-vaguement la pâle figure dela cantatrice. On s'étonnera peut-être que, mélomane comme il se piquaitd'être, il n'eût pas la curiosité de voir de plus près une virtuose siremarquable. Il faut qu'on se souvienne que le seigneur morave n'aimaitque sa propre musique, sa propre méthode et ses propres chanteurs. Lesgrands talents ne lui inspiraient aucun intérêt et aucune sympathie; ilaimait à rabaisser dans son estime leurs exigences et leurs prétentions:Et, lorsqu'on lui disait que la Faustina Bordoni gagnait à Londrescinquante mille francs par an, et Farinelli cent cinquante mille francs,il haussait les épaules et disait qu'il avait pour cinq cents francs degages, à son théâtre de Roswald, en Moravie, des chanteurs formés par luiqui valaient bien Farinelli, Faustina, et M. Caffariello par-dessus lemarché.Les grands airs de ce dernier lui étaient particulièrement antipathiqueset insupportables, par la raison que, dans sa sphère, M. le comte Hoditzavait les mêmes travers et les mêmes ridicules. Si les vantards déplaisentaux gens modestes et sages, c'est aux vantards surtout qu'ils inspirent leplus d'aversion et de dégoût. Tout vaniteux déteste son pareil, et railleen lui le vice qu'il porte en lui-même. Pendant qu'on écoutait le chant deCaffariello, personne ne songeait à la fortune et au dilettantisme du comteHoditz. Pendant que Caffariello débitait ses hâbleries, le comte Hoditz nepouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se gênaient l'un l'autre.Aucun salon n'était assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pourcontenir et contenter deux hommes dévorés d'une telle _approbativité_(style phrénologique de nos jours).Une troisième raison empêcha le comte Hoditz d'aller regarder etreconnaître son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pasregardé à Passaw, et qu'il eût eu bien de la peine à le reconnaître ainsitransformé. Il avait vu une petite fille _assez bien faite_, comme ondisait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu unejolie voix fraîche et facile; il avait pressenti une intelligence assezéducable; il n'avait senti et deviné rien de plus, et il ne lui fallaitrien de plus pour son théâtre de Roswald. Riche, il était habitué à achetersans trop d'examen et sans débat parcimonieux tout ce qui se trouvait à saconvenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelocomme nous achetons un couteau à Châtellerault et de la verroterie àVenise. Le marché ne s'était pas conclu, et, comme il n'avait pas eu uninstant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le dépitavait bien un peu troublé la sérénité de son réveil à Passaw; mais les gensqui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un échec de ce genre.Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas à eux, surtout quand ils sontriches? Une aventure manquée, cent de retrouvées! s'était dit le noblecomte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chantaConsuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lançait des regards furieux,il sortit bientôt sans avoir trouvé aucun plaisir parmi ces musicienspédants et mal appris.LXXXV.Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, futd'écrire à Albert; mais elle s'aperçut bientôt que cela n'était pas aussifacile à faire qu'elle se l'était imaginé. Dans un premier brouillon, ellecommençait à lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque lacrainte lui vint de l'émouvoir trop violemment par la peinture des fatigueset des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelaitl'espèce de fureur délirante qui s'était emparée de lui lorsqu'elle luiavait raconté dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronterpour arriver jusqu'à lui. Elle déchira donc cette lettre, et, pensantqu'à une âme aussi profonde et à une organisation aussi impressionnableil fallait la manifestation d'une idée dominante et d'un sentiment unique,elle résolut de lui épargner tout le détail émouvant de la réalité, pourne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidélitéjurée. Mais ce peu de mots ne pouvait être vague; s'il n'était pascomplétement affirmatif, il ferait naître des angoisses et des craintesaffreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnuen elle-même l'existence de cet amour absolu et de cette résolutioninébranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? Lasincérité, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier à une demi-vérité.En interrogeant sévèrement son coeur et sa conscience, elle y trouvait bienla force et le calme de la victoire remportée sur Anzoleto. Elle y trouvaitbien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la pluscomplète indifférence pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorted'amour, mais cet enthousiasme sérieux qu'elle avait pour lui seul, c'étaittoujours le même sentiment qu'elle avait éprouvé auprès de lui. Il nesuffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fût vaincu, que sa présence fûtécartée, pour que le comte Albert devînt l'objet d'une passion violentedans le coeur de cette jeune fille. Il ne dépendait pas d'elle de serappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la tristesolennité du château des Géants, les répugnances aristocratiques de lachanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein,enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme rêvée enBohême; car, après avoir humé le grand air du vagabondage sur les cimesdu Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique auprès du Porpora,Consuelo ne se représentait déjà plus la Bohême que comme un cauchemar.Quoiqu'elle eût résisté aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora,elle se voyait retombée dans une existence si bien appropriée à sonéducation, à ses facultés, et à ses habitudes d'esprit, qu'elle neconcevait plus la possibilité de se transformer en châtelaine deRiesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer à Albert? que pouvait-ellelui promettre et lui affirmer de nouveau? N'était-elle pas dans les mêmesirrésolutions, dans le même effroi qu'à son départ du château? Si elleétait venue se réfugier à Vienne plutôt qu'ailleurs, c'est qu'elle y étaitsous la protection de la seule autorité légitime qu'elle eût à reconnaîtredans sa vie. Le Porpora était son bienfaiteur, son père, son appui et sonmaître dans l'acception la plus religieuse du mot. Près de lui, elle nese sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit dedisposer d'elle-même suivant la seule inspiration de son coeur ou de saraison. Or, le Porpora blâmait, raillait, et repoussait avec énergiel'idée d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un génie, commel'immolation d'une grande destinée à la fantaisie d'un dévouementromanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard généreux, nobleet tendre, qui s'offrait pour père à Consuelo; mais change-t-on de pèresuivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non,Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devaitni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porporalorsqu'il aurait mieux examiné les faits et les sentiments. Mais, enattendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement,que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en luilaissant l'espoir? Avouer la première bourrasque de mécontentement duPorpora, c'était bouleverser toute la sécurité d'Albert; la lui cacher,c'était le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La viede ce noble jeune homme eût-elle dépendu d'un mensonge, Consuelo n'eût pasfait ce mensonge. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les tromper,même en les sauvant.Elle recommença donc, et déchira vingt commencements de lettre, sanspouvoir se décider à en continuer une seule. De quelque façon qu'elle s'yprît, au troisième mot, elle tombait toujours dans une assertion téméraireou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mitau lit, accablée de lassitude, de chagrin et d'anxiétés, et elle y souffritlongtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arrêter à aucunerésolution, à aucune conception nette de son avenir et de sa destinée.Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora,qui était fort matinal, fût déjà sorti pour ses courses. Elle trouva Haydnoccupé, comme la veille, à brosser les habits et à ranger les meubles deson nouveau maître.«Allons donc, belle dormeuse, s'écria-t-il en voyant enfin paraître sonamie, je me meurs d'ennui, de tristesse, et de peur surtout, quand je nevous vois pas, comme un ange gardien, entre ce terrible professeur et moi.Il me semble qu'il va toujours pénétrer mes intentions, déjouer lecomplot, et m'enfermer dans son vieux clavecin, pour m'y faire pérird'une suffocation harmonique. Il me fait dresser les cheveux sur la tête,ton Porpora; et je ne peux pas me persuader que ce ne soit pas un vieuxdiable italien, le Satan de ce pays-là étant reconnu beaucoup plus méchantet plus fin que le nôtre.--Rassure-toi, ami, répondit Consuelo; notre maître n'est que malheureux;il n'est pas méchant. Commençons par mettre tous nos soins à lui donnerun peu de bonheur, et nous le verrons s'adoucir et revenir à son vraicaractère. Dans mon enfance, je l'ai vu cordial et enjoué; on le citaitpour la finesse et la gaîté de ses reparties: c'est qu'alors il avait dessuccès, des amis et de l'espérance. Si tu l'avais connu à l'époque où l'onchantait son _Polifeme_ au théâtre de San-Mose, lorsqu'il me faisait entreravec lui sur le théâtre, et me mettait dans la coulisse d'où je pouvaisvoir le dos des comparses et la tête du géant! Comme tout cela me semblaitbeau et terrible, de mon petit coin! Accroupie derrière un rocher decarton, ou grimpée sur une échelle à quinquets, je respirais à peine; et,malgré moi, je faisais, avec ma tête et mes petits bras, tous les gestes,tous les mouvements que je voyais faire aux acteurs. Et quand le maîtreétait rappelé sur la scène et forcé, par les cris du parterre, à repassersept fois devant le rideau, le long de la rampe, je me figurais que c'étaitun dieu: c'est qu'il était fier, il était beau d'orgueil et d'effusion decoeur, dans ces moments-là! Hélas! il n'est pas encore bien vieux, et levoilà si changé, si abattu! Voyons, Beppo, mettons-nous à l'oeuvre, pourqu'en rentrant il retrouve son pauvre logis un peu plus agréable qu'il nel'a laissé. D'abord je vais faire l'inspection de ses nippes, afin de voirce qui lui manque.--Ce qui lui manque sera un peu long à compter, et ce qu'il a, très-courtà voir, répondit Joseph; car je ne sache que ma garde-robe qui soit pluspauvre et en plus mauvais état.--Eh bien, je m'occuperai aussi de remonter la tienne, car je suis tondébiteur, Joseph; tu m'as nourrie et vêtue tout le long du voyage. Songeonsd'abord au Porpora. Ouvre-moi cette armoire. Quoi! un seul habit? celuiqu'il avait hier soir chez l'ambassadeur?--Hélas! oui! un habit marron à boutons d'acier taillés, et pas très-frais,encore! L'autre habit, qui est mûr et délabré à faire pitié, il l'a mispour sortir; et quant à sa robe de chambre, je ne sais si elle a jamaisexisté; mais je la cherche en vain depuis une heure.»Consuelo et Joseph s'étant mis à fureter partout, reconnurent que la robede chambre du Porpora était une chimère de leur imagination, de même queson _pardessus_ et son manchon. Compte fait des chemises, il n'y en avaitque trois en haillons; les manchettes tombaient en ruines, et ainsi dureste.«Joseph, dit Consuelo, voilà une belle bague qu'on m'a donnée hier soiren paiement de mes chansons; je ne veux pas la vendre, cela attireraitl'attention sur moi, et indisposerait peut-être contre ma cupidité lesgens qui m'en ont gratifiée. Mais je puis la mettre en gage, et me faireprêter dessus l'argent qui nous est nécessaire. Keller est honnête etintelligent: il saura bien évaluer ce bijou, et connaîtra certainementquelque usurier qui, en le prenant en dépôt, m'avancera une bonne somme.Va vite et reviens.--Ce sera bientôt fait, répondit Joseph. Il y a une espèce de bijoutierisraélite dans la maison de Keller, et ce dernier étant pour ces sortesd'affaires secrètes le factotum de plus d'une belle dame, il vous feracompter de l'argent d'ici à une heure; mais je ne veux rien pour moi,entendez-vous, Consuelo! Vous-même, dont l'équipage a fait toute la routesur mon épaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcéede paraître demain, ce soir peut-être, avec une robe un peu moins fripéeque celle-ci.--Nous réglerons nos comptes plus tard, et comme je l'entendrai, Beppo.N'ayant pas refusé tes services, j'ai le droit d'exiger que tu ne refusespas les miens. Allons! cours chez Keller.»Au bout d'une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinqcents florins; Consuelo lui ayant expliqué ses intentions, Keller ressortitet ramena bientôt un tailleur de ses amis, habile et expéditif, qui,ayant pris la mesure de l'habit du Porpora et des autres pièces deson habillement, s'engagea à rapporter dans peu de jours deux autreshabillements complets, une bonne robe de chambre ouatée, et même du lingeet d'autres objets nécessaires à la toilette, qu'il se chargea de commanderà des ouvrières _recommandables_.«Maintenant dit Consuelo à Keller quand le tailleur fut parti, il me fautle plus grand secret sur tout ceci. Mon maître est aussi fier qu'il estpauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenêtre s'ilsoupçonnait seulement qu'ils viennent de moi.--Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosserses habits neufs et abandonner les vieux sans qu'il s'en aperçoive?--Oh! je le connais, et je vous réponds qu'il ne s'en apercevra pas.Je sais comment il faut s'y prendre!--Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tête-à-tête, avaitle bon goût de parler très-cérémonieusement à son amie, pour ne pas donnerune fausse opinion de la nature de leur amitié, ne penserez-vous pas aussià vous-même? Vous n'avez presque rien apporté avec vous de la Bohême, etvos habits, d'ailleurs, ne sont pas à la mode de ce pays-ci.--J'allais oublier cette importante affaire! Il faut que le bon monsieurKeller soit mon conseil et mon guide.--Oui-da! reprit Keller, je m'y entends, et si je ne vous fais pasconfectionner une toilette du meilleur goût, dites que je suis un ignorantet un présomptueux.--Je m'en remets à vous, bon Keller; seulement je vous avertis, en général,que j'ai l'humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurstranchées, ne conviennent ni à ma pâleur habituelle ni à mes goûtstranquilles.--Vous me faites injure, signora, en présumant que j'aie besoin de cetavis. Ne sais-je pas, par état, les couleurs qu'il faut assortir auxphysionomies, et ne vois-je pas dans la vôtre l'expression de votrenaturel? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientôt vouspourrez paraître à la cour, si bon vous semble, sans cesser d'être modesteet simple comme vous voilà. Orner la personne, et non point la changer,tel est l'art du coiffeur et celui du costumier.--Encore un mot à l'oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo enéloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neufmaître Haydn des pieds à la tête, et, avec le reste de l'argent, vousoffrirez de ma part à votre fille une belle robe de soie pour le jour deses noces avec lui. J'espère qu'elles ne tarderont pas; car si j'ai dusuccès ici, je pourrai être utile à notre ami et l'aider à se faireconnaître. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.--En a-t-il réellement, signora? Je suis heureux de ce que vous me dites;je m'en étais toujours douté. Que dis-je? j'en étais certain dès le premierjour où je l'ai remarqué, tout petit enfant de choeur, à la maîtrise.--C'est un noble garçon, reprit Consuelo, et vous serez récompensé par sareconnaissance et sa loyauté de ce que vous avez fait pour lui; car vousaussi, Keller, je le sais, vous êtes un digne homme et un noblecoeur... Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant deJoseph avec Keller, si vous avez fait déjà ce dont nous étions convenus àl'égard des protecteurs de Joseph. L'idée était venue de vous: l'avez-vousmise à exécution?--Si je l'ai fait, signora! répondit Keller. Dire et faire sont tout unpour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j'aiaverti d'abord monseigneur l'ambassadeur de Venise (je n'ai pas l'honneurde le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secrétaire),ensuite M. l'abbé de Métastase, dont je fais la barbe tous les matins,et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tête est égalementdans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison... c'est-à-direque je demeure dans leur maison: n'importe! Enfin j'ai pénétré chez deuxou trois autres personnes qui connaissent également la figure de Joseph,et qu'il est exposé à rencontrer chez maître Porpora. Celles dont jen'avais pas la pratique, je les abordais sous un prétexte quelconque:«J'ai ouï dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confrèresde la véritable graisse d'ours pour les cheveux, et je m'empresse de lui enapporter que je garantis. Je l'offre gratis comme échantillon aux personnesdu grand monde, et ne leur demande que leur clientèle pour cette fournituresi elles en sont satisfaites.» Ou bien: «Voici un livre d'église qui a ététrouvé à Saint-Etienne, dimanche dernier; et comme je coiffe la cathédrale(c'est-à-dire la maîtrise de la cathédrale), j'ai été chargé de demanderà Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas.» C'était un vieuxbouquin de cuir doré et armorié, que j'avais pris dans le banc de quelquechanoine pour le présenter, sachant bien que personne ne le réclamerait.Enfin, quand j'avais réussi à me faire écouter un instant sous un prétexteou sous un autre, je me mettais à babiller avec l'aisance et l'esprit quel'on tolère chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple:«J'ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie à un habile musiciende mes amis, Joseph Haydn; c'est ce qui m'a donné l'assurance de meprésenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie.--Comment, medisait-on, le petit Joseph? Un charmant talent, un jeune homme qui prometbeaucoup.--Ah! vraiment, répondais-je alors tout content de venir au fait,Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier etd'avantageux dans ce moment-ci.--Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignoreabsolument.--Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus intéressantà la fois.--Il s'est fait valet de chambre.--Comment, lui, valet? Fi,quelle dégradation! quel malheur pour un pareil talent! Il est doncbien misérable? Je veux le secourir.--Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie,répondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cettesingulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons del'illustre maître Porpora...--Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusaitde l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de génie bien quinteuxet bien morose.--C'est un grand homme, un grand coeur, répondais-jeconformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas queson maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je,qu'il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu'illui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, etpour s'introduire auprès de lui sans l'effaroucher, Joseph n'a rien trouvéde plus ingénieux que d'entrer à son service comme valet, et de feindre laplus complète ignorance en musique.--L'idée est touchante, charmante, merépondait-on tout attendri; c'est l'héroïsme d'un véritable artiste; maisil faut qu'il se dépêche d'obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu'ilsoit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable; carle jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquellesfréquentent précisément ce Porpora.--Ces personnes, disais-je alors d'unair insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garderà Joseph son petit secret tant qu'il sera nécessaire, et pour ne pasfeindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.--Oh!s'écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon,l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et défensesera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles dumaestro.» Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande degraisse d'ours, et, quant à monsieur le secrétaire d'ambassade, il s'estvivement intéressé à l'aventure et m'a promis d'en régaler monseigneurCorner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement,se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà mamission diplomatique remplie. tes-vous contente, signora?--Si j'étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, réponditConsuelo. Mais j'aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous,cher Keller, qu'il ne vous voie pas!--Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre à vous coiffer,et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu parvotre valet Joseph.--Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph;» et elleabandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Josephreprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesammentl'escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.LXXXVI.Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant aufront sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenaitpar les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écritde la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant sespapiers, ordinairement épars sur le clavecin dans un désordre incomparable,rangés en piles symétriques, qu'il sortit de sa préoccupation en s'écriant:«Malheureux drôle! il s'est permis de toucher à mes manuscrits. Voilà bienles valets! Ils croient ranger quand ils entassent! J'avais bien besoin,ma foi, de prendre un valet! Voilà le commencement de mon supplice.--Pardonnez-lui, maître, répondit Consuelo; votre musique était dansle chaos...--Je me reconnaissais dans ce chaos! je pouvais me lever la nuit et prendreà tâtons dans l'obscurité n'importe quel passage de mon opéra; à présentje ne sais plus rien, je suis perdu; j'en ai pour un mois avant de mereconnaître.--Non, maître, vous allez vous y retrouver tout de suite. C'est moi qui aifait la faute d'ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numérotées,je crois avoir mis chaque feuillet à sa place. Regardez! je suis sûre quevous lirez plus aisément dans le cahier que j'en ai fait que dans toutesces feuilles volantes qu'un coup de vent pouvait emporter par la fenêtre.--Un coup de vent! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine?--Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.--Eh! qu'y avait-il besoin de balayer et d'épousseter ma chambre? Il y aquinze jours que je l'habite, et je n'ai permis à personne d'y entrer.--Je m'en suis bien aperçu, pensa Joseph.--Eh bien, maître, il faut que vous me permettiez de changer cettehabitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n'est pas aéréeet nettoyée tous les jours. Je me chargerai de rétablir méthodiquementchaque jour le désordre que vous aimez, après que Beppo aura balayé etrangé.--Beppo! Beppo! qu'est-ce que cela? Je ne connais pas Beppo.--Beppo, c'est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si durà prononcer, que vous en auriez eu les oreilles déchirées à chaque instant.Je lui ai donné le premier nom vénitien qui m'est venu. Beppo est bien;c'est court; cela peut se chanter.--Comme tu voudras! répondit le Porpora qui commençait à se radoucir enfeuilletant son opéra, et en le retrouvant parfaitement réuni et cousu enun seul livre.--Convenez, maître, dit Consuelo en le voyant sourire, que c'est pluscommode ainsi.--Ah! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro; tu serasopiniâtre toute ta vie.--Maître, avez-vous déjeuné? reprit Consuelo que Keller venait de rendreà la liberté.--As-tu déjeuné toi-même, répondit Porpora avec un mélange d'impatience etde sollicitude.--J'ai déjeuné. Et vous, maître?--Et ce garçon, ce... Beppo, a-t-il mangé quelque chose?--Il a déjeuné. Et vous, maître?--Vous avez donc trouvé quelque chose ici? Je ne me souviens pas si j'avaisquelques provisions.--Nous avons très-bien déjeuné. Et vous, maître?--Et vous, maître! et vous, maître! Va au diable avec les questions.Qu'est-ce cela te fait?--Maître, tu n'as pas déjeuné! reprit Consuelo, qui se permettaitquelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.--Ah! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne melaissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase.Attention, je te prie.»Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller,qui était un dilettante renforcé, restait à l'autre bout de la chambre,le peigne à la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'étaitpas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôtfaisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchantla nuance qu'il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler lapatience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur unsigne de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu'elle avaitpréparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinantles intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sanséveiller l'attention du maître, qui, au bout d'un instant, le pritmachinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appétit.Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain etde beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyantmanger avec plaisir: «Je le savais bien, maître, que tu n'avais pasdéjeuné.--C'est vrai! répondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublié;cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en aperçois que dansla journée, quand j'éprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.--Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maître?--Qui t'a dit cela, petite sotte?--J'ai trouvé la bouteille.--Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?--Oui, je te l'interdirai! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.--Cela, c'est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait quetout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va demal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées... tout!» Et il penchasa tête dans ses mains.«Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici? repritConsuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l'idée dedécouragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon café à lavénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t'exciter à lamanière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs; cela ne te va pas.--Ah! c'est encore la vérité; mon bon café de Venise! c'était une sourceintarissable de bons mots et de grandes idées. C'était le génie, c'étaitl'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout cequ'on boit ici rend triste ou fou.--Eh bien, maître, prends ton café!--Ici? du café? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut dufeu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avecun bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas detout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode,c'est plus tôt fait.--Cela se casse aussi. Je l'ai cassée ce matin, en voulant la mettre dansl'armoire.--Tu m'as cassé ma bouteille! je ne sais à quoi tient, petite laide, queje ne te casse ma canne sur les épaules.--Bah! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m'avez pasencore donné une chiquenaude! Je n'ai pas peur du tout.--Babillarde! chanteras-tu? me tireras-tu de cette phrase maudite? Jeparie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.--Vous allez voir si je ne la sais pas par coeur,» dit Consuelo en fermantle cahier brusquement.Et elle la chanta comme elle la concevait, c'est-à-dire autrement queLe Porpora. Connaissant son humeur, bien qu'elle eût compris, dès lepremier essai, qu'il s'était embrouillé dans son idée, et qu'à force dela travailler il en avait dénaturé le sentiment, elle n'avait pas vouluse permettre de lui donner un conseil. Il l'eût rejeté par esprit decontradiction: mais en lui chantant cette phrase à sa propre manière,tout en feignant de faire une erreur de mémoire, elle était bien sûrequ'il en serait frappé. A peine l'eut-il entendue, qu'il bondit sur sachaise en frappant dans ses deux mains et en s'écriant:«La voilà! la voilà! voilà ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pastrouver! Comment diable cela t'est-il venu?--Est-ce que ce n'est pas ce que vous avez écrit? ou bien est-ce que lehasard?... Si fait, c'est votre phrase.--Non, c'est la tienne, fourbe! s'écria le Porpora qui était la candeurmême, et qui, malgré son amour maladif et immodéré de la gloire, n'eûtjamais rien fardé par vanité; c'est toi qui l'as trouvée! Répète-la-moi.Elle est bonne, et j'en fais mon profit.»Consuelo recommença plusieurs fois, et le Porpora écrivit sous sa dictée;puis il pressa son élève sur son coeur en disant:«Tu es le diable! J'ai toujours pensé que tu étais le diable!--Un bon diable, croyez-moi, maître, répondit Consuelo en souriant.»Le Porpora, transporté de joie d'avoir sa phrase, après une matinéeentière d'agitations stériles et de tortures musicales, chercha par terremachinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il seremit à tâtonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s'y trouvait.C'était du café exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemmentpréparé en même temps que le chocolat, et que Joseph venait d'apportertout brûlant, à un nouveau signe de son amie.«O nectar des dieux! ô ami des musiciens! s'écria le Porpora en lesavourant: quel est l'ange, quelle est la fée qui t'a apporté de Venisesous son aile?--C'est le diable, répondit Consuelo.--Tu es un ange et une fée, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceuren retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m'aimes, que tu mesoignes, que tu veux me rendre heureux! Jusqu'à ce pauvre garçon, quis'intéresse à mon sort! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout auseuil de l'antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants!Ah! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien déplorable!Imprudents! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voué à ladésolation, et quelques jours de sympathie et de bien-être me ferontsentir plus vivement l'horreur de ma destinée, quand ces beaux joursseront envolés!--Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante,»dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.Le Porpora enfonça sa tête chauve dans son cahier et fondit en larmes.Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de lamusique avait retenu jusque-là, et qui, pour motiver sa présence,s'occupait à arranger la perruque du maître dans l'antichambre, voyant,par la porte entr'ouverte, le tableau respectable et déchirant de sadouleur, la piété filiale de Consuelo, et l'enthousiasme qui commençaità faire battre le coeur de Joseph pour l'illustre vieillard, laissa tomberson peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la portaà ses yeux, plongé qu'il était dans une sainte distraction.Pendant quelques jours Consuelo fut retenue à la maison par un rhume. Elleavait bravé, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intempériesde l'air, tous les caprices de l'automne, tantôt brûlant, tantôt pluvieuxet froid, suivant les régions diverses qu'elle avait traversées. Vêtue àla légère, coiffée d'un chapeau de paille, n'ayant ni manteau ni habits derechange lorsqu'elle était mouillée, elle n'avait pourtant pas eu le plusléger enrouement. A peine fut-elle claquemurée dans ce logement sombre,humide et mal aéré du Porpora, qu'elle sentit le froid et le malaiseparalyser son énergie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d'humeur dece contretemps. Il savait que pour obtenir à son élève un engagement authéâtre Italien, il fallait se hâter; car madame Tesi, qui avait désirése rendre à Dresde, paraissait hésiter, séduite par les instances deCaffariello et les brillantes propositions de Holzbaüer, jaloux d'attacherau théâtre impérial une cantatrice aussi célèbre. D'un autre côté, laCorilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisaitintriguer auprès des directeurs ceux de ses amis qu'elle avait retrouvés àVienne, et se faisait fort de débuter dans huit jours si on avait besoind'elle. Le Porpora désirait ardemment que Consuelo fût engagée, et pourelle-même, et pour le succès de l'opéra qu'il espérait faire accepter avecelle.Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre unengagement, c'était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert;c'était porter l'épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui nes'attendaient certes pas à ce qu'elle reparût sur la scène; c'était, dansleur opinion, renoncer à l'honneur de leur appartenir, et signifier aujeune comte qu'elle lui préférait la gloire et la liberté. D'un autrecôté, refuser cet engagement, c'était détruire les dernières espérancesdu Porpora; c'était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avaitfait le désespoir et le malheur de sa vie; c'était enfin lui porter un coupde poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, etvoyant qu'elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu'elle pûtprendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préservad'une indisposition sérieuse; mais durant ces quelques jours d'angoisseet d'effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur,accroupie auprès d'un maigre feu, ou se traînant d'une chambre à l'autrepour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu'unemaladie grave vînt la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sasituation.L'humeur du Porpora, qui s'était épanouie un instant, redevint sombre,querelleuse et injuste dès qu'il vit Consuelo, la source de son espoiret le siège de sa force, tomber tout à coup dans l'abattement etl'irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasmeet la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva dela consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irasciblevieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-JacquesRousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats,sans s'apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injusticesprovoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentionset les mauvais procédés qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceuxqu'il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de lecroire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de sevenger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie,il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arrivajamais.Consuelo, après avoir tenté d'inutiles efforts, voyant qu'il était moinsdisposé que jamais à lui permettre l'amour et le mariage, se résigna àne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus lespréventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d'Albert,et se tint prête à signer l'engagement qui lui serait imposé par lePorpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvaitquelque soulagement à lui ouvrir son coeur.«Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le cielm'a donné des facultés et une âme pour l'art, des besoins de liberté,l'amour d'une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieude me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la forcenécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et lesséductions de la vie, cette volonté céleste m'a mis dans la poitrine uncoeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit qued'affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires,ma vie s'use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquerle dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l'amour de l'art, lapoésie, et l'instinct de la liberté, qui font de mes dévouements unsupplice et une agonie; si je suis née pour l'art et pour la liberté,qu'il ôte donc de mon coeur la pitié, l'amitié, la sollicitude et lacrainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes etentraveront ma carrière!--Si j'avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn,ce serait d'écouter la voix de ton génie et d'étouffer le cri de ton coeur.Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.--Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourraijamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrangeet malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée ettiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon coeur me pousse,sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme dela main droite. Si je me consacre à celui-ci, j'abandonne et laisse pérircelui-là. J'ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femmesans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs defille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père etsa mère pour suivre son époux; mais je ne suis, en réalité, ni épouse nifille. La loi n'a rien prononcé pour moi, la société ne s'est pas occupéede mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne legouverne pas, et, dans l'alternative où je suis, la passion du devoir etdu dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sontégalement malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie.Je suis aussi nécessaire à l'un qu'à l'autre... Il faut que je sacrifiel'un des deux.--Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivreprès de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriezpar vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.--S'il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais àl'art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloireet non de bien-être et de sécurité qu'il est avide. Il est dans la misère,et il ne s'en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d'où lui vient sonmal. D'ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l'admiration des hommes,il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresseest, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'ildisait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais,outre qu'il n'a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bienvu qu'il n'en sait pas davantage à l'égard dé son estomac), il aimeraitmieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d'aller chercher l'aumôned'un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s'illaissait soupçonner que le Porpora a besoin d'autre chose que de son génie,de son clavecin et de sa plume. Aussi l'ambassadeur et sa maîtresse, quile chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénûmentoù il se trouve. S'ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée,ils pensent que c'est parce qu'il aime l'obscurité et le désordre. Lui-mêmene leur dit-il pas qu'il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais lecontraire; je l'ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s'inspirerdes bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habitsmalpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faireacte d'obligeance. «Il aime la saleté, se dit-on; c'est le travers desvieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne sauraitmarcher dans des chaussures neuves.» Lui-même l'affirme; mais moi, je l'aivu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouantavec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l'orgue ou le clavecin;c'est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien àpersonne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré aufond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n'y resterait pas trois moissans maudire et injurier tout le monde, croyant que l'on conspire sa perteet que ses ennemis l'ont fait enfermer pour l'empêcher de publier et defaire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouantla poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, sonclavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et les chers manuscrits.--Et vous ne voyez pas la possibilité d'amener à Vienne, ou à Venise, ou àDresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert?Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens,cultiver l'art d'une certaine façon, et laisser le champ libre à l'ambitiondu Porpora, sans cesser de veiller sur lui?--Après ce que je t'ai raconté du caractère et de la santé d'Albert,comment peux-tu me faire une pareille question? Lui, qui ne peut supporterla figure d'un indifférent, comment affronterait-il cette foule de méchantset de sots qu'on appelle le monde? Et quelle ironie, quel éloignement,quel mépris, le monde ne prodiguerait-il pas à cet homme saintementfanatique, qui ne comprend rien à ses lois, à ses moeurs et à seshabitudes! Tout cela est aussi hasardeux à tenter sur Albert que ce quej'essaie maintenant en cherchant à me faire oublier de lui.--Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraîtraient plus légersque votre absence. S'il vous aime véritablement, il supportera tout; ets'il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vousoubliera.--Aussi j'attends et ne décide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et resteprès de moi, afin que j'aie du moins un coeur où je puisse répandre mapeine, et à qui je puisse demander de chercher avec moi l'espérance.--O ma soeur! sois tranquille; s'écriait Joseph; si je suis assez heureuxpour te donner cette légère consolation, je supporterai tranquillement lesbourrasques du Porpora; je me laisserai même battre par lui, si cela peutle distraire du besoin de te tourmenter et de t'affliger.En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantôt àpréparer avec lui les repas communs, tantôt à raccommoder les nippes duPorpora. Elle introduisit, un à un, dans l'appartement, les meubles quiétaient nécessaires à son maître. Un bon fauteuil bien large et bien bourréde crin, remplaça la chaise de paille où il reposait ses membres affaisséspar l'âge; et quand il y eut goûté les douceurs d'une sieste, il s'étonna,et demanda, en fronçant le sourcil, d'où lui venait ce bon siège.«C'est la maîtresse de la maison qui l'a fait monter ici, réponditConsuelo; ce vieux meuble l'embarrassait, et j'ai consenti à le placerdans un coin, jusqu'à ce qu'elle le redemandât.»Les matelas du Porpora furent changés; et il ne fit, sur la bonté deson lit, d'autre remarque que de dire qu'il avait retrouvé le sommeildepuis quelques nuits. Consuelo lui répondit qu'il devait attribuer cetteamélioration au café et à l'abstinence d'eau-de-vie. Un matin, le Porpora,ayant endossé une excellente robe de chambre, demanda d'un air soucieux àJoseph où il l'avait retrouvée. Joseph, qui avait le mot, répondit qu'enrangeant une vieille malle, il l'avait trouvée au fond.«Je croyais ne l'avoir pas apportée ici, reprit le Porpora. C'est pourtantbien celle que j'avais à Venise; c'est la même couleur du moins.--Et quelle autre pourrait-ce être? répondit Consuelo qui avait eu soind'assortir la couleur à celle de la défunte robe de chambre de Venise.--Eh bien, je la croyais plus usée que cela! dit le maestro en regardantses coudes.--Je le crois bien! reprit-elle; j'y ai remis des manches neuves.--Et avec quoi?--Avec un morceau de la doublure.--Ah! les femmes sont étonnantes pour tirer parti de tout!»Quand l'habit neuf fut introduit, et que le Porpora l'eut porté deux jours,quoiqu'il fût de la même couleur que le vieux, il s'étonna de le trouversi frais; et les boutons surtout, qui étaient fort beaux, lui donnèrentà penser.«Cet habit-là n'est pas à moi, dit-il d'un ton grondeur.--J'ai ordonné à Beppo de le porter chez un dégraisseur, répondit Consuelo,tu l'avais taché hier soir. On l'a repassé, et voilà pourquoi tu le trouvesplus frais.--Je te dis qu'il n'est pas à moi, s'écria le maestro hors de lui. On mel'a changé chez le dégraisseur. Ton Beppo est un imbécile.--On ne l'a pas changé; j'y avais fait une marque.--Et ces boutons-là? Penses-tu me faire avaler ces boutons-là?--C'est moi qui ai changé la garniture et qui l'ai cousue moi-même.L'ancienne était gâtée entièrement.--Cela te fait plaisir à dire! elle était encore fort présentable. Voilàune belle sottise! suis-je un Céladon pour m'attifer ainsi, et payer unegarniture de douze sequins au moins?--Elle ne coûte pas douze florins, repartit Consuelo. je l'ai achetée dehasard.--C'est encore trop! murmura le maestro.»Toutes les pièces de son habillement lui furent glissées de même, à l'aided'adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deuxenfants. Quelques objets passèrent inaperçus, grâce à la préoccupationdu Porpora: les dentelles et le linge entrèrent discrètement par petitesportions dans son armoire, et lorsqu'il semblait les regarder sur lui avecquelque attention, Consuelo s'attribuait l'honneur de les avoir reprisésavec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodaitsous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremêlait avecles autres.«Ah ça, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabotqu'elle recousait, voilà assez de futilités! Une artiste ne doit pas êtreune femme de ménage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbéeen deux, une aiguille à la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette aufeu! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant lacuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix? veux-tute faire laveuse de vaisselle? veux-tu me faire damner?--Ne vous damnez pas, répondit Consuelo; vos effets sont en bon étatmaintenant, et ma voix est revenue.--A la bonne heure! répondit le maestro; en ce cas, tu chantes demain chezla comtesse Hoditz, margrave douairière de Bareith.»LXXXVII.La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, néeprincesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, «avaitété belle comme un ange, à ce qu'on disait. Mais elle était si changée,qu'il fallait étudier son visage pour trouver les débris de ses charmes.Elle était grande et paraissait avoir eu la taille belle; elle avait tuéplusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belletaille; son visage était fort long, ainsi que son nez, qui la défiguraitbeaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnait une couleur de betterave fortdésagréable; ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bienfendus et bruns; mais si abattus, que leur vivacité en était beaucoupdiminuée; à défaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches,fort épais, et noirs comme de l'encre; sa bouche, quoique grande, étaitbien façonnée et remplie d'agréments; ses dents, blanches comme del'ivoire, étaient bien rangées; son teint, quoique uni, était jaunâtre,plombé et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C'était laLaïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour del'esprit, elle n'en avait pas l'ombre.»Si vous trouvez ce portrait tracé d'une main un peu cruelle et cynique, nevous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propremain d'une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, sonorgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, soeur du grandFrédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu denotre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sangroyal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés demain de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croireexacts.Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à sonzèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans lesalon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu'onavait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser lacompagnie. Il n'y avait encore personne d'arrivé, tant le Porpora étaitponctuel, et les valets achevaient d'allumer les bougies. Le maestro se mità essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu'une damefort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porporala saluait avec le plus grand respect, et l'appelait Princesse, Consuelola prit pour la margrave; et, selon l'usage, lui baisa la main. Cette mainfroide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialitéqu'on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suitel'affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d'environ trente ans,sa taille était élégante sans être correcte; on pouvait même y remarquercertaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrancesphysiques. Son visage était admirable, mais d'une pâleur effrayante, etl'expression d'une profonde douleur l'avait prématurément flétri et ravagé.La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu'à la sévérité.Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu danstoute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chosed'humble et d'attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant quecette dernière eût le temps de comprendre que ce n'était point là lamargrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de lacinquantaine, et si le portrait qu'on a lu en tête de ce chapitre, etqui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il nel'était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait mêmede l'obligeance pour s'apercevoir que la comtesse Hoditz avait été unedes beautés de l'Allemagne, quoiqu'elle fût peinte et parée avec unerecherche de coquetterie fort savante. L'embonpoint de l'âge mûr avaitenvahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faired'étranges illusions; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaientles regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher.Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeunefemme, et sa robe ruisselait de pierreries.«Maman, dit la princesse qui avait causé l'erreur de Consuelo, voici lajeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nousprocurer le plaisir d'entendre la belle musique de son nouvel opéra.--Ce n'est pas une raison, répondit la margrave en toisant Consuelo dela tête aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vousasseoir vers le clavecin, Mademoiselle, je suis fort aise de vous voir,vous chanterez quand la société sera rassemblée. Maître Porpora, je voussalue. Je vous demande pardon si je ne m'occupe pas de vous. Je m'aperçoisqu'il manque quelque chose à ma toilette. Ma fille, parlez un peu avecmaître Porpora. C'est un homme de talent, que j'estime.»Ayant ainsi parlé d'une voix plus rauque que celle d'un soldat, la grossemargrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.A peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha deConsuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance délicate ettouchante, comme pour lui dire qu'elle protestait contre l'impertinencede sa mère; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora,et leur montra un intérêt plein de grâce et de simplicité. Consuelo futencore plus sensible à ces bons procédés, lorsque, plusieurs personnesayant été introduites, elle remarqua dans les manières habituelles de laprincesse une froideur, une réserve à la fois timide et fière, dont elles'était évidemment départie exceptionnellement pour le maestro et pourelle.Quand le salon fut à peu près rempli, le comte Hoditz, qui avait dînédehors, entra en grande toilette, et, comme s'il eût été un étranger danssa maison, alla baiser respectueusement la main et s'informa de la santéde sa noble épouse. La margrave avait la prétention d'être d'une complexionfort délicate; elle était à demi couchée sur sa causeuse, respirant àtout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d'un airqu'elle croyait languissant, et qui n'était que dédaigneux; enfin, elleétait d'un ridicule si achevé, que Consuelo, d'abord irritée et indignéede son insolence, finit par s'en amuser intérieurement, et se promit d'enrire de bon coeur en faisant son portrait à l'ami Beppo.La princesse s'était rapprochée du clavecin, et ne manquait pas uneoccasion d'adresser, soit une parole, soit un sourire, à Consuelo, quandsa mère ne s'occupait point d'elle. Cette situation permit à Consuelo desurprendre une petite scène d'intérieur qui lui donna la clef du ménage.Le comte Hoditz s'approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta àSes lèvres, et l'y tint pendant quelques secondes avec un regard fortexpressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots defroide déférence. Le comte ne les écouta pas, et, continuant de la couverdu regard:«Eh quoi! mon bel ange, toujours triste, toujours austère, toujourscuirassée jusqu'au menton! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.--Il est bien possible que je finisse par là, répondit la princesse àdemi-voix. Le monde ne m'a pas traitée de manière à m'inspirer beaucoupd'attachement pour ses plaisirs.--Le monde vous adorerait et serait à vos pieds, si vous n'affectiez, parvotre sévérité, de le tenir à distance; et quant au cloître, pourriez-vousen supporter l'horreur à votre âge, et belle comme vous êtes?--Dans un âge plus riant, et belle comme je ne le suis plus, répondit-elle,j'ai supporté l'horreur d'une captivité plus rigoureuse: l'avez-vousoublié? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte; maman vousregarde.»Aussitôt le comte, comme poussé par un ressort, quitta sa belle-fille, ets'approcha de Consuelo, qu'il salua fort gravement; puis, lui ayant adresséquelques paroles d'amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit lecahier que Porpora avait posé sur le clavecin; et, feignant d'y chercherquelque chose qu'il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha surle pupitre, et lui parla ainsi à voix basse:«J'ai vu, hier matin le déserteur; et sa femme m'a remis un billet. Jedemande à la belle Consuelo d'oublier une certaine rencontre; et, en retourde son silence, j'oublierai, un certain Joseph, que je viens d'apercevoirdans mes antichambres.--Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousieet de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur lessuites de l'aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera paslongtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami.Je n'ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n'ai rien à cacher àcet égard, et je n'ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie,qu'un peu d'indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour lesfuturs débuts de Joseph dans la carrière musicale.--Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l'est déjà àvotre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma partn'a jamais été prise au sérieux.--Je n'ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d'ailleurs je saisqu'une femme n'a jamais lieu de se vanter lorsqu'elle a été prise pour lesujet d'une plaisanterie de ce genre.--C'est assez, Signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas devue, et qui avait hâte de changer d'interlocutrice pour ne pas lui donnerd'ombrage: la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose àl'enjouement du voyage, et elle peut compter à l'avenir sur le respect etle dévouement du comte Hoditz.»Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement unpersonnage qu'on venait d'annoncer avec pompe. C'était un petit homme qu'oneût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné,délicat, gentil, parfumé; c'était de lui que Marie-Thérèse disait qu'ellevoudrait pouvoir le faire monter en bague; c'était de lui aussi qu'elledisait avoir fait un diplomate, n'en pouvant rien faire de mieux. C'étaitle plénipotentiaire de l'Autriche, le premier ministre, le favori, ondisait même l'amant de l'impératrice; ce n'était rien moins enfin que lecélèbre Kaunitz, cet homme d'...tat qui tenait dans sa blanche main ornée debagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatieeuropéenne.Il parut écouter d'un air grave des personnes soi-disant graves quipassaient pour l'entretenir de choses graves. Mais tout à coup ils'interrompit pour demander au comte Hoditz:«Qu'est-ce que je vois là au clavecin? Est-ce la petite dont on m'a parlé,la protégée du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelquechose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous lesartistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c'estcomme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l'un qu'il chantefaux, à l'autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu'il doit sonsuccès à l'intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu'on l'écoute etqu'on lui rende justice? Que diable! nous ne vivons pas dans les bois. Lafranchise n'est plus de mode, et on ne mène pas les hommes par la vérité.Elle n'est pas mal, cette petite; j'aime assez cette figure-là. C'est toutjeune, n'est-ce pas? On dit qu'elle a eu du succès à Venise. Il faut quePorpora me l'amène demain.--Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre à l'impératrice,et j'espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce. Je vous la demandepour mon compte.--Il n'y a rien de si facile que de la faire entendre à Sa Majesté, et ilsuffit que Votre Altesse le désire pour que je m'empresse d'y contribuer.Mais il y a quelqu'un de plus puissant au théâtre que l'impératrice. C'estmadame Tesi; et lors même que Sa Majesté prendrait cette fille sous saprotection, je doute que l'engagement fût signé sans l'approbation suprêmede la Tesi.--On dit que c'est vous qui gâtez horriblement ces dames, monsieur lecomte, et que sans votre indulgence elles n'auraient pas tant de pouvoir.--Que voulez-vous, princesse! chacun est maître dans sa maison; Sa Majestécomprend fort bien que si elle intervenait par décret impérial dans lesaffaires de l'Opéra, l'Opéra irait tout de travers. Or, Sa Majesté veutque l'Opéra aille bien et qu'on s'y amuse. Le moyen, si la prima donna aun rhume le jour où elle doit débuter, ou si le ténor, au lieu de se jeterau beau milieu d'une scène de raccommodement dans les bras de la basse,lui applique un grand coup de poing sur l'oreille? Nous avons bien assezà faire d'apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureuxdepuis que madame Tesi et madame Holzbaüer font bon ménage ensemble. Si onnous jette sur les planches une pomme de discorde, voilà nos cartes plusembrouillées que jamais.--Mais une troisième femme est nécessaire absolument, dit l'ambassadeur deVenise, qui protégeait chaudement le Porpora et son élève; et en voici uneAdmirable qui se présente...--Si elle est admirable, tant pis pour elle. Elle donnera de la jalousieà madame Tesi, qui est admirable et qui veut l'être seule; elle mettra enfureur madame Holzbaüer, qui veut être admirable aussi...--Et qui ne l'est pas, repartit l'ambassadeur.--Elle est fort bien née; c'est une personne de bonne maison, répliquafinement M. de Kaunitz.--Elle ne chantera pas deux rôles à la fois. Il faut bien qu'elle laissele mezzo-soprano faire sa partie dans les opéras.--Nous avons une Corilla qui se présente, et qui est bien la plus bellecréature de la terre.--Votre Excellence l'a déjà vue?--Dès le premier jour de son arrivée. Mais je ne l'ai pas entendue. Elleétait malade.--Vous allez entendre celle-ci, et vous n'hésiterez pas à lui donner lapréférence.--C'est possible. Je vous avoue même que sa figure, moins belle que cellede l'autre, me paraît plus agréable. Elle a l'air doux et décent: mais mapréférence ne lui servira de rien, la pauvre enfant! Il faut qu'elle plaiseà madame Tesi, sans déplaire à madame Holzbaüer; et jusqu'ici, malgré latendre amitié qui unit ces deux dames, tout ce qui a été approuvé par l'unea toujours eu le sort d'être vivement repoussé par l'autre.--Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec unpeu de malice, en voyant l'importance que ces deux hommes d'...tat donnaientaux débats de coulisse. Voici notre pauvre petite protégée en balance avecmadame Corilla, et c'est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son épéedans un des plateaux.»Lorsque Consuelo eut chanté, il n'y eut qu'une voix pour déclarer quedepuis madame Basse on n'avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz,s'approchant d'elle, lui dit d'un air solennel:«Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soitdit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe laporte, vous êtes perdue, et vous ne débuterez pas cette année à Vienne.Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant lavoix et en s'asseyant auprès d'elle. Vous avez à lutter contre de grandsobstacles, et vous ne triompherez qu'à force d'habileté.»Là-dessus, entrant dans les mille détours de l'intrigue théâtrale, et lamettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de latroupe, le grand Kaunitz lui fit un traité complet de science diplomatiqueà l'usage des coulisses.Consuelo l'écouta avec ses grands yeux tout ouverts d'étonnement, et quandil eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernieropéra, l'opéra que j'ai fait donner le mois passé,» elle s'imagina qu'elles'était trompée en l'entendant annoncer, et que ce personnage si versédans les arcanes de la carrière dramatique ne pouvait être qu'un directeurd'Opéra ou un maestro à la mode. Elle se mit donc à son aise avec lui, etlui parla comme elle eût fait à un homme de sa profession. Ce sans-gêne larendit plus naïve et plus enjouée que le respect dû au nom tout-puissant dupremier ministre ne le lui eût permis; M. de Kaunitz la trouva charmante.Il ne s'occupa guère que d'elle pendant une heure. La margrave futfort scandalisée d'une pareille infraction aux convenances. Elle haïssaitla liberté des grandes cours, habituée qu'elle était aux formalitéssolennelles des petites. Mais il n'y avait plus moyen de faire la margrave:elle ne l'était plus. Elle était tolérée et assez bien traitée parl'impératrice, parce qu'elle avait abjuré la foi luthérienne pour se fairecatholique. Grâce à cet acte d'hypocrisie, on pouvait se faire pardonnertoutes les mésalliances, tous les crimes même, à la cour d'Autriche; etMarie-Thérèse suivait en cela l'exemple que son père et sa mère lui avaientdonné, d'accueillir quiconque voulait échapper aux rebuts et aux dédains del'Allemagne protestante, en se réfugiant dans le giron de l'église romaine.Mais, toute princesse et toute catholique qu'elle était, la margraven'était rien à Vienne, et M. de Kaunitz était tout.Aussitôt que Consuelo eut chanté son troisième morceau, le Porpora, quisavait les usages, lui fit un signe, roula les cahiers, et sortit avecelle par une petite porte de côté sans déranger par sa retraite les noblespersonnes qui avaient bien voulu ouvrir l'oreille à ses accents divins.«Tout va bien, lui dit-il en se frottant les mains lorsqu'ils furent dansla rue, escortés par Joseph qui leur portait le flambeau. Le Kaunitz estun vieux fou qui s'y connaît, et qui te poussera loin.--Et qui est le Kaunitz? je ne l'ai pas vu, dit Consuelo.--Tu ne l'as pas vu, tête ahurie! Il t'a parlé pendant plus d'une heure.--Mais ce n'est pas ce petit monsieur en gilet rose et argent, qui m'a faittant de commérages que je croyais entendre une vieille ouvreuse de loges?--C'est lui-même. Qu'y a-t-il là d'étonnant?--Moi, je trouve cela fort étonnant, répondit Consuelo, et ce n'était pointlà l'idée que je me faisais d'un homme d'...tat.--C'est que tu ne vois pas comment marchent les ...tats. Si tu le voyais,tu trouverais fort surprenant que les hommes d'...tat fussent autre choseque de vieilles commères. Allons, silence là-dessus, et faisons notremétier à travers cette mascarade du monde.--Hélas! mon maître, dit la jeune fille, devenue pensive en traversant lavaste esplanade du rempart pour se diriger vers le faubourg où était situéeleur modeste demeure: je me demande justement ce que devient notre métier,au milieu de ces masques si froids ou si menteurs.--Eh! que veux-tu qu'il devienne? reprit le Porpora avec son ton brusqueet saccadé: il n'a point à devenir ceci ou cela. Heureux ou malheureux,triomphant ou dédaigné, il reste ce qu'il est: le plus beau, le plus noblemétier de la terre!--Oh oui! dit Consuelo en ralentissant le pas toujours rapide de sonmaître et en s'attachant à son bras, je comprends que la grandeur et ladignité de notre art ne peuvent pas être rabaissées ou relevées au gré ducaprice frivole ou du mauvais goût qui gouvernent le monde; mais pourquoilaissons-nous ravaler nos personnes? Pourquoi allons-nous les exposer auxdédains, ou aux encouragements parfois plus humiliants encore des profanes?Si l'art est sacré, ne le sommes-nous pas aussi, nous ses prêtres et seslévites? Que ne vivons-nous au fond de nos mansardes, heureux de comprendreet de sentir la musique, et qu'allons-nous faire dans ces salons où l'onnous écoute en chuchotant, où l'on nous applaudit en pensant à autre chose,et où l'on rougirait de nous regarder une minute comme des êtres humains,après que nous avons fini de parader comme des histrions?--Eh! eh! gronda le Porpora en s'arrêtant, et en frappant sa canne sur lepavé, quelles sottes vanités et quelles fausses idées nous trottent doncpar la cervelle aujourd'hui? Que sommes-nous, et qu'avons-nous besoind'être autre chose que des histrions? Ils nous appellent ainsi par mépris!Eh! qu'importe si nous sommes histrions par goût, par vocation et parl'élection du ciel, comme ils sont grands seigneurs par hasard, parcontrainte ou par le suffrage des sots? Oui-da! histrions! ne l'est pasqui veut! Qu'ils essaient donc de l'être, et nous verrons comme ils s'yprendront, ces mirmidons qui se croient si beaux! Que la margravedouairière de Bareith endosse le manteau tragique, qu'elle mette sagrosse vilaine jambe dans le cothurne, et qu'elle fasse trois pas sur lesplanches; nous verrons une étrange princesse! Et que crois-tu qu'elle fitdans sa petite cour d'Erlangen, au temps où elle croyait régner? Elleessayait de se draper en reine, et elle suait sang et eau pour jouer unrôle au-dessus de ses forces. Elle était née pour faire une vivandière,et, par une étrange méprise, la destinée en avait fait une altesse. Aussia-t-elle mérité mille sifflets lorsqu'elle faisait l'altesse à contre-sens.Et toi, sotte enfant, Dieu t'a faite reine; il t'a mis au front un diadèmede beauté, d'intelligence et de force. Que l'on te mène au milieu d'unenation libre, intelligente et sensible (je suppose qu'il en existe detelles!), et te voilà reine, parce que tu n'as qu'à te montrer et àchanter pour prouver que tu es reine de droit divin. Eh bien, il n'en estpoint ainsi! Le monde va autrement. Il est comme il est; qu'y veux-tufaire? Le hasard, le caprice, l'erreur et la folie le gouvernent. Qu'ypouvons-nous changer? Il a des maîtres contrefaits, malpropres, sots etignares pour la plupart. Nous y voilà, il faut se tuer ou s'accommoderde son train. Alors, ne pouvant être monarques, nous sommes artistes, etnous régnons encore. Nous chantons la langue du ciel, qui est interdite auxvulgaires mortels; nous nous habillons en rois et en grands hommes, nousmontons sur un théâtre, nous nous asseyons sur un trône postiche, nousjouons une farce, nous sommes des histrions! Par le corps de Dieu! lemonde voit cela, et n'y comprend goutte! Il ne voit pas que c'est nous quisommes les vraies puissances de la terre, et que notre règne est le seulvéritable, tandis que leur règne à eux, leur puissance, leur activité, leurmajesté, sont une parodie dont les anges rient là-haut, et que les peupleshaïssent et maudissent tout bas. Et les plus grands princes de la terreviennent nous regarder, prendre des leçons à notre école; et, nous admiranten eux-mêmes, comme les modèles de la vraie grandeur, ils tâchent de nousressembler quand ils posent devant leurs sujets. Va! le monde est renversé;ils le sentent bien, eux qui le dominent, et s'ils ne s'en rendent pastout à fait compte, s'ils ne l'avouent pas, il est aisé de voir, au dédainqu'ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu'ils éprouvent unejalousie d'instinct pour notre supériorité réelle. Oh! quand je suis authéâtre, je vois clair, moi! L'esprit de la musique me dessille les yeux,et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, desinspirations de bon aloi; tandis que ce sont de véritables histrions etde misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuilsde velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu'il y a de certain, etvoilà pourquoi je te disais tout à l'heure: Traversons gravement, ma noblefille, cette méchante mascarade qui s'appelle le monde.«Peste soit de l'imbécile! s'écria le maestro en repoussant Joseph, qui,avide d'entendre ses paroles exaltées, s'était rapproché insensiblementjusqu'à le coudoyer; il me marche sur les pieds, il me couvre de résineavec son flambeau! Ne dirait-on pas qu'il comprend ce qui nous occupe,et qu'il veut nous honorer de son approbation?--Passe à ma droite, Beppo, dit la jeune fille en lui faisant un signed'intelligence. Tu impatientes le maître avec tes maladresses. Puiss'adressant au Porpora:«Tout ce que vous dites là est l'effet d'un noble délire, mon ami,reprit-elle; mais cela ne répond point à ma pensée, et les enivrementsde l'orgueil n'adoucissent pas la plus petite blessure du coeur. Peum'importe d'être née reine et de ne pas régner.» Plus je vois les grands,plus leur sort m'inspire de compassion....--Eh bien, n'est-ce pas là ce que je te disais?--Oui, mais ce n'est pas là ce que je vous demandais. Ils sont avides deparaître et de dominer. Là est leur folie et leur misère. Mais nous, sinous sommes plus grands, et meilleurs, et plus sages qu'eux, pourquoiluttons-nous d'orgueil à orgueil, de royauté à royauté avec eux? Si nouspossédons des avantages plus solides, si nous jouissons de trésors plusdésirables et plus précieux, que signifie cette petite lutte que nous leurlivrons, et qui, mettant notre valeur et nos forces à la merci de leurscaprices, nous ravale jusqu'à leur niveau?--La dignité, la sainteté de l'art l'exigent, s'écria le maestro. Ils ontfait de la scène du monde une bataille et de notre vie un martyre. Il fautque nous nous battions, que nous versions notre sang par tous les pores,pour leur prouver, tout en mourant à la peine, tout en succombant sousleurs sifflets et leurs mépris, que nous sommes des dieux, des roislégitimes tout au moins, et qu'ils sont de vils mortels, des usurpateurseffrontés et lâches!--O mon maître! comme vous les haïssez! dit Consuelo en frissonnant desurprise et d'effroi: et pourtant vous vous courbez devant eux, vous lesflattez, vous les ménagez, et vous sortez par la petite porte du salonaprès leur avoir servi respectueusement deux ou trois plats de votre génie!--Oui, oui, répondit-le maestro en se frottant les mains avec un rire amer;je me moque d'eux, je salue leurs diamants et leurs cordons, je les écraseavec trois accords de ma façon, et je leur tourne le dos, bien content dem'en aller, bien pressé de me délivrer de leurs sottes figures.--Ainsi, reprit Consuelo, l'apostolat de l'art est un combat?--Oui, c'est un combat: honneur au brave!--C'est une raillerie contre les sots?--Oui, c'est une raillerie: honneur à l'homme d'esprit qui sait la fairesanglante!--C'est une colère concentrée, une rage de tous les instants?--Oui, c'est une colère et une rage: honneur à l'homme énergique qui nes'en lasse pas et qui ne pardonne jamais!--Et ce n'est rien de plus?--Ce n'est rien de plus en cette vie. La gloire du couronnement ne vientguère qu'après la mort pour le véritable génie.--Ce n'est rien de plus en cette vie? Maître, tu en es bien sûr?--Je te l'ai dit!--En ce cas, c'est bien peu de chose, dit Consuelo en soupirant et enlevant les yeux vers les étoiles brillantes dans le ciel pur et profond.--C'est peu de chose? Tu oses dire, misérable coeur, que c'est peu dechose? s'écria le Porpora en s'arrêtant de nouveau et en secouant avecforce le bras de son élève, tandis que Joseph, épouvanté, laissait tombersa torche.--Oui, je dis que c'est peu de chose, répondit Consuelo avec calme etfermeté; je vous l'ai dit à Venise dans une circonstance de ma vie quifut bien cruelle et décisive. Je n'ai pas changé d'avis. Mon coeur n'estpas fait pour la lutte, et il ne saurait porter le poids de la haineet de la colère; il n'y a pas un coin dans mon âme où la rancune et lavengeance puissent trouver à se loger. Passez, méchantes passions!brûlantes fièvres, passez loin de moi! Si c'est à la seule condition devous livrer mon sein que je dois posséder la gloire et le génie, adieupour jamais, génie et gloire! allez couronner d'autres fronts et embraserd'autres poitrines; vous n'aurez même pas un regret de moi!»Joseph s'attendait à voir le Porpora éclater d'une de ces colères à la foisterribles et comiques que la contradiction prolongée soulevait en lui. Déjàil tenait d'une main le bras de Consuelo pour l'éloigner du maître et lasoustraire à un de ces gestes furibonds dont il la menaçait souvent, etqui n'amenaient pourtant jamais rien... qu'un sourire ou une larme. Il enfut de cette bourrasque comme des autres: le Porpora frappa du pied, grondasourdement comme un vieux lion dans sa cage, et serra le poing en l'élevantvers le ciel avec véhémence; puis tout aussitôt il laissa retomber sesbras, poussa un profond soupir, pencha sa tête sur sa poitrine, et gardaun silence obstiné jusqu'à la maison. La sérénité généreuse de Consuelo,sa bonne foi énergique, l'avaient frappé d'un respect involontaire. Il fitpeut-être d'amers retours sur lui-même; mais il ne les avoua point, et ilétait trop vieux, trop aigri et trop endurci dans son orgueil d'artistepour s'amender. Seulement, au moment où Consuelo lui donna le baiser dubonsoir, il la regarda d'un air profondément triste et lui dit d'une voixéteinte:«C'en est donc fait! tu n'es plus artiste parce que la margrave de Bareithest une vieille coquine, et le ministre Kaunitz une vieille bavarde!--Non, mon maître, je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo en riant.Je saurai prendre gaiement les impertinences et les ridicules du monde;il ne me faudra pour cela ni haine ni dépit, mais ma bonne conscience etma bonne humeur. Je suis encore artiste et je le serai toujours. Je conçoisun autre but, une autre destinée à l'art que la rivalité de l'orgueil etla vengeance de l'abaissement. J'ai un autre mobile, et il me soutiendra.--Et lequel, lequel? s'écria le Porpora en posant sur la table del'antichambre son bougeoir, que Joseph venait de lui présenter. Je veuxsavoir lequel.--J'ai pour mobile de faire comprendre l'art et de le faire aimer sansfaire craindre et haïr la personne de l'artiste.»Le Porpora haussa les épaules.«Rêves de jeunesse, dit-il, je vous ai faits aussi!--Eh bien, si c'est un rêve, reprit Consuelo, le triomphe de l'orgueil enest un aussi. Rêve pour rêve, j'aime mieux le mien. Ensuite j'ai un secondmobile, maître: le désir de t'obéir et de te complaire.--Je n'en crois rien, rien,» s'écria le Porpora en prenant son bougeoiravec humeur et en tournant le dos; mais dès qu'il eut la main sur lebouton de sa porte, il revint sur ses pas et alla embrasser Consuelo, quiattendait en souriant cette réaction de sensibilité.Il y avait dans la cuisine, qui touchait à la chambre de Consuelo, un petitescalier en échelle qui conduisait à une sorte de terrasse de six piedscarrés au revers du toit. C'était là qu'elle faisait sécher les jabots etles manchettes du Porpora quand elle les avait blanchis. C'était là qu'ellegrimpait quelquefois le soir pour babiller avec Beppo, quand le maîtres'endormait de trop bonne heure pour qu'elle eût envie de dormir elle-même.Ne pouvant s'occuper dans sa propre chambre, qui était trop étroite et tropbasse pour contenir une table, et craignant de réveiller son vieil ami ens'installant dans l'antichambre, elle montait sur la terrasse, tantôt poury rêver seule en regardant les étoiles, tantôt pour raconter à son camaradede dévouement et de servitude les petits incidents de sa journée. Cesoir-là, ils avaient de part et d'autre mille choses à se dire. Consuelos'enveloppa d'une pelisse dont elle rabattit le capuchon sur sa tête pourne pas prendre d'enrouement, et alla rejoindre Beppo, qui l'attendait avecimpatience. Ces causeries nocturnes sur les toits lui rappelaient lesentretiens de son enfance avec Anzoleto; ce n'était pas la lune de Venise,les toits pittoresques de Venise, les nuits embrasées par l'amour etl'espérance; mais c'était la nuit allemande plus rêveuse et plus froide,la lune allemande plus vaporeuse et plus sévère; enfin, c'était l'amitiéavec ses douceurs et ses bienfaits, sans les dangers et les frémissementsde la passion.Lorsque Consuelo eut raconté tout ce qui l'avait intéressée, blessée oudivertie chez la margrave, et que ce fut le tour de Joseph à parler:«Tu as vu de ces secrets de cour, lui dit-il, les enveloppes et les cachetsarmoriés; mais comme les laquais ont coutume de lire les lettres de leursmaîtres, c'est à l'antichambre que j'ai appris le contenu de la vie desgrands. Je ne te raconterai pas la moitié des propos dont la margravedouairière est le sujet. Tu en frémirais d'horreur et de dégoût. Ah! si lesgens du monde savaient comme les valets parlent d'eux! si, de ces beauxsalons où ils se pavanent avec tant de dignité, ils entendaient ce que l'ondit de leurs moeurs et de leur caractère de l'autre côté de la cloison?Tandis que le Porpora, tout à l'heure, sur les remparts, nous étalait sathéorie de lutte et de haine contre les puissants de la terre, il n'étaitpas dans la vraie dignité. L'amertume égarait son jugement. Ah! tu avaisbien raison de le lui dire, il se ravalait au niveau des grands seigneurs,en prétendant les écraser de son mépris. Eh bien, il n'avait pas entendules propos des valets dans l'antichambre, et, s'il l'eût fait, il eûtcompris que l'orgueil personnel et le mépris d'autrui, dissimulés sous lesapparences du respect et les formes de la soumission, sont le propre desâmes basses et perverses. Ainsi le Porpora était bien beau, bien original,bien puissant tout à l'heure; quand il frappait le pavé de sa canne endisant: Courage, inimitié, ironie sanglante, vengeance éternelle! Mais tasagesse était plus belle que son délire, et j'en étais d'autant plus frappéque je venais de voir des valets, des opprimés craintifs, des esclavesdépravés, qui, eux aussi, disaient à mes oreilles avec une rage sourde etprofonde: Vengeance, ruse, perfidie, éternel dommage, éternelle inimitiéaux maîtres qui se croient nos supérieurs et dont nous trahissons lesturpitudes! Je n'avais jamais été laquais, Consuelo, et puisque je le suis,à la manière dont tu as été garçon durant notre voyage, j'ai fait desréflexions sur les devoirs de mon état présent, tu le vois.--Tu as bien fait, Beppo, répondit la Porporina; la vie est une grandeénigme, et il ne faut pas laisser passer le moindre fait sans le commenteret le comprendre. C'est toujours autant de deviné. Mais dis-moi donc si tuas appris là-bas quelque chose de cette princesse, fille de la margrave,qui, seule au milieu de tous ces personnages guindés, fardés et frivoles,m'a paru naturelle, bonne et sérieuse.--Si j'en ai entendu parler? oh! certes! non-seulement ce soir, maisdéjà bien des fois par Keller, qui coiffe sa gouvernante, et qui connaîtbien les faits. Ce que je vais te raconter n'est donc pas une histoired'antichambre, un propos de laquais; c'est une histoire véritable et denotoriété publique. Mais c'est une histoire effroyable; auras-tu le couragede l'entendre?--Oui, car je m'intéresse à cette créature qui porte sur son front le sceaudu malheur. J'ai recueilli deux ou trois mots de sa bouche qui m'ont faitvoir en elle une victime du monde, une proie de l'injustice.--Dis une victime de la scélératesse; et la proie d'une atroce perversité.La princesse de Culmbach (c'est le titre qu'elle porte) a été élevée àDresde, par la reine de Pologne, sa tante, et c'est là que le Porporal'a connue et lui a même, je crois, donné quelques leçons, ainsi qu'à lagrande dauphine de France, sa cousine. La jeune princesse de Culmbach étaitbelle et sage; élevée par une reine austère, loin d'une mère débauchée,elle semblait devoir être heureuse et honorée toute sa vie. Mais lamargrave douairière, aujourd'hui comtesse Hoditz, ne voulait point qu'ilen fût ainsi. Elle la fit revenir près d'elle, et feignit de vouloir lamarier, tantôt avec un de ses parents, margrave aussi de Bareith, tantôtavec un autre parent, aussi prince de Culmbach; car cette principauté deBareith-Culmbach compte plus de princes et de margraves qu'elle n'a devillages et de châteaux pour les apanager. La beauté et la pudeur de laprincesse causaient à sa mère une mortelle jalousie; elle voulait l'avilir,lui ôter la tendresse et l'estime de son père, le margrave George-Guillaume(troisième margrave); ce n'est pas ma faute s'il y en a tant dans cettehistoire: mais dans tous ces margraves, il n'y en eut pas un seul pourla princesse de Culmbach. Sa mère promit à un gentilhomme de la chambrede son époux, nommé Vobser, une récompense de quatre mille ducats pourdéshonorer sa fille; et elle introduisit elle-même ce misérable la nuitdans la chambre de la princesse. Ses domestiques étaient avertis etgagnés, le palais fut sourd aux cris de la jeune fille, la mère tenaitla porte... O Consuelo! tu frémis, et pourtant ce n'est pas tout. Laprincesse de Culmbach devint mère de deux jumeaux: la margrave les pritdans ses mains, les porta à son époux, les promena dans son palais, lesmontra à toute sa valetaille, en criant: «Voyez, voyez les enfants quecette dévergondée vient de mettre au monde!» Et au milieu de cette scèneaffreuse, les deux jumeaux périrent presque dans les mains de la margrave.Vobser eut l'imprudence d'écrire au margrave pour réclamer les quatre milleducats que la margrave lui avait promis. Il les avait gagnés, il avaitdéshonoré la princesse. Le malheureux père, à demi imbécile déjà, ledevint tout à fait dans cette catastrophe, et mourut de saisissement etde chagrin quelque temps après. Vobser, menacé par les autres membres dela famille, prit la fuite. La reine de Pologne ordonna que la princessede Culmbach serait enfermée à la forteresse de Plassenbourg. Elle y entra,à peine relevée de ses couches, y passa plusieurs années dans unerigoureuse captivité, et y serait encore, si des prêtres catholiques,s'étant introduits dans sa prison, ne lui eussent promis la protection del'impératrice Amélie, à condition qu'elle abjurerait la foi luthérienne.Elle céda à leurs insinuations et au besoin de recouvrer sa liberté; maiselle ne fut élargie qu'à la mort de la reine de Pologne; le premier usagequ'elle fit de son indépendance fut de revenir à la religion de ses pères.La jeune margrave de Bareith, Wilhelmine de Prusse, l'accueillit avecaménité dans sa petite cour. Elle s'y est fait aimer et respecter par sesvertus, sa douceur et sa sagesse. C'est une âme brisée, mais c'est encoreune belle âme, et quoiqu'elle ne soit point vue favorablement à la cour deVienne à cause de son luthéranisme, personne n'ose insulter à son malheur;personne ne peut médire de sa vie, pas même les laquais. Elle est icien passant pour je ne sais quelle affaire; elle réside ordinairement àBareith.--Voilà pourquoi, reprit Consuelo, elle m'a tant parlé de ce pays-là, ettant engagée à y aller. Oh! Quelle histoire! Joseph! et quelle femme quela comtesse Hoditz! Jamais, non jamais le Porpora ne me traînera plus chezelle: jamais je ne chanterai plus pour elle!--Et pourtant vous y pourriez rencontrer les femmes les plus pures et lesplus respectables de la cour. Le monde marche ainsi, à ce qu'on assure.Le nom et la richesse couvrent tout, et, pourvu qu'on aille à l'église,on trouve ici une admirable tolérance.--Cette cour de Vienne est donc bien hypocrite? dit Consuelo.--Je crains, entre nous soit dit, répondit Joseph en baissant la voix,que notre grande Marie-Thérèse ne le soit un peu.»LXXXVIII.Peu de jours après, le Porpora ayant beaucoup remué, beaucoup intriguéà sa manière, c'est-à-dire en menaçant, en grondant ou en raillant àdroite et à gauche, Consuelo, conduite à la chapelle impériale par maîtreReuter (l'ancien maître et l'ancien ennemi du jeune Haydn), chanta devantMarie-Thérèse la partie de Judith, dans l'_oratorio: Betulia liberata_,poëme de Métastase, musique de ce même Reuter. Consuelo fut magnifique, etMarie-Thérèse daigna être satisfaite. Quand le sacré concert fut terminé,Consuelo fut invitée, avec les autres chanteurs (Caffariello était dunombre), à passer dans une des salles du palais, pour faire une collationprésidée par Reuter. Elle était à peine assise entre ce maître et lePorpora, qu'un bruit, à la fois, rapide et solennel, partant de lagalerie voisine, fit tressaillir tous les convives, excepté Consueloet Caffariello, qui s'étaient engagés dans une discussion animée sur lemouvement d'un certain choeur que l'un eût voulu plus vif et l'autre pluslent. «Il n'y a que le Maestro lui-même qui puisse trancher la question,»dit Consuelo en se retournant vers le Reuter. Mais, elle ne trouva plus nile Reuter à sa droite, ni le Porpora à sa gauche: tout le monde s'étaitlevé de table, et rangé en ligne, d'un air pénétré. Consuelo se trouvaface à face avec une femme d'une trentaine d'années, belle de fraîcheuret d'énergie, vêtue de noir (tenue de chapelle), et accompagnée de septenfants, dont elle tenait un par la main. Celui-là, c'était l'héritier dutrône, le jeune César Joseph II; et cette belle femme, à la démarche aisée,à l'air affable et pénétrant, c'était Marie-Thérèse.«_Ecco la Giuditta?_ demanda l'impératrice en s'adressant à Reuter. Je suisfort contente de vous, mon enfant, ajouta-t-elle en regardant Consuelo despieds à la tête; vous m'avez fait vraiment plaisir, et jamais je n'avaismieux senti la sublimité des vers de notre admirable poëte que dans votrebouche harmonieuse. Vous prononcez parfaitement bien, et c'est à quoije tiens par-dessus tout. Quel âge avez-vous, Mademoiselle? Vous êtesVénitienne? ...lève du célèbre Porpora, que je vois ici avec intérêt? Vousdésirez entrer au théâtre de la cour? Vous êtes faite pour y briller;et M. de Kaunitz vous protège.»Ayant ainsi interrogé Consuelo, sans attendre ses réponses, et en regardanttour à tour Métastase et Kaunitz, qui l'accompagnaient, Marie-Thérèse fitun signe à un de ses chambellans, qui présenta un bracelet assez riche àConsuelo. Avant que celle-ci eût songé à remercier, l'impératrice avaitdéjà traversé la salle; elle avait déjà dérobé à ses regards l'éclat dufront impérial. Elle s'éloignait avec sa royale couvée de princes etd'archiduchesses, adressant un mot favorable et gracieux à chacun desmusiciens qui se trouvaient à sa portée, et laissant derrière elle commeune trace lumineuse dans tous ces yeux éblouis de sa gloire et de sapuissance.Caffariello fut le seul qui conserva ou qui affecta de conserver sonsang-froid: il reprit sa discussion juste où il l'avait laissée; etConsuelo, mettant le bracelet dans sa poche, sans songer à le regarder,recommença à lui tenir tête, au grand étonnement et au grand scandaledes autres musiciens, qui, courbés sous la fascination de l'apparitionimpériale, ne concevaient pas qu'on pût songer à autre chose tout le restede la journée. Nous n'avons pas besoin de dire que le Porpora faisait seulexception dans son âme, et par instinct et par système, à cette fureurde prosternation. Il savait se tenir convenablement incliné devant lessouverains; mais, au fond du coeur, il raillait et méprisait les esclaves.Maître Reuter, interpellé par Caffariello sur le véritable mouvement duchoeur en litige, serra les lèvres d'un air hypocrite; et, après s'êtrelaissé interroger plusieurs fois, il répondit enfin d'un air très-froid:«Je vous avoue, Monsieur, que je ne suis point à votre conversation. QuandMarie-Thérèse est devant mes yeux, j'oublie le monde entier; et longtempsaprès qu'elle a disparu, je demeure sous le coup d'une émotion qui ne mepermet pas de penser à moi-même.--Mademoiselle ne paraît point étourdie de l'insigne honneur qu'ellevient de nous attirer, dit M. Holzbaüer, qui se trouvait là, et dontl'aplatissement avait quelque chose de plus contenu que celui de Reuter.C'est affaire à vous, Signora, de parler avec les têtes couronnées. Ondirait que vous n'avez fait autre chose toute votre vie.--Je n'ai jamais parlé avec aucune tête couronnée, répondit tranquillementConsuelo, qui n'entendait point malice aux insinuations de Holzbaüer;et sa majesté ne m'a point procuré un tel avantage; car elle semblait,en m'interrogeant, m'interdire l'honneur ou m'épargner le trouble de luirépondre.--Tu aurais peut-être souhaité faire la conversation avec l'impératrice?dit le Porpora d'un air goguenard..--Je ne l'ai jamais souhaité, repartit Consuelo naïvement.--C'est que Mademoiselle a plus d'insouciance que d'ambition, apparemment,reprit le Reuter avec un dédain glacial.--Maître Reuter, dit Consuelo avec confiance et candeur, êtes-vousmécontent de la manière dont j'ai chanté votre musique?»Reuter avoua que personne ne l'avait mieux chantée, même sous le règne del'_auguste et à jamais regretté_ Charles VI.«En ce cas, dit Consuelo, ne me reprochez pas mon insouciance. J'ail'ambition de satisfaire mes maîtres, j'ai l'ambition de bien faire monmétier; quelle autre puis-je avoir? quelle autre ne serait ridicule etdéplacée de ma part?--Vous êtes trop modeste, Mademoiselle, reprit Holzbaüer. Il n'est pointd'ambition trop vaste pour un talent comme le vôtre.--Je prends cela pour un compliment plein de galanterie, répondit Consuelo;mais je ne croirai vous avoir satisfait un peu que le jour où vousm'inviterez à chanter sur le théâtre de la cour.»Holzbaüer, pris au piège, malgré sa prudence, eut un accès de toux pour sedispenser de répondre, et se tira d'affaire par une inclination de têtecourtoise et respectueuse. Puis, ramenant la conversation sur son premierterrain:«Vous êtes vraiment, dit-il, d'un calme et d'un désintéressement sansexemple: vous n'avez pas seulement regardé le beau bracelet dont sa majestévous a fait cadeau.--Ah! c'est la vérité,» dit Consuelo en le tirant de sa poche, et en lepassant à ses voisins qui étaient curieux de le voir et d'en estimer lavaleur. Ce sera de quoi acheter du bois pour le poêle de mon maître, si jen'ai pas d'engagement cet hiver, pensait-elle; une toute petite pensionnous serait bien plus nécessaire que des parures et des colifichets.«Quelle beauté céleste que sa majesté! dit Reuter avec un soupir decomponction, en lançant un regard oblique et dur à Consuelo.--Oui, elle m'a semblé fort belle, répondit la jeune fille, qui necomprenait rien aux coups de coude du Porpora.--Elle vous a _semblé_? reprit le Reuter. Vous êtes difficile!--J'ai à peine eu le temps de l'entrevoir. Elle a passé si vite!--Mais son esprit éblouissant, ce génie qui se révèle à chaque syllabesortie de ses lèvres!...--J'ai à peine eu le temps de l'entendre: elle a parlé si peu!--Enfin, Mademoiselle, vous êtes d'airain ou de diamant. Je ne sais cequ'il faudrait pour vous émouvoir.--J'ai été fort émue en chantant votre Judith, répondit Consuelo, quisavait être malicieuse dans l'occasion, et qui commençait à comprendrela malveillance des maîtres viennois envers elle.--Cette fille a de l'esprit, sous son air simple, dit tout bas Holzbaüer àmaître Reuter.--C'est l'école du Porpora, répondit l'autre; mépris et moquerie.--Si l'on n'y prend garde, le vieux récitatif et le style _osservato_ nousenvahiront de plus belle que par le passé, reprit Holzbaüer; mais soyeztranquille, j'ai les moyens d'empêcher cette _Porporinaillerie_ d'élever lavoix.»Quand on se leva de table, Caffariello dit à l'oreille de Consuelo:«Vois-tu, mon enfant, tous ces gens-là, c'est de la franche canaille.Tu auras de la peine à faire quelque chose ici. Ils sont tous contre toi.Ils seraient tous contre moi s'ils l'osaient.--Et que leur avons-nous donc fait? dit Consuelo étonnée.--Nous sommes élèves du plus grand maître de chant qu'il y ait au monde.Eux et leurs créatures sont nos ennemis naturels, ils indisposerontMarie-Thérèse contre toi, et tout ce que tu dis ici lui sera répété avecde malicieux commentaires. Ou lui dira que tu ne l'as pas trouvée belle,et que tu as jugé son cadeau mesquin. Je connais toutes ces menées. Prendscourage, pourtant; je te protégerai envers et contre tous, et je crois quel'avis de Caffariello en musique vaut bien celui de Marie-Thérèse.»«Entre la méchanceté des uns et la folie des autres, me voilà fortcompromise, pensa Consuelo en s'en allant. O Porpora! disait-elle dansson coeur, je ferai mon possible pour remonter sur le théâtre. O Albert!j'espère que je n'y parviendrai pas.»Le lendemain, maître Porpora, ayant affaire en ville pour toute la journée,et trouvant Consuelo un peu pâle, l'engagea à faire un tour de promenadehors ville à la _Spinnerin am Kreutz_, avec la femme de Keller, qui s'étaitofferte pour l'accompagner quand elle le voudrait. Dès que le maestro futsorti:«Beppo, dit la jeune fille, va vite louer une petite voiture, etallons-nous-en tous deux voir Angèle et remercier le chanoine. Nous avionspromis de le faire plus tôt, mais mon rhume me servira d'excuse.--Et sous quel costume vous présenterez-vous au chanoine? dit Beppo.--Sous celui-ci, répondit-elle. Il faut bien que le chanoine me connaisseet m'accepte sous ma véritable forme.--Excellent chanoine! je me fais une joie de le revoir.--Et moi aussi.--Pauvre bon chanoine! je me fais une peine de songer...--Quoi?--Que la tête va lui tourner tout à fait.--Et pourquoi donc? Suis-je une déesse? Je ne le pensais pas.--Consuelo, rappelez-vous qu'il était aux trois quarts fou quand nousl'avons quitté!--Et moi je te dis qu'il lui suffira de me savoir femme et de me voir telleque je suis, pour qu'il reprenne l'empire de sa volonté et redevienne ceque Dieu l'a fait, un homme raisonnable.--Il est vrai que l'habit fait quelque chose. Ainsi, quand je vous airevue ici transformée en demoiselle, après m'être habitué pendant quinzejours à te traiter comme un garçon... j'ai éprouvé je ne sais quel effroi,je ne sais quelle gêne dont je ne peux pas me rendre compte; et il estcertain que durant le voyage... s'il m'eût été permis d'être amoureux devous ... Mais tu diras que je déraisonne...--Certainement, Joseph, lu déraisonnes; et, de plus, tu perds le tempsà babiller. Nous avons dix lieues à faire pour aller au prieuré et enrevenir. Il est huit heures du matin, et il faut que nous soyons rentrésà sept heures du soir, pour le souper du maître.»Trois heures après, Beppo et sa compagne descendirent à la porte duprieuré. Il faisait une belle journée; le chanoine contemplait ses fleursd'un air mélancolique. Quand il vit Joseph, il fit un cri de joie ets'élança à sa rencontre; mais il resta stupéfait en reconnaissant soncher Bertoni sous des habits de femme.«Bertoni, mon enfant bien-aimé, s'écria-t-il avec une sainte naïveté,que signifie ce travestissement, et pourquoi viens-tu me voir déguisé dela sorte? Nous ne sommes point au carnaval...--Mon respectable ami, répondit Consuelo en lui baisant la main, il fautque Votre Révérence me pardonne de l'avoir trompée. Je n'ai jamais étégarçon; Bertoni n'a jamais existé, et lorsque j'ai eu le bonheur de vousconnaître, j'étais véritablement déguisée.--Nous pensions, dit Joseph qui craignait de voir la consternation duchanoine se changer en mécontentement, que votre révérence n'était point ladupe d'une innocente supercherie. Cette feinte n'avait point été imaginéepour la tromper, c'était une nécessité imposée par les circonstances, etnous avons toujours cru que monsieur le chanoine avait la générosité et ladélicatesse de s'y prêter.--Vous l'avez cru? reprit le chanoine interdit et effrayé; et vous,Bertoni... je veux dire mademoiselle, vous l'avez cru aussi!--Non, monsieur le chanoine, répondit Consuelo; je ne l'ai pas cru uninstant. J'ai parfaitement vu que votre révérence ne se doutait nullementde la vérité.--Et vous me rendez justice, dit le chanoine d'un ton un peu sévère, maisprofondément triste; je ne sais point transiger avec la bonne foi, et sij'avais deviné votre sexe, je n'aurais jamais songé à insister comme jel'ai fait, pour vous engager à rester chez moi. Il a bien couru dans levillage voisin, et même parmi mes gens, un bruit vague, un soupçon qui mefaisait sourire, tant j'étais obstiné à me méprendre sur votre compte.On a dit qu'un des deux petits musiciens qui avaient chanté la messe lejour de la fête patronale, était une femme déguisée. Et puis, on a prétenduque ce propos était une méchanceté du cordonnier Gottlieb, pour effrayer etaffliger le curé. Enfin, moi-même, j'ai démenti ce bruit avec assurance.Vous voyez que j'étais votre dupe bien complètement, et qu'on ne sauraitl'être davantage.--Il y a eu une grande méprise, répondit Consuelo avec l'assurance dela dignité; mais il n'y a point eu de dupe, monsieur le chanoine. Je necrois pas m'être éloignée un seul instant du respect qui vous est dû, etdes convenances que la loyauté impose. J'étais la nuit sans gîte sur lechemin, écrasée de soif et de fatigue, après une longue route à pied.Vous n'eussiez pas refusé l'hospitalité à une mendiante. Vous me l'avezaccordée au nom de la musique, et j'ai payé mon écot en musique. Si jene suis pas partie malgré vous dès le lendemain, c'est grâce à descirconstances imprévues qui me dictaient un devoir au-dessus de tous lesautres. Mon ennemie, ma rivale, ma persécutrice tombait des nues à votreporte, et, privée de soins et de secours, avait droit à mes secours et àmes soins. Votre révérence se rappelle bien le reste; elle sait bien quesi j'ai profité de sa bienveillance, ce n'est pas pour mon compte. Ellesait bien aussi que je me suis éloignée aussitôt que mon devoir a étéaccompli; et si je reviens aujourd'hui la remercier en personne des bontésdont elle m'a comblée, c'est que la loyauté me faisait un devoir de ladétromper moi-même et de lui donner les explications nécessaires à notremutuelle dignité.--Il y a dans tout ceci, dit le chanoine à demi vaincu, quelque chose demystérieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dontj'ai adopté l'enfant était votre ennemie, votre rivale... Qui êtes-vousdonc vous-même, Bertoni?... Pardonnez-moi si ce nom revient toujours surmes lèvres, et dites-moi comment je dois vous appeler désormais.--Je m'appelle la Porporina, répondit Consuelo; je suis l'élève du Porpora,je suis cantatrice. J'appartiens au théâtre.--Ah! fort bien! dit le chanoine avec un profond soupir. J'aurais dû ledeviner à la manière dont vous avez joué votre rôle, et, quant à votretalent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m'en étonner; vousavez été à bonne école. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votrefrère... ou votre mari?--Ni l'un ni l'autre. Il est mon frère par le coeur, rien que mon frère,monsieur le Chanoine; et si mon âme ne s'était pas sentie aussi chasteque la vôtre, je n'aurais pas souillé de ma présence la sainteté de votredemeure.»Consuelo avait, pour dire la vérité, un accent irrésistible, et dont lechanoine subit la puissance, comme les âmes pures et droites subissenttoujours celle de la sincérité. Il se sentit comme soulagé d'un poidsénorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes protégés, ilinterrogea Consuelo avec une douceur et un retour d'affection sympathiquequ'il oublia peu à peu de combattre en lui-même. Elle lui racontarapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstancesde sa vie; ses fiançailles au lit de mort de sa mère avec Anzoleto,l'infidélité de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseinsde Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachementqu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt,ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants,sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion aulit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordéepar le chanoine à l'enfant d'Anzoleto; enfin son retour à Vienne, etjusqu'à l'entrevue qu'elle avait eue la veille avec Marie-Thérèse. Josephn'avait pas su jusque-là toute l'histoire de Consuelo; elle ne lui avaitjamais parlé d'Anzoleto, et le peu de mots qu'elle venait de dire de sonaffection passée pour ce misérable ne le frappa pas très-vivement; maissa générosité à l'égard de Corilla, et sa sollicitude pour l'enfant, luifirent une si profonde impression, qu'il se détourna pour cacher seslarmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le récit de Consuelo,concis, énergique et sincère, lui fit le même effet qu'un beau roman qu'ilaurait lu, et justement il n'avait jamais lu un seul roman, et celui-là futle premier de sa vie qui l'initia aux émotions vives de la vie des autres.Il s'était assis sur un banc pour mieux écouter, et quand la jeune filleeut tout dit, il s'écria:«Si tout cela est la vérité, comme je le crois, comme il me semble queje le sens dans mon coeur, par la volonté du ciel, vous êtes une saintefille... Vous êtes sainte Cécile revenue sur la terre! Je vous avoueraifranchement que je n'ai jamais eu de préjugé contre le théâtre, ajouta-t-ilaprès un instant de silence et de réflexion, et vous me prouvez qu'on peutfaire son salut là comme ailleurs. Certainement, si vous persistez à êtreaussi pure et aussi généreuse que vous l'avez été jusqu'à ce jour, vousaurez mérité le ciel, mon cher Bertoni!... Je vous le dis comme je lepense, ma chère Porporina!--Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moides nouvelles d'Angèle avant que je prenne congé de Votre Révérence.--Angèle se porte bien et vient à merveille, répondit le chanoine. Majardinière en prend le plus grand soin, et je la vois à tout instant quila promène dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, commeune fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d'en faire une âmechrétienne sera venu, je ne lui épargnerai pas la culture. Reposez-voussur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j'ai promis à la face du ciel, jel'observerai religieusement. Il paraît que madame sa mère ne me disputerapas ce soin; car, bien qu'elle soit à Vienne, elle n'a pas envoyé une seulefois demander des nouvelles de sa fille.--Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l'ayez su, réponditConsuelo; je ne puis croire qu'une mère soit indifférente à ce point. Maisla Corilla brigue un engagement au théâtre de la cour. Elle sait que SaMajesté est fort sévère, et n'accorde point sa protection aux personnestarées. Elle a intérêt à cacher ses fautes, du moins jusqu'à ce que sonengagement soit signé. Gardons-lui donc le secret.--Et elle vous fait concurrence cependant! s'écria Joseph; et on ditqu'elle l'emportera, par ses intrigues; qu'elle vous diffame déjà dans laville; qu'elle vous a présentée comme la maîtresse du comte Zustiniani. Ona parlé de cela à l'ambassade, Keller me la dit... On en était indigné;mais on craignait qu'elle ne persuadât M. de Kaunitz, qui écoute volontiersces sortes d'histoires, et qui ne tarit pas en éloges sur la beauté deCorilla...--Elle a dit de pareilles choses!» dit Consuelo en rougissantd'indignation; puis elle ajouta avec calme: «Cela devait être, j'aurais dûm'y attendre.--Mais il n'y a qu'un mot à dire pour déjouer toutes ses calomnies, repritJoseph; et ce mot je le dirai, moi! Je dirai que...--Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lâcheté et une barbarie. Vous nele direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j'avais envie de ledire, vous m'en empêcheriez, n'est-il pas vrai?--Ame vraiment évangélique! s'écria le chanoine. Mais songez que ce secretn'en peut pas être un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et dequelques paysans qui ont constaté et qui peuvent ébruiter le fait, pourqu'on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchée icid'un enfant sans père, qu'elle a abandonné par-dessus le marché.--Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagée. Je ne voudrais pasl'emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-là, Beppo, silence,ou je te retire mon estime et mon amitié. Et maintenant, adieu, monsieurle chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une mainpaternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure souscet habit.--Mes gens diront ce qu'ils voudront, et mon bénéfice ira au diable, sile ciel veut qu'il en soit ainsi! Je viens de recueillir un héritage quime donne le courage de braver les foudres de l'_ordinaire_. Ainsi, mesenfants, ne me prenez pas pour un saint; je suis las d'obéir et de mecontraindre; je veux vivre honnêtement et sans terreurs imbéciles. Depuisque je n'ai plus le spectre de Brigide à mes côtés, et depuis surtout queje me vois à la tête d'une fortune indépendante, je me sens brave comme unlion. Or donc, venez déjeuner avec moi; nous baptiserons Angèle après, etpuis nous ferons de la musique jusqu'au dîner.»Il les entraîna au prieuré.«Allons, André, Joseph! cria-t-il à ses valets en entrant; venez voir lesignor Bertoni métamorphosé en dame. Vous ne vous seriez pas attendus àcela? ni moi non plus! Eh bien, dépêchez-vous de partager ma surprise,et mettez-nous vite le couvert.»Le repas fut exquis, et nos jeunes gens virent que si de gravesmodifications s'étaient faites dans l'esprit du chanoine, ce n'était passur l'habitude de la bonne chère qu'elles avaient opéré. On porta ensuitel'enfant dans la chapelle du prieuré. Le chanoine quitta sa douillette,endossa une soutane et un surplis, et fit la cérémonie. Consuelo et Josephfirent l'office de parrain et de marraine, et le nom d'Angèle fut confirméà la petite fille. Le reste de l'après-midi fut consacré à la musique, etles adieux vinrent ensuite. Le chanoine se lamenta de ne pouvoir retenirses amis à dîner; mais il céda à leurs raisons, et se consola à l'idée deles revoir à Vienne, où il devait bientôt se rendre pour passer une partiede l'hiver. Tandis qu'on attelait leur voiture, il les conduisit dans laserre pour leur faire admirer plusieurs plantes nouvelles dont il avaitenrichi sa collection. Le jour baissait, mais le chanoine, qui avaitl'odorat fort exercé, n'eut pas plus tôt fait quelques pas sous les châssisde son palais transparent qu'il s'écria:«Je démêle ici un parfum extraordinaire! Le glaïeul-vanille aurait-ilfleuri? Mais non; ce n'est pas là l'odeur de mon glaïeul. Le strelitziaest inodore... les cyclamens ont un arôme moins pur et moins pénétrant.Qu'est-ce donc qui se passe ici? Si mon volkameria n'était point mort,hélas! je croirais que c'est lui que je respire! Pauvre plante! je n'y veuxplus penser.»Mais tout à coup le chanoine fit un cri de surprise et d'admiration envoyant s'élever devant lui, dans une caisse, le plus magnifique volkameriaqu'il eût vu de sa vie, tout couvert de ses grappes de petites rosesblanches doublées de rose, dont le suave parfum remplissait la serre etdominait toutes les vulgaires senteurs éparses à l'entour.«Est-ce un prodige? D'où me vient cet avant-goût du paradis, cette fleurdu jardin de Béatrix? s'écria-t-il dans un ravissement poétique.--Nous l'avons apporté dans notre voiture avec tous les soins imaginables,répondit Consuelo; permettez-nous de vous l'offrir en réparation d'uneaffreuse imprécation sortie de ma bouche un certain jour, et dont je merepentirai toute ma vie:--Oh! ma chère fille! quel don, et avec quelle délicatesse il est offert!dit le chanoine attendri. O cher volkameria! tu auras un nom particuliercomme j'ai coutume d'en donner aux individus les plus splendides de macollection; tu t'appelleras Bertoni, afin de consacrer le souvenir d'unêtre qui n'est plus et que j'ai aimé avec des entrailles de père.--Mon bon père, dit Consuelo en lui serrant la main, vous devez voushabituer à aimer vos filles autant que vos fils. Angèle n'est point ungarçon...--Et la Porporina est ma fille aussi! dit le chanoine; oui, ma fille, oui,oui, ma fille!» répéta-t-il en regardant alternativement Consuelo et levolkameria-Bertoni avec des yeux remplis de larmes.A six heures, Joseph et Consuelo étaient rentrés au logis. La voiture lesavait laissés à l'entrée du faubourg, et rien ne trahit leur innocenteescapade. Le Porpora s'étonna seulement que Consuelo n'eût pas meilleurappétit après une promenade dans les belles prairies qui entourent lacapitale de l'empire. Le déjeuner du chanoine avait peut-être renduConsuelo un peu friande ce jour-là. Mais le grand air et le mouvement luiProcurèrent un excellent sommeil, et le lendemain elle se sentit en voixet en courage plus qu'elle ne l'avait encore été à Vienne.LXXXIX.Dans l'incertitude de sa destinée, Consuelo, croyant trouver peut-êtreune excuse ou un motif à celle de son coeur, se décida enfin à écrire aucomte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-à-visdu Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrerau théâtre, et de l'espérance qu'elle nourrissait encore de les voiréchouer. Elle lui parla sincèrement, lui exposa tout ce qu'elle devaitde reconnaissance, de dévouement et de soumission à son vieux maître, et,lui confiant les craintes qu'elle éprouvait à l'égard d'Albert, elle lepriait instamment de lui dicter la lettre qu'elle devait écrire à cedernier pour le maintenir dans un état de confiance et de calme. Elleterminait en disant: «J'ai demandé du temps à Vos Seigneuries pourm'interroger moi-même et me décider. Je suis résolue à tenir ma parole, etje puis jurer devant Dieu que je me sens la force de fermer mon coeur etmon esprit à toute fantaisie contraire, comme à toute nouvelle affection.Et cependant, si je rentre au théâtre, j'adopte un parti qui est, enapparence, une infraction à mes promesses, un renoncement formel àl'espérance de les tenir. Que Votre Seigneurie me juge, ou plutôt qu'ellejuge le destin qui me commande et le devoir qui me gouverne. Je ne voisaucun moyen de m'y soustraire sans crime. J'attends d'elle un conseilsupérieur à celui de ma propre raison; mais pourra-t-il être contraire àcelui de ma conscience?»Lorsque cette lettre fut cachetée et confiée à Joseph pour qu'il la fitpartir, Consuelo se sentit plus tranquille, ainsi qu'il arrive dans unesituation funeste, lorsqu'on a trouvé un moyen de gagner du temps et dereculer le moment de la crise. Elle se disposa donc à rendre avec Porporaune visite, considérée par celui-ci comme importante et décisive, autrès-renommé et très-vanté poëte impérial, M. l'abbé Métastase.--Ce personnage illustre avait alors environ cinquante ans; il étaitd'une belle figure, d'un abord gracieux, d'une conversation charmante, etConsuelo eût ressenti pour lui une vive sympathie, si elle n'eût eu, en serendant à la maison qu'habitaient, à différents étages, le poëte impérialet le perruquier Keller, la conversation suivante avec Porpora:«Consuelo (c'est le Porpora qui parle), tu vas voir un homme de bonne mine,à l'oeil vif et noir, au teint vermeil, à la bouche fraîche et souriante,qui veut, à toute force, être en proie à une maladie lente, cruelle etdangereuse; un homme qui mange, dort, travaille et engraisse tout comme unautre, et qui prétend être livré à l'insomnie, à la diète, à l'accablement,au marasme. N'aie pas la maladresse, lorsqu'il va se plaindre devant toide ses maux, de lui dire qu'il n'y paraît point, qu'il a fort bon visage,ou toute autre platitude semblable; car il veut qu'on le plaigne, qu'ons'inquiète et qu'on le pleure d'avance. N'aie pas le malheur non plus delui parler de la mort, ou d'une personne morte; il a peur de la mort, et neveut pas mourir. Et cependant ne commets pas la balourdise de lui dire enle quittant: «J'espère que votre précieuse santé sera bientôt meilleure;»car il veut qu'on le croie mourant, et, s'il pouvait persuader aux autresqu'il est mort, il en serait fort content, à condition toutefois qu'il nele crût pas lui-même.--Voilà une sotte manie pour un grand homme, répondit Consuelo. Quefaudra-t-il donc lui dire, s'il ne faut lui parler ni de guérison, ni demort?--Il faut lui parler de sa maladie, lui faire mille questions, écouter toutle détail de ses souffrances et de ses incommodités, et, pour conclure, luidire qu'il ne se soigne pas assez, qu'il s'oublie lui-même, qu'il ne seménage point, qu'il travaille trop. De cette façon, nous le disposerons ennotre faveur.--N'allons-nous pas lui demander pourtant de faire un poëme et de vousle faire mettre en musique, afin que je puisse le chanter? Commentpouvons-nous à la fois lui conseiller de ne point écrire et le conjurerd'écrire pour nous au plus vite?--Tout cela s'arrange dans la conversation; il ne s'agit que de placer leschoses à propos.»Le maestro voulait que son élève sût se rendre agréable au poëte; mais, sacausticité naturelle ne lui permettant point de dissimuler les ridiculesd'autrui, il commettait lui-même la maladresse de disposer Consuelo àl'examen clairvoyant, et à cette sorte de mépris intérieur qui nous rendpeu aimables et peu sympathiques à ceux dont le besoin est d'être flattéset admirés sans réserve. Incapable d'adulation et de tromperie, ellesouffrit d'entendre le Porpora caresser les misères du poëte, et le raillercruellement sous les dehors d'une pieuse commisération pour des mauximaginaires. Elle en rougit plusieurs fois, et ne put que garder un silencepénible, en dépit des signes que lui faisait son maître pour qu'elle lesecondât.La réputation de Consuelo commençait à se répandre à Vienne; elle avaitchanté dans plusieurs salons, et son admission au théâtre italien étaitune hypothèse qui agitait un peu la coterie musicale. Métastase étaittout-puissant; que Consuelo gagnât sa sympathie en caressant à propos sonamour-propre, et il pouvait confier au Porpora le soin de mettre en musiqueson _Attilio Regolo_, qu'il gardait en portefeuille depuis plusieursannées. Il était donc bien nécessaire que l'élève plaidât pour le maître,car le maître ne plaisait nullement au poëte impérial. Métastase n'étaitpas Italien pour rien, et les Italiens ne se trompent pas aisément les unsles autres. Il avait trop de finesse et de pénétration pour ne point savoirque Porpora avait une médiocre admiration pour son génie dramatique, etqu'il avait censuré plus d'une fois avec rudesse (à tort ou à raison)son caractère craintif, son égoïsme et sa fausse sensibilité. La réserveglaciale de Consuelo, le peu d'intérêt qu'elle semblait prendre à samaladie, ne lui parurent point ce qu'ils étaient en effet, le malaised'une respectueuse pitié. Il y vit presque une insulte, et s'il n'eût étéesclave de la politesse et du savoir-faire, il eût refusé net de l'entendrechanter; il y consentit pourtant après quelques minauderies, alléguantl'excitation de ses nerfs et la crainte qu'il avait d'être ému. Il avaitentendu Consuelo chanter son oratorio de _Judith_; mais il fallait qu'ilprît une idée d'elle dans le genre scénique, et Porpora insistait beaucoup.«Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s'il fautcraindre de l'émouvoir?--Il faut l'émouvoir, au contraire, répondit de même le maestro. Il aimebeaucoup à être arraché à sa torpeur, parce que, quand il est bien agité,il se sent en veine d'écrire.»Consuelo chanta un air d'_Achille in Sciro_, la meilleure oeuvre dramatiquede Métastase, qui avait été mise en musique par Caldara, en 1736, etreprésentée aux fêtes du mariage de Marie-Thérèse. Métastase fut aussifrappé de sa voix et de sa méthode qu'il l'avait été à la premièreaudition; mais il était résolu à se renfermer dans le même silence froidet gêné qu'elle avait gardé durant le récit de sa maladie. Il n'y réussitpoint; car il était artiste en dépit de tout, le digne homme, et quandun noble interprète fait vibrer dans l'âme du poëte les accents de sa museet le souvenir de ses triomphes, il n'est guère de rancune qui tienne.L'abbé Métastase, essaya de se défendre contre ce charme tout-puissant.Il toussa beaucoup, s'agita sur son fauteuil comme un homme distrait parla souffrance, et puis, tout à coup reporté à des souvenirs plus émouvantsencore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et semit à sangloter. Le Porpora, caché derrière son fauteuil, faisait signe àConsuelo de ne pas le ménager, et se frottait les mains d'un air malicieux.Ces larmes, qui coulaient abondantes et sincères, réconcilièrent tout àcoup la jeune fille avec le pusillanime abbé. Aussitôt qu'elle eut finison air, elle s'approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cettefois avec une effusion convaincante:«Hélas! Monsieur, que je serais fière et heureuse de vous avoir ému ainsi,s'il ne m'en coûtait un remords! La crainte de vous avoir fait du malempoisonne ma joie!--Ah! ma chère enfant, s'écria l'abbé tout à fait gagné, vous ne savez pas,vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m'avez fait. Jamaisjusqu'ici je n'avais entendu une voix de femme qui me rappelât celle de machère Marianna! et vous me l'avez tellement rappelée, ainsi que sa manièreet son expression, que j'ai cru l'entendre elle-même. Ah! vous m'avez briséle coeur!»Et il recommença à sangloter.«Sa Seigneurie parle d'une personne bien illustre, et que tu dois teproposer constamment pour modèle, dit le Porpora à son élève, la célèbreet incomparable Marianna Bulgarini.--La _Romanina?_ s'écria Consuelo; ah! je l'ai entendue dans mon enfanceà Venise; c'est mon premier grand souvenir, et je ne l'oublierai jamais.--Je vois bien que vous l'avez entendue, et qu'elle vous a laissé uneimpression ineffaçable, reprit le Métastase. Ah! jeune fille, imitez-laen tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonté comme dans sagrandeur, dans sa puissance comme dans son dévouement! Ah! qu'elle étaitbelle lorsqu'elle représentait la divine Vénus, dans le premier opéra queje fis à Rome! Celle à elle que je dus mon premier triomphe.--Et c'est à Votre Seigneurie qu'elle a dû ses plus beaux succès, dit lePorpora.--Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l'un de l'autre. Maisrien n'a pu m'acquitter assez envers elle. Jamais tant d'affection, jamaistant d'héroïque persévérance et de soins délicats n'ont habité l'âme d'unemortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n'aspirequ'à te rejoindre!»Ici l'abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta del'être; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique etdédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cetteméfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l'effet qu'ilsouhaitait produire, l'attendrissement et l'admiration de la bonneConsuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes: c'est-à-dire qu'ilpleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sachambre, et qu'il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleursque quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l'occasion, il fità Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a jouéun si grand rôle; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soinfilial qu'elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu'elleaccomplit en se séparant de lui pour l'envoyer faire fortune à Vienne;et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termesles plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna,le coeur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l'avait exhorté àl'abandonner pour ne songer qu'à lui-même, il s'écria:«Oh! que si elle eût deviné l'avenir qui m'attendait loin d'elle, que sielle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, lesrevers et jusqu'à l'affreuse maladie qui devaient être mon partage ici,elle se fût bien épargné ainsi qu'à moi une si affreuse immolation! Hélas!j'étais loin de croire que nous nous faisions d'éternels adieux, et quenous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre!--Comment! vous ne vous êtes point revus? dit Consuelo dont les yeuxétaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charmeextraordinaire: elle n'est point venue à Vienne?--Elle n'y est jamais venue! répondit l'abbé d'un air accablé.--Après tant de dévouement, elle n'a pas eu le courage de venir ici vousretrouver? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeuxterribles.»Le Métastase ne répondit rien: il paraissait absorbé dans ses pensées.«Mais elle pourrait y venir encore? poursuivit Consuelo avec candeur, etelle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé.»L'abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute saforce, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était mortedepuis plus de dix ans, s'aperçut de l'énorme maladresse qu'elle commettaiten rappelant l'idée de la mort à cet ami, qui n'aspirait, selon lui, qu'àrejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et seretira bientôt avec son maître, lequel n'emportait de cette visite que devagues promesses et force civilités, comme à l'ordinaire.«Qu'as-tu fait, tête de linotte? dit-il à Consuelo dès qu'ils furentdehors.--Une grande sottise, je le vois bien. J'ai oublié que la Romanina nevivait plus; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant etsi désolé soit attaché à la vie autant qu'il vous plaît de le dire?Je m'imagine, au contraire, que le regret d'avoir perdu son amie est laseule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui faitredouter l'heure suprême, il n'en est pas moins horriblement et sincèrementlas de vivre.--Enfant! dit le Porpora, on n'est jamais las de vivre quand on est riche,honoré, adulé et bien portant; et quand on n'a jamais eu d'autres souciset d'autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand onmaudit l'existence.--Ne dites pas qu'il n'a jamais eu d'autres passions. Il aimé la Marianna,et je m'explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sanièce Marianna Martiez...»Consuelo avait failli dire l'élève de Joseph; mais elle s'arrêtabrusquement.«Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.--On le dit; mais que m'importe?--Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s'est consolé assez vitede l'absence de sa bien-aimée; mais lorsque tu lui demandais (que Dieuconfonde ta stupidité!) pourquoi sa chère Marianna n'était pas venue lerejoindre ici, il ne t'a pas répondu, et je vais répondre à sa place.La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu'unhomme puisse accepter d'une femme. Elle l'avait bien nourri, logé, habillé,secouru, soutenu en toute occasion; elle l'avait bien aidé à se fairenommer _poeta cesareo_. Elle s'était bien faite la servante, l'amie, lagarde-malade, la bienfaitrice de ses vieux-parents. Tout cela est exact.La Marianna avait un grand coeur: je l'ai beaucoup connue; mais ce qu'ily a de vrai aussi, c'est qu'elle désirait ardemment se réunir à lui, ense faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu'il y a de plus vraiencore, c'est que monsieur l'abbé ne s'en souciait pas du tout et ne lepermit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plustendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent deschefs-d'oeuvre. On les imprimera: il le savait bien. Mais tout en disantà sa _dilettissima amica_ qu'il soupirait après le jour de leur réunion,et qu'il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leurexistence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce quela malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de sesillustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-làest une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissantecomtesse d'Althan, favorite du dernier César. On dit qu'il en est résultéun mariage secret; je le trouve donc fort mal venu à s'arracher les cheveuxpour cette pauvre Romanina, qu'il a laissée mourir de chagrin tandis qu'ilfaisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.--Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon chermaître, reprit Consuelo attristée.--Je parle comme tout le monde; je n'invente rien; c'est la voix publiquequi affirme tout cela: Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre; c'estun vieux proverbe.--La voix publique n'est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas,ce n'est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croirequ'un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu'un comédienen scène. Je l'ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il auraità se reprocher d'avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remordsne feraient qu'ajouter à la sincérité de ses regrets d'aujourd'hui. En toutceci, j'aime mieux le croire faible que lâche. On l'avait fait abbé, onle comblait de bienfaits; la cour était dévote; ses amours avec unecomédienne y eussent fait grand scandale. Il n'a pas voulu précisémenttrahir et tromper la Bulgarini: il a eu peur, il a hésité, il a gagné dutemps,... elle est morte...--Et il en a remercié la Providence, ajouta l'impitoyable maestro. Etmaintenant notre impératrice lui envoie des boîtes et des bagues avec sonchiffre en brillants; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants;des pots en or massif remplis de tabac d'Espagne, des cachets faits d'unseul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poëte sonttoujours baignés de larmes.--Et tout cela peut-il le consoler d'avoir brisé le coeur de la Romanina?--Il se peut bien que non. Mais le désir de ces choses l'a décidé à lefaire.--Triste vanité! Pour moi, j'ai eu bien de la peine à m'empêcher de rirequand il nous a montré son chandelier d'or à chapiteau d'or, avec la deviseingénieuse que l'impératrice y a fait graver:_Perche possa risparamiare i suoi occhi!_Voilà, en effet, qui est bien délicat et qui le faisait s'écrier avecemphase: _Affettuosa espressione valutabile più assai dell' oro!_ Oh! lepauvre homme!--O l'homme malheureux!» dit Consuelo en soupirant.Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement unrapprochement terrible entre la situation de Métastase à l'égard deMarianna et la sienne propre à l'égard d'Albert. «Attendre et mourir!se disait-elle: est-ce donc là le sort de ceux qui aiment passionnément?Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux quipoursuivent la chimère de la gloire?»«Qu'as-tu à rêver ainsi? lui dit le maestro; il me semble que tout va bien,et que, malgré tes gaucheries, tu as conquis le Métastase.--C'est une maigre conquête que celle d'une âme faible, répondit-elle, etje ne crois pas que celui qui a manqué de courage pour faire admettreMarianna au théâtre impérial en retrouve un peu pour moi.--Le Métastase, en fait d'art, gouverne désormais l'impératrice.--Le Métastase, en fait d'art, ne conseillera jamais à l'impératrice quece qu'elle paraîtra désirer, et on a beau parler des favoris et desconseillers de Sa Majesté... J'ai vu les traits de Marie-Thérèse, et jevous le dis, mon maître, Marie-Thérèse est trop politique pour avoir desamants, trop absolue pour avoir des amis.--Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l'impératrice elle-même,il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu'elle teparle, qu'elle cause avec toi. On dit qu'elle n'aime que les personnesvertueuses. Si elle a ce regard d'aigle qu'on lui prête, elle te jugeraet te préférera. Je vais tout mettre en oeuvre pour qu'elle te voie entête-à-tête.»XC.Un matin, Joseph, étant occupé à frotter l'antichambre du Porpora, oubliaque la cloison était mince et le sommeil du maestro léger; il se laissaaller machinalement à fredonner une phrase musicale qui lui venait àl'esprit, et qu'accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse surle plancher. Le Porpora, mécontent d'être éveillé avant l'heure, s'agitedans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belleet fraîche qui chante avec justesse et légèreté une phrase fort gracieuseet fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le troude la serrure, moitié charmé de ce qu'il entend, moitié courroucé contrel'artiste qui vient sans façon composer chez lui avant son lever. Maisquelle surprise! c'est Beppo qui chante et qui rêve, et qui poursuit sonidée tout en vaquant d'un air préoccupé aux soins du ménage.«Qu'est-ce que tu chantes là? dit le maestro d'une voix tonnante en ouvrantla porte brusquement.»Joseph, étourdi comme un homme éveillé en sursaut, faillit jeter balaiet plumeau, et quitter la maison à toutes jambes; mais s'il n'avait plus,depuis longtemps, l'espoir de devenir l'élève du Porpora, il s'estimaitencore bien heureux d'entendre Consuelo travailler avec le maître et derecevoir les leçons de cette généreuse amie en cachette, quand le maîtreétait absent. Pour rien au monde il n'eût donc voulu être chassé, et il sehâta de mentir pour éloigner les soupçons.«Ce que je chante, dit-il tout décontenancé; hélas! maître, je l'ignore.--Chante-t-on ce qu'on ignore? Tu mens!--Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m'aveztant effrayé que je l'ai déjà oublié. Je sais bien que j'ai fait une grandefaute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyaisbien loin d'ici, tout seul; je me disais: A présent tu peux chanter;personne n'est là pour te dire: Tais-toi, ignorant, tu chantes faux.Tais-toi, brute, tu n'as pas pu apprendre la musique.--Qui t'a dit que tu chantais faux?--Tout le monde.--Et moi, je te dis, s'écria le maestro d'un ton sévère, que tu ne chantespas faux. Et qui a essayé de t'enseigner la musique?--Mais... par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe,et qui m'a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu'un âne.»Joseph connaissait déjà assez les antipathies du maestro pour savoir qu'ilfaisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pourlui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu'il essaieraitde le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu'ilavait rendues au maestro, n'avait pas daigné reconnaître son ancien élèvedans l'antichambre.--Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents;mais il ne s'agit pas de cela, reprit-il tout haut; je veux que tu me disesoù tu as pêché cette phrase.»Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suitepar mégarde.--Ah! cela? dit Haydn qui commençait à mieux augurer des dispositions dumaître, mais qui ne s'y fiait pas encore; c'est quelque chose que j'aientendu chanter à la signora.--A la Consuelo? à ma fille? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutesdonc aux portes?--Oh non, Monsieur! mais la musique, cela arrive de chambre en chambrejusqu'à la cuisine, et on l'entend, malgré soi.--Je n'aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, etqui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquetaujourd'hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition.»Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il allapleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de samésaventure, et le rassurer en lui promettant d'arranger ses affaires.«Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veuxchasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour lapremière fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste!--Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté;qu'il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre lesecret de mes compositions et se les approprier avant qu'elles aient vule jour. Je gage que le drôle sait déjà par coeur mon nouvel opéra, etqu'il copie mes manuscrits quand j'ai le dos tourné! Combien de foisn'ai-je pas été trahi ainsi! Combien de mes idées n'ai-je pas retrouvéesdans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu'onbâillait aux miens et qu'on disait: Ce vieux radoteur de Porpora nousdonne pour du neuf des motifs qui traînent dans les carrefours! Tiens!le sot s'est trahi; il a chanté ce matin une phrase qui n'est certainementpas d'un autre que de _meinherr_ Hasse, et que j'ai fort bien retenue;j'en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvelopéra, afin de lui rendre le tour qu'il m'a joué si souvent.--Prenez garde, maître! cette phrase-là n'est peut-être pas inédite.Vous ne savez pas par coeur toutes les productions contemporaines.--Mais je les ai entendues, et je te dis que c'est une phrase tropremarquable pour qu'elle ne m'ait pas encore frappé.--Eh bien, maître, grand merci! je suis fière du compliment; car la phraseest de moi.»Consuelo mentait, la phrase en question était bien éclose le matin-mêmedans le cerveau d'Haydn; mais elle avait le mot, et déjà elle l'avaitapprise par coeur, afin de n'être pas prise au dépourvu par les méfiantesinvestigations du maître. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander.Elle la chanta sur-le-champ, et prétendit que la veille elle avait essayéde mettre en musique, pour complaire à l'abbé Métastase, les premièresstrophes de sa jolie pastorale: Già riede la primavera Col suo florito aspetto; Già il grato zeffiretto Scherza fra l'erbe e i flor. Tornan le frondi algli alberi, L'herbette al prato tornano; Sol non ritorna a me La pace del mio cor.«J'avais répété ma première phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsquej'ai entendu dans l'antichambre maître Beppo qui, comme un vrai serin desCanaries, s'égosillait à la répéter tout de travers; cela m'impatientait,je l'ai prié de se taire. Mais, au bout d'une heure, il la répétait surl'escalier, tellement défigurée, que cela m'a ôté l'envie de continuer monair.--Et d'où vient qu'il la chante si bien aujourd'hui? que s'est-il passédurant son sommeil?--Je vais t'expliquer cela, mon maître; je remarquais que ce garçon avaitla voix belle et même juste, mais qu'il chantait faux, faute d'oreille, deraisonnement et de mémoire. Je me suis amusée à lui faire poser la voix età chanter la gamme d'après ta méthode, pour voir si cela réussirait, mêmesur une pauvre organisation musicale.--Cela doit réussir sur toutes les organisations, s'écria le Porpora.Il n'y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercée...--C'est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hâte d'envenir à ses fins, et c'est ce qui est arrivé. J'ai réussi, avec le systèmede ta première leçon, à faire comprendre à ce butor ce que, dans toute savie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupçonner.Après cela, je lui ai chanté ma phrase, et, pour la première fois, il l'aentendue exactement. Aussitôt il a pu la dire, et il en était si étonné,si émerveillé, qu'il a bien pu n'en pas dormir de la nuit; c'était pourlui comme une révélation. Oh! Mademoiselle, me disait-il, si j'avais étéenseigné ainsi, j'aurais pu apprendre peut-être aussi bien qu'un autre.Mais je vous avoue que je n'ai jamais rien pu comprendre de ce qu'onenseignait à la maîtrise de Saint-Etienne.--Il a donc été à la maîtrise, réellement?--Et il en a été chassé honteusement; tu n'as qu'à parler de lui àmaître Reuter! il te dira que c'est un mauvais sujet, et un sujet musicalimpossible à former.--Viens ça, ici, toi! cria le Porpora à Beppo qui pleurait derrière laporte; et mets-toi près de moi: je veux voir si tu as compris la leçon quetu as reçue hier».Alors le malicieux maestro commença à enseigner les éléments de lamusique à Joseph, de la manière diffuse, pédantesque et embrouilléequ'il attribuait ironiquement aux maîtres allemands.Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces éléments, en dépitdu soin qu'il prenait pour les lui rendre obscurs, eût laissé voir sonintelligence, il était perdu. Mais il était assez fin pour ne pas tomberdans le piège, et il montra résolument une stupidité qui, après une longueépreuve tentée avec obstination par le maître, rassura complètement cedernier.«Je vois bien que tu es fort borné, lui dit-il en se levant et encontinuant une feinte dont les deux autres n'étaient pas dupes. Retourneà ton balai, et tâche de ne plus chanter, si tu veux rester à mon service.»Mais, au bout de deux heures, n'y pouvant plus tenir, et se sentantaiguillonné par l'amour d'un métier qu'il négligeait après l'avoir exercésans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant,et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua lesmêmes principes, mais cette fois avec cette clarté, cette logique puissanteet profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cetteincroyable simplicité de moyens dont les hommes de génie s'avisent seuls.Cette fois, Haydn comprit qu'il pouvait avoir l'air de comprendre; etPorpora fut enchanté de son triomphe. Quoique le maître lui enseignâtdes choses qu'il avait longtemps étudiées et qu'il savait aussi bien quepossible, cette leçon eut pour lui un puissant intérêt et une utilité biencertaine: il y apprit à enseigner; et comme aux heures où le Porpora nel'employait pas, il allait encore donner quelques leçons en ville pourne pas perdre sa mince clientèle, il se promit de mettre à profit, sanstarder, cette excellence démonstration.«A la bonne heure, monsieur le professeur! dit-il au Porpora en continuantà jouer la niaiserie à la fin de la leçon; j'aime mieux cette musique-làque l'autre, et je crois que je pourrais l'apprendre; mais quant à cellede ce matin, j'aimerais mieux retourner à la maîtrise que d'essayer d'ymordre.--Et c'est pourtant la même qu'on t'enseignait à la maîtrise. Est-ce qu'ily a deux musiques, benêt! Il n'y a qu'une musique, comme il n'y a qu'unDieu.--Oh! je vous demande bien pardon, Monsieur! il y a la musique de maîtreReuter, qui m'ennuie, et la vôtre, qui ne m'ennuie pas.--C'est bien de l'honneur pour moi, seigneur Beppo,» dit en riant lePorpora, à qui le compliment ne déplut point.A partir de ce jour, Haydn reçut les leçons du Porpora, et bientôt ilsarrivèrent aux études du chant italien et aux idées mères de la compositionlyrique; c'était ce que le noble jeune homme avait souhaité avec tantd'ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progrès,que le maître était à la fois charmé, surpris, et parfois effrayé. LorsqueConsuelo voyait ses anciennes méfiances prêtes à renaître, elle dictait àson jeune ami la conduite qu'il fallait tenir pour les dissiper. Un peu derésistance, une préoccupation feinte, étaient parfois nécessaires pour quele génie et la passion de l'enseignement se réveillassent chez le Porpora,ainsi qu'il arrive toujours à l'exercice des hautes facultés, qu'un peud'obstacle et de lutte rendent plus énergique et plus puissant. Il arrivasouvent à Joseph d'être forcé de jouer la langueur et le dépit pourobtenir, en feignant de s'y traîner à regret, ces précieuses leçons qu'iltremblait de voir négliger. Le plaisir de contrarier et le besoin dedompter émoustillaient alors l'âme taquine et guerroyante du vieuxprofesseur; et jamais Beppo ne reçut de meilleures notions que celles dontla déduction fut arrachée, claire, éloquente et chaude, à l'emportement età l'ironie du maître.Pendant que l'intérieur du Porpora était le théâtre de ces événements sifrivoles en apparence, et dont les résultats pourtant jouèrent un si grandrôle dans l'histoire de l'art puisque le génie d'un des plus féconds et desplus célèbres compositeurs du siècle dernier y reçut son développement etsa sanction, des événements d'une influence plus immédiate sur le roman dela vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pourdiscuter ses propres intérêts, plus habile à les faire prévaloir, gagnaitchaque jour du terrain, et déjà, parfaitement remise de ses couches,négociait les conditions de son engagement au théâtre de la cour. Virtuoserobuste et médiocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consueloà monsieur le directeur et à sa femme. On sentait bien que la savantePorporina jugerait de haut, ne fût-ce que dans le secret de ses pensées,les opéras de maître Holzbaüer et le talent de madame son épouse. On savaitbien que les grands artistes, mal secondés et réduits à rendre de pauvresidées, ne conservent pas toujours, accablés qu'ils sont de cette violencefaite à leur goût et à leur conscience, cet entrain routinier, cette verveconfiante que les médiocrités portent cavalièrement dans la représentationdes plus mauvais ouvrages, et à travers la douloureuse cacophonie desoeuvres mal étudiées et mal comprises par leurs camarades.Lors même que, grâce à des miracles de volonté et de puissance, ilsparviennent à triompher de leur rôle et de leur entourage, cet entourageenvieux ne leur en sait point gré; le compositeur devine leur souffranceintérieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice serefroidir tout à coup et compromettre son succès; le public lui-même,étonné et troublé sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueused'un génie asservi à une idée vulgaire, se débattant dans les liens étroitsdont il s'est laissé charger, et c'est presque en soupirant qu'il applaudità ses vaillants efforts. M. Holzbaüer se rendait fort bien compte, quant àlui, du peu de goût que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu lemalheur de le lui montrer, un jour que, déguisée en garçon et croyant avoiraffaire à une de ces figures qu'on aborde en voyage pour la première et ladernière fois de sa vie, elle avait parlé franchement, sans se douter quebientôt sa destinée d'artiste allait être pour quelque temps à la merci del'inconnu, ami du chanoine. Holzbaüer ne l'avait point oublié, et, piquéjusqu'au fond de l'âme, sous un air calme, discret et courtois, il s'étaitjuré de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porporaet son élève, et ce qu'il appelait leur coterie, pussent l'accuser d'unevengeance mesquine et d'une lâche susceptibilité, il n'avait racontéqu'à sa femme sa rencontre avec Consuelo et l'aventure du déjeuner aupresbytère. Cette rencontre paraissait donc n'avoir nullement frappémonsieur le directeur; il semblait avoir oublié les traits du petitBertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulantet la Porporina fussent un seul et même personnage. Consuelo se perdaiten commentaires sur la conduite de Holzbaüer à son égard.«J'étais donc bien parfaitement déguisée en voyage, disait-elle enconfidence à Beppo, et l'arrangement de mes cheveux changeait donc bienma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait là-bas avec des yeuxsi clairs et si perçants, ne me reconnaisse pas du tout ici?--Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la première fois qu'ilvous a revue chez l'ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-être que s'iln'eût pas reçu votre billet, il ne vous eût jamais reconnue.--Bien! mais le comte Hoditz a une manière vague et nonchalamment superbede regarder les gens, qui fait qu'il ne voit réellement point. Je suis sûrequ'il n'eût point pressenti mon sexe, à Passaw, si le baron de Trenk nel'en eût avisé; au lieu que le Holzbaüer, dès qu'il m'a revue ici, etchaque fois qu'il me rencontre, me regarde avec ces mêmes yeux attentifset curieux que je lui ai trouvés au presbytère. Pour quel motif megarde-t-il généreusement le secret sur une folle aventure qui pourraitavoir pour ma réputation des suites fâcheuses s'il voulait l'interpréterà mal, et qui pourrait même me brouiller avec mon maître, puisqu'il croitque je suis venue à Vienne sans détresse, sans encombre et sans incidentsromanesques, tandis que ce même Holzbaüer dénigre sous main ma voix etma méthode, et me dessert le plus possible pour n'être point forcé àm'engager! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortesarmes contre moi, il n'en fait point usage! Je m'y perds!»Le mot de cette énigme fut bientôt révélé à Consuelo; mais avant de lirece qui lui arriva, il faut qu'on se rappelle qu'une nombreuse et puissantecoterie travaillait contre elle; que la Corilla était belle et galante;que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent; qu'il aimait à se mêlerau tripotage de coulisses, et que Marie-Thérèse, pour se délasser de sesgraves travaux, s'amusait à le faire babiller sur ces matières, raillantintérieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour soncompte un certain plaisir à ces commérages, qui lui montraient en petit,mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue à celui queprésentaient à cette époque les trois plus importantes cours de l'Europe,gouvernées par des intrigues de femmes: la sienne, celle de la czarine etcelle de madame de Pompadour.XCI.On sait que Marie-Thérèse donnait audience une fois par semaine à quiconquevoulait lui parler; coutume paternellement hypocrite que son fils Joseph IIobserva toujours religieusement, et qui est encore en vigueur à la courd'Autriche. En outre, Marie-Thérèse accordait facilement des audiencesparticulières à ceux qui voulaient entrer à son service, et jamaissouveraine ne fut plus aisée à aborder.Le Porpora avait enfin obtenu cette audience musicale, où l'impératrice,voyant de près l'honnête figure de Consuelo, pourrait peut-être prendrequelque sympathie marquée pour elle. Du moins le maestro l'espérait.Connaissant les exigences de Sa Majesté à l'endroit des bonnes moeurs etde la tenue décente, il se disait qu'elle serait frappée, à coup sûr, del'air de candeur et de modestie qui brillait dans toute la personne de sonélève. On les introduisit dans un des petits salons du palais, où l'onavait transporté un clavecin, et où l'impératrice arriva au bout d'unedemi-heure. Elle venait de recevoir des personnages d'importance, et elleétait encore en costume de représentation, telle qu'on la voit sur lessequins d'or frappés à son effigie, en robe de brocart, manteau impérial,la couronne en tête, et un petit sabre hongrois au côté. Elle étaitvraiment belle ainsi, non imposante et d'une noblesse idéale, commeses courtisans affectaient de la dépeindre, mais fraîche, enjouée, laphysionomie ouverte et heureuse, l'air confiant et entreprenant.C'était bien _le roi_ Marie-Thérèse que les magnats de Hongrie avaientproclamé, le sabre au poing, dans un jour d'enthousiasme; mais c'était,au premier abord, un bon roi plutôt qu'un grand roi. Elle n'avait point decoquetterie, et la familiarité de ses manières annonçait une âme calme etdépourvue d'astuce féminine. Quand on la regardait longtemps, et surtoutlorsqu'elle vous interrogeait avec insistance, on voyait de la finesseet même de la ruse froide dans cette physionomie si riante et si affable.Mais c'était de la ruse masculine, de la ruse impériale si l'on veut;jamais de la galanterie.«-Vous me ferez entendre votre élève tout à l'heure, dit-elle au Porpora;je sais déjà qu'elle a un grand savoir, une voix magnifique, et je n'ai pasoublié le plaisir qu'elle m'a fait dans l'oratorio de _Betulia liberata_.Mais je veux d'abord causer un peu avec elle en particulier. J'ai plusieursquestions à lui faire; et comme je compte sur sa franchise, j'ai bon espoirde lui pouvoir accorder la protection qu'elle me demande.»Le Porpora se hâta de sortir, lisant dans les yeux de Sa Majesté qu'elledésirait être tout à fait seule avec Consuelo. Il se retira dans unegalerie voisine, où il eut grand froid; car la cour, ruinée par lesdépenses de la guerre, était gouvernée avec beaucoup d'économie, et lecaractère de Marie-Thérèse secondait assez à cet égard les nécessités desa position.En. se voyant tête à tête avec la fille et la mère des Césars, l'héroïne dela Germanie, et la plus grande femme qu'il y eût alors en Europe, Consuelone se sentit pourtant ni troublée, ni intimidée. Soit que son insoucianced'artiste la rendît indifférente à cette pompe armée qui brillait autour deMarie-Thérèse et jusque sur son costume, soit que son âme noble et franchese sentît à la hauteur de toutes les grandeurs morales, elle attendit dansune attitude calme et dans une grande sérénité d'esprit qu'il plût à SaMajesté de l'interroger.L'impératrice s'assit sur un sofa, tirailla un peu son baudrier couvert depierreries, qui gênait et blessait son épaule ronde et blanche, et commençaainsi:«Je te répète, mon enfant, que je fais grand cas de ton talent, et que jene mets pas en doute tes bonnes études et l'intelligence que tu as de tonmétier; mais on doit t'avoir dit qu'à mes yeux le talent n'est rien sans labonne conduite, et que je fais plus de cas d'un coeur pur et pieux que d'ungrand génie.»Consuelo, debout, écouta respectueusement cet exorde, mais il ne luisembla pas que ce fût une provocation à faire l'éloge d'elle-même; etcomme elle éprouvait d'ailleurs une mortelle répugnance à se vanter desvertus qu'elle pratiquait si simplement, elle attendit en silence quel'impératrice l'interrogeât d'une manière plus directe sur ses principeset ses résolutions. C'était pourtant bien le moment d'adresser à lasouveraine un madrigal bien tourné sur sa piété angélique, sur ses vertussublimes et sur l'impossibilité de se mal conduire quand on avait sonexemple sous les yeux. La pauvre Consuelo n'eut pas seulement l'idée demettre l'occasion à profit. Les âmes délicates craindraient d'insulterà un grand caractère en lui donnant des louanges banales; mais lessouverains, s'ils ne sont pas dupes de cet encens grossier, ont du moinsune telle habitude de le respirer, qu'ils l'exigent comme un simple actede soumission et d'étiquette. Marie-Thérèse fut étonnée du silence de lajeune fille, et prenant un ton moins doux et un air moins encourageant,elle continua:«Or, je sais, ma chère petite, que vous avez une conduite assez légère,et que, n'étant pas mariée, vous vivez ici dans une étrange intimité avecun jeune homme de votre profession dont je ne me rappelle pas le nom en cemoment.--Je ne puis répondre à Votre Majesté Impériale qu'une seule chose, ditenfin Consuelo animée par l'injustice de cette brusque accusation; c'estque je n'ai jamais commis une seule faute dont le souvenir m'empêche desoutenir le regard de Votre Majesté avec un doux orgueil et une joiereconnaissante.»Marie-Thérèse fut frappée de l'expression fière et forte que la physionomiede Consuelo prit en cet instant. Cinq ou six ans plus tôt, elle l'eût sansdoute remarquée avec plaisir et sympathie; mais déjà Marie-Thérèse étaitreine jusqu'au fond de l'âme, et l'exercice de sa force lui avait donnécette sorte d'enivrement réfléchi qui fait qu'on veut tout plier et toutbriser devant soi. Marie-Thérèse voulait être le seul être fort quirespirât dans ses ...tats, et comme souveraine et comme femme. Elle fut doncchoquée du sourire fier et du regard franc de cette enfant qui n'étaitqu'un vermisseau devant elle, et dont elle croyait pouvoir s'amuser uninstant comme d'un esclave qu'on fait causer par curiosité.«Je vous ai demandé, Mademoiselle, le nom de ce jeune homme qui demeureavec vous chez maître Porpora, reprit-elle d'un ton glacial, et vous ne mel'avez point dit.--Son nom est Joseph Haydn, répondit Consuelo sans s'émouvoir.--Eh bien, il est entré, par inclination pour vous, au service de maîtrePorpora en qualité de valet de chambre, et maître Porpora ignore les vraismotifs de la conduite de ce jeune homme, tandis que vous les encouragez,vous qui ne les ignorez point.--On m'a calomniée auprès de Votre Majesté; ce jeune homme n'a jamaiseu d'inclination pour moi (Consuelo croyait dire la vérité), et je saismême que ses affections sont ailleurs. S'il y a eu une petite tromperieenvers mon respectable maître, les motifs en sont innocents et peut-êtreestimables. L'amour de l'art a pu seul décider Joseph Haydn à se mettre auservice du Porpora; et puisque Votre Majesté daigne peser la conduite deses moindres sujets, comme je crois impossible que rien échappe à sonéquité clairvoyante, je suis certaine qu'elle rendra justice à ma sincéritédès qu'elle voudra descendre jusqu'à examiner ma cause.»Marie-Thérèse était trop pénétrante pour ne pas reconnaître l'accent de lavérité. Elle n'avait pas encore perdu tout l'héroïsme de sa jeunesse, bienqu'elle fût en train de descendre cette pente fatale du pouvoir absolu,qui éteint peu à peu la foi dans les âmes les plus généreuses.«Jeune fille, je vous crois vraie et je vous trouve l'air chaste; mais jedémêle en vous un grand orgueil, et une méfiance de ma bonté maternelle quime fait craindre de ne pouvoir rien pour vous.--Si c'est à la bonté maternelle de Marie-Thérèse que j'ai affaire,répondit Consuelo attendrie par cette expression dont la pauvrette, hélas!ne connaissait pas l'extension banale, me voici prête à m'agenouillerdevant elle et à l'implorer: mais si c'est...--Achevez, mon enfant, dit Marie-Thérèse, qui, sans trop s'en rendrecompte, eût voulu mettre à ses genoux cette personne étrange: dites toutevotre pensée.--Si c'est à la justice impériale de Votre Majesté, n'ayant rien àconfesser, comme une haleine pure ne souille pas l'air que les Dieux mêmerespirent, je me sens tout l'orgueil nécessaire pour être digne de saprotection.--Porporina, dit l'impératrice, vous êtes une fille d'esprit, et votreoriginalité, dont une autre s'offenserait, ne vous messied pas auprès demoi. Je vous l'ai dit, je vous crois franche et cependant je sais que vousavez quelque chose à me confesser. Pourquoi hésitez-vous à le faire?Vous aimez Joseph Haydn, votre liaison est pure, je n'en veux pas douter.Mais vous l'aimez, puisque, pour le seul charme de le voir plus souvent(supposons même que ce soit pour la seule sollicitude de ses progrès enmusique avec le Porpora), vous exposez intrépidement votre réputation,qui est la chose la plus sacrée, la plus importante de notre vie de femme.Mais vous craignez peut-être que votre maître, votre père adoptif, neconsente pas à votre union avec un artiste pauvre et obscur. Peut-êtreaussi, car je veux croire à toutes vos assertions, le jeune homme aime-t-ilailleurs; et vous, fière comme je vois bien que vous l'êtes, vous cachezvotre inclination, et vous sacrifiez généreusement votre bonne renommée,sans retirer de ce dévouement aucune satisfaction personnelle. Eh bien,ma chère petite, à votre place, si j'avais l'occasion qui se présente encet instant, et qui ne se présentera peut-être plus; j'ouvrirais mon coeurà ma souveraine, et je lui dirais: «Vous qui pouvez tout, et qui voulez lebien, je vous confie ma destinée, levez tous les obstacles. D'un mot vouspouvez changer les dispositions de mon tuteur et celles de mon amant;vous pouvez me rendre heureuse, me réhabiliter dans l'estime publique, etme mettre dans une position assez honorable pour que j'ose prétendre àentrer au service de la cour.» Voilà la confiance que vous deviez avoirdans l'intérêt maternel de Marie-Thérèse, et je suis fâchée que vous nel'ayez pas compris.--Je comprends fort bien, dit Consuelo en elle-même, que par un capricebizarre, par un despotisme d'enfant gâté, tu veux, grande reine, que laZingarella embrasse tes genoux, parce qu'il te semble que ses genoux sontraides devant toi, et que c'est pour toi un phénomène inobservé. Eh bien,tu n'auras pas cet amusement-là, à moins de me bien prouver que tu méritesmon hommage.»Elle avait fait rapidement ces réflexions, et d'autres encore pendantque Marie-Thérèse la sermonnait. Elle s'était dit qu'elle jouait en cetinstant la fortune du Porpora sur un coup de dé, sur une fantaisie del'impératrice, et que l'avenir de son maître valait bien la peine qu'elles'humiliât un peu. Mais elle ne voulait pas s'humilier en vain. Ellene voulait pas jouer la comédie avec une tête couronnée qui en savaitcertainement autant qu'elle sur ce chapitre-là. Elle attendait queMarie-Thérèse se fit véritablement grande à ses yeux, afin qu'elle-mêmepût se montrer sincère en se prosternant.Quand l'impératrice eut fini son homélie, Consuelo répondit:«Je répondrai à tout ce que Votre Majesté a daigné me dire, si elle veutbien me l'ordonner.--Oui, parlez, parlez! dit l'impératrice dépitée de cette contenanceimpassible.--Je dirai donc à Votre Majesté que, pour la première fois de ma vie,j'apprends, de sa bouche impériale, que ma réputation est compromise parla présence de Joseph Haydn dans la maison de mon maître. Je me croyaistrop peu de chose pour attirer sur moi les arrêts de l'opinion publique;et si l'on m'eût dit, lorsque je me rendais au palais impérial, quel'impératrice elle-même jugeait et blâmait ma situation, j'aurais crufaire un rêve.»Marie-Thérèse l'interrompit; elle crut trouver de l'ironie dans cetteréflexion de Consuelo.«Il ne faut pas vous étonner, dit-elle d'un ton un peu emphatique, que jem'occupe des détails les plus minutieux de la vie des êtres dont j'ai laresponsabilité devant Dieu.--On peut s'étonner de ce qu'on admire, répondit adroitement Consuelo;et si les grandes choses sont les plus simples, elles sont du moins assezrares pour nous surprendre au premier abord.--Il faut que vous compreniez, en outre, reprit l'impératrice, le soinparticulier qui me préoccupe à votre égard, et à l'égard de tous lesartistes dont j'aime à orner ma cour. Le théâtre est, en tout pays, uneécole de scandale, un abîme de turpitudes. J'ai la prétention, louablecertainement, sinon réalisable, de réhabiliter devant les hommes et depurifier devant Dieu la classe des comédiens, objet des mépris aveugleset même des proscriptions, religieuses de plusieurs nations. Tandis qu'enFrance l'...glise leur ferme ses portes, je veux, moi, que l'...glise leurouvre son sein. Je n'ai jamais admis, soit à mon théâtre italien, soitpour ma comédie française, soit encore à mon théâtre national, que desgens d'une moralité éprouvée, ou bien des personnes résolues de bonne foià réformer leur conduite. Vous devez savoir que je marie mes comédiens,et que je tiens même leurs enfants sur les fonts de baptême, résolue àencourager par toutes les faveurs possibles la légitimité des naissances,et la fidélité des époux.»«Si nous avions su cela, pensa Consuelo, nous aurions prié Sa Majestéd'être la marraine d'Angèle à ma place.»«Votre Majesté sème pour recueillir, reprit-elle tout haut; et si j'avaisune faute sur la conscience, je serais bien heureuse de trouver en elle unconfesseur aussi miséricordieux que Dieu même. Mais...--Continuez ce que vous vouliez dire tout à l'heure, répondit Marie-Thérèseavec hauteur.--Je disais, repartit Consuelo, qu'ignorant le blâme déversé sur moi àpropos du séjour de Joseph Haydn dans la maison que j'habite, je n'avaispas fait un grand effort de dévouement envers lui en m'y exposant.--J'entends, dit l'impératrice, vous niez tout!--Comment pourrais-je confesser le mensonge? reprit Consuelo; je n'ai niinclination pour l'élève de mon maître, ni désir aucun de l'épouser; ets'il en était autrement, pensa-t-elle, je ne voudrais pas accepter soncoeur par décret impérial.--Ainsi vous voulez rester fille? dit l'impératrice en se levant. Eh bien,je vous déclare que c'est une position qui n'offre pas à ma sécuritésur le chapitre de l'honneur, toutes les garanties désirables. Il estinconvenant d'ailleurs qu'une jeune personne paraisse dans certains rôles,et représente certaines passions quand elle n'a pas la sanction du mariageet la protection d'un époux. Il ne tenait qu'à vous de l'emporter dans monesprit sur votre concurrente, madame Corilla, dont on m'avait dit pourtantbeaucoup de bien, mais qui ne prononce pas l'italien à beaucoup près aussibien que vous. Mais madame Corilla est mariée et mère de famille, ce qui laplace dans des conditions plus recommandables à mes yeux que celles où vousvous obstinez à rester.--Mariée! ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents la pauvre Consuelo,bouleversée de voir quelle personne vertueuse, la très-vertueuse ettrès-clairvoyante impératrice lui préférait.--Oui, mariée, répondit l'impératrice d'un ton absolu et courroucée déjàde ce doute émis sur le compte de sa protégée. Elle a donné le jourdernièrement à un enfant qu'elle a mis entre les mains d'un respectableet laborieux ecclésiastique, monsieur le chanoine***, afin qu'il luidonnât une éducation chrétienne; et, sans aucun doute, ce digne personnagene se serait point chargé d'un tel fardeau, s'il n'eût reconnu que la mèreavait droit à toute son estime.--Je n'en fais aucun doute non plus,» répondit la jeune fille, consolée,au milieu de son indignation, de voir que le chanoine était approuvé,au lieu d'être censuré pour cette adoption qu'elle lui avait elle-mêmearrachée.«C'est ainsi qu'on écrit l'histoire, et c'est ainsi qu'on éclaire les rois,se dit-elle lorsque l'impératrice fut sortie de l'appartement d'un grandair, et en lui faisant, pour salut, un léger signe de tête. Allons! au fonddes plus mauvaises choses, il se fait toujours quelque bien; et les erreursdes hommes ont parfois un bon résultat. On n'enlèvera pas au chanoine sonbon prieuré; on n'enlèvera pas à Angèle son bon chanoine; la Corilla seconvertira, si l'impératrice s'en mêle; et moi, je ne me suis pas mise àgenoux devant une femme qui ne vaut pas mieux que moi.»«Eh bien, s'écria d'une voix étouffée le Porpora, qui l'attendait dansla galerie en grelottant et en se tordant les mains d'inquiétude etd'espérance; j'espère que nous l'emportons!--Nous échouons au contraire, mon bon maître.--Avec quel calme tu dis cela! Que le diable t'emporte!--Il ne faut pas dire cela ici, maître! Le diable est fort mal vu à lacour. Quand nous aurons franchi la dernière porte du palais, je vous diraitout.--Eh bien, qu'est ce? reprit le Porpora avec impatience lorsqu'ils furentsur le rempart.--Rappelez-vous, maître, répondit Consuelo, ce que nous avons dit du grandministre Kaunitz en sortant de chez la margrave.--Nous avons dit que c'était une vieille commère. Eh bien, il nous adesservis?--Sans aucun doute; et je vous dis maintenant: Sa Majesté l'impératrice,reine de Hongrie, est aussi une commère.»XCII.Consuelo ne raconta au Porpora que ce qu'il devait savoir des motifs deMarie-Thérèse dans l'espèce, de disgrâce où elle venait de faire tombernotre héroïne. Le reste eût affligé, inquiété et irrité peut-être lemaestro contre Haydn sans remédier à rien. Consuelo ne voulut pas dire nonplus à son jeune ami ce qu'elle taisait au Porpora. Elle méprisait avecraison quelques vagues accusations qu'elle savait bien avoir été forgéesà l'impératrice par deux ou trois personnes ennemies, et qui n'avaientnullement circulé dans le public. L'ambassadeur Corner, à qui elle jugeautile de tout confier, la confirma dans cette opinion; et, pour éviterque la méchanceté ne s'emparât de ces semences de calomnie, il arrangeasagement et généreusement les choses. Il décida le Porpora à demeurer dansson hôtel avec Consuelo, et Haydn entra au service de l'ambassade etfut admis à la table des secrétaires particuliers. De cette manière levieux maestro échappait aux soucis de la misère, Joseph continuait àrendre au Porpora quelques services personnels, qui le mettaient à mêmede l'approcher souvent et de prendre ses leçons, et Consuelo était àcouvert des malignes imputations.Malgré ces précautions, la Corilla fut engagée à la place de Consuelo authéâtre impérial. Consuelo n'avait pas su plaire à Marie-Thérèse. Cettegrande reine, tout en s'amusant des intrigues de coulisses que Kaunitz etMétastase lui racontaient à moitié et toujours avec un esprit charmant,voulait jouer le rôle d'une Providence incarnée et couronnée au milieu deces cabotins qui, devant elle, jouaient celui de pécheurs repentants etde démons convertis. On pense bien qu'au nombre de ces hypocrites, quirecevaient de petites pensions et de petits cadeaux pour leur soi-disantpiété, ne se trouvaient ni Caffariello, ni Farinelli, ni la Tesi, nimadame Hasse, ni aucun de ces grands virtuoses que Vienne possédaitalternativement, et à qui leur talent et leur célébrité faisaient pardonnerbien des choses. Mais les emplois vulgaires étaient brigués par des gensdécidés à flatter la fantaisie, dévote et moralisante de Sa Majesté; etSa Majesté, qui portait en toute chose son esprit d'intrigue politique,faisait du tripotage diplomatique à propos du mariage ou de la conversionde ses comédiens. On a pu lire dans les Mémoires de Favart (cet intéressantroman réel qui se passa historiquement dans les coulisses) les difficultésqu'il éprouvait pour envoyer à Vienne des actrices et des chanteusesd'opéra dont on lui avait confié la fourniture. On les voulait à bonmarché, et, de plus, sages comme des vestales. Je crois que ce spirituelfournisseur breveté de Marie-Thérèse, après avoir bien cherché à Paris,finit par n'en pas trouver une seule, ce qui fait plus d'honneur à lafranchise qu'à la vertu de nos _filles d'opéra_, comme on disait alors.Ainsi Marie-Thérèse voulait donner à l'amusement qu'elle prenait à toutceci un prétexte édifiant et digne de la majesté bienfaisante de soncaractère. Les monarques posent toujours, et les grands monarques pluspeut-être que tous les autres; le Porpora le disait sans cesse, et il nese trompait pas. La grande impératrice, zélée catholique, mère de familleexemplaire, n'avait aucune répugnance à causer avec une prostituée, à lacatéchiser, à provoquer ses étranges confidences, afin d'avoir la gloired'amener une Madeleine repentante aux pieds du Seigneur. Le trésorparticulier de Sa Majesté, placé entre le vice et la contrition, rendaitnombreux et infaillibles ces miracles de la grâce entre les mains del'impératrice. Ainsi Corilla pleurante et prosternée, sinon en personne(je doute qu'elle pût rompre son farouche caractère à cette comédie), maispar procuration passée à M. de Kaunitz, qui se portait caution de sa vertunouvelle, devait l'emporter infailliblement sur une petite fille décidée,fière et forte comme l'immaculée Consuelo. Marie-Thérèse n'aimait, dans sesprotégés dramatiques, que les vertus dont elle pouvait se dire l'auteur.Les vertus qui s'étaient faites ou gardées elles-mêmes ne l'intéressaientpas beaucoup; elle n'y croyait pas comme sa propre vertu eût dû la porterà y croire. Enfin, l'attitude de Consuelo l'avait piquée; elle l'avaittrouvée esprit fort et raisonneuse. C'était trop de présomption etd'outre-cuidance de la part d'une petite bohémienne, que de vouloir êtreestimable et sage sans que l'impératrice s'en mêlât. Lorsque M. de Kaunitz,qui feignait d'être très impartial tout en desservant l'une au profitde l'autre, demanda à Sa Majesté si elle avait agréé la supplique de_cette petite_, Marie-Thérèse répondit: «Je n'ai pas été contente de sesprincipes; ne me parlez plus d'elle.» Et tout fut dit. La voix, la figureet jusqu'au nom de la Porporina furent même complètement oubliés.Un seul mot avait été nécessaire et en même temps péremptoire pourexpliquer au Porpora la cause de la disgrâce où il se trouvait enveloppé.Consuelo avait été obligé de lui dire que sa position de demoiselleparaissait inadmissible à l'impératrice. «Et la Corilla? s'était écriéle Porpora en apprenant l'admission de cette dernière, est-ce que SaMajesté vient de la marier?--Autant que j'ai pu le comprendre, ou ledeviner dans les paroles de Sa Majesté, la Corilla passe ici pour veuve.--Oh! trois fois veuve, dix fois, cent fois veuve, en effet! disait lePorpora avec un rire amer. Mais que dira-t-on quand on saura ce qu'il enest, et quand on la verra procéder ici à de nouveaux et innombrablesveuvages? Et cet enfant dont on m'a parlé, qu'elle vient de laisser auprèsde Vienne, chez un chanoine; cet enfant, qu'elle voulait faire accepter aucomte Zustiniani, et que le comte Zustiniani lui a conseillé de recommanderà la tendresse paternelle d'Anzoleto?--Elle se moquera de tout cela avecses camarades; elle le racontera, suivant sa coutume, dans des termescyniques, et rira, dans le secret de son alcôve, du bon tour qu'elle a jouéà l'impératrice.--Mais si l'impératrice apprend la vérité?--L'impératricene l'apprendra pas. Les souverains sont entourés, je m'imagine, d'oreillesqui servent de portiques aux leurs propres. Beaucoup de choses restentdehors, et rien n'entre dans le sanctuaire de l'oreille impériale que ceque les gardiens ont bien voulu laisser passer.--D'ailleurs, reprenait lePorpora, la Corilla aura toujours la ressource d'aller à confesse, et cesera M. de Kaunitz qui sera chargé de faire observer la pénitence.»Le pauvre maestro exhalait sa bile dans ces âcres plaisanteries; maisil était profondément chagrin. Il perdait l'espoir de faire représenterl'opéra qu'il avait en portefeuille, d'autant plus qu'il l'avait écritsur un libretto qui n'était pas de Métastase, et que Métastase avait lemonopole de la poésie de cour. Il n'était pas sans quelque pressentimentdu peu d'habileté que Consuelo avait mis à capter les bonnes grâces de lasouveraine, et il ne pouvait s'empêcher de lui en témoigner de l'humeur.Pour surcroît de malheur, l'ambassadeur de Venise avait eu l'imprudence,un jour qu'il le voyait enflammé de joie et d'orgueil pour le rapidedéveloppement que prenait entre ses mains l'intelligence musicale de JosephHaydn, de lui apprendre toute la vérité sur ce jeune homme, et de luimontrer ses jolis essais de composition instrumentale, qui commençaient àcirculer et à être remarqués chez les amateurs. Le maestro s'écria qu'ilavait été trompé, et entra dans une fureur épouvantable. Heureusementil ne soupçonna pas que Consuelo fût complice de cette ruse, et M. Corner,voyant l'orage qu'il avait provoqué, se hâta de prévenir ses méfiances àcet égard par un bon mensonge. Mais il ne put empêcher que Joseph fûtbanni pendant plusieurs jours de la chambre du maître; et il fallut toutl'ascendant que sa protection et ses service lui donnaient sur ce dernier,pour que l'élève rentrât en grâce. Porpora ne lui en garda pas moinsrancune pendant longtemps, et l'on dit même qu'il se plut à lui faireacheter ses leçons par l'humiliation d'un service de valet plus minutieuxet plus prolongé qu'il n'était nécessaire, puisque les laquais del'ambassadeur étaient à sa disposition. Haydn ne se rebuta pas, et, à forcede douceur, de patience et de dévouement, toujours exhorté et encouragé parla bonne Consuelo, toujours studieux et attentif à ses leçons, il parvint àdésarmer le rude professeur et à recevoir de lui tout ce qu'il pouvait etvoulait s'assimiler.Mais le génie d'Haydn rêvait une route différente de celle qu'on avaittentée jusque-là, et le père futur de la symphonie confiait à Consueloses idées sur la partition instrumentale développée dans des proportionsgigantesques. Ces proportions gigantesques, qui nous paraissent si simpleset si discrètes aujourd'hui, pouvaient passer, il y a cent ans, pourl'utopie d'un fou aussi bien que pour la révélation d'une nouvelle èreouverte au génie. Joseph doutait encore de lui-même, et ce n'était pas sansterreur qu'il confessait bien bas à Consuelo l'ambition qui le tourmentait.Consuelo en fut aussi un peu effrayée d'abord. Jusque-là, l'instrumentationn'avait eu qu'un rôle secondaire, ou, lorsqu'elle s'isolait de la voixhumaine, elle agissait sans moyens compliqués. Cependant il y avait tant decalme et de douceur persévérante chez son jeune confrère, il montrait danstoute sa conduite, dans toutes ses opinions une modestie si réelle et unerecherche si froidement consciencieuse de la vérité, que Consuelo, nepouvant se décider à le croire présomptueux, se décida à le croire sage età l'encourager dans ses projets. Ce fut à cette époque que Haydn composaune sérénade à trois instruments, qu'il alla exécuter avec deux de ses amissous les fenêtres des _dilettanti_ dont il voulait attirer l'attentionsur ses oeuvres. Il commença par le Porpora, qui, sans savoir le nom del'auteur ni celui des concertants, se mit à sa fenêtre, écouta avec plaisiret battit des mains sans réserve. Cette fois l'ambassadeur, qui écoutaitaussi, et qui était dans le secret, se tint sur ses gardes, et ne trahitpas le jeune compositeur. Porpora ne voulait pas qu'en prenant ses leçonsde chant on se laissât distraire par d'autres pensées.A cette époque, le Porpora reçut une lettre de l'excellent contraltoHubert, son élève, celui qu'on appelait le Porporino, et qui était attachéau service de Frédéric le Grand. Cet artiste éminent n'était pas, commeles autres élèves du professeur, infatué de son propre mérite, au pointd'oublier tout ce qu'il lui devait. Le Porporino avait reçu de lui ungenre de talent qu'il n'avait jamais cherché à modifier, et qui lui avaittoujours réussi: c'était de chanter d'une manière large et pure, sanscréer d'ornements, et sans s'écarter des saines traditions de son maître.Il était particulièrement admirable dans l'adagio. Aussi le Porporaavait-il pour lui une prédilection qu'il avait bien de la peine à cacherdevant les admirateurs fanatiques de Farinelli et Caffariello. Il convenaitbien que l'habileté, le brillant, la souplesse de ces grands virtuosesjetaient plus d'éclat, et devaient transporter plus soudainement unauditoire avide de merveilleuses difficultés; mais il disait tout basque son Porporino ne sacrifiait jamais au mauvais goût, et qu'on ne selassait jamais de l'entendre, bien qu'il chantât toujours de la mêmemanière. Il paraît que la Prusse ne s'en lassa point en effet, car il ybrilla pendant toute sa carrière musicale, et y mourut fort vieux, aprèsun séjour de plus de quarante ans.La lettre d'Hubert annonçait au Porpora que sa musique était fort goûtéeà Berlin, et que s'il voulait venir l'y rejoindre, il se faisait fort defaire admettre et représenter ses compositions nouvelles. Il l'engageaitbeaucoup à quitter Vienne, où les artistes étaient en butte à deperpétuelles intrigues de coteries et à _recruter_ pour la cour de Prusseune cantatrice distinguée qui pût chanter avec lui les opéras du maestro.Il faisait un grand éloge du goût éclairé de son roi, et de la protectionhonorable qu'il accordait aux musiciens. «Si ce projet vous sourit,disait-il en finissant sa lettre, répondez-moi promptement quelles sontvos prétentions, et d'ici à trois mois, je vous réponds de vous faireobtenir des conditions qui vous procureront enfin une existence paisible.Quant à la gloire, mon cher maître, il suffira que vous écriviez pour quenous chantions de manière à vous faire apprécier, et j'espère que le bruiten ira jusqu'à Dresde.»Cette dernière phrase fit dresser les oreilles au Porpora comme à un vieuxcheval de bataille. C'était une allusion aux triomphes que Hasse et seschanteurs obtenaient à la cour de Saxe. L'idée de contre-balancer l'éclatde son rival dans le nord de la Germanie sourit tellement au maestro, et iléprouvait en ce moment tant de dépit contre Vienne, les Viennois et leurcour, qu'il répondit sans balancer au Porporino, l'autorisant à faire desdémarches pour lui à Berlin. Il lui traça son _ultimatum_, et il le fitle plus modeste possible, afin de ne pas échouer dans son espérance. Il luiparla de la Porporina avec les plus grands éloges, lui disant, qu'elleétait sa soeur, et par l'éducation, et par le génie, et par le coeur,comme elle l'était par le surnom, et l'engagea à traiter de son engagementdans les meilleures conditions possibles; le tout sans consulter Consuelo,qui fut informée de cette nouvelle résolution après le départ de la lettre.La pauvre enfant fut fort effrayée au seul nom de la Prusse, et celui dugrand Frédéric lui donna le frisson. Depuis l'aventure du déserteur,elle ne se représentait plus ce monarque si vanté que comme un ogre et unvampire. Le Porpora la gronda beaucoup du peu de joie qu'elle montrait àl'idée de ce nouvel engagement; et, comme elle ne pouvait pas lui raconterl'histoire de Karl et les prouesses de M. Mayer, elle baissa la tête et selaissa morigéner.Lorsqu'elle y réfléchit cependant, elle trouva dans ce projet quelquesoulagement à sa position: c'était un ajournement à sa rentrée au théâtre,puisque l'affaire pouvait échouer, et que, dans tous les cas, le Porporinodemandait trois mois pour la conclure. Jusque-là elle pouvait rêver àl'amour du comte Albert, et trouver en elle-même la forte résolution d'yrépondre. Soit qu'elle en vînt à reconnaître la possibilité de s'unir àlui, soit qu'elle se sentît incapable de s'y déterminer, elle pouvait teniravec honneur et franchise l'engagement qu'elle avait pris d'y songer sansdistraction et sans contrainte.Elle résolut d'attendre, pour annoncer ces nouvelles aux hôtes deRiesenburg, que le comte Christian répondît à sa première lettre; maiscette réponse n'arrivait pas, et Consuelo commençait à croire que le vieuxRudolstadt avait renoncé à cette mésalliance, et travaillait à y fairerenoncer Albert, lorsqu'elle reçut furtivement de la main de Keller unepetite lettre ainsi conçue:«Vous m'aviez promis de m'écrire; vous l'avez fait indirectement enconfiant à mon père les embarras de votre situation présente. Je vois quevous subissez un joug auquel je me ferais un crime de vous soustraire;je vois que mon bon père est effrayé pour moi des conséquences de votresoumission au Porpora. Quant à moi, Consuelo, je ne suis effrayé de rienjusqu'à présent, parce que vous témoignez à mon père du regret et del'effroi pour le parti qu'on vous engage à prendre; ce m'est une preuvesuffisante de l'intention où vous êtes de ne pas prononcer légèrementl'arrêt de mon éternel désespoir. Non, vous ne manquerez pas à votreparole, vous tâcherez de m'aimer! Que m'importe où vous soyez, et ce quivous occupe, et le rang que la gloire ou le préjugé vous feront parmi leshommes, et le temps, et les obstacles qui vous retiendront loin de moi, sij'espère et si vous me dites d'espérer? Je souffre beaucoup, sans doute,mais je puis souffrir encore sans défaillir, tant que vous n'aurez paséteint en moi l'étincelle de l'espérance.«J'attends, je sais attendre! Ne craignez pas de m'effrayer en prenant dutemps pour me répondre; ne m'écrivez pas sous l'impression d'une crainte oud'une pitié auxquelles je ne veux devoir aucun ménagement. Pesez mon destindans votre coeur et mon âme dans la vôtre, et quand le moment sera venu,quand vous serez sûre de vous-même, que vous soyez dans une cellule dereligieuse ou sur les planches d'un théâtre, dites-moi de ne jamais vousimportuner ou d'aller vous rejoindre... Je serai à vos pieds, ou je seraimuet pour jamais, au gré de votre volonté.«ALBERT.»«O noble Albert! s'écria Consuelo en portant ce papier à ses lèvres, jesens que je t'aime! Il serait impossible de ne pas t'aimer, et je ne veuxpas hésiter à te le dire; je veux récompenser par ma promesse la constanceet le dévouement de ton amour.»Elle se mit sur-le-champ à écrire; mais la voix du Porpora lui fit cacherà la hâte dans son sein, et la lettre d'Albert, et la réponse qu'elle avaitcommencée. De toute la journée elle ne retrouva pas un instant de loisir etde sécurité. Il semblait que le vieux sournois eût deviné le désir qu'elleavait d'être seule, et qu'il prît à tâche de s'y opposer. La nuit venue,Consuelo se sentit plus calme, et comprit qu'une détermination aussi gravedemandait une plus longue épreuve de ses propres émotions. Il ne fallaitpas exposer Albert aux funestes conséquences d'un retour sur elle-même;elle relut cent fois la lettre du jeune comte, et vit qu'il craignaitégalement de sa part la douleur d'un refus et la précipitation d'unepromesse. Elle résolut de méditer sa réponse pendant plusieurs jours;Albert lui-même semblait l'exiger.La vie que Consuelo menait alors à l'ambassade était fort douce et fortréglée. Pour ne pas donner lieu à de méchantes suppositions, Corner eutla délicatesse de ne jamais lui rendre de visites dans son appartement etde ne jamais l'attirer, même en société du Porpora, dans le sien. Il ne larencontrait que chez madame Wilhelmine, où il pouvait lui parler sans lacompromettre, et où elle chantait obligeamment en petit comité. Josephaussi fut admis à y faire de la musique. Caffariello y venait souvent,le comte Hoditz quelquefois, et l'abbé Métastase rarement. Tous troisdéploraient que Consuelo eût échoué, mais aucun d'eux n'avait eu le courageou la persévérance de lutter pour elle. Le Porpora s'en indignait et avaitbien de la peine à le cacher. Consuelo s'efforçait de l'adoucir et de luifaire accepter les hommes avec leurs travers et leurs faiblesses. Ellel'excitait à travailler, et, grâce à elle, il retrouvait de temps à autrequelques lueurs d'espoir et d'enthousiasme. Elle l'encourageait seulementdans le dépit qui l'empêchait de la mener dans le monde pour y faireentendre sa voix. Heureuse d'être oubliée de ces grands qu'elle avaitaperçus avec effroi et répugnance, elle se livrait à de sérieuses études,à de douces rêveries, cultivait l'amitié devenue calme et sainte du bonHaydn, et se disait chaque jour, en soignant son vieux professeur, que lanature, si elle ne l'avait pas faite pour une vie sans émotion et sansmouvement, l'avait faite encore moins pour les émotions de la vanité etl'activité de l'ambition. Elle avait bien rêvé, elle rêvait bien encoremalgré elle, une existence plus animée, des joies de coeur plus vives,des plaisirs d'intelligence plus expansifs et plus vastes; mais le mondede l'art qu'elle s'était créé si pur, si sympathique et si noble, ne semanifestant à ses regards que sous des dehors affreux, elle préférait unevie obscure et retirée, des affections douces, et une solitude laborieuse.Consuelo n'avait point de nouvelles réflexions à faire sur l'offre desRudolstadt. Elle ne pouvait concevoir aucun doute sur leur générosité, surla sainteté inaltérable de l'amour du fils, sur la tendresse indulgente dupère. Ce n'était plus sa raison et sa conscience qu'elle devait interroger.L'une et l'autre parlaient pour Albert. Elle avait triomphé cette fois sanseffort du souvenir d'Anzoleto. Une victoire sur l'amour donne de la forcepour toutes les autres. Elle ne craignait donc plus la séduction, elle sesentait désormais à l'abri de toute fascination... Et, avec tout cela,la passion ne parlait pas énergiquement pour Albert dans son âme.Il s'agissait encore et toujours d'interroger ce coeur au fond duquelun calme mystérieux accueillait l'idée d'un amour complet. Assise à safenêtre, la naïve enfant regardait souvent passer les jeunes gens de laville. ...tudiants hardis, nobles seigneurs, artistes mélancoliques, fierscavaliers, tous étaient l'objet d'un examen chastement et sérieusementenfantin de sa part. «Voyons, se disait-elle, mon coeur est-il fantasqueet frivole? Suis-je capable d'aimer soudainement, follement etirrésistiblement à la première vue, comme bon nombre de mes compagnes dela _Scuola_ s'en vantaient ou s'en confessaient devant moi les unes auxautres? L'amour est-il un magique éclair qui foudroie notre être etqui nous détourne violemment de nos affections jurées, ou de notre paisibleignorance? Y a-t-il chez ces hommes qui lèvent les yeux quelquefois versma fenêtre un regard qui me trouble et me fascine? Celui-ci, avec sa grandetaille et sa démarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plusbeau qu'Albert? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume élégant,efface-t-il en moi l'image de mon fiancé? Enfin voudrais-je être la dameparée que je vois passer là, dans sa calèche, avec un superbe monsieur quitient son éventail et lui présente ses gants? Quelque chose de tout cela mefait-il trembler, rougir, palpiter ou rêver? Non... non, en vérité! parle,mon coeur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je teconnais à peine, hélas! j'ai eu si peu le temps de m'occuper de toi depuisque je suis née! je ne t'avais pas habitué à être contrarié. Je te livraisl'empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes élans. On t'a brisé,mon pauvre coeur, et à présent que la conscience t'a dompté, tu n'oses plusvivre, tu ne sais plus répondre. Parle donc, éveille-toi et choisis!Eh bien! tu restes tranquille! et tu ne veux rien de tout ce qui est là!--Non!--Tu ne veux plus d'Anzoleto?--Encore non!--Alors, c'est donc Albertque tu appelles?--Il me semble que tu dis oui.» Et Consuelo se retiraitchaque jour de sa fenêtre, avec un frais sourire sur les lèvres et un feuclair et doux dans les yeux.Au bout d'un mois, elle répondit à Albert, à tête reposée, bien lentementet presque en se tâtant le pouls à chaque lettre que traçait sa plume:«Je n'aime rien que vous, et je suis presque sûre que je vous aime.Maintenant laissez-moi rêver à la possibilité de notre union. Rêvez-yvous-même; trouvons ensemble les moyens de n'affliger ni votre père, nimon maître, et de ne point devenir égoïstes en devenant heureux.»Elle joignit à ce billet une courte lettre pour le comte Christian,dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu'elle menait, et luiannonçait le répit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laissé.Elle demandait qu'on cherchât et qu'on trouvât les moyens de désarmerle Porpora, et qu'on lui en fit part dans un mois. Un mois lui resteraitencore pour y préparer le maestro, avant le résultat de l'affaire entaméeà Berlin.Consuelo, ayant cacheté ces deux billets, les mit sur sa table, ets'endormit. Un calme délicieux était descendu dans son âme, et jamais,depuis longtemps, elle n'avait goûté un si profond et si agréable sommeil.Elle s'éveilla tard, et se leva à la hâte pour voir Keller, qui avaitpromis de revenir chercher sa lettre à huit heures. Il en était neuf; et,tout en s'habillant en grande hâte, Consuelo vit avec terreur que cettelettre n'était plus a l'endroit où elle l'avait mise. Elle la cherchapartout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l'attendaitpas dans l'antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s'y trouvaient; et commeelle rentrait chez elle pour chercher encore, elle vit le Porpora approcherde sa chambre et la regarder d'un air sévère.«Que cherches-tu? lui dit-il.--Une feuille de musique que j'ai égarée.--Tu mens: tu cherches une lettre.--Maître...--Tais-toi, Consuelo; tu ne sais pas encore mentir: ne l'apprends pas.--Maître, qu'as-tu fait de cette lettre?--Je l'ai remise à Keller.--Et pourquoi... pourquoi la lui as-tu remise, maître?--Parce qu'il venait la chercher, tu le lui avais recommandé hier. Tu nesais pas feindre, Consuelo, ou bien j'ai encore l'oreille plus fine que tune penses.--Et enfin, dit Consuelo avec résolution, qu'as-tu fait de ma lettre?--Je te l'ai dit; pourquoi me le demandes-tu encore? J'ai trouvé fortinconvenant qu'une jeune fille, honnête comme tu l'es, et comme je présumeque tu veux l'être toujours, remit en secret des lettres à son perruquier.Pour empêcher cet homme de prendre une mauvaise idée de toi, je lui airemis la lettre d'un air calme, et l'ai chargé de ta part de la fairepartir. Il ne croira pas, du moins, que tu caches à ton père adoptif unsecret coupable.--Maître, tu as raison, tu as bien fait... pardonne-moi!--Je te pardonne, n'en parlons plus.--Et... tu as lu ma lettre? ajouta Consuelo d'un air craintif et caressant.--Pour qui me prends-tu! répondit le Porpora d'un air terrible.--Pardonne-moi tout cela, dit Consuelo en pliant le genou devant lui et enessayant de prendre sa main; laisse-moi t'ouvrir mon coeur...--Pas un mot de plus! répondit le maître en la repoussant.»Et il entra dans sa chambre, dont il ferma la porte sur lui avec fracas.Consuelo espéra que, cette première bourrasque passée, elle pourraitl'apaiser et avoir avec lui une explication décisive. Elle se sentait laforce de lui dire toute sa pensée, et se flattait de hâter par là l'issuede ses projets; mais il se refusa à toute explication, et sa sévéritéfut inébranlable et constante sous ce rapport. Du reste, il lui témoignaautant d'amitié qu'à l'ordinaire, et même, à partir de ce jour, il eut plusd'enjouement dans l'esprit, et de courage dans l'âme. Consuelo en conçutun bon augure, et attendit avec confiance la réponse de Riesenburg.Le Porpora n'avait pas menti, il avait brûlé les lettres de Consuelo sansles lire; mais il avait conservé l'enveloppe et y avait substitué unelettre de lui-même pour le comte Christian. Il crut par cette démarchecourageuse avoir sauvé son élève, et préservé le vieux Rudolstadt d'unsacrifice au-dessus de ses forces. Il crut avoir rempli envers lui ledevoir d'un ami fidèle, et envers Consuelo celui d'un père énergique etsage. Il ne prévit pas qu'il pouvait porter le coup de la mort au comteAlbert. Il le connaissait à peine, il croyait que Consuelo avait exagéré;que ce jeune homme n'était ni si épris ni si malade qu'elle se l'imaginait;enfin il croyait, comme tous les vieillards, que l'amour a un terme et quele chagrin ne tue personne.XCIII.Dans l'attente d'une réponse qu'elle ne devait pas recevoir, puisque lePorpora avait brûlé sa lettre, Consuelo continua le genre de vie studieuxet calme qu'elle avait adopté. Sa présence attira chez la Wilhelminequelques personnes fort distinguées qu'elle eut grand plaisir à yrencontrer souvent, entre autres, le baron Frédéric de Trenck, qui luiinspirait une vraie sympathie. Il eut la délicatesse de ne point l'aborder,la première fois qu'il la revit, comme une ancienne connaissance, mais dese faire présenter à elle, après qu'elle eut chanté, comme un admirateurprofondément touché de ce qu'il venait d'entendre. En retrouvant ce beau etgénéreux jeune homme qui l'avait sauvée si bravement de M. Mayer et de sabande, le premier mouvement de Consuelo fut de lui tendre la main. Lebaron, qui ne voulait pas qu'elle fît d'imprudence par gratitude pour lui,se hâta de prendre sa main respectueusement comme pour la reconduire à sachaise, et il la lui pressa doucement pour la remercier. Elle sut ensuitepar Joseph, dont il prenait des leçons de musique, qu'il ne manquait jamaisde demander de ses nouvelles avec intérêt, et de parler d'elle avecadmiration; mais que, par un sentiment d'exquise discrétion, il ne luiavait jamais adressé la moindre question sur le motif de son déguisement,sur la cause de leur aventureux voyage, et sur la nature des sentimentsqu'ils pouvaient avoir eus, ou avoir encore l'un pour l'autre.«Je ne sais ce qu'il en pense, ajouta Joseph: mais je t'assure qu'il n'estpoint de femme dont il parle avec plus d'estime et de respect qu'il ne faitde toi.--En ce cas, ami, dit Consuelo, je t'autorise à lui raconter toute notrehistoire, et toute la mienne, si tu veux, sans toutefois nommer la famillede Rudolstadt. J'ai besoin d'être estimée sans réserve de cet homme à quinous devons la vie, et qui s'est conduit si noblement avec moi sous tousles rapports.»Quelques semaines après, M. de Trenck, ayant à peine terminé sa missionà Vienne, fut rappelé brusquement par Frédéric, et vint un matin àl'ambassade pour dire adieu, à la hâte, à M. Corner. Consuelo, endescendant l'escalier pour sortir, le rencontra sous le péristyle. Commeils s'y trouvaient seuls, il vint à elle et prit sa main qu'il baisatendrement.«Permettez-moi, lui dit-il, de vous exprimer pour la première, et peut-êtrepour la dernière fois de ma vie, les sentiments dont mon coeur est remplipour vous; je n'avais pas besoin que Beppo me racontât votre histoire pourêtre pénétré de vénération. Il y a des physionomies qui ne trompent pas, etil ne m'avait fallu qu'un coup d'oeil pour pressentir et deviner en vousune grande intelligence et un grand coeur. Si j'avais su, à Passaw, quenotre cher Joseph était si peu sur ses gardes, je vous aurais protégéecontre les légèretés du comte Hoditz, que je ne prévoyais que trop, bienque j'eusse fait mon possible pour lui faire comprendre qu'il s'adressaitfort mal, et qu'il allait se rendre ridicule. Au reste, ce bon Hoditz m'araconté lui-même comment vous vous êtes moquée de lui, et il vous sait lemeilleur gré du monde de lui avoir gardé le secret; moi, je n'oublieraijamais la romanesque aventure qui m'a procuré le bonheur de vous connaître,et quand même je devrais la payer de ma fortune et de mon avenir, je lacompterais encore parmi les plus beaux jours de ma vie.--Croyez-vous donc, monsieur le baron, dit Consuelo, qu'elle puisse avoirde pareilles suites?--J'espère que non; et pourtant tout est possible à la cour de Prusse.--Vous me faites une grande peur de la Prusse: savez-vous, monsieur lebaron, qu'il serait pourtant possible que j'eusse avant peu le plaisir devous y retrouver? Il est question d'un engagement pour moi à Berlin.--En vérité! s'écria Trenck, dont le visage s'éclaira d'une joie soudaine;eh bien, Dieu fasse que ce projet se réalise! Je puis vous être utileà Berlin, et vous devez compter sur moi comme sur un frère. Oui, j'aipour vous l'affection d'un frère, Consuelo... et si j'avais été libre,je n'aurais peut-être pas su me défendre d'un sentiment plus vifencore... mais vous ne l'êtes pas non plus, et des liens sacrés,éternels... ne me permettent pas d'envier l'heureux gentilhomme quisollicite votre main. Quel qu'il soit, Madame, comptez qu'il trouveraen moi un ami s'il le désire, et, s'il a jamais besoin de moi, unchampion contre les préjugés du monde... Hélas! moi aussi, Consuelo, j'aidans ma vie une barrière terrible qui s'élève entre l'objet de mon amour etmoi; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barrière;tandis que la femme que j'aime, et qui est d'un rang plus élevé que moi,n'a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberté de me la fairefranchir.--Je ne pourrai donc rien pour elle, ni pour vous? dit Consuelo. Pour lapremière fois je regrette l'impuissance de ma pauvre condition.--Qui sait? s'écria le baron avec feu; vous pourrez peut-être plus que vousne pensez, sinon pour nous réunir, du moins pour adoucir parfois l'horreurde notre séparation. Voua sentiriez-vous le courage de braver quelquesdangers pour nous?--Avec autant de joie que vous avez exposé votre vie pour me sauver.--Eh bien, j'y compte. Souvenez-vous de cette promesse, Consuelo. Peut-êtresera-ce à l'improviste que je vous la rappellerai.--A quelque heure de ma vie que ce soit, je ne l'aurai point oubliée,répondit-elle en lui tendant la main.--Eh bien, dit-il, donnez-moi un signe, un gage de peu de valeur, que jepuisse vous représenter dans l'occasion; car j'ai le pressentiment degrandes luttes qui m'attendent, et il peut se trouver des circonstances oùma signature, mon cachet même pourraient compromettre _elle_ et vous!--Voulez-vous le cahier de musique que j'allais porter chez quelqu'un de lapart de mon maître? Je m'en procurerai un autre, et je ferai à celui-ci unemarque pour le reconnaître dans l'occasion.--Pourquoi non? Un cahier du musique est, en effet, ce qu'on peut le mieuxenvoyer sans éveiller les soupçons. Mais pour qu'il puisse me servirplusieurs fois, j'en détacherai les feuillets. Faites un signe à toutes lespages.»Consuelo, s'appuyant sur la rampe de l'escalier, traça le nom de Bertonisur chaque feuillet du cahier. Le baron le roula et l'emporta, après avoirjuré une éternelle amitié à notre héroïne.A cette époque, madame Tesi tomba malade, et les représentations du théâtreimpérial menacèrent d'être suspendues, car elle y avait les rôles les plusimportants. La Corilla pouvait, à la rigueur, la remplacer. Elle avaitun grand succès à la cour et à la ville. Sa beauté et sa coquetterieprovocante tournaient la tête à tous ces bons seigneurs allemands, et l'onne songeait pas à être difficile pour sa voix un peu éraillée, pour son jeuun peu épileptique. Tout était beau de la part d'une si belle personne; sesépaules de neige filaient des sons admirables, ses bras ronds et voluptueuxchantaient toujours juste, et ses poses superbes enlevaient d'emblée lestraits les plus hasardés. Malgré le purisme musical dont on se piquait là,on y subissait, tout comme à Venise, la fascination du regard langoureux;et madame Corilla préparait, dans son boudoir, plusieurs fortes têtes àl'enthousiasme et à l'entraînement de la représentation.Elle se présenta donc hardiment pour chanter, par intérim, les rôles demadame Tesi; mais l'embarras était de se faire remplacer elle-même dansceux qu'elle avait chantés jusque-là. La voie flûtée de madame Holzbaüerne permettait pas qu'on y songeât. Il fallait donc laisser arriverConsuelo, ou se contenter à peu de frais. Le Porpora s'agitait comme undémon; Métastase, horriblement mécontent de la prononciation lombarde deCorilla, et indigné du tapage qu'elle faisait pour effacer les autresrôles (contrairement à l'esprit du poëme, et en dépit de la situation),ne cachait plus son éloignement pour elle et sa sympathie pour laconsciencieuse et intelligente Porporina. Caffariello, qui faisait la courà madame Tesi laquelle madame Tesi détestait déjà cordialement la Corillapour avoir osé lui disputer _ses effets_ et le sceptre de la beauté,déclamait hardiment pour l'admission de Consuelo. Holzbaüer, jaloux desoutenir l'honneur de sa direction, mais effrayé de l'ascendant que Porporasaurait bientôt prendre s'il avait un pied seulement dans la coulisse,ne savait où donner de la tête. La bonne conduite de Consuelo lui avaitconcilié assez de partisans, pour qu'il fut difficile d'en imposer pluslongtemps à l'impératrice. Par suite de tous ces motifs, Consuelo reçut despropositions. En les faisant mesquines, on espéra qu'elle les refuserait.Porpora les accepta d'emblée, et, comme de coutume, sans la consulter.Un beau matin, Consuelo se trouva engagée pour six représentations; et,sans pouvoir s'y soustraire, sans comprendre pourquoi après une attente desix semaines elle ne recevait aucune nouvelle des Rudolstadt, elle futtraînée par le Porpora à la répétition de l'_Antigono_ de Métastase,musique de Hasse.Consuelo avait déjà étudié son rôle avec le Porpora. Sans doute c'étaitune grande souffrance pour ce dernier d'avoir à lui enseigner la musiquede son rival, du plus ingrat de ses élèves, de l'ennemi qu'il haïssaitdésormais le plus; mais, outre qu'il fallait en passer par là pour arriverà faire ouvrir la porte à ses propres compositions, le Porpora était unprofesseur trop consciencieux, une âme d'artiste trop probe pour ne pasmettre tous ses soins, tout son zèle à cette étude. Consuelo le secondaitsi généreusement, qu'il en était à la fois ravi et désolé. En dépitd'elle-même, la pauvre enfant trouvait Hasse magnifique, et son âme sentaitbien plus de développement dans ces chants si tendres et si passionnésdu _Sassone_ que dans la grandeur un peu nue et un peu froide parfois deson propre maître. Habituée, en étudiant les autres grands maîtres aveclui, à s'abandonner à son propre enthousiasme, elle était forcée de secontenir, cette fois, en voyant la tristesse de son front et l'abattementde sa rêverie après la leçon. Lorsqu'elle entra en scène pour répéter avecCaffariello et la Corilla, quoiqu'elle sût fort bien sa partie, elle sesentit si émue qu'elle eut peine à ouvrir la scène d'Ismène avec Bérénice,qui commence par ces mots: No; tullo, o Berenice, Tu non apri il tuo cor, etc.[1][Note 1: Non, Bérénice, tu n'ouvres pas ici franchement ton coeur.]A quoi Corilla répondit par ceux-ci: «E ti par poco, «Quel che sai de miei casi?»[2][Note 2: Ce que tu sais de mes aventures te paraît-il donc peu de chose?]En cet endroit, la Corilla fut interrompue par un grand éclat de rire deCaffariello; et, se tournant vers lui avec des yeux étincelants de colère:«Que trouvez-vous donc là de si plaisant? lui demanda-t-elle.--Tu l'as très-bien dit, ma grosse Bérénice, répondit Caffariello en riantplus fort; on ne pouvait pas le dire plus sincèrement.--Ce sont les paroles qui vous amusent? dit Holzbaüer, qui n'eût pas étéfâché de redire à Métastase les plaisanteries du sopraniste sur ses vers.--Les paroles sont belles, répondit sèchement Caffariello, qui connaissaitbien le terrain; mais leur application en cette circonstance est siparfaite, que je ne puis m'empêcher d'en rire.»Et il se tint les côtes, en redisant au Porpora: «E ti par poco, Quel che sai di _tanti_ casi?»La Corilla, voyant quelle critique sanglante renfermait cette allusion àses moeurs, et tremblante de colère, de haine et de crainte, faillits'élancer sur Consuelo pour la défigurer; mais la contenance de cettedernière était si douce et si calme, qu'elle ne l'osa pas. D'ailleurs, lefaible jour qui pénétrait sur le théâtre venant à tomber sur le visage desa rivale, elle s'arrêta frappée de vagues réminiscences et de terreursétranges. Elle ne l'avait jamais vue au jour, ni de près, à Venise. Aumilieu des douleurs de l'enfantement, elle avait vu confusément le petitZingaro Bertoni s'empresser autour d'elle, et elle n'avait rien comprisà son dévouement. En ce moment, elle chercha à rassembler ses souvenirs,et, n'y réussissant pas, elle resta sous le coup d'une inquiétude et d'unmalaise qui la troublèrent durant toute la répétition. La manière dont laPorporina chanta sa partie ne contribua pas peu à augmenter sa méchantehumeur, et la présence du Porpora, son ancien maître, qui, comme un jugesévère, l'écoutait en silence et d'un air presque méprisant, lui devintpeu à peu un supplice véritable. M. Holzbaüer ne fut pas moins mortifiélorsque le maestro déclara qu'il donnait les mouvements tout de travers;et il fallut bien l'en croire, car il avait assisté aux répétitions queHasse lui-même avait dirigées à Dresde, lors de la première mise en scènede l'opéra. Le besoin qu'on avait d'un bon conseil fit céder la mauvaisevolonté et imposa silence au dépit. Il conduisit toute la répétition,apprit à chacun son devoir, et reprit même Caffariello, qui affectad'écouter ses avis avec respect pour leur donner plus de poids vis-à-visdes autres. Caffariello n'était occupé qu'à blesser la rivale impertinentede madame Tesi et rien ne lui coûtait ce jour-là pour s'en donner leplaisir, pas même un acte de soumission et de modestie. C'est ainsi que,chez les artistes comme chez les diplomates, au théâtre comme dans lecabinet des souverains, les plus belles et les plus laides choses ont leurscauses cachées infiniment petites et frivoles.En rentrant après la répétition, Consuelo trouva Joseph tout rempli d'unejoie mystérieuse; et quand ils purent se parler, elle apprit de lui que lebon chanoine était arrivé à Vienne; que son premier soin avait été de fairedemander son cher Beppo, et de lui donner un excellent déjeuner, tout enlui faisant mille tendres questions sur son cher Bertoni. Ils s'étaientdéjà entendus sur les moyens de nouer connaissance avec le Porpora, afinqu'on pût se voir en famille, honnêtement et sans cachotteries. Dès lelendemain, le chanoine se fit présenter comme un protecteur de JosephHaydn, grand admirateur du maestro, et sous le prétexte de venir leremercier des leçons qu'il voulait bien donner à son jeune ami, Consueloeut l'air de le saluer pour la première fois, et, le soir, le maestro etses deux élèves dînèrent amicalement chez le chanoine. A moins d'afficherun stoïcisme dont les musiciens de ce temps-là, même les plus grands, nese piquaient guère, il eût été difficile au Porpora de ne pas se prendresubitement d'affection pour ce brave chanoine qui avait une si bonne tableet qui appréciait si bien ses ouvrages. On fit de la musique après dîner,et l'on se vit ensuite presque tous les jours.Ce fut encore là un adoucissement à l'inquiétude que le silence d'Albertcommençait à donner à Consuelo. Le chanoine était d'un esprit enjoué,chaste en même temps que libre, exquis à beaucoup d'égards, juste etéclairé sur beaucoup d'autres points. En somme, c'était un ami excellentet un homme parfaitement aimable. Sa société animait et fortifiait lemaestro; l'humeur de celui-ci en devenait plus douce, et, partant,l'intérieur de Consuelo plus agréable.Un jour qu'il n'y avait pas de répétition (on était à l'avant-veille de lareprésentation d'_Antigono_), le Porpora étant allé à la campagne avec unconfrère, le chanoine proposa à ses jeunes amis d'aller faire une descenteau prieuré pour surprendre ceux de ses gens qu'il y avait laissés, et voirpar lui-même, en tombant sur eux comme une bombe, si la jardinière soignaitbien Angèle, et si le jardinier ne négligeait pas le volkameria. La partiefut acceptée. La voiture du chanoine fut bourrée de pâtés et de bouteilles,(car on ne pouvait pas faire un voyage de quatre lieues sans avoir quelqueappétit), et l'on arriva au bénéfice après avoir fait un petit détour etlaissé la voiture à quelque distance pour mieux ménager la surprise.Le volkameria se portait à merveille; il avait chaud, et ses racinesétaient fraîches. Sa floraison s'était épuisée au retour de la froidure,mais ses jolies feuilles tombaient sans langueur sur son tronc dégagé. Laserre était bien tenue, et les chrysanthèmes bleus bravaient l'hiver etsemblaient rire derrière le vitrage. Angèle, suspendue au sein de lanourrice, commençait à rire aussi, quand on l'excitait par des minauderies;et le chanoine décréta fort sagement qu'il ne fallait pas abuser de cettebonne disposition, parce que le rire forcé, provoqué trop souvent chezces petites créatures, développait en elles le tempérament nerveux mal àpropos.On en était là, on causait librement dans la jolie maisonnette dujardinier; le chanoine, enveloppé dans sa douillette fourrée, se chauffaitles tibias devant un grand feu de racines sèches et de pommes de pin;Joseph jouait avec les beaux enfants de la belle jardinière, et Consuelo,assise au milieu de la chambre, tenait Angèle dans ses bras et lacontemplait avec un mélange de tendresse et de douleur. Il lui semblaitque cet enfant lui appartenait plus qu'à tout autre, et qu'une mystérieusefatalité attachait le sort de ce petit être à son propre sort, lorsque laporte s'ouvrit brusquement, et la Corilla se trouva vis-à-vis d'elle, commeune apparition évoquée par sa rêverie mélancolique.Pour la première fois depuis le jour de sa délivrance, la Corilla avaitsenti sinon un élan d'amour, du moins un accès de remords maternel, etelle venait voir son enfant à la dérobée. Elle savait que le chanoinehabitait Vienne; arrivée derrière lui, à une demi-heure de distance, etne rencontrant pas même les traces de sa voiture aux abords du prieuré,puisqu'il avait fait un détour avant que d'y entrer, elle pénétrafurtivement par les jardins, et sans voir personne, jusque dans la maisonoù elle savait qu'Angèle était en nourrice; car elle n'avait pas laisséde prendre quelques informations à ce sujet. Elle avait beaucoup ri del'embarras et de la chrétienne résignation du chanoine; mais elle ignoraitla part que Consuelo avait eue à l'aventure. Ce fut donc avec une surprisemêlée d'épouvante et de consternation qu'elle vit sa rivale en cet endroit;et, ne sachant point, n'osant point deviner quel était l'enfant qu'elleberçait ainsi, elle faillit tourner les talons et s'enfuir. Mais Consuelo,qui, par un mouvement instinctif, avait serré l'enfant contre son seincomme la perdrix cache ses poussins sous son aile à l'approche du vautour;Consuelo, qui était au théâtre, et qui, le lendemain, pourrait présentersous un autre jour ce secret de la comédie que Corilla avait racontéjusqu'alors à sa manière; Consuelo enfin, qui la regardait avec un mélanged'effroi et d'indignation, la retint clouée et comme fascinée au milieu dela chambre.Cependant la Corilla était une comédienne trop consommée pour perdrelongtemps l'esprit et la parole. Sa tactique était de prévenir unehumiliation par une insulte; et, pour se mettre en voix, elle commençason rôle par cette apostrophe, dite en dialecte vénitien, d'un ton lesteet acerbe:«Eh! par Dieu! ma pauvre Zingarella, cette maison est-elle un dépôtd'enfants trouvés? Y es-tu venue aussi pour chercher ou pour déposer letien? Je vois que nous courons mêmes chances et que nous avons mêmefortune. Sans doute nos deux enfants ont le même père, car nos aventuresdatent de Venise et de la même époque; et j'ai vu avec compassion pour toique ce n'est pas pour te rejoindre, comme nous le pensions, que le belAnzoleto nous a si brusquement plantés là au milieu de son engagement,à la saison dernière.--Madame, répondit Consuelo pâle mais calme, si j'avais eu le malheurd'être aussi intime avec Anzoleto que vous l'avez été, et si j'avais eu,par suite de ce malheur, le bonheur d'être mère (car c'en est toujours unpour qui sait le sentir), mon enfant ne serait point ici.--Ah! je comprends, reprit l'autre avec un feu sombre dans les yeux; ilserait élevé à la villa Zustiniani. Tu aurais eu l'esprit qui m'a manquépour persuader au cher comte que son honneur était engagé à le reconnaître.Mais tu n'as pas eu le malheur, à ce que tu prétends, d'être la maîtressed'Anzoleto, et Zustiniani a eu le bonheur de ne pas te laisser de preuvesde son amour. On dit que Joseph Haydn, l'élève de ton maître, t'a consoléede toutes tes infortunes, et sans doute l'enfant que tu berces...--Est le vôtre, Mademoiselle, s'écria Joseph, qui comprenait très-bienmaintenant le dialecte, et qui s'avança entre Consuelo et la Corillad'un air à faire reculer cette dernière. C'est Joseph Haydn qui vous lecertifie, car il était présent quand vous l'avez mis au monde.»La figure de Joseph, que Corilla n'avait pas revue depuis ce jourmalencontreux, lui remit aussitôt en mémoire toutes les circonstancesqu'elle cherchait vainement à se rappeler, et le Zingaro Bertoni luiapparut enfin sous les véritables traits de la Zingarella Consuelo. Un cride surprise lui échappa, et pendant un instant la honte et le dépit sedisputèrent dans son sein. Mais, bientôt le cynisme lui revint au coeur etl'outrage à la bouche.«En vérité, mes enfants, s'écria-t-elle d'un air atrocement bénin, je nevous remettais pas. Vous étiez bien gentils tous les deux, quand je vousrencontrai courant les aventures, et la Consuelo était vraiment un joligarçon sous son déguisement. C'est donc dans cette sainte maison qu'ellea passé dévotement son temps, entre le gros chanoine et le petit Josephdepuis un an qu'elle s'est sauvée de Venise? Allons, Zingarella, net'inquiète pas, mon enfant. Nous avons le secret l'une de l'autre, etl'impératrice, qui veut tout savoir, ne saura rien d'aucune de nous.--A supposer que j'eusse un secret, répondit froidement Consuelo, il n'estentre vos mains que d'aujourd'hui; et j'étais en possession du vôtre lejour où j'ai parlé pendant une heure avec l'impératrice, trois jours avantla signature de votre engagement, Corilla!--Et tu lui as dit du mal de moi? s'écria Corilla en devenant rouge decolère.--Si je lui avais dit ce que je sais de vous, vous ne seriez point engagée.Si vous l'êtes, c'est qu'apparemment je n'ai point voulu profiter del'occasion.--Et pourquoi ne l'as-tu pas fait? Il faut que tu sois bien bête!» repritCorilla avec une candeur de perversité admirable à voir.Consuelo et Joseph ne purent s'empêcher de sourire en se regardant; lesourire de Joseph était plein de mépris pour la Corilla; celui de Consueloétait angélique et s'élevait vers le ciel.«Oui, Madame, répondit-elle avec une douceur accablante, je suis telle quevous dites, et je m'en trouve fort bien.--Pas trop bien, ma pauvre fille, puisque je suis engagée et que tu nel'as pas été! reprit la Corilla ébranlée et un peu soucieuse; on me l'avaitdit, à Venise, que tu manquais d'esprit, et que tu ne saurais jamais fairetes affaires. C'est la seule chose vraie qu'Anzoleto m'ait dite de toi.Mais, qu'y faire? ce n'est pas ma faute si tu es ainsi... A ta placej'aurais dit ce que je savais de la Corilla; je me serais donnée pourune vierge, pour une sainte. L'impératrice l'aurait cru: elle n'est pasdifficile à persuader... et j'aurais supplanté toutes mes rivales. Mais tune l'as pas fait!... c'est étrange, et je te plains de savoir si peu menerta barque.»Pour le coup, le mépris l'emporta sur l'indignation; Consuelo et Josephéclatèrent de rire, et la Corilla, qui, en sentant ce qu'elle appelait dansson esprit l'impuissance de sa rivale, perdait cette amertume agressivedont elle s'était armée d'abord, se mit à l'aise, tira une chaise auprèsdu feu, et s'apprêta à continuer tranquillement la conversation, afin demieux sonder le fort et le faible de ses adversaires. En cet instant ellese trouva face à face, avec le chanoine, qu'elle n'avait pas encore aperçu,parce que celui-ci, guidé par son instinct de prudence ecclésiastique,avait fait signe à la robuste jardinière et à ses deux enfants de se tenirdevant lui jusqu'à ce qu'il eût compris ce qui se passait.XCIV.Après l'insinuation qu'elle avait lancée quelques minutes auparavant surles relations de Consuelo avec le gros chanoine, l'aspect de ce dernierproduisit un peu sur Corilla l'effet de la tête de Méduse. Mais ellese rassura en pensant qu'elle avait parlé vénitien, et elle le salua enallemand avec ce mélange d'embarras et d'effronterie qui caractérise leregard et la physionomie particulière de la femme de mauvaise vie.Le chanoine, ordinairement si poli et si gracieux dans son hospitalité,ne se leva pourtant point et ne lui rendit même pas son salut. Corilla,qui s'était bien informée de lui à Vienne, avait ouï dire à tout lemonde qu'il était excessivement bien élevé, grand amateur de musique, etincapable de sermonner pédantesquement une femme, une cantatrice surtout.Elle s'était promis de l'aller voir et de le fasciner pour l'empêcher deparler contre elle. Mais si elle avait dans ces sortes d'affaires le genred'esprit qui manquait à Consuelo, elle avait aussi cette nonchalance et cedécousu d'habitudes qui tiennent au désordre, à la paresse, et, quoiquececi ne paraisse pas venir à propos, à la malpropreté. Toutes ces pauvretéss'enchaînent dans la vie des organisations grossières. La mollesse du corpset de l'âme rendent impuissants les effets de l'intrigue, et Corilla,qui avait l'instinct de toutes les perfidies, avait rarement l'énergie deles mener à bien. Elle avait donc remis d'un jour à l'autre sa visite auchanoine, et quand elle le trouva si froid et si sévère, elle commença à sedéconcerter visiblement.Alors, cherchant par un trait d'audace à se remettre en scène, elle dit àConsuelo, qui tenait toujours Angèle dans ses bras:«Eh bien, toi, pourquoi ne me laisses-tu pas embrasser ma fille, et ladéposer aux pieds de monsieur le chanoine, pour...--_Dame Corilla_, dit le chanoine du même ton sec et froidement railleurdont il disait autrefois _dame Brigide_, faites-moi le plaisir de laissercet enfant tranquille.»Et, s'exprimant en italien avec beaucoup d'élégance, quoique avec unelenteur un peu trop accentuée, il continua ainsi sans ôter son bonnet dedessus ses oreilles:«Depuis un quart d'heure que je vous écoute, et bien que je ne sois pastrès-familiarisé avec votre patois, j'en ai assez entendu pour êtreautorisé à vous dire que vous êtes bien la plus effrontée coquine quej'ai rencontrée dans ma vie. Cependant, je crois que vous êtes plus stupideque méchante, et plus lâche que dangereuse. Vous ne comprenez rien auxbelles choses, et ce serait temps perdu que d'essayer de vous les fairecomprendre. Je n'ai qu'une chose à vous dire: cette jeune fille, cettevierge, cette sainte, comme vous l'avez nommée tout à l'heure en croyantrailler, vous la souillez en lui parlant: ne lui parlez donc plus. Quant àcet enfant qui est né de vous, vous le flétririez en le touchant: ne letouchez donc pas. C'est un être sacré qu'un enfant; Consuelo l'a dit, etje l'ai compris. C'est par l'intercession, par la persuasion de cette mêmeConsuelo que j'ai osé me charger de votre fille, sans craindre que lesinstincts pervers qu'elle peut tenir de vous vinssent à m'en faire repentirun jour. Nous nous sommes dit que la bonté divine donne à toute créature lepouvoir de connaître et de pratiquer le bien, et nous nous sommes promis delui enseigner le bien, et de le lui rendre aimable et facile. Avec vous,il en serait tout autrement. Veuillez donc, dès aujourd'hui, ne plusconsidérer cet enfant comme le vôtre. Vous l'avez abandonné, vous l'avezcédé, donné; il ne vous appartient plus. Vous avez remis une somme d'argentpour nous payer son éducation...»Il fit un signe à la jardinière, qui prévenue par lui depuis quelquesinstants avait tiré de l'armoire un sac lié et cacheté; celui que Corillaavait envoyé au chanoine avec sa fille, et qui n'avait pas été ouvert.Il le prit et le jeta aux pieds de la Corilla, en ajoutant:«Nous n'en avons que faire et nous n'en voulons pas. Maintenant, je vousprie de sortir de chez moi et de n'y jamais remettre les pieds, sousquelque prétexte que ce soit. A ces conditions, et à celle que vous ne vouspermettrez jamais d'ouvrir la bouche sur les circonstances qui nous ontforcé d'être en rapport avec vous, nous vous promettons le silence le plusabsolu sur tout ce qui vous concerne. Mais si vous agissez autrement, jevous avertis que j'ai plus de moyens que vous ne pensez de faire entendrela vérité à Sa Majesté Impériale, et que vous pourriez bien voir changervos couronnes de théâtre et les trépignements de vos admirateurs en unséjour de quelques années dans un couvent de filles repenties.»Ayant ainsi parlé, le chanoine se leva, fit signe à la nourrice de prendrel'enfant dans ses bras, et à Consuelo de se retirer, avec Joseph, aufond de l'appartement; puis il montra du doigt la porte à Corilla qui,terrifiée, pâle et tremblante, sortit convulsivement et comme égarée, sanssavoir où elle allait, et sans comprendre ce qui se passait autour d'elle.Le chanoine avait eu, durant cette sorte d'imprécation, une indignationd'honnête homme qui, peu à peu, l'avait rendu étrangement puissant.Consuelo et Joseph ne l'avaient jamais vu ainsi. L'habitude d'autorité quine s'efface jamais chez le prêtre, et aussi l'attitude du commandementroyal qui passe un peu dans le sang, et qui trahissait en cet instant lebâtard d'Auguste II, revêtaient le chanoine, peut-être à son insu, d'unesorte de majesté irrésistible. La Corilla, à qui jamais aucun homme n'avaitparlé ainsi dans le calme austère de la vérité, ressentit plus d'effroi etde terreur que jamais ses amants furieux ne lui en avaient inspiré dansles outrages de la vengeance et du mépris. Italienne et superstitieuse,elle eut véritablement peur de cet ecclésiastique et de son anathème, ets'enfuit éperdue à travers les jardins, tandis que le chanoine, épuisé decet effort si contraire à ses habitudes de bienveillance et d'enjouement,retomba sur sa chaise, pâle et presque en défaillance.Tout en s'empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairementde l'oeil la démarche agitée et vacillante de la pauvre Corilla. Elle lavit trébucher au bout de l'allée et tomber sur l'herbe, soit qu'elle eûtfait un faux pas dans son trouble, soit qu'elle n'eût plus la force de sesoutenir. Emportée par son bon coeur, et trouvant la leçon plus cruellequ'elle n'eût eu la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soinsde Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui était en proie à une violenteattaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n'osant la ramener au prieuré,elle l'empêcha de se rouler par terre et de se déchirer les mains surle sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants; mais quandelle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s'efforçait dela consoler, elle se calma et devint d'une pâleur bleuâtre. Ses lèvrescontractées gardèrent un morne silence, et ses yeux éteints fixés sur laterre ne se relevèrent pas. Elle se laissa pourtant reconduire jusqu'àsa voiture qui l'attendait à la grille, et y monta soutenue par sa rivale,sans lui dire un seul mot.«Vous êtes bien mal? lui dit Consuelo, effrayée de l'altération de sestraits. Laissez-moi vous accompagner un bout de chemin, je reviendrai àpied.»La Corilla, pour toute réponse, la repoussa brusquement, puis la regardaun instant avec une expression impénétrable. Et tout à coup, éclatanten sanglots, elle cacha son visage dans une de ses mains, en faisant,de l'autre, signe à son cocher de partir et en baissant le store de lavoiture entre elle et sa généreuse ennemie.Le lendemain, à l'heure de la dernière répétition de l'_Antigono_,Consuelo était à son poste et attendait la Corilla pour commencer. Cettedernière envoya son domestique dire qu'elle arriverait dans une demi-heure.Caffariello la donna à tous les diables, prétendit qu'il n'était point auxordres d'une pareille péronnelle, qu'il ne l'attendrait pas, et fît minede s'en aller. Madame Tesi, pâle et souffrante, avait voulu assister à larépétition pour se divertir aux dépens de la Corilla; elle s'était faitapporter un sofa de théâtre, et, allongée dessus, derrière cette premièrecoulisse, peinte en rideau replié, qu'en style de coulisse précisémenton appelle _manteau d'arlequin_, elle calmait son ami, et s'obstinaità attendre Corilla, pensant que c'était pour éviter son contrôlequ'elle hésitait à paraître. Enfin, la Corilla arriva plus pâle etplus languissante que madame Tesi elle-même, qui reprenait ses couleurset ses forces en la voyant ainsi. Au lieu de se débarrasser de sonmantelet et de sa coiffe avec les grands mouvements et l'air dégagé qu'ellese donnait de coutume, elle se laissa tomber sur un trône de bois doréoublié au fond de la scène, et parla ainsi à Holzbaüer d'une voix éteinte:«Monsieur le directeur, je vous déclare que je suis horriblement malade,que je n'ai pas de voix, que j'ai passé une nuit affreuse... (Avec qui?demanda languissamment la Tesi à Caffariello.) Et que pour toutes cesraisons, continua la Corilla, il m'est impossible de répéter aujourd'huiet de chanter demain, à moins que je ne reprenne le rôle d'Ismène, et quevous ne donniez celui de Bérénice à une autre.--Y songez-vous, Madame? s'écria Holzbaüer frappé comme d'un coup defoudre. Est-ce à la vieille de la représentation, et lorsque la cour ena fixé l'heure, que vous pouvez alléguer une défaite? C'est impossible,je ne saurais en aucune façon y consentir.--Il faudra bien que vous y consentiez, répliqua-t-elle en reprenant savoix naturelle, qui n'était pas douce. Je suis engagée pour les secondsrôles, et rien dans mon traité, ne me force à faire les premiers. C'estun acte d'obligeance qui m'a portée à les accepter au défaut de la signoraTesi, et pour ne pas interrompre les plaisirs de la cour. Or, je suis tropmalade pour tenir ma promesse, et vous ne me ferez point chanter malgrémoi.--Ma chère amie, on te fera chanter _par ordre_, reprit Caffariello, et tuchanteras mal, nous y étions préparés. C'est un petit malheur à ajouter àtous ceux que tu as voulu affronter dans ta vie; mais il est trop tardpour t'en repentir. Il fallait faire tes réflexions un peu plus tôt. Tu astrop présumé de tes moyens. Tu feras _fiasco_; peu nous importe, à nousautres. Je chanterai de manière à ce qu'on oublie que le rôle de Béréniceexiste. La Porporina aussi, dans son petit rôle d'Ismène, dédommagera lepublic, et tout le monde sera content, excepté toi. Ce sera une leçon donttu profiteras, ou dont tu ne profiteras pas, une autre fois.--Vous vous trompez beaucoup sur mes motifs de refus, répondit la Corillaavec assurance. Si je n'étais malade, je chanterais peut-être le rôle aussibien qu'_une autre_; mais comme je ne peux pas le chanter, il y a quelqu'unici qui le chantera mieux qu'on ne l'a encore chanté à Vienne, et cela pasplus tard que demain. Ainsi la représentation ne sera pas retardée, et jereprendrai avec plaisir mon rôle d'Ismène, qui ne me fatigue point.--Vous comptez donc, dit Holzbaüer surpris, que madame Tesi se trouveraassez rétablie demain pour chanter le sien?--Je sais fort bien que madame Tesi ne pourra chanter de longtemps, dit laCorilla à haute voix, de manière à ce que, du trône où elle se prélassait,elle pût être entendue de la Tesi, étalée sur son sofa à dix pas d'elle,voyez comme elle est changée! sa figure est effrayante. Mais je vous aidit que vous aviez une Bérénice parfaite, incomparable, supérieure à noustoutes, et la voici, ajouta-t-elle en se levant et en prenant Consuelo parla main pour l'attirer au milieu du groupe inquiet et agité qui s'étaitformé autour d'elle.--Moi? s'écria Consuelo qui croyait faire un rêve.--Toi! s'écria Corilla en la poussant sur le trône avec un mouvementconvulsif. Te voilà reine, Porporina, te voilà au premier rang; c'est moiqui t'y place, je te devais cela. Ne l'oublie pas!»Dans sa détresse, Holzbaüer, à la veille de manquer à son devoir et d'êtreforcé peut-être de donner sa démission, ne put repousser ce secoursinattendu. Il avait bien vu, d'après la manière dont Consuelo avait faitl'Ismène, qu'elle pouvait faire la Bérénice d'une manière supérieure.Malgré, l'éloignement qu'il avait pour elle et pour le Porpora, il ne luifut permis d'avoir en cet instant qu'une seule crainte: c'est qu'elle nevoulût point accepter le rôle.Elle s'en défendit, en effet, très-sérieusement; et, pressant les mains dela Corilla avec cordialité, elle la supplia, à voix basse, de ne pas luifaire un sacrifice qui l'enorgueillissait si peu, tandis que, dans lesidées de sa rivale, c'était la plus terrible des expiations, et lasoumission la plus épouvantable qu'elle pût s'imposer. Corilla demeurainébranlable dans cette résolution. Madame Tesi, effrayée de cetteconcurrence sérieuse qui la menaçait, eut bien envie d'essayer sa voix etde reprendre son rôle, dût-elle expirer après, car elle était sérieusementindisposée; mais elle ne l'osa pas. Il n'était pas permis, au théâtre de lacour, d'avoir les caprices auxquels le souverain débonnaire de nos jours,le bon public, sait se ranger si patiemment. La cour s'attendait à voirquelque chose de nouveau dans ce rôle de Bérénice: on le lui avait annoncé,et l'impératrice y comptait.«Allons, décide-toi, dit Caffariello à la Porporina. Voici le premier traitd'esprit que la Corilla ait eu dans sa vie: profitons-en.--Mais je ne sais point le rôle; je ne l'ai pas étudié, disait Consuelo;je ne pourrai pas le savoir demain.--Tu l'as entendu: donc tu le sais, et tu le chanteras demain, dit enfinle Porpora d'une voix de tonnerre. Allons, point de grimaces, et que cedébat finisse. Voilà plus d'une heure que nous perdons à babiller. Monsieurle directeur, faites commencer les violons: Et toi, Bérénice, en scène!Point de cahier! à bas ce cahier! Quand on a répété trois fois, on doitsavoir tous les rôles par coeur. Je te dis que tu le sais!»_No, tutto, ô Berenice_, chanta la Corilla, redevenue Ismène, Tu non apri il tuo cor.Et à présent, pensa cette fille, qui jugeait de l'orgueil de Consuelo parle sien propre, _tout ce qu'elle sait de mes aventures lui paraîtra peu dechose_.Consuelo, dont le Porpora connaissait bien la prodigieuse mémoire et lavictorieuse facilité, chanta effectivement le rôle, musique et paroles,sans la moindre hésitation. Madame Tesi fut si frappée de son jeu et deson chant, qu'elle se trouva beaucoup plus malade, et se fit remporterchez elle, après la répétition du premier acte. Le lendemain, il fallutque Consuelo eût préparé son costume, arrangé les _traits_ de son rôle etrepassé toute sa partie attentivement à cinq heures du soir. Elle eut unsuccès si complet que l'impératrice dit en sortant:«Voilà une admirable jeune fille: il faut absolument que je la marie:j'y songerai.»Dès le jour suivant, on commença à répéter la _Zenobia_ de Métastase,musique de Predieri. La Corilla s'obstina encore à céder le premier rôleà Consuelo. Madame Holzbaüer fit, cette fois, le second; et comme elleétait meilleure musicienne que la Corilla, cet opéra fut beaucoup mieuxétudié que l'autre. Le Métastase était ravi de voir sa muse, négligéeet oubliée durant la guerre, reprendre faveur à la cour et faire fureurà Vienne. Il ne pensait presque plus à ses maux; et, pressé par labienveillance de Marie-Thérèse et par les devoirs de son emploi, d'écrirede nouveaux drames lyriques, il se préparait, par la lecture des tragiquesgrecs et des classiques latins, à produire quelqu'un de ces chefs-d'oeuvreque les Italiens de Vienne et les Allemands de l'Italie mettaient, sansfaçon, au-dessus des tragédies de Corneille, de Racine, de Shakespeare, deCalderon, au-dessus de tout, pour le dire sans détour et sans mauvaisehonte.Ce n'est pas au beau milieu de cette histoire, déjà si longue et si chargéede détails, que nous abuserons encore de la patience, peut-être depuislongtemps épuisée, du lecteur, pour lui dire ce que nous pensons du géniede Métastase. Peu lui importe. Nous allons donc lui répéter seulement ceque Consuelo en disait tout bas à Joseph:«Mon pauvre Beppo, tu ne saurais croire quelle peine j'ai à jouer ces rôlesqu'on dit si sublimes et si pathétiques. Il est vrai que les mots sont bienarrangés, et qu'ils arrivent facilement sur la langue, quand on les chante;mais quand on pense au personnage qui les dit, on ne sait où prendre, je nedis pas de l'émotion, mais du sérieux pour les prononcer. Quelle bizarreconvention est donc celle qu'on a faite, en arrangeant l'antiquité à lamode de notre temps, pour mettre sur la scène des intrigues, des passionset des moralités qui seraient bien placées peut-être dans des mémoires dela margrave de Bareith, du baron de Trenck, ou de la princesse de Culmbach,mais qui, de la part de Rhadamiste, de Bérénice, ou d'Arsinoé, sont descontre-sens absurdes? Lorsque j'étais convalescente au château des Géants,le comte Albert me faisait souvent la lecture pour m'endormir; mais moi,je ne dormais pas, et j'écoutais de toutes mes oreilles. Il me lisaitdes tragédies grecques de Sophocle, d'Eschyle ou d'Euripide, et il leslisait en espagnol, lentement, mais nettement et sans hésitation, quoiquece fût un texte grec qu'il avait sous les yeux. Il était si versé dansles langues anciennes et nouvelles, qu'on eût dit qu'il lisait unetraduction admirablement écrite. Il s'attachait à la faire assez fidèle,disait-il, pour que je pusse saisir, dans l'exactitude scrupuleuse deson interprétation, le génie des Grecs dans toute sa simplicité. Quellegrandeur, mon Dieu! quelles images! quelle poésie, et quelle sobriété!Quels personnages de dix coudées, quels caractères purs et forts, quellesénergiques situations, quelles douleurs profondes et vraies, quelstableaux déchirants et terribles il faisait passer devant moi! faibleencore, et l'imagination toujours frappée des émotions violentes quiavaient causé ma maladie, j'étais si bouleversée de ce que j'entendais,que je m'imaginais, en l'écoutant, être tour à tour Antigone, Clytemnestre,Médée, Electre, et jouer en personne ces drames sanglants et douloureux,non sur un théâtre à la lueur des quinquets, mais dans des solitudesaffreuses, au seuil des grottes béantes, ou sous les colonnes des antiquesparvis, auprès des pâles foyers où l'on pleurait les morts en conspirantcontre les vivants. J'entendais ces choeurs lamentables des Troyennes etdes captives de Dardanie. Les Euménides dansaient autour de moi... surquels rhythmes bizarres et sur quelles infernales modulations! Je n'ypense pas sans un souvenir de plaisir et de terreur qui me fait encorefrissonner. Jamais je n'aurai, sur le théâtre, dans la réalisation demes rêves, les mêmes émotions et la même puissance que je sentais gronderalors dans mon coeur et dans mon cerveau. C'est là que je me suis sentietragédienne pour la première fois, et que j'ai conçu des types dont aucunartiste ne m'avait fourni le modèle. C'est là que j'ai compris le drame,l'effet tragique, la poésie du théâtre; et, à mesure qu'Albert lisait,j'improvisais intérieurement un chant sur lequel je m'imaginais suivre etdire moi-même tout ce que j'entendais. Je me surprenais quelquefois dansl'attitude et avec la physionomie des personnages qu'il faisait parler,et il lui arriva souvent de s'arrêter effrayé, croyant voir apparaîtreAndromaque ou Ariane devant lui. Oh! va, j'en ai plus appris et plusdeviné en un mois avec ces lectures-là que je ne le ferai dans toute mavie, employée à répéter les drames de M. Métastase; et si les compositeursn'avaient mis dans la musique le sentiment et la vérité qui manquent àl'action, je crois que je succomberais sous le dégoût que j'éprouve à faireparler la grande-duchesse Zénobie avec la landgrave ...glé, et à entendrele feld-maréchal Rhadamiste se disputer avec le cornette de pandouresZopire. Oh! tout cela est faux, archi-faux, mon pauvre Beppo! faux commenos costumes, faux comme la perruque blonde de Caffariello Tiridate, commele déshabillé Pompadour de madame Holzbaüer en pastourelle d'Arménie,comme les mollets de tricot rose du prince Démétrius, comme ces décors quenous voyons là de près, et qui ressemblent à l'Asie comme l'abbé Métastaseressemble au vieil Homère.--Ce que tu me dis là, répondit Haydn, m'explique pourquoi, en sentant lanécessité d'écrire des opéras pour le théâtre, si tant est que je puissearriver jusque-là, je me sens plus d'inspiration et d'espérance quand jepense à composer des oratorios. Là où les puérils artifices de la scène neviennent pas donner un continuel démenti à la vérité du sentiment, dans cecadre symphonique où tout est musique, où l'âme parle à l'âme par l'oreilleet non par les yeux, il me semble que le compositeur peut développer touteson inspiration, et entraîner l'imagination d'un auditoire dans des régionsvraiment élevées.»En parlant ainsi; Joseph et Consuelo, en attendant que tout le monde fûtrassemblé pour la répétition, marchaient côte à côte le long d'une grandetoile de fond qui devait être ce soir-là le fleuve Araxe, et qui n'était,dans le demi-jour du théâtre, qu'une énorme bande d'indigo étendue parmide grosses taches d'ocre, destinées à représenter les montagnes du Caucase.On sait que ces toiles de fond, préparées pour la représentation, sontplacées les unes derrière les autres, de manière à être relevées sur uncylindre au changement à vue. Dans l'intervalle qui les sépare les unesdes autres, les acteurs circulent durant la représentation; les comparsess'endorment ou échangent des prises de tabac, assis ou couchés dans lapoussière, sous les gouttes d'huile qui tombent languissamment desquinquets mal assurés. Dans la journée, les acteurs se promènent le longde ces couloirs étroits et obscurs, en répétant leurs rôles, ou ens'entretenant de leurs affaires; quelquefois en épiant les petitesconfidences ou surprenant les profondes machinations d'autres promeneurscausant tout près d'eux sans les voir, derrière un bras de mer ou une placepublique.Heureusement, Métastase n'était point sur l'autre rive de l'Araxe,tandis que l'inexpérimentée Consuelo épanchait ainsi son indignationd'artiste avec Haydn. La répétition commença. C'était la seconde de_Zénobie_, et elle alla si bien, que les musiciens de l'orchestreapplaudirent, selon l'usage, avec leurs archets sur le ventre de leursviolons. La musique de Predieri était charmante, et le Porpora la dirigeaitavec plus d'enthousiasme qu'il n'avait pu le faire pour celle de Hasse.Le rôle de Tiridate était un des triomphes de Caffariello, et il n'avaitgarde de trouver mauvais qu'en l'équipant en farouche guerrier parthe,on le fit roucouler en Céladon et parler en Clitandre. Consuelo, sielle sentait son rôle faux et guindé dans la bouche d'une héroïne del'antiquité, trouvait au moins là un caractère de femme agréablementindiqué. Il offrait même une sorte de rapprochement avec la situationd'esprit où elle s'était trouvée entre Albert et Anzoleto; et oublianttout à fait la _couleur locale_, comme nous disons aujourd'hui, pour nese représenter que les sentiments humains, elle s'aperçut qu'elle étaitsublime dans cet air dont le sens avait été si souvent dans son coeur: Voi leggete in ogni core; Voi sapete, o giusti Dei, Se son puri i voti miei, Se innocente è la pietà.Elle eut donc en cet instant la conscience d'une émotion vraie et d'untriomphe mérité. Elle n'eut pas besoin que le regard de Caffariello, quin'était pas gêné ce jour-là par la présence de la Tesi, et qui admiraitde bonne foi, lui confirmât ce qu'elle sentait déjà, la certitude d'uneffet irrésistible à produire sur tous les publics du monde et dans toutesles conditions possibles, avec ce morceau capital. Elle se trouva ainsitoute réconciliée avec sa partie, avec l'opéra, avec ses camarades, avecelle-même, avec le théâtre, en un mot; et malgré toutes les imprécationsqu'elle venait de faire contre son état une heure auparavant, elle neput se défendre d'un de ces tressaillements intérieurs, si profonds, sisoudains et si puissants, qu'il est impossible à quiconque n'est pasartiste en quelque chose, de comprendre quels siècles de labeur, dedéceptions et de souffrances ils peuvent racheter en un instant.XCV.En qualité d'élève, encore à demi serviteur du Porpora, Haydn, avided'entendre de la musique et d'étudier, même sous un point de vue matériel,la contexture des opéras, obtenait la permission de se glisser dans lescoulisses lorsque Consuelo chantait. Depuis deux jours, il remarqua quele Porpora, d'abord assez mal disposé à l'admettre ainsi dans l'intérieurdu théâtre, l'y autorisait d'un air de bonne humeur, avant même qu'il osâtle lui demander. C'est qu'il s'était passé quelque chose de nouveau dansl'esprit du professeur. Marie-Thérèse, parlant musique avec l'ambassadeurde Venise, était revenue à son idée fixe de matrimoniomanie, comme disaitConsuelo. Elle lui avait dit qu'elle verrait avec plaisir cette grandecantatrice se fixer à Vienne en épousant le jeune musicien, élève de sonmaître; elle avait pris des informations sur Haydn auprès de l'ambassadeurmême, et ce dernier lui en ayant dit beaucoup de bien, l'ayant assuréequ'il annonçait de grandes facultés musicales, et surtout qu'il étaittrès-bon catholique, Sa Majesté l'avait engagé à arranger ce mariage,promettant de faire un sort convenable aux jeunes époux. L'idée avait sourià M. Cormer, qui aimait tendrement Joseph, et déjà lui faisait une pensionde soixante-douze francs par mois pour l'aider à continuer librement sesétudes. Il en avait parlé chaudement au Porpora, et celui-ci, craignantque sa Consuelo ne persistât dans l'idée de se retirer du théâtre pourépouser un gentilhomme, après avoir beaucoup hésité, beaucoup résisté(il eût préféré à tout que son élève vécût sans hymen et sans amour),s'était enfin laissé persuader. Pour frapper un grand coup, l'ambassadeurs'était déterminé à lui faire voir des compositions de Haydn, et à luiavouer que la sérénade en trio dont il s'était montré si satisfait étaitde la façon de Beppo. Le Porpora avait confessé qu'il y avait là le germed'un grand talent; qu'il pourrait lui imprimer une bonne direction etl'aider par ses conseils à écrire pour la voix; enfin que le sort d'unecantatrice mariée à un compositeur pouvait être fort avantageux. La grandejeunesse du couple et ses minces ressources lui imposaient la nécessitéde s'adonner au travail sans autre espoir d'ambition, et Consuelo setrouverait ainsi enchaînée au théâtre. Le maestro se rendit. Il n'avait pasreçu plus que Consuelo de réponse de Riesenburg. Ce silence lui faisaitcraindre quelque résistance à ses vues, quelque coup de tête du jeunecomte: «Si je pouvais sinon marier, du moins fiancer Consuelo à un autre,pensa-t-il, je n'aurais plus rien à craindre de ce côté-là.»Le difficile était d'amener Consuelo à cette résolution. L'y exhorter eûtété lui inspirer la pensée de résister. Avec sa finesse napolitaine, il sedit que la force des choses devait amener un changement insensible dansl'esprit de cette jeune fille. Elle avait de l'amitié pour Beppo, etBeppo, quoiqu'il eût vaincu l'amour dans son coeur, montrait tant de zèle,d'admiration et de dévouement pour elle, que le Porpora put bien s'imaginerqu'il en était violemment épris. Il pensa qu'en ne le gênant point dans sesrapports avec elle, il lui laisserait les moyens de faire agréer ses voeux;qu'en l'éclairant en temps et lieu sur les desseins de l'impératrice et sursa propre adhésion, il lui donnerait le courage de l'éloquence et le feude la persuasion. Enfin il cessa tout à coup de le brutaliser et de lerabaisser, et laissa un libre cours à leurs épanchements fraternels,se flattant que les choses iraient plus vite ainsi que s'il s'en mêlaitostensiblement.Le Porpora, en ne doutant pas assez du succès, commettait une grandefaute. Il livrait la réputation de Consuelo à la médisance; car il nefallait que voir Joseph deux fois de suite dans les coulisses auprès d'ellepour que toute la gent dramatique proclamât ses amours avec ce jeune homme,et la pauvre Consuelo, confiante et imprévoyante comme toutes les âmesdroites et chastes, ne songeait nullement à prévoir le danger et à s'engarantir. Aussi, dès le jour de cette répétition de _Zénobie_, les yeuxprirent l'éveil et les langues la volée. Dans chaque coulisse, derrièrechaque décor, il y eut entre les acteurs, entre les choristes, entre lesemployés de toutes sortes qui circulaient, une remarque maligne ou enjouée,accusatrice ou bienveillante, sur le scandale de cette intrigue naissanteou sur la candeur de ces heureuses accordailles.Consuelo, toute à son rôle, toute à son émotion d'artiste, ne voyait,n'entendait et ne pressentait rien. Joseph, tout rêveur, tout absorbépar l'opéra qu'on chantait et par celui qu'il méditait dans son âmemusicale, entendait bien quelques mots à la dérobée, et ne les comprenaitpas, tant il était loin de se flatter d'une vaine espérance. Quand ilsurprenait en passant quelque parole équivoque, quelque observationpiquante, il levait la tête, regardait autour de lui, cherchait l'objetde ces satires, et, ne le trouvant pas, profondément indifférent aux proposde ce genre, il retombait dans ses contemplations.Entre chaque acte de l'opéra, on donnait souvent un intermède bouffe,et ce jour-là on répéta l'_Impressario delle Canarie_, assemblage depetites scènes très-gaies et très-comiques de Métastase. La Corilla,en y remplissant le rôle d'une prima donna exigeante, impérieuse etfantasque, était d'une vérité parfaite, et le succès qu'elle avaitordinairement dans cette bluette la consolait un peu du sacrifice deson grand rôle de Zénobie. Pendant qu'on répétait la dernière partie del'intermède, en attendant qu'on répétât le troisième acte, Consuelo,un peu oppressée par l'émotion de son rôle, alla derrière la toile de fond,entre l'_horrible vallée hérissée de montagnes et de précipices_, quiformait le premier décor, et ce bon fleuve Araxe, bordé d'_aménissimesmontagnes_, qui devait apparaître à la troisième scène pour reposeragréablement les yeux du spectateur _sensible_. Elle marchait un peu vite,allant et revenant sur ses pas, lorsque Joseph lui apporta son éventailqu'elle avait laissé sur la niche du souffleur, et dont elle se servit avecbeaucoup de plaisir. L'instinct du coeur et la volontaire préoccupation duPorpora poussaient machinalement Joseph à rejoindre son amie; l'habitude dela confiance et le besoin d'épanchement portaient Consuelo à l'accueillirtoujours joyeusement. De ce double mouvement d'une sympathie dont lesanges n'eussent pas rougi dans le ciel, la destinée avait résolu de fairele signal et la cause d'étranges infortunes... Nous savons très-bienque nos lectrices de romans, toujours pressées d'arriver à l'événement,ne nous demandent que plaie et bosse; nous les supplions d'avoir un peude patience.«Eh bien, mon amie, dit Joseph en souriant à Consuelo et en lui tendantla main, il me semble que tu n'es plus si mécontente du drame, de notreillustre abbé, et que tu as trouvé dans ton air de la prière une fenêtreouverte par laquelle le démon du génie qui te possède va prendre une bonnefois sa volée.--Tu trouves donc que je l'ai bien chanté?--Est-ce que tu ne vois pas que j'ai les yeux rouges?--Ah! oui, tu as pleuré. C'est bon, tant mieux! je suis bien contente det'avoir fait pleurer.--Comme si c'était la première fois! Mais tu deviens artiste comme lePorpora veut que tu le sois; ma bonne Consuelo! La fièvre du succès s'estallumée en toi. Quand tu chantais dans les sentiers du Boehmer-Wald, tu mevoyais bien pleurer et tu pleurais toi-même, attendrie par la beauté de tonchant; maintenant c'est autre chose: tu ris de bonheur, et tu tressaillesd'orgueil en voyant les larmes que tu fais couler. Allons, courage,ma Consuelo, te voilà _prima donna_ dans toute la force du terme!--Ne me dis pas cela, ami. Je ne serai jamais comme celle de là-bas.»Et elle désignait du geste la Corilla, qui chantait de l'autre côté de latoile de fond, sur la scène.«Ne le prends pas en mauvaise part, repartit Joseph; je veux, dire que ledieu de l'inspiration t'a vaincue. En vain ta raison froide, ton austèrephilosophie et le souvenir de Riesenburg ont lutté contre l'esprit dePython. Le voilà qui te remplit et te déborde. Avoue que tu étouffes deplaisir: je sens ton bras trembler contre le mien; ta figure est animée,et jamais je ne t'ai vu le regard, que tu as dans ce moment-ci. Non, tun'étais pas plus agitée, pas plus inspirée quand le comte Albert te lisaitles tragiques grecs!--Ah! quel mal tu me fais! s'écria Consuelo en pâlissant tout à coup eten retirant son bras de celui de Joseph. Pourquoi prononces-tu ce nom-làici? C'est un nom sacré qui ne devrait pas retentir dans ce temple de lafolie. C'est un nom terrible qui, comme un coup de tonnerre, fait rentrerdans la nuit toutes les illusions et tous les fantômes des songes dorés!--Eh bien, Consuelo, veux-tu que je te le dise? reprit Haydn après unmoment de silence: jamais tu ne pourras te décider à épouser cet homme-là.--Tais-toi, tais-toi, je l'ai promis!...--Eh bien, si tu tiens ta promesse, jamais tu ne seras heureuse avec lui.Quitter le théâtre, toi? renoncer à être artiste? Il est trop tard d'uneheure. Tu viens de savourer une joie dont le souvenir ferait le tourmentde toute ta vie.--Tu me fais peur, Beppo! Pourquoi me dis-tu de pareilles chosesaujourd'hui?--Je ne sais, je te les dis comme malgré moi. Ta fièvre a passé dans moncerveau, et il me semble que je vais, en rentrant chez nous, écrire quelquechose de sublime. Ce sera quelque platitude: n'importe, je me sens pleinde génie pour le quart d'heure.--Comme tu es gai, comme tu es tranquille, toi! moi! au milieu de cettefièvre d'orgueil et de joie dont tu parles, j'éprouve une atroce douleur,et j'ai à la fois envie de rire et de pleurer.--Tu souffres, j'en suis certain; tu dois souffrir. Au moment où tu sens tapuissance éclater, une pensée lugubre te saisit et te glace...--Oui, c'est vrai, qu'est-ce que cela veut dire?--Cela veut dire que tu es artiste, et que tu t'es imposé comme un devoirl'obligation farouche, abominable à Dieu et à toi-même, de renoncer àl'art.--Il me semblait hier que non, et aujourd'hui il me semble que oui.C'est que j'ai mal aux nerfs, c'est que ces agitations sont terribleset funestes, je le vois. J'avais toujours nié leur entraînement et leurpuissance. J'avais toujours abordé la scène avec calme, avec une attentionconsciencieuse et modeste. Aujourd'hui je ne me possède plus, et s'il mefallait entrer en représentation en cet instant, il me semble que je feraisdes folies sublimes ou des extravagances misérables. Les rênes de mavolonté m'échappent; j'espère que demain je ne serai pas ainsi, car cetteémotion tient à la fois du délire et de l'agonie.--Pauvre amie! je crains qu'il n'en soit toujours ainsi désormais, ouplutôt je l'espère; car tu ne seras vraiment puissante que dans le feu decette émotion. J'ai ouï dire à tous les musiciens, à tous les acteursque j'ai abordés, que, sans ce délire ou sans ce trouble, ils ne pouvaientrien; et qu'au lieu de se calmer avec l'âge et l'habitude, ils devenaienttoujours plus impressionnables à chaque étreinte de leur démon.--Ceci est un grand mystère, dit Consuelo en soupirant. Il ne me semble pasque la vanité, la jalousie des autres, le lâche besoin du triomphe, aientpu s'emparer de moi si soudainement et bouleverser mon être du jour aulendemain. Non! je t'assure qu'en chantant cette prière de Zénobie et ceduo avec Tiridate, où la passion et la vigueur de Caffariello m'emportaientcomme un tourbillon d'orage, je ne songeais ni au public, ni à mes rivales,ni à moi-même. J'étais Zénobie; je pensais aux dieux immortels de l'olympeavec une ardeur toute chrétienne, et je brûlais d'amour pour ce bonCaffariello, qu'après la ritournelle je ne puis pas regarder sans rire:Tout cela est étrange, et je commence à croire que, l'art dramatique étantun mensonge perpétuel, Dieu nous punit en nous frappant de la folie d'ycroire nous-mêmes et de prendre au sérieux ce que nous faisons pourproduire l'illusion chez les autres. Non! il n'est pas permis à l'hommed'abuser de toutes les passions et de toutes les émotions de la vie réellepour s'en faire un jeu. Il veut que nous gardions notre âme saine etpuissante pour des affections vraies, pour des actions utiles, et quandnous faussons ses vues, il nous châtie et nous rend insensés.--Dieu! Dieu! la volonté de Dieu! voilà où gît le mystère, Consuelo!Qui peut pénétrer les desseins de Dieu envers nous? Nous donnerait-il,dès le berceau, ces instincts, ces besoins d'un certain art, que nous nepouvons jamais étouffer, s'il proscrivait l'usage que nous sommes appelésà en faire? Pourquoi, dès mon enfance, n'aimais-je pas les jeux de mespetits camarades? pourquoi, dès que j'ai été livré à moi-même, ai-jetravaillé à la musique avec un acharnement dont rien ne pouvait medistraire, et une assiduité qui eût tué tout autre enfant de mon âge?Le repos me fatiguait, le travail me donnait la vie. Il en était ainsi detoi, Consuelo. Tu me l'as dit cent fois, et quand l'un de nous racontait savie à l'autre, celui-ci croyait entendre la sienne propre. Va, la main deDieu est dans tout, et toute puissance, toute inclination est son ouvrage,quand même nous n'en comprenons pas le but. Tu es née artiste, donc il fautque tu le sois, et quiconque t'empêchera de l'être te donnera la mort ouune vie pire que la tombe.--Ah! Beppo, s'écria Consuelo consternée et presque égarée, si tu étaisvéritablement mon ami, je sais bien ce que tu ferais.--Eh! quoi donc, chère Consuelo? Ma vie ne t'appartient-elle pas?--Tu me tuerais demain au moment où l'on baissera la toile, après quej'aurai été vraiment artiste, vraiment inspirée, pour la première et ladernière fois de ma vie.--Ah! dit Joseph avec une gaîté triste, j'aimerais mieux tuer ton comteAlbert ou moi-même.»En ce moment, Consuelo leva les yeux vers la coulisse qui s'ouvritvis-à-vis d'elle, et la mesura des yeux avec une préoccupationmélancolique. L'intérieur d'un grand théâtre, vu au jour, est quelque chosede si différent de ce qu'il nous apparaît de la salle, aux lumières, qu'ilest impossible de s'en faire une idée quand on ne l'a pas contemplé ainsi.Rien de plus triste, de plus sombre et de plus effrayant que cette salleplongée dans l'obscurité, dans la solitude, dans le silence. Si quelquefigure humaine venait à se montrer distinctement dans ces loges ferméescomme des tombeaux, elle semblerait un spectre, et ferait reculer d'effroile plus intrépide comédien. La lumière rare et terne qui tombe de plusieurslucarnes situées dans les combles sur le fond de la scène, rampe enbiais sur des échafaudages, sur des haillons grisâtres, sur des planchespoudreuses. Sur la scène, l'oeil, privé du prestige de la perspective,s'étonne de cette étroite enceinte où tant de personnes et de passionsdoivent agir, en simulant des mouvements majestueux, des masses imposantes,des élans indomptables, qui sembleront tels aux spectateurs, et qui sontétudiés, mesurés à une ligne près, pour ne point s'embarrasser et seconfondre, ou se briser contre les décors. Mais si la scène se montrepetite et mesquine, en revanche, la hauteur du vaisseau destiné àloger tant de décorations et à faire mouvoir tant de machines paraîtimmense, dégagé de toutes ces toiles festonnées en nuages, en cornichesd'architecture ou en rameaux verdoyants qui la coupent dans une certaineproportion pour l'oeil du spectateur. Dans sa disproportion réelle, cetteélévation a quelque chose d'austère, et, si en regardant la scène, on secroit dans un cachot, en regardant les combles, on se croirait dans uneéglise gothique, mais dans une église ruinée ou inachevée; car tout ce quiest là est blafard, informe, fantasque, incohérent. Des échelles suspenduessans symétrie pour les besoins du machiniste, coupées comme au hasardet lancées sans motif apparent vers d'autres échelles qu'on ne distinguepoint dans la confusion de ces détails incolores; des amas, de planchesbizarrement tailladées, décors vus à l'envers et dont le dessin n'offreaucun sens à l'esprit; des cordes entremêlées comme des hiéroglyphes; desdébris sans nom, des poulies et des rouages qui semblent préparés pour dessupplices inconnus, tout cela ressemble à ces rêves que nous faisons àl'approche du réveil, et où nous voyons, des choses incompréhensibles,en faisant de vains efforts pour savoir où nous sommes. Tout est vague,tout flotte, tout semble prêt à se disloquer. On voit un homme quitravaille tranquillement sur ces solives, et qui semble porté par destoiles d'araignée; il peut vous paraître un marin grimpant aux cordagesd'un vaisseau, aussi bien qu'un rat gigantesque sciant et rongeant lescharpentes vermoulues. On entend des paroles qui viennent on ne sait d'où.Elles se prononcent à quatre-vingts pieds au-dessus de vous, et lasonorité bizarre des échos accroupis dans tous les coins du dômefantastique vous les apporte à l'oreille, distinctes ou confuses, selonque vous faites un pas en avant ou de côté, qui change l'effet acoustique.Un bruit épouvantable ébranle les échafauds et se répète en sifflementsprolongés. Est-ce donc la voûte qui s'écroule? Est-ce un de ces frêlesbalcons qui craque et tombe, entraînant de pauvres ouvriers sous sesruines? Non, c'est un pompier qui éternue, ou c'est un chat qui s'élanceà la poursuite de son gibier, à travers les précipices de ce labyrinthesuspendu. Avant que vous soyez habitué à tous ces objets et à tous cesbruits, vous avez peur; vous ne savez de quoi il s'agit, et contre quellesapparitions inouïes il faut vous armer de sang-froid. Vous ne comprenezrien, et ce que l'on ne distingue pas par la vue ou par la pensée, ce quiest incertain et inconnu alarme toujours la logique de la sensation. Toutce qu'on peut se figurer de plus raisonnable, quand on pénètre pour lapremière fois dans un pareil chaos, c'est qu'on va assister à quelquesabbat insensé dans le laboratoire d'une mystérieuse alchimie[1].[Note 1: Et cependant, comme tout a sa beauté pour l'oeil qui sait voir,ces limbes théâtrales ont une beauté bien plus émouvante pour l'imaginationque tous les prétendus prestiges de la scène éclairée et ordonnée à l'heuredu spectacle. Je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté,et comment il me serait possible de la décrire, si je voulais en fairepasser le secret dans l'âme d'un autre. Quoi! sans couleurs, sans formes,sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on,revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l'esprit? Un peintre seul pourrame répondre: Oui, je le comprends. Il se rappellera le _Philosophe enméditation_ de Rembrandt: cette grande chambre perdue dans l'ombre,ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment; ces lueurs vaguesqui s'allument et s'éteignent, on ne sait pourquoi, sur les divers plansdu tableau; toute cette scène indécise et nette en même temps, cettecouleur puissante répandue sur un sujet qui, en somme, n'est peint qu'avecdu brun clair et du brun sombre; cette magie du clair-obscur, ce jeu dela lumière ménagée sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise,sur une cruche, sur un vase de cuivre; et voilà que ces objets, qui neméritent pas d'être regardés, et encore moins d'être peints, deviennent siintéressants, si beaux à leur manière, que vous ne pouvez pas en détachervos yeux. Ils ont reçu la vie, ils existent et sont dignes d'exister,parce que l'artiste les a touchés de sa baguette, parce qu'il y a fixé uneparcelle du soleil, parce que entre eux et lui il a su étendre un voiletransparent, mystérieux, l'air que nous voyons, que nous respirons, etdans lequel nous croyons entrer en nous enfonçant par l'imagination dansla profondeur de sa toile. Eh bien, si nous retrouvons dans la réalité unde ses tableaux, fût-il composé d'objets plus méprisables encore, d'alsbrisés, de haillons flétris, de murailles enfumées; si une pâle lumière yjette son prestige avec précaution, si le clair-obscur y déploie cet artessentiel qui est dans l'effet, dans la rencontre, dans l'harmonie detoutes les choses existantes sans que l'homme ait besoin de l'y mettre,l'homme sait l'y trouver, et il le goûte, il l'admire, il en jouit commed'une conquête qu'il vient de faire.Il est à peu près impossible d'expliquer avec des paroles ces mystèresque le coup de pinceau d'un grand maître, traduit intelligiblement à tousles yeux. En voyant les intérieurs de Rembrandt, de Teniers, de GérardDow, l'oeil le plus vulgaire se rappellera la réalité qui pourtant nel'avait jamais frappé poétiquement. Pour voir poétiquement cette réalité eten faire, par la pensée, un tableau de Rembrandt, il ne faut qu'être douédu sens pittoresque commun a beaucoup d'organisations. Mais pour décrireet faire passer ce tableau, par le discours, dans l'esprit d'autrui, ilfaudrait une puissance si ingénieuse, qu'en l'essayant, je déclare que jecède à une fantaisie sans aucun espoir de réussite. Le génie doué decette puissance, et qui l'exprime en vers (chose bien plus prodigieuse àtenter!) n'a pas toujours réussi. Et cependant je doute que dans notresiècle aucun artiste littéraire puisse approcher des résultats qu'il aobtenus en ce genre. Relisez une pièce de vers qui s'appelle les _Puits del'Inde_; ce sera un chef-d'oeuvre, ou une orgie d'imagination, selon quevous aurez on non des facultés sympathiques à celles du poète. Quant à moi,j'avoue que j'en ai été horriblement choqué à la lecture. Je ne pouvaisapprouver ce désordre et cette débauche de description. Puis, quandj'eus fermé le livre, je ne pouvais plus voir autre chose dans mon cerveauque ces puits, ces souterrains, ces escaliers, ces gouffres par où lepoète m'avait fait passer. Je les voyais en rêve, je les voyais toutéveillé. Je n'en pouvais plus sortir, j'y étais enterré vivant. J'étaissubjugué, et je ne voulus pas relire ce morceau, de crainte de trouverqu'un si grand peintre, comme un si grand poète, n'était pas un écrivainsans défaut. Cependant je retins par coeur pendant longtemps les huitderniers vers, qui, dans tous les temps et pour tous les goûts, seront untrait profond, sublime, et sans reproche, qu'on l'entende avec le coeur,avec l'oreille ou l'esprit.]Consuelo laissait donc errer ses yeux distraits sur cet édifice singulier,et la poésie de ce désordre se révélait à elle pour la première fois.A chaque extrémité du couloir formé par les deux toiles de fond s'ouvraitune coulisse noire et profonde où quelques figures passaient de temps entemps comme des ombres. Tout à coup elle vit une de ces figures s'arrêtercomme pour l'attendre, et elle crut voir un geste qui l'appelait.« Est-ce le Porpora? demanda-t-elle à Joseph.--Non; dit-il, mais c'est sans doute quelqu'un qui vient d'avertir qu'on varépéter le troisième acte. »Consuelo doubla le pas, en se dirigeant vers ce personnage, dont ellene pouvait distinguer les traits, parce qu'il avait reculé jusqu'à lamuraille. Mais lorsqu'elle fut à trois pas de lui, et au moment del'interroger, il glissa rapidement derrière les coulisses suivantes, etgagna le fond de la scène en passant derrière toutes les toiles.«Voilà quelqu'un qui avait l'air de nous épier, dit Joseph.--Et qui a l'air de se sauver, ajouta Consuelo, frappée de l'empressementavec lequel il s'était dérobé à ses regards. Je ne sais pourquoi il m'afait peur.»Elle rentra sur la scène et répéta son dernier acte, vers la fin duquelelle ressentit encore les mouvements d'enthousiasme qui l'avaienttransportée. Quand elle voulut remettre son mantelet pour se retirer, ellele chercha, éblouie par une clarté subite: on venait d'ouvrir une lucarneau-dessus de sa tête, et le rayon du soleil couchant tombait obliquementdevant elle. Le contraste de cette brusque lumière avec l'obscurité desobjets environnants égara un instant sa vue; et elle fit deux ou trois pasau hasard, lorsque tout à coup elle se trouva auprès du même personnageen manteau noir, qui l'avait inquiétée dans la coulisse. Elle le voyaitconfusément, et cependant il lui sembla le reconnaître. Elle fit un cri, ets'élança vers lui; mais il avait déjà disparu, et ce fut en vain qu'ellele chercha des yeux.«Qu'as-tu? lui dit Joseph en lui présentant son mantelet; t'es-tu heurtéecontre quelque décor? t'es-tu blessée?--Non, dit-elle, mais j'ai vu le comte Albert.--Le comte Albert ici? en es-tu sûre? est-ce possible!--C'est possible, c'est certain,» dit Consuelo en l'entraînant.Et elle se mit à parcourir les coulisses, en courant et en pénétrant danstous les coins. Joseph l'aidait à cette recherche, persuadé cependantqu'elle s'était trompée, tandis que le Porpora l'appelait avec impatiencepour la ramener au logis. Consuelo ne trouva personne qui lui rappelât lemoindre trait d'Albert; et lorsque, forcée de sortir avec son maître, ellevit passer toutes les personnes qui avaient été sur la scène en même tempsqu'elle, elle remarqua plusieurs manteaux assez semblables à celui quil'avait frappée.«C'est égal, dit-elle tout bas à Joseph, qui lui en faisait l'observation,je l'ai vu; il était là!--C'est une hallucination que tu as eue, reprit Joseph. Si c'eût étévraiment le comte Albert, il t'aurait parlé; et tu dis que deux fois il afui à ton approche.--Je ne dis pas que ce soit lui réellement; mais je l'ai vu, et comme tule dis, Joseph, je crois maintenant que c'est une vision. Il faut qu'illui soit arrivé quelque malheur. Oh! j'ai envie de partir tout de suite,de m'enfuir en Bohême. Je suis sûre qu'il est en danger, qu'il m'appelle,qu'il m'attend.--Je vois qu'il t'a, entre autres mauvais offices, communiqué sa folie,ma pauvre Consuelo. L'exaltation que tu as eue en chantant t'a disposée àces rêveries. Reviens à toi, je t'en conjure, et sois certaine que si lecomte Albert est à Vienne, tu le verras bien vivant accourir chez toi avantla fin de la journée.»Cette espérance ranima Consuelo. Elle doubla le pas avec Beppo, laissantderrière elle le vieux Porpora, qui ne trouva pas mauvais cette foisqu'elle l'oubliât dans la chaleur de son entretien avec ce jeune homme.Mais Consuelo, ne pensait pas plus à Joseph qu'au maestro. Elle courut,elle arriva tout essoufflée, monta à son appartement, et n'y trouvapersonne. Joseph s'informa auprès des domestiques si quelqu'un l'avaitdemandée pendant son absence. Personne n'était venu, personne ne vint.Consuelo attendit en vain toute la journée. Le soir et assez avant dansla nuit, elle regarda par la fenêtre tous les passants attardés quitraversaient la rue. Il lui semblait toujours voir quelqu'un se dirigervers sa porte et s'arrêter. Mais ce quelqu'un passait outre, l'un enchantant, l'autre en faisant entendre une toux de vieillard, et ils seperdaient dans les ténèbres. Consuelo, convaincue qu'elle avait fait unrêve, alla se coucher, et le lendemain matin, cette impression se trouvantdissipée, elle avoua à Joseph qu'elle n'avait réellement distingué aucundes traits du personnage en question. L'ensemble de sa taille, la coupeet la pose de son manteau, un teint pâle, quelque chose de noir au basdu visage, qui pouvait être une barbe ou l'ombrage du chapeau fortementdessinée par la lumière bizarre du théâtre, ces vagues ressemblances,rapidement saisies par son imagination, lui avaient suffi pour se persuaderqu'elle voyait Albert.«Si un homme tel que tu me l'as si souvent dépeint s'était trouvé sur lethéâtre, lui dit Joseph, il y avait là assez de monde circulant de touscôtés pour que sa mise négligée, sa longue barbe et ses cheveux noirseussent attiré les remarques. Or, j'ai interrogé de tous côtés, et,jusqu'aux portiers du théâtre, qui ne laissent pénétrer personne dansl'intérieur sans le reconnaître ou voir son autorisation, et qui que cesoit n'avait vu un homme étranger au théâtre ce jour-là.--Allons, il est certain que je l'ai rêvé. J'étais émue, hors de moi. J'aipensé à Albert, son image a passé dans mon esprit. Quelqu'un s'est trouvélà devant mes yeux, et j'en ai fait Albert. Ma tête est donc devenue bienfaible? Il est certain que j'ai crié du fond du coeur, et qu'il s'est passéen moi quelque chose de bien extraordinaire et de bien absurde.--N'y pense plus, dit Joseph; ne te fatigue pas avec des chimères.Repasse ton rôle, et songe à ce soir.»XCVI.Dans la journée, Consuelo vit de ses fenêtres une troupe fort étrangedéfiler vers la place. C'étaient des hommes trapus, robustes et hâlés,avec de longues moustaches, les jambes nues chaussées de courroiesentre-croisées comme des cothurnes antiques, la tête couverte de bonnetspointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le coudécouvert, la main armée d'une longue carabine albanaise, et le toutrehaussé d'un grand manteau rouge.«Est-ce une mascarade? demanda Consuelo au chanoine, qui était venu luirendre visite; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.--Regardez bien ces hommes-là, lui répondit le chanoine; car nous ne lesreverrons pas de longtemps, s'il plaît à Dieu de maintenir le règne deMarie-Thérèse. Voyez comme le peuple les examine avec curiosité, quoiqueavec une sorte de dégoût et de frayeur! Vienne les a vus accourir dansses jours d'angoisse et de détresse, et alors elle les a accueillis plusjoyeusement qu'elle ne le fait aujourd'hui, honteuse et consternée qu'elleest de leur devoir son salut!--Sont-ce là ces brigands esclavons dont on m'a tant parlé en Bohême etqui y ont fait tant de mal? reprit Consuelo.--Oui, ce sont eux, répliqua le chanoine; ce sont les débris de ces hordesde serfs et de bandits croates que le fameux baron François de Trenck,cousin germain de votre ami le baron Frédéric de Trenck, avait affranchisou asservis avec une hardiesse et une habileté incroyables, pour en fairepresque des troupes régulières au service de Marie-Thérèse. Tenez, levoilà, ce héros effroyable, ce Trenck à la gueule brûlée, comme l'appellentnos soldats; ce partisan fameux, le plus rusé, le plus intrépide, le plusnécessaire des tristes et belliqueuses années qui viennent de s'écouler:le plus grand hâbleur et le plus grand pillard de son siècle, à coup sûr;mais aussi l'homme le plus brave, le plus robuste, le plus actif, le plusfabuleusement téméraire des temps modernes. C'est lui; c'est Trenck lepandoure, avec ses loups affamés, meute sanguinaire dont il est le sauvagepasteur.»François de Trenck était plus grand encore que son cousin de Prusse.Il avait près de six pieds. Son manteau écarlate, attaché à son cou parune agrafe de rubis, s'entr'ouvrait sur sa poitrine pour laisser voir toutun musée d'artillerie turque, chamarrée de pierreries, dont sa ceintureétait l'arsenal. Pistolets, sabres recourbés et coutelas, rien ne manquaitpour lui donner l'apparence du plus expéditif et du plus déterminé tueurd'hommes. En guise d'aigrette, il portait à son bonnet le simulacre d'unepetite faux à quatre lames tranchantes, retombant sur son front. Son aspectétait horrible. L'explosion d'un baril de poudre[1] en le défigurant, avaitachevé de lui donner l'air diabolique. «On ne pouvait le regarder sansfrémir,» disent tous les mémoires du temps.[Note 1: ...tant descendu dans une cave au pillage d'une ville de la Bohèmeet dans l'espérance de découvrir le premier des tonnes d'or dont on luiavait signalé l'existence, il avait approché précipitamment une lumièred'un de ces tonneaux précieux; mais c'était de la poudre qu'il contenait.L'explosion avait fait crouler sur lui une partie de la voûte, et onl'avait retiré des décombres, mourant, le corps sillonné d'énormesbrûlures, le visage couvert de plaies profondes et indélébiles.]«C'est donc là ce monstre, cet ennemi de l'humanité! dit Consuelo endétournant les yeux avec horreur. La Bohême se rappellera longtemps sonpassage; les villes brûlées, saccagées, les vieillards et les enfants misen pièces, les femmes outragées, les campagnes épuisées de contributions,les moissons dévastées, les troupeaux détruits quand on ne pouvait lesenlever, partout la ruine, la désolation, le meurtre et l'incendie. PauvreBohême! rendez-vous éternel de toutes les luttes, théâtre de toutes lestragédies!--Oui, pauvre Bohême! victime de toutes les fureurs, arène de tous lescombats, reprit le chanoine; François de Trenck y a renouvelé les farouchesexcès du temps de Jean Ziska. Comme lui invaincu, il n'a jamais faitquartier; et la terreur de son nom était si grande, que ses avant-gardesont enlevé des villes d'assaut, lorsqu'il était encore à quatre milles dedistance, aux prises avec d'autres ennemis. C'est de lui qu'on peut dire,comme d'Attila, que l'herbe ne repousse jamais là ou son cheval a passé.C'est lui que les vaincus maudiront jusqu'à la quatrième génération.»François de Trenck se perdit dans l'éloignement; mais pendant longtempsConsuelo et le chanoine virent défiler ses magnifiques chevaux richementcaparaçonnés, que ses gigantesques hussards croates conduisaient en main.«Ce que vous voyez n'est qu'un faible échantillon de ses richesses, ditle chanoine. Des mulets et des chariots chargés d'armes, de tableaux, depierreries, de lingots d'or et d'argent, couvrent incessamment les routesqui conduisent à ses terres d'Esclavonie. C'est là qu'il enfouit destrésors qui pourraient fournir la rançon de trois rois. Il mange dansla vaisselle d'or qu'il a enlevée au roi de Prusse à Sorow, alors qu'ila failli enlever le roi de Prusse lui-même. Les uns disent qu'il l'amanqué d'un quart d'heure; les autres prétendent qu'il l'a tenu prisonnierdans ses mains et qu'il lui a chèrement vendu sa liberté. Patience!Trenck le pandoure ne jouira peut-être pas longtemps de tant de gloireet de richesses. On dit qu'un procès criminel le menace, que les plusépouvantables accusations pèsent sur sa tête, que l'impératrice en agrand peur; enfin que ceux de ses Croates qui n'ont pas pris, selon leurcoutume, leur congé sous leur bonnet, vont être incorporés dans les troupesrégulières et tenus en bride à la manière prussienne. Quant à lui... j'aimauvaise idée des compliments et des récompenses qui l'attendent à la cour!--Ils ont sauvé la couronne d'Autriche, à ce qu'on dit!--Cela est certain. Depuis les frontières de la Turquie jusqu'à cellesde la France, ils ont semé l'épouvante et emporté les places les mieuxdéfendues, les batailles les plus désespérées. Toujours les premiers àl'attaque d'un front d'armée, à la tête d'un pont, à la brèche d'un fort;ils ont forcé nos plus grands généraux à l'admiration, et nos ennemis à lafuite. Les Français ont partout reculé devant eux, et le grand Frédérica pâli, dit-on, comme un simple mortel, à leur cri de guerre. Il n'estpoint de fleuve rapide, de forêt inextricable, de marais vaseux, de rocheescarpée, de grêle de balles et de torrents de flammes qu'ils n'aientfranchis, à toutes les heures de la nuit, et dans les plus rigoureusessaisons. Oui; certes, ils ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse plus quela vieille tactique militaire de tous nos généraux et toutes les ruses denos diplomates.--En ce cas, leurs crimes seront impunis et leurs vols sanctifiés!--Peut-être qu'ils seront trop punis, au contraire.--On ne se défait pas de gens qui ont rendu de pareils services!--Pardon, dit le chanoine malignement: quand on n'a plus besoin d'eux...--Mais ne leur a-t-on pas permis tous les excès qu'ils ont commis sur lesterres de l'Empire et sur celles des alliés?--Sans doute; on leur a tout permis, puisqu'ils étaient nécessaires!--Et maintenant?--Et maintenant qu'ils ne le sont plus, on leur reproche tout ce qu'on leuravait permis.--Et la grande âme de Marie-Thérèse?--Ils ont profané des églises!--J'entends. Trenck est perdu, monsieur le chanoine.--Chut! cela se dit tout bas, reprit-il.--As-tu vu les pandoures? s'écria Joseph en entrant tout essoufflé.--Avec peu de plaisir, répondit Consuelo.--Eh bien, ne les as-tu pas reconnus?--C'est la première fois que je les vois.--Non pas, Consuelo, ce n'est pas la première fois que ces figures-làfrappent tes regards. Mous en avons rencontré dans le Boehmer-Wald.--Grâce à Dieu, aucun à ma souvenance.--Tu as donc oublié un chalet où nous avons passé la nuit sur la fougère,et où nous nous sommes aperçus tout d'un coup que dix ou douze hommesdormaient là autour de nous?».Consuelo se rappela l'aventure du chalet et la rencontre de ces farouchespersonnages qu'elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers.D'autres émotions, qu'elle n'avait ni partagées ni devinées, gravaientdans la mémoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.«Eh bien, lui dit-il, ces prétendus contrebandiers qui ne s'aperçurent pasde notre présence à côté d'eux et qui sortirent du chalet avant le jour,portant des sacs et de lourds paquets, c'étaient des pandoures: c'étaientles armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voirpasser, et la Providence nous avait soustraits, à notre insu, à la plusfuneste rencontre que nous pussions faire en voyage.--Sans aucun doute, dit le chanoine, à qui tous les détails de ce voyageavaient été souvent racontés par Joseph; ces honnêtes gens s'étaientlicenciés de leur propre gré, comme c'est leur coutume quand ils ont lespoches pleines, et ils gagnaient la frontière pour revenir dans leur payspar un long circuit, plutôt que de passer avec leur butin sur les terresde l'Empire, où ils craignent toujours d'avoir à rendre des comptes. Maissoyez sûrs qu'ils n'y seront pas arrivés sans encombre. Ils se volent ets'assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c'est le plusfort qui regagne ses forêts et ses cavernes, chargé de la part de sescompagnons.L'heure de la représentation vint distraire Consuelo du sombre souvenir despandoures de Trenck, et elle se rendit au théâtre. Elle n'y avait point deloge pour s'habiller; jusque-là madame Tesi lui avait prêté la sienne.Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucée de ses succès, et déjà sonennemie jurée, avait emporté la clef, et la prima donna de la soirée setrouva fort embarrassée de savoir où se réfugier. Ces petites perfidiessont usitées au théâtre. Elles irritent et inquiètent la rivale dont onveut paralyser les moyens. Elle perd du temps à demander une loge, ellecraint de n'en point trouver. L'heure s'avance; ses camarades lui disenten passant: «Eh quoi! pas encore habillée? on va commencer.» Enfin, aprèsbien des demandes et bien des pas, à force de colère et de menaces, elleréussit à se faire ouvrir une loge où elle ne trouve rien de ce qui lui estnécessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnées, le costume n'estpas prêt ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre quela victime dévouée à ce petit supplice. La cloche sonne, l'avertisseur(le _buttafuori_) crie de sa voix glapissante dans les corridors: _Signoree signori, si va cominciar!_ mots terribles que la débutante n'entend passans un froid mortel; elle n'est pas prête; elle se hâte, elle brise seslacets, elle déchire ses manches; elle met son manteau de travers, et sondiadème va tomber au premier pas qu'elle fera sur la scène. Palpitante,indignée, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraître avec unsourire céleste sur le visage; il faut déployer une voix pure, fraîcheet sûre d'elle-même, lorsque la gorge est serrée et le coeur prêt à sebriser... Oh! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scène aumoment du triomphe ont, en dessous, des milliers d'épines.Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en luiprenant la main:«Viens dans ma loge; la Tesi s'est flattée de te jouer le même tour qu'elleme jouait dans les commencements. Mais je viendrai à ton secours, ne fût-ceque pour la faire enrager! c'est à charge de revanche, au moins! Au traindont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi,partout où j'aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doutealors la manière dont je me conduis ici avec toi: tu ne te rappellerasque le mal que je t'ai fait.--Le mal que vous m'avez fait, Corilla? dit Consuelo en entrant dans laloge de sa rivale et en commençant sa toilette derrière un paravent, tandisque les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deuxcantatrices, qui pouvaient s'entretenir en vénitien sans être entendues.Vraiment je ne sais quel mal vous m'avez, fait; je ne m'en souviens plus.--La preuve que tu me gardes rancune, c'est que tu me dis _vous_, comme situ étais une duchesse et comme si tu me méprisais.--Eh bien, je ne me souviens pas que tu m'aies fait du mal, reprit Consuelosurmontant la répugnance qu'elle éprouvait à traiter familièrement unefemme à qui elle ressemblait si peu.--Est-ce vrai ce que tu dis là? repartit l'autre. As-tu oublié à ce pointle pauvre Zoto?--J'étais libre et maîtresse de l'oublier, je l'ai fait,» reprit Consueloen attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette libertéd'esprit que donne l'entrain du métier à certains moments: et elle fitune brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de même, puis elles'interrompit pour dire à sa soubrette:«Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-voushabiller une poupée de Nuremberg? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte,elles ne savent pas ce que c'est que des épaules. Elles nous rendraientcarrées comme leurs douairières, si on se laissait faire. Porporina, ne telaisse pas empaqueter jusqu'aux oreilles comme la dernière fois: c'étaitabsurde.--Ah! pour cela, ma chère, c'est la consigne impériale. Ces dames lesavent, et je ne tiens pas à me révolter pour si peu de chose.--Peu de chose! nos épaules, peu de chose.--Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l'univers;mais moi...--Hypocrite! dit Corilla en soupirant; tu as dix ans de moins que moi, etmes épaules ne se soutiendront bientôt plus que par leur réputation.--C'est toi qui es hypocrite,» reprit Consuelo, horriblement ennuyée dece genre de conversation; et pour l'interrompre, elle se mit, tout en secoiffant, à faire des gammes et des traits.«Tais-toi, lui dit tout à coup Corilla, qui l'écoutait malgré elle; tum'enfonces mille poignards dans le gosier... Ah! je te céderais de boncoeur tous mes amants, je serais bien sûre d'en trouver d'autres; mais tavoix et ta méthode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, carj'ai envie de t'étrangler.»Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu'à demi, et que cesflatteries railleuses cachaient une souffrance réelle, se le tint pour dit;mais au bout d'un instant, celle-ci reprit:«Comment fais-tu ce trait-là?--Veux-tu le faire? je te le cède, répondit Consuelo en riant, avec sabonhomie admirable. Tiens, je vais te l'apprendre. Mets le dès ce soir dansquelque endroit de ton rôle. Moi, j'en trouverai un autre.--C'en sera un autre encore plus fort. Je n'y gagnerai rien.--Eh bien, je ne le ferai cas du tout. Aussi bien le Porpora ne se souciepas de ces choses-là, et ce sera un reproche de moins qu'il me fera cesoir. Tiens, voilà mon trait.»Et tirant de sa poche une ligne de musique écrite sur un petit bout depapier plié, elle le passa par-dessus le paravent à Corilla, qui se mit àl'étudier aussitôt. Consuelo l'aida, le lui chanta plusieurs fois et finitpar le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.Mais avant que Consuelo eût passé sa robe, la Corilla écarta impétueusementle paravent et vint l'embrasser pour la remercier du sacrifice de sontrait. Ce n'était pas un mouvement de reconnaissance bien sincère qui lapoussait à cette démonstration. Il s'y mêlait un perfide désir de voir lataille de sa rivale en corset, afin de pouvoir trahir le secret de quelqueimperfection. Mais Consuelo n'avait pas de corset. Sa ceinture, déliéecomme un roseau, et ses formes chastes et nobles, n'empruntaient pas lessecours de l'art. Elle pénétra l'intention de Corilla et sourit.«Tu peux examiner ma personne et pénétrer mon coeur, pensa-t-elle, tu n'ytrouveras rien de faux.--Zingarella, lui dit la Corilla en reprenant malgré elle son air hostileet sa voix âpre, tu n'aimes donc plus du tout Anzoleto?--Plus du tout, répondit Consuelo en riant.--Et lui, il t'a beaucoup aimée?--Pas du tout, reprit Consuelo avec la même assurance et le mêmedétachement bien senti et bien sincère.--C'est bien ce qu'il me disait!» s'écria la Corilla en attachant surelle ses yeux bleus, clairs et ardents, espérant surprendre un regret etréveiller une blessure dans le passé de sa rivale.Consuelo ne se piquait pas de finesse, mais elle avait celle des âmesfranches, si forte quand elle lutte contre des desseins astucieux. Ellesentit le coup et y résista tranquillement. Elle n'aimait plus Anzoleto,elle ne connaissait pas la souffrance de l'amour-propre: elle laissa doncce triomphe à la vanité de Corilla.«Il te disait la vérité, reprit-elle; il ne m'aimait pas.--Mais toi, tu ne l'as donc jamais aimé?» dit l'autre, plus étonnée quesatisfaite de cette concession.Consuelo sentit qu'elle ne devait pas être franche à demi. Corilla voulaitl'emporter, il fallait la satisfaire.«Moi, répondit-elle, je l'ai beaucoup aimé.--Et tu l'avoues ainsi? tu n'as donc pas de fierté, pauvre fille?--J'en ai eu assez pour me guérir.--C'est-à-dire que tu as eu assez de philosophie pour te consoler avec unautre. Dis-moi avec qui, Porporina. Ce ne peut être avec ce petit Haydn,qui n'a ni sou ni maille!--Ce ne serait pas une raison. Mais je ne me suis consolée avec personnede la manière dont tu l'entends.--Ah! je sais! j'oubliais que tu as la prétention... Ne dis donc pas deces choses-là ici, ma chère; tu te feras tourner en ridicule.--Aussi je ne les dirai pas sans qu'on m'interroge, et je ne me laisseraipas interroger par tout le monde. C'est une liberté que je t'ai laisséprendre, Corilla; c'est à toi de n'en pas abuser, si tu n'es pas monennemie.--Vous êtes une masque! s'écria la Corilla. Vous avez de l'esprit, quoiquevous fassiez l'ingénue. Vous en avez tant que je suis sur le point de vouscroire aussi pure que je l'étais à douze ans. Pourtant cela est impossible.Ah! que tu es habile, Zingarella! Tu feras croire aux hommes tout ce quetu voudras.--Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas des'intéresser assez à mes affaires pour m'interroger.--Ce sera le plus sage: ils abusent toujours de nos confessions, et neles ont pas plus tôt arrachées, qu'ils nous humilient de leurs reproches.Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirerde passions: comme cela, tu n'auras pas d'embarras, pas d'orages; tu agiraslibrement sans tromper personne. A visage découvert, on trouve plusd'amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus decourage que je n'en ai; il faut que personne ne te plaise et que tu nete soucies d'être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereusesdouceurs de l'amour qu'à force de précautions et de mensonges. Je t'admire,Zingarella! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune,triompher de l'amour; car la chose la plus funeste à notre repos, à notrevoix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c'est bienl'amour, n'est-ce pas? Oh! oui, je le sais par expérience. Si j'avais pum'en tenir toujours à la froide galanterie, je n'aurais pas tant souffert;je n'aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais,vois-tu, je m'humilie devant toi; je suis une pauvre créature, je suis néemalheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j'ai faitquelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque follepassion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune! J'aurais puépouser Zustiniani dans un temps; oui, je l'aurais pu; il m'adorait etje ne pouvais pas le souffrir; j'étais maîtresse de son sort. Ce misérableAnzoleto m'a plu... j'ai perdu ma position. Allons, tu me donneras desconseils, tu seras mon amie, n'est-ce pas? Tu me préserveras des faiblessesde coeur et des coups de tête. Et, pour commencer... il faut que je t'avoueque j'ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveurbaisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereuxqu'utile à la cour; un homme qui est riche à millions, mais qui pourraitbien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m'en détacheravant qu'il m'entraîne dans son précipice... Allons! le diable veut medémentir, car le voici qui vient; je l'entends, et je sens le feu de lajalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et nebouge pas: je ne veux pas qu'il te voie.»Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n'avait pas besoin del'avis pour désirer de n'être pas examinée par les amants de la Corilla.Une voix d'homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur,fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sansattendre la réponse.«Horrible métier! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire parles enivrements de la scène; l'intérieur de la coulisse est trop immonde.»Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareillecompagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l'avaitcomprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruptiondont elle n'avait pas encore eu l'idée.XCVII.En achevant sa toilette à la hâte, dans la crainte d'une surprise, elleentendit le dialogue suivant en italien:«Que venez-vous faire ici? Je vous ai défendu d'entrer dans ma loge.L'impératrice nous a interdit, sous les peines les plus sévères, d'yrecevoir d'autres hommes que nos camarades, et encore faut-il qu'il yait nécessité urgente pour les affaires du théâtre. Voyez à quoi vousm'exposez! Je ne conçois pas qu'on fasse si mal la police des loges.--Il n'y a pas de police pour les gens qui paient bien, ma toute belle.Il n'y a que les pleutres qui rencontrent la résistance ou la délation surleur chemin. Allons, recevez-moi un peu mieux, ou, par le corps du diable,je ne reviendrai plus.--C'est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Partez donc!Eh bien, vous ne partez pas?--Tu as l'air de le désirer de si bonne foi, que je reste pour te faireenrager.--Je vous avertis que je vais mander ici le régisseur, afin qu'il medébarrasse de vous.--Qu'il vienne s'il est las de vivre! j'y consens.--Mais êtes-vous insensé? Je vous dis que vous me compromettez, que vousme faites manquer au règlement récemment introduit par ordre de Sa Majesté,que vous, m'exposez à une forte amende, à un renvoi peut-être.--L'amende, je me charge de la payer à ton directeur en coups de canne.Quant à ton renvoi, je ne demande pas mieux; je t'emmène dans mes terres,où nous mènerons joyeuse vie.--Moi, suivre un brutal tel que vous? jamais! Allons, sortons ensembled'ici, puisque vous vous obstinez à ne pas m'y laisser seule.--Seule? seule, ma charmante? C'est ce dont je m'assurerai avant de vousquitter. Voilà un paravent qui tient bien de la place dans cette petitechambre. Il me semble que si je le repoussais contre la muraille d'un boncoup de pied, je vous rendrais service.--Arrêtez! Monsieur, arrêtez! c'est une dame qui s'habille là. Voulez-voustuer ou blesser une femme, brigand que vous êtes!--Une femme! Ah! c'est bien différent; mais je veux voir si elle n'a pasune épée au côté.»Le paravent commença à s'agiter. Consuelo, qui était habillée entièrement,jeta son manteau sur ses épaules, et tandis qu'on ouvrait la premièrefeuille du paravent, elle essaya de pousser la dernière, afin des'esquiver par la porte, qui n'en était qu'à deux pas. Mais la Corilla,qui vit son mouvement, l'arrêta en lui disant:«Reste là, Porporina; s'il ne t'y trouvait pas, il serait capable de croireque c'est un homme qui s'enfuit, et il me tuerait.»Consuelo, effrayée, prit le parti de se montrer; mais la Corilla quis'était cramponnée au paravent, entre elle et son amant, l'en empêchaencore. Peut-être espérait-elle qu'en excitant sa jalousie, elle allumeraiten lui assez de passion pour qu'il ne prît pas garde à la grâce touchantede sa rivale.« Si c'est une dame qui est-là, dit-il en riant, qu'elle me réponde.Madame, êtes-vous habillée? peut-on vous présenter ses hommages?--Monsieur, répondit Consuelo sur un signe de la Corilla, veuillez gardervos hommages pour une autre, et me dispenser de les recevoir. Je ne suispas visible.--C'est-à-dire que c'est le bon moment pour vous regarder, dit l'amant deCorilla en faisant mine de pousser le paravent.--Prenez garde à ce que vous allez faire, dit Corilla avec un rire forcé;si, au lieu d'une bergère en déshabillé, vous alliez trouver une duègnerespectable!--Diable!... Mais non!, sa voix est trop fraîche pour n'être pas âgée devingt ans tout au plus; et si elle n'était pas jolie, tu me l'aurais déjàmontrée.»Le paravent était très-élevé, et malgré sa grande taille, l'amant nepouvait regarder par-dessus, à moins de jeter à bas tous les chiffons deCorilla qui encombraient les chaises; d'ailleurs depuis qu'il ne pensaitplus à s'alarmer de la présence d'un homme, le jeu l'amusait.« Madame, cria-t-il, si vous êtes vieille et laide, ne dites rien, et jerespecte votre asile; mais parbleu, si vous êtes jeune et belle, ne vouslaissez pas calomnier par la Corilla, et dites un mot pour que je forcela consigne.»Consuelo ne répondit rien...«Ah! ma foi! s'écria le curieux après un moment d'attente, je n'en seraipas dupe! Si vous étiez vieille ou mal faite, vous ne vous rendriez pasjustice si tranquillement; c'est parce que vous êtes un ange que vous vousmoquez de mes doutes. Il faut, dans tous les cas, que je vous voie; car,ou vous êtes un prodige de beauté capable d'inspirer des craintes à labelle Corilla elle-même, ou vous êtes une personne assez spirituelle pouravouer votre laideur, et je serai bien aise de voir, pour la première foisde ma vie, une laide femme sans prétentions.»Il prit le bras de Corilla avec deux doigts seulement, et le fit pliercomme un brin de paille. Elle jeta un grand cri, prétendit qu'il l'avaitmeurtrie, blessée; il n'en tint compte, et, ouvrant la feuille du paravent,il montra aux regards de Consuelo l'horrible figure du baron Françoisde Trenck. Un habit de ville des plus riches et des plus galants avaitremplacé son sauvage costume de guerre; mais à sa taille gigantesqueet aux larges taches d'un noir rougeâtre qui sillonnaient son visagebasané, il était difficile de méconnaître un seul instant l'intrépide etimpitoyable chef des pandoures.Consuelo ne put retenir un cri d'effroi, et retomba sur sa chaise enpâlissant.« N'ayez pas peur de moi, Madame, dit le baron en mettant un genou enterre, et pardonnez-moi une témérité dont il m'est impossible, en vousregardant, de me repentir comme je le devrais. Mais laissez-moi croire quec'était par pitié pour moi (sachant bien que je ne pourrais vous voir sansvous adorer) que vous refusiez de vous montrer. Ne me donnez pas ce chagrinde penser que je vous fais peur; je suis assez laid, j'en conviens. Mais sila guerre a fait d'un assez joli garçon une espèce de monstre, soyez sûrequ'elle ne m'a pas rendu plus méchant pour cela.--Plus méchant? cela était sans doute impossible! répondit Consuelo en luitournant le dos.--Oui-da, répondit le baron, vous êtes une enfant bien sauvage, et votrenourrice vous aura fait des contes de vampire sur moi, comme les vieillesfemmes de ce pays-ci n'y manquent point. Mais les jeunes me rendent plus dejustice; elles savent que si je suis un peu rude dans mes façons avec lesennemis de la patrie, je suis très-facile à apprivoiser quand elles veulents'en donner la peine.»Et, se penchant vers le miroir où Consuelo feignait de se regarder, ilattacha sur elle ce regard à la fois voluptueux et féroce dont la Corillaavait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu'elle ne pouvait sedébarrasser de lui qu'en l'irritant.« Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n'est pas de la peur que vousm'inspirez, c'est du dégoût et de l'aversion. Vous aimez à tuer, et moi jene crains pas la mort; mais je hais les âmes sanguinaires, et je connaisla vôtre. J'arrive de Bohême, et j'y ai trouvé la trace de vos pas.»Le baron changea de visage, et dit en haussant les épaules et en setournant vers la Corilla:« Quelle diablesse est-ce là? La baronne de Lestock, qui m'a tiré un coupde pistolet à bout portant dans une rencontre, n'était pas plus enragéecontre moi! Aurais-je écrasé son amant par mégarde en galopant sur quelquebuisson? Allons, ma belle, calmez-vous; je voulais plaisanter avec vous.Si vous êtes d'humeur revêche, je vous salue; aussi bien je mérite celapour m'être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.--Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu devos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, ledirecteur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faireun esclandre...--Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le publicde la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Jet'attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre après la représentation.C'est entendu?»Il l'embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoirsi bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête; la belleCorilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le mêmedégoût que lui.« Comment pouvez-vous être jalouse d'un être aussi repoussant? luidit-elle.--Zingarella, tu ne t'y connais pas, répondit Corilla en souriant.Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueusesque nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par descicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s'il se mettaiten tête de te le faire trouver beau.--Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me répugne le plus. Son âmeest plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'untigre!--Et voilà ce qui m'a tourné la tête! répondit lestement la Corilla.Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, bellemerveille en vérité! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts,le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celuidont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabrefait voler la tête d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plusâpre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela;je l'aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L'autre étaitcapable de battre sa maîtresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh! jel'aime davantage!--Pauvre Corilla! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d'uneprofonde pitié.--Tu me plains de cet amour, et tu as raison; mais tu aurais encore plus deraison si tu me l'enviais. J'aime mieux que tu m'en plaignes, après tout,que de me le disputer.--Sois tranquille! dit Consuelo.--_Signora, si va cominciar!_ cria l'avertisseur à la porte.--_Commencez!_, cria une voix de stentor à l'étage supérieur, occupé parles salles des choristes.--_Commencez!_» répéta une autre voix lugubre et sourde au bas del'escalier qui donnait sur le fond du théâtre; et les dernières syllabes,passant comme un écho affaibli de coulisse en coulisse, aboutirent enmourant jusqu'au souffleur, qui le traduisit au chef d'orchestre enfrappant trois coups sur le plancher. Celui-ci frappa à son tour de sonarchet sur le pupitre, et, après cet instant de recueillement et depalpitation qui précède le début de l'ouverture, la symphonie prit sonélan et imposa silence dans les loges comme au parterre.Dès le premier acte de _Zénobie_, Consuelo produisit cet effet complet,irrésistible, que Haydn lui avait prédit la veille. Les plus grands talentsn'ont pas tous les jours un triomphe infaillible sur la scène; même ensupposant que leurs forces n'aient pas un instant de défaillance, tousles rôles, toutes les situations ne sont pas propres au développement deleurs facultés les plus brillantes. C'était la première fois que Consuelorencontrait ce rôle et ces situations où elle pouvait être elle-même etse manifester dans sa candeur, dans sa force, dans sa tendresse et danssa pureté, sans faire un travail d'art et d'attention pour s'identifierà un personnage inconnu. Elle put oublier ce travail terrible, s'abandonnerà l'émotion du moment, s'inspirer tout à coup de mouvements pathétiqueset profonds qu'elle n'avait pas eu le temps d'étudier et qui lui furentrévélés par le magnétisme d'un auditoire sympathique. Elle y trouvaun plaisir indicible; et, ainsi qu'elle l'avait éprouvé en moins à larépétition, ainsi qu'elle l'avait sincèrement exprimé à Joseph, ce ne futpas le triomphe que lui décerna le public qui l'enivra de joie, mais bienle bonheur de réussir à se manifester, la certitude victorieuse d'avoiratteint dans son art un moment d'idéal. Jusque-là elle s'était toujoursdemandé avec inquiétude si elle n'eût pas pu tirer meilleur parti de sesmoyens et de son rôle. Cette fois, elle sentit qu'elle avait révélé toutesa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s'applauditelle-même dans le secret de sa conscience.Après le premier acte, elle resta dans la coulisse pour écouterl'intermède, où Corilla était charmante, et pour l'encourager par deséloges sincères. Mais, après la second acte, elle sentit le besoin deprendre un instant de repos et remonta dans la loge. Le Porpora, occupéailleurs, ne l'y suivit pas, et Joseph, qui, par un secret effet de laprotection impériale, avait été subitement admis à faire une partie deviolon dans l'orchestre, resta à son poste comme on peut croire.Consuelo entra donc seule dans la loge de Corilla, dont cette dernièrevenait de lui remettre la clef, y prit un verre d'eau, et se jeta pour uninstant sur le sofa. Mais tout à coup le souvenir du pandoure Trenck luicausa une sorte de frayeur, et elle courut fermer la porte sur elle àdouble tour. Il n'y avait pourtant guère d'apparence qu'il vînt latourmenter. Il avait été se mettre dans la salle au lever du rideau,et Consuelo l'avait distingué à un balcon, parmi ses plus fanatiquesadmirateurs. Il était passionné pour la musique; né et élevé en Italie,il en parlait la langue aussi harmonieusement qu'un Italien véritable,chantait agréablement, et «s'il ne fût né avec d'autres ressources, il eûtpu faire fortune au théâtre,» à ce que prétendent ses biographes.Mais quelle terreur s'empara de Consuelo, lorsqu'en retournant au sofa,elle vit le fatal paravent s'agiter et s'entr'ouvrir pour faire apparaîtrele maudit pandoure.Elle s'élança vers la porte; mais Trenck y fut avant elle, et s'appuyantle dos contre la serrure:«Un peu de calme, ma charmante, lui dit-il avec un affreux sourire. Puisquevous partagez cette loge avec la Corilla, il faut bien vous accoutumer à yrencontrer l'amant de celle belle, et vous ne pouviez pas ignorer qu'ilavait une double clef dans sa poche. Vous êtes venue vous jeter dans lacaverne du lion... Oh! ne songez pas à crier! Personne ne viendrait. Onconnaît la présence d'esprit de Trenck, la force de son poignet, et le peude cas qu'il fait de la vie des sots. Si on le laisse pénétrer ici, endépit de la consigne impériale, c'est qu'apparemment il n'y a pas, parmitous vos baladins, un homme assez hardi pour le regarder en face. Voyons,qu'avez-vous à pâlir et à trembler? tes-vous donc si peu sûre de vousque vous ne puissiez écouter trois paroles sans perdre la tête? Ou biencroyez-vous que je sois homme à vous violenter et à vous faire outrage?Ce sont des contes de vieille femme qu'on vous a faits là, mon enfant.Trenck n'est pas si méchant qu'on le dit, et c'est pour vous en convaincrequ'il veut causer un instant avec vous.--Monsieur, je ne vous écouterai point que vous n'ayez ouvert cette porte,répondit Consuelo en s'armant de résolution. A ce prix, je consentirai àvous laisser parler. Mais si vous persistez à me renfermer avec vous ici,je croirai que cet homme si brave et si fort doute de lui-même, et craintd'affronter mes camarades les baladins.--Ah! vous avez raison, dit Trenck en ouvrant la porte toute grande; et,si vous ne craignez pas de vous enrhumer, j'aime mieux avoir de l'air qued'étouffer dans le musc dont la Corilla remplit cette petite chambre.Vous me rendez service.»En parlant ainsi, il revint s'emparer des deux mains de Consuelo, la forçade s'asseoir sur le sofa, et se mit à ses genoux sans quitter ses mainsqu'elle ne pouvait lui disputer sans entamer une lutte puérile, funestepeut-être à son honneur; car le baron semblait attendre et provoquer larésistance qui réveillait ses instincts violents et lui faisait perdretout scrupule et tout respect. Consuelo le comprit et se résigna à lahonte d'une transaction douteuse. Mais une larme qu'elle ne put retenirtomba lentement sur sa joue pâle et morne. Le baron la vit, et, au lieud'être attendri et désarmé, il laissa une joie ardente et cruelle jaillirde ses paupières sanglantes, éraillées et mises à vif par la brûlure.«Vous êtes bien injuste pour moi, lui dit-il avec une voix dont la douceurcaressante trahissait une satisfaction hypocrite. Vous me haïssez sansme connaître, et vous ne voulez pas écouter ma justification. Moi, je nepuis me résigner sottement à votre aversion. Il y a une heure, je ne m'ensouciais pas; mais depuis que j'ai entendu la divine Porporina, depuis queje l'adore, je sens qu'il faut vivre pour elle, ou mourir de sa main.--Epargnez-vous cette ridicule comédie... dit Consuelo indignée.--Comédie? interrompit le baron; tenez, dit-il en tirant de sa poche unpistolet chargé qu'il arma lui-même et qu'il lui présenta: vous allezgarder cette arme dans une de vos belles mains, et, si je vous offensemalgré moi en vous parlant, si je continue à vous être odieux, tuez-moisi bon vous semble. Quant à cette autre main, je suis résolu à la retenirtant que vous ne m'aurez pas permis de la baiser. Mais je ne veux devoircette faveur qu'à votre bonté, et vous me verrez la demander et l'attendrepatiemment sous le canon de cette arme meurtrière que vous pouvez tournervers moi quand mon obsession vous deviendra insupportable.»En effet, Trenck mit le pistolet dans la main droite de Consuelo, etlui retint de force la main gauche, en demeurant à ses genoux avec uneconfiance de fatuité incomparable. Consuelo se sentit bien forte dès cetinstant, et, plaçant le pistolet de manière à s'en servir au premierdanger, elle lui dit en souriant:«Vous pouvez parler, je vous écoute.»Comme elle disait cela, il lui sembla entendre des pas dans le corridoret voir l'ombre d'une personne qui se dessinait déjà devant la porte.Mais cette ombre s'effaça aussitôt, soit que la personne eût retournésur ses pas, soit que cette frayeur de Consuelo fût imaginaire. Dans lasituation où elle se trouvait, et n'ayant plus à craindre qu'un scandale,l'approche de toute personne indifférente ou secourable lui faisait plusde peur que d'envie; si elle gardait le silence, le baron, surpris à sesgenoux, avec la porte ouverte, ne pouvait manquer de paraître effrontémenten bonne fortune auprès d'elle; si elle appelait, si elle criait ausecours, le baron tuerait certainement le premier qui entrerait. Cinquantetraits de ce genre ornaient le mémorial de sa vie privée, et les victimesde ses passions n'en passaient pas pour moins faibles ou moins souillées.Dans cette affreuse alternative, Consuelo ne pouvait que désirer uneprompte explication, et espérer de son propre courage qu'elle mettraitTrenck à la raison sans qu'aucun témoin pût commenter et interpréter à songré celle scène bizarre.Il comprit une partie de sa pensée, et alla pousser la porte, mais sans lafermer entièrement.«Vraiment, Madame, lui dit-il en revenant vers elle, ce serait folie devous exposer à la méchanceté des passants, et il faut que cette querellese termine entre nous deux seulement. ...coutez-moi; je vois vos craintes,et je comprends les scrupules de votre amitié pour Corilla. Votre honneur,votre réputation de loyauté, me sont plus chers encore que les momentsprécieux où je vous contemple sans témoins. Je sais bien que cettepanthère, dont j'étais épris encore il y a une heure, vous accuserait detrahison si elle me surprenait à vos pieds. Elle n'aura pas ce plaisirles moments sont comptés. Elle en a encore pour dix minutes à divertirle public par ses minauderies. J'ai donc le temps de vous dire que si jel'ai aimée, je ne m'en souviens déjà pas plus que de la première pomme quej'ai cueillie; ainsi ne craignez pas de lui enlever un coeur qui ne luiappartient plus, et d'où rien ne pourra effacer désormais votre image.Vous seule, Madame, régnez sur moi et pouvez disposer de ma vie. Pourquoihésiteriez-vous? Vous avez, dit-on, un amant; je vous en débarrasseraiavec une chiquenaude. Vous êtes gardée à vue par un vieux tuteur sombre etjaloux; je vous enlèverai à sa barbe. Vous êtes traversée au théâtre parmille intrigues; le public vous adore, il est vrai; mais le public est uningrat qui vous abandonnera au premier enrouement que vous aurez. Je suisimmensément riche, et je puis faire de vous une princesse, presque unereine, dans une contrée sauvage, mais où je puis vous bâtir, en un clind'oeil, des palais et des théâtres plus beaux et plus vastes que ceux de lacour de Vienne. S'il vous faut un public, d'un coup de baguette j'en feraisortir de terre, un aussi dévoué, aussi soumis, aussi fidèle que celui deVienne l'est peu. Je ne suis pas beau, je le sais; mais les cicatrices quiornent mon visage sont plus respectables et plus glorieuses que le fardqui couvre les joues blêmes de vos histrions. Je suis dur à mes esclaveset implacable à mes ennemis; mais je suis doux pour mes bons serviteurs, etceux que j'aime nagent dans la joie, dans la gloire et dans l'opulence.Enfin, je suis parfois violent; on vous a dit vrai. On n'est pas brave etfort comme je le suis, sans aimer à faire usage de sa puissance, quandla vengeance et l'orgueil vous y convient. Mais une femme pure, timide,douce et charmante comme vous l'êtes, peut dompter ma force, enchaîner mavolonté, et me tenir sous ses pieds comme un enfant. Essayez seulement;fiez-vous à moi dans le mystère pendant quelque temps et, quand vous meconnaîtrez, vous verrez que vous pouvez me remettre le soin de votreavenir et me suivre en Esclavonie. Vous souriez! vous trouvez que ce nomressemble à celui d'esclavage. C'est moi, céleste Porporina, qui seraiton esclave. Regarde-moi et accoutume-toi à cette laideur que ton amourpourrait embellir. Dis un mot, et tu verras que les yeux rouges de Trenckl'Autrichien peuvent verser des larmes de tendresse et de joie, aussibien que les beaux yeux de Trenck le Prussien, ce cher cousin que j'aime,quoique nous ayons combattu dans des rangs ennemis, et qui ne t'a pas étéindifférent, à ce qu'on assure. Mais ce Trenck est un enfant; et celui quite parle, jeune encore (il n'a que trente-quatre ans, quoique son visagesillonné de la foudre en accuse le double), a passé l'âge des caprices,et t'assurera de longues années de bonheur. Parle, parle, dis oui, et tuverras que la passion peut me transfigurer et faire un Jupiter rayonnantde Trenck à la gueule brûlée. Tu ne me réponds pas, une touchante pudeurte fait hésiter encore? Eh bien! ne dis rien, laisse-moi baiser ta main,et je m'éloigne plein de confiance et de bonheur. Vois si je suis un brutalet un tigre tel qu'on m'a dépeint! Je ne te demande qu'une innocentefaveur, et je l'implore à genoux, moi qui, de mon souffle, pouvais teterrasser et connaître encore, malgré ta haine, un bonheur dont les dieuxeussent été jaloux!»Consuelo examinait avec surprise cet homme affreux qui séduisait tant defemmes. Elle étudiait cette fascination qui, en effet, eût été irrésistibleen dépit de la laideur, si c'eût été la figure d'un homme de bien, animéde la passion d'un homme de coeur; mais ce n'était que la laideur d'unvoluptueux effréné, et sa passion n'était que le don quichottisme d'uneprésomption impertinente.«Avez-vous tout dit, monsieur le baron?» lui demanda-t-elle avectranquillité.Mais, tout à coup elle rougit et pâlit en regardant une poignée de grosbrillants, de perles énormes et de rubis d'un grand prix que le despoteslave venait de jeter sur ses genoux. Elle se leva brusquement et fitrouler par terre toutes ces pierreries que la Corilla devait ramasser.«Trenck, lui dit-elle avec la force du mépris et de l'indignation, tu esle dernier des lâches avec toute ta bravoure. Tu n'as jamais combattu quedes agneaux et des biches, et tu les as égorgés sans pitié. Si un hommevéritable s'était retourné contre toi, tu te serais enfui comme un loupféroce et poltron que tu es. Tes glorieuses cicatrices, je sais que tu lesas reçues dans une cave, où tu cherchais l'or des vaincus au milieu descadavres. Tes palais et ton petit royaume, c'est le sang d'un noble peupleauquel le despotisme impose un compatriote tel que toi, qui les a payés;c'est le denier arraché à la veuve et à l'orphelin; c'est l'or de latrahison; c'est le pillage des églises où tu feins de te prosterner et deréciter le chapelet (car tu es cagot, pour compléter toutes tes grandesqualités). Ton cousin, Trenck le Prussien, que tu chéris si tendrement, tul'as trahi et tu as voulu le faire assassiner; ces femmes dont tu as faitla gloire et le bonheur, tu les avais violées après avoir égorgé leursépoux et leurs pères. Cette tendresse que tu viens d'improviser pour moi,c'est le caprice d'un libertin blasé. Cette soumission chevaleresque quit'a fait remettre ta vie dans mes mains, c'est la vanité d'un sot qui secroit irrésistible; et cette légère faveur que tu me demandes, ce seraitune souillure dont je ne pourrais me laver que par le suicide. Voilà mondernier mot, pandoure à la gueule brûlée! Ote-toi de devant mes yeux, fuis!car si tu ne laisses ma main, que depuis un quart d'heure tu glaces dans latienne, je vais purger la terre d'un scélérat en te faisant sauter la tête.--C'est là ton dernier mot, fille d'enfer? s'écria Trenck; eh bien, malheurà toi! le pistolet que je dédaigne de faire sauter de ta main tremblanten'est chargé que de poudre; une petite brûlure de plus ou de moins nefait pas grand'peur à celui qui est à l'épreuve du feu. Tire ce pistolet,fais du bruit, c'est tout ce que je désire! Je serai content d'avoir destémoins de ma victoire; car maintenant rien ne peut te soustraire à mesembrassements, et tu as allumé en moi, par ta folie, des feux que tu eussespu contenir avec un peu de prudence.»En parlant ainsi, Trenck saisit Consuelo dans ses bras, mais au mêmeinstant la porte s'ouvrit; un homme dont la figure était entièrementmasquée par un crêpe noir noué derrière la tête, étendit la main sur lepandoure, le fit plier et osciller comme un roseau battu par le vent,et le coucha rudement par terre. Ce fut l'affaire de quelques secondes.Trenck, étourdi d'abord, se releva, et, les yeux hagards, la boucheécumante, l'épée à la main, s'élança vers son ennemi qui gagnait laporte et semblait fuir. Consuelo s'élança aussi sur le seuil, croyantreconnaître, dans cet homme déguisé la tailla élevée et le bras robustedu comte Albert. Elle le vit reculer jusqu'au bout du corridor, où unescalier tournant fort rapide descendait vers la rue. Là, il s'arrêta,attendit Trenck, se baissa rapidement pendant que l'épée du baron allaitfrapper la muraille, et le prenant à bras le corps, le précipita par-dessusses épaules, la tête la première, dans l'escalier. Consuelo entendit roulerle géant, elle voulut courir vers son libérateur en l'appelant Albert;mais il avait disparu avant qu'elle eût eu la force de faire trois pas.Un affreux silence régnait sur l'escalier.«_Signora, cinque-minuti!_[1] lui dit d'un air paterne l'avertisseur endébusquant par l'escalier du théâtre qui aboutissait au même palier.Comment cette porte se trouve-t-elle ouverte? ajouta-t-il en regardantla porte de l'escalier où Trenck avait été précipité; vraiment VotreSeigneurie courait risque de s'enrhumer dans ce corridor!»[Note 1: On va commencer dans cinq minutes.]Il tira la porte, qu'il ferma à clef, suivant sa consigne, et Consuelo,plus morte que vive, rentra dans la loge, jeta par la fenêtre le pistoletqui était resté sous le sofa, repoussa du pied sous les meubles lespierreries de Trenck qui brillaient sur le tapis, et se rendit sur lethéâtre où elle trouva Corilla encore toute rouge et toute essoufflée dutriomphe qu'elle venait d'obtenir dans l'intermède.XCVIII.Malgré l'agitation convulsive qui s'était emparée de Consuelo, elle sesurpassa encore dans le troisième acte. Elle ne s'y attendait pas, elle n'ycomptait plus; elle entrait sur le théâtre avec la résolution désespéréed'échouer avec honneur, en se voyant tout à coup privée de sa voix et deses moyens au milieu d'une lutte courageuse. Elle n'avait pas peur: millesifflets n'eussent rien été au prix du danger et de la honte auxquelselle venait d'échapper par une sorte d'intervention miraculeuse. Un autremiracle suivit celui-là; le bon génie de Consuelo semblait veiller surelle: elle eut plus de voix qu'elle n'en avait jamais eu; elle chanta avecplus de _maestria_, et joua avec plus d'énergie et de passion qu'il ne luiétait encore arrivé. Tout son être était exalté à sa plus haute puissance;il lui semblait bien, à chaque instant, qu'elle allait se briser comme unecorde trop tendue; mais cette excitation fébrile la transportait dans unesphère fantastique: elle agissait comme dans un rêve, et s'étonnait d'ytrouver les forces de la réalité.Et puis une pensée de bonheur la ranimait à chaque crainte de défaillance.Albert, sans aucun doute, était là. Il était à Vienne depuis la veille aumoins. Il l'observait, il suivait tout ses mouvements, il veillait surelle; car à quel autre attribuer le secours imprévu qu'elle venait derecevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu'un hommefût doué pour terrasser François de Trenck, l'Hercule esclavon? Et si, parune de ces bizarreries dont son caractère n'offrait que trop d'exemples,il refusait de lui parler, s'il semblait vouloir se dérober à ses regards,il n'en était pas moins évident qu'il l'aimait toujours ardemment,puisqu'il la protégeait avec tant de sollicitude, et la préservait avectant d'énergie.«Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne metrahissent pas, je veux qu'il me voie belle dans mon rôle, et que, du coinde la salle d'où sans doute il m'observe en cet instant, il jouisse d'untriomphe que je ne dois ni à la cabale ni au charlatanisme.»Tout en se conservant à l'esprit de son rôle, elle le chercha des yeux,mais elle ne le put découvrir; et lorsqu'elle rentrait dans les coulisses,elle l'y cherchait encore, avec aussi peu de succès. Où pouvait-il être?où se cachait-il? avait-il tué le pandoure sur le coup, en le jetant au basde l'escalier? ...tait-il forcé de se dérober aux poursuites? allait-il venirlui demander asile auprès du Porpora? le retrouverait-elle, cette fois,en rentrant à l'ambassade? Ces perplexités disparaissaient dès qu'ellerentrait en scène: elle oubliait alors, comme par un effet magique, tousles détails de sa vie réelle, pour ne plus sentir qu'une vague attente,mêlée d'enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d'espoir. Et tout celaétait dans son rôle, et se manifestait en accents admirables de tendresseet de vérité.Elle fut rappelée après la fin; et l'impératrice lui jeta, la première, desa loge, un bouquet où était attaché un présent assez estimable. La cour etla ville suivirent l'exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie defleurs. Au milieu de ces palmes embaumées, Consuelo vit tomber à ses piedsune branche verte, sur laquelle ses yeux s'attachèrent involontairement.Dès que le rideau fut hissé pour la dernière fois, elle la ramassa.C'était une branche de cyprès. Alors toutes les couronnes du triomphedisparurent de sa pensée, pour ne lui laisser à contempler et à commenterque cet emblème funèbre, un signe de douleur et d'épouvante, l'expression,peut-être, d'un dernier adieu. Un froid mortel succéda à la fièvre del'émotion; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux.Ses jambes se dérobèrent, et on l'emporta défaillante dans la voiture del'ambassadeur de Venise, où le Porpora chercha en vain à lui arracher unmot. Ses lèvres étaient glacées; et sa main pétrifiée tenait, sous sonmanteau, cette branche de cyprès, qui semblait avoir été jetée sur elle parle vent de là mort.En descendant l'escalier du théâtre, elle n'avait pas vu des traces desang; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaientremarquées. Mais tandis qu'elle regagnait l'ambassade, absorbée dans desombres méditations, une scène assez triste se passait à huis clos dans lefoyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employés duthéâtre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouvé le baron de Trenckévanoui au bas de l'escalier et baigné dans son sang. On l'avait porté dansune des salles réservées aux artistes; et, pour ne pas faire d'éclat et deconfusion, on avait averti, sous main, le directeur, le médecin du théâtreet les officiers de police, afin qu'ils vinssent constater le fait. Lepublic et la troupe évacuèrent donc la salle et le théâtre sans savoirl'événement, tandis que les gens de l'art, les fonctionnaires impériaux etquelques témoins compatissants s'efforçaient de secourir et d'interroger lepandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avaitenvoyé plusieurs fois sa soubrette s'informer de lui, fut prise d'humeuret d'impatience, et se hasarda à descendre elle-même, au risque de s'enretourner à pied. Elle rencontra M. Holzbaüer, qui connaissait sesrelations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer où elle trouva sonamant avec la tête fendue et le corps tellement endolori de contusions,qu'il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l'air de ses gémissementset de ses plaintes. Holzbaüer fit sortir les témoins inutiles, et ferma lesportes. La cantatrice, interrogée, ne put rien dire et rien présumer pouréclaircir l'affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, déclaraqu'étant venu dans l'intérieur du théâtre sans permission, pour voir deprès les danseuses, il avait voulu se hâter de sortir avant la fin; maisque, ne connaissant pas les détours du labyrinthe, le pied lui avait manquésur la première marche de ce maudit escalier. Il était tombé brusquement etavait roulé jusqu'en bas. On se contenta de cette explication; et on lereporta chez lui, où la Corilla l'alla soigner avec un zèle qui lui fitperdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de SaMajesté; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corpsde fer avait résisté à des épreuves plus rudes, en fut quitte pour huitjours de courbature et une cicatrice de plus à la tête. Il ne se vanta àpersonne de sa mésaventure, et se promit seulement de la faire payer cherà Consuelo. Il l'eût fait cruellement sans doute, si un mandat d'arrêt nel'eût arraché brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prisonmilitaire, à peine rétabli de sa chute et grelottant encore la fièvre[1].Ce qu'une sourde rumeur publique avait annoncé au chanoine commençaità se réaliser. Les richesses du pandoure avaient allumé chez des hommesinfluents et d'habiles créatures, une soif ardente, inextinguible. Il enfut la victime mémorable. Accusé de tous les crimes qu'il avait commis etde tous ceux que lui prêtèrent les gens intéressés à sa perte, il commençaà endurer les lenteurs, les vexations, les prévarications impudentes, lesinjustices raffinées d'un long et scandaleux procès. Avare, malgré sonostentation, et fier, malgré ses vices, il ne voulut pas payer le zèle deses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisseronsjusqu'à nouvel ordre dans la prison, où s'étant porté à quelque violence,il eut la douleur de se voir enchaîné par un pied. Honte et infamie! ce futprécisément le pied qui avait été brisé d'un éclat de bombe dans une de sesplus belles actions militaires. Il avait subi la scarification de l'osgangrené, et, à peine rétabli, il était remonté à cheval pour reprendreson service avec une fermeté héroïque. On scella un anneau de fer et unelourde chaîne sur cette affreuse cicatrice. La blessure se rouvrit, et ilsupporta de nouvelles tortures, non plus pour servir Marie-Thérèse, maispour l'avoir trop bien servie. La grande reine, qui n'avait pas été fâchéede lui voir pressurer et déchirer cette malheureuse et dangereuse Bohême,rempart peu assuré contre l'ennemi, à cause de son antique haine nationale,_le roi_ Marie-Thérèse, qui, n'ayant plus besoin des crimes de Trenck etdes excès des pandoures pour s'affermir sur le trône, commençait à lestrouver monstrueux et irrémissibles, fut censée ignorer ces barbarestraitements; de même que le grand Frédéric fut censé ignorer les férocesrecherches de cruauté, les tortures de l'inanition et les soixante-huitlivres de fers dont fut martyrisé, un peu plus tard, l'autre baron deTrenck, son beau page, son brillant officier d'ordonnance, le sauveuret l'ami de notre Consuelo. Tous les flatteurs qui nous ont transmislégèrement le récit de ces abominables histoires en ont attribué l'odieuxà des officiers subalternes, à des commis obscurs, pour en laver lamémoire des souverains; mais ces souverains, si mal instruits des abusde leurs geôles, savaient si bien, au contraire, ce qui s'y passait,que Frédéric-le-Grand donna en personne le dessin des fers que Trenckle Prussien porta neuf ans dans son sépulcre de Magdebourg; et siMarie-Thérèse n'ordonna pas précisément qu'on enchaînât Trenck l'Autrichienson valeureux pandoure par le pied mutilé, elle fut toujours sourde à sesplaintes, inaccessible à ses révélations. D'ailleurs, dans la honteuseorgie que ses gens firent des richesses du vaincu, elle sut fort bienprélever la part du lion et refuser justice à ses héritiers.[Note 1: La vérité historique exige que nous disions aussi par quellesbravades Trenck provoqua ce traitement inhumain. Dès le premier jourde son arrivée à Vienne, il avait été mis aux arrêts à son domicile parordre impérial. Il n'en avait pas moins été se montrer à l'Opéra le soirmême, et dans un entr'acte il avait voulu jeter le comte Gossau dans leparterre.]Revenons à Consuelo, car il est de notre devoir de romancier de passerrapidement sur les détails qui tiennent à l'histoire. Cependant nous nesavons pas le moyen d'isoler absolument les aventures de notre héroïnedes faits qui se passèrent dans son temps et sous ses yeux. En apprenantl'infortune du pandoure, elle ne songea plus aux outrages dont il l'avaitmenacée, et, profondément révoltée de l'iniquité de son sort, elle aidaCorilla à lui faire passer de l'argent, dans un moment où on lui refusaitles moyens d'adoucir la rigueur de sa captivité. La Corilla, plus prompteencore à dépenser l'argent qu'à l'acquérir, se trouvait justement à sec lejour où un émissaire de son amant vint en secret lui réclamer la sommenécessaire. Consuelo fut la seule personne à laquelle cette fille, dominéepar l'instinct de la confiance et de l'estime, osât recourir. Consuelovendit aussitôt le cadeau que l'impératrice lui avait jeté sur la scène àla fin de _Zénobie_, et en remit le prix à sa camarade, en l'approuvantde ne point abandonner le malheureux Trenck dans sa détresse. Le zèle et lecourage que mit la Corilla à servir son amant tant qu'il lui fut possible,jusqu'à s'entendre amiablement à cet égard avec une baronne qui était samaîtresse en titre, et dont elle était mortellement jalouse, rendirent unesorte d'estime à Consuelo pour cette créature corrompue, mais non perverse,qui avait encore de bons mouvements de coeur et des élans de générositédésintéressée. «Prosternons-nous devant l'oeuvre de Dieu, disait-elle àJoseph qui lui reprochait quelquefois d'avoir trop d'abandon avec cetteCorilla. L'âme humaine conserve toujours dans ses égarements quelque chosede bon et de grand où l'on sent avec respect et où l'on retrouve avec joiecette empreinte sacrée qui est comme le sceau de la main divine. Là où il ya beaucoup à plaindre, il y a beaucoup à pardonner, et là où l'on trouve àpardonner, sois certain, bon Joseph, qu'il y a quelque chose à aimer. Cettepauvre Corilla, qui vit à la manière des bêtes, a encore parfois les traitsd'un ange. Va, je sens qu'il faut que je m'habitue, si je reste artiste, àcontempler sans effroi et sans colère ces turpitudes douloureuses où la viedes femmes perdues s'écoule entre le désir du bien et l'appétit du mal,entre l'ivresse et le remords. Et même, je te l'avoue, il me semble que lerôle de soeur de charité convient mieux à la santé de ma vertu qu'une vieplus épurée et plus douce, des relations plus glorieuses et plus agréables,le calme des êtres forts, heureux et respectés. Je sens que mon coeur estfait comme le paradis du tendre Jésus, où il y aura plus de joie etd'accueil pour un pêcheur converti que pour cent justes triomphants.Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il me sembleque le nom que ma mère m'a donné au baptême m'impose ce devoir et cettedestinée. Je n'ai pas d'autre nom, Beppo! La société ne m'a pas imposél'orgueil d'un nom de famille à soutenir; et si, au dire du monde, jem'avilis en cherchant quelques parcelles d'or pur au milieu de la fangedes mauvaises moeurs d'autrui, je n'ai pas de compte à rendre au monde.J'y suis la Consuelo, rien de plus; et c'est assez pour la fille de laRosmunda; car la Rosmunda était une pauvre femme dont on parlait plus malencore que de la Corilla, et, telle qu'elle était, je devais et je pouvaisl'aimer. Elle n'était pas respectée comme Marie-Thérèse, mais elle n'eûtpas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortureset s'emparer de son argent. La Corilla ne l'eût pas fait non plus; etpourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu'elle aide dans sonmalheur, l'a bien souvent battue. Joseph! Joseph! Dieu est un plus grandempereur que tous les nôtres; et peut-être bien, puisque Madeleine a chezlui un tabouret de duchesse à côté de la Vierge sans tache, la Corillaaura-t-elle le pas sur Marie-Thérèse pour entrer à cette cour-là. Quant àmoi, dans ces jours que j'ai à passer sur la terre, je t'avoue que, s'ilme fallait quitter les âmes coupables et malheureuses pour m'asseoir aubanquet des justes dans la prospérité morale, je croirais n'être plus dansle chemin de mon salut. Oh! le noble Albert l'entendait bien comme moi, etce ne serait pas lui qui me blâmerait d'être bonne pour Corilla.»Lorsque Consuelo disait ces choses à son ami Beppo, quinze jours s'étaientécoulés depuis la soirée de _Zénobie_ et l'aventure du baron de Trenck.Les six représentations pour lesquelles on l'avait engagée avaient eu lieu.Madame Tesi avait reparu au théâtre. L'impératrice travaillait le Porporaen dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariagede Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement définitif de cettedernière au théâtre impérial, après l'expiration de celui de la Tesi.Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'àAlbert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles.Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisionscontraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l'avaient rendue unpeu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec lethéâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblaitavoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son coeur, avait d'abord voulu ladissuader de l'idée qu'Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu'elle lui eutmontré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, etfinit par croire à la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.«Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert estvenu à Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a écoutée, il a observétoutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causionssur la scène, le long du décor de l'Araxe, il a pu être de l'autre côté decette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevée authéâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne saisquelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l'éclatde ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'avue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu'il était làtoujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instantsauparavant. Le temps qu'il a mis à te secourir prouverait presque qu'il tecroyait là de ton plein gré; et ce sera donc après avoir succombé à latentation d'écouter à la porte, qu'il aura compris l'imminence de sonintervention.--Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystère? pourquoi secacher la figure d'un crêpe?--Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il étél'objet de méchants rapports à la cour; peut-être avait-il des raisons depolitique pour se cacher: peut-être son visage n'était-il pas inconnu àTrenck. Qui sait si, durant les dernières guerres, il ne l'a pas vu enBohême, s'il ne l'a pas affronté, menacé? s'il ne lui a pas fait lâcherprise lorsqu'il avait la main sur quelque innocent? Le comte Albert a pufaire obscurément de grands actes de courage et d'humanité dans son pays,tandis qu'on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein: et s'illes a faits, il est certain qu'il n'aura pas songé à te les raconter,puisqu'il est, à ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes.Il a donc agi sagement en ne châtiant pas le pandoure à visage découvert;car si l'impératrice punit le pandoure aujourd'hui pour avoir dévasté sachère Bohême, sois sûre qu'elle n'en est pas plus disposée pour cela àlaisser impunie dans le passé une résistance ouverte contre le pandourede la part d'un Bohémien.--Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne à penser. Milleinquiétudes s'élèvent en moi maintenant. Albert peut avoir été reconnu,arrêté, et cela peut avoir été aussi ignoré du public que la chute deTrenck dans l'escalier. Hélas! peut-être est-il, en cet instant, dans lesprisons de l'arsenal, à côté du cachot de Trenck!. Et c'est pour moi qu'ilsubit ce malheur!--Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitté Viennesur-le-champ, et tu recevras bientôt de lui une lettre datée de Riesenburg.--En as-tu le pressentiment, Joseph?--Oui, je l'ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensée, jecrois que cette lettre sera toute différente de celle que tu attends.Je suis convaincu que, loin de persister à obtenir d'une généreuse amitiéle sacrifice que tu voulais lui faire de ta carrière d'artiste, il arenoncé déjà à ce mariage, et va bientôt te rendre ta liberté. S'il estintelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupulede t'arracher au théâtre, que tu aimes passionnément... ne le nie pas!Je l'ai bien vu, et il a dû le voir et le comprendre aussi bien que moi,en écoutant _Zénobie_. Il rejettera donc un sacrifice au-dessus detes forces, et je l'estimerais peu s'il ne le faisait pas.--Mais relis donc son dernier billet! Tiens, le voilà, Joseph! Ne medisait-il pas qu'il m'aimerait au théâtre aussi bien que dans le mondeou dans un couvent? Ne pouvait-il admettre l'idée de me laisser libre enm'épousant?--Dire et faire, penser et être sont deux. Dans le rêve de la passion,tout semble possible; mais quand la réalité frappe tout à coup nos yeux,nous revenons avec effroi à nos anciennes idées. Jamais je ne croirai qu'unhomme de qualité voie sans répugnance son épouse exposée aux caprices etaux outrages d'un parterre. En mettant le pied, pour la première fois de savie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite deTrenck envers toi, un triste échantillon des malheurs et des dangers de tavie de théâtre. Il se sera éloigné, désespéré, il est vrai, mais guéri desa passion et revenu de ses chimères. Pardonne-moi si je te parle ainsi,ma soeur Consuelo. Je le dois; car c'est un bien pour toi que l'abandon ducomte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent delarmes en ce moment. Sois juste envers ton fiancé, au lieu d'être humiliéede son changement. Quand il te disait que le théâtre ne lui répugnaitpoint, il s'en faisait un idéal qui s'est écroulé au premier examen.Il a reconnu alors qu'il devait faire ton malheur en t'en arrachant, ouconsommer le sien en t'y suivant.--Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai; mais laisse-moipleurer. Ce n'est point l'humiliation d'être délaissée et dédaignée qui meserre le coeur: c'est le regret à un idéal que je m'étais fait de l'amouret de sa puissance, comme Albert s'était fait un idéal de ma vie dethéâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne delui (du moins dans l'opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi jesuis forcée de reconnaître que l'amour n'est pas assez fort pour vaincretous les obstacles et abjurer tous les préjugés.--Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n'as pu accorder.Tu n'aimais pas assez pour renoncer à ton art sans hésitation et sansdéchirement: ne trouve pas mauvais que le comte Albert n'ait pas pu rompreavec le monde sans épouvante et sans consternation.--Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l'avouermaintenant), j'étais résolue à lui sacrifier tout; et lui, au contraire...--Songe que la passion était en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur;tu consentais avec effort. Il voyait bien que tu allais t'immoler; il asenti, non-seulement qu'il avait le droit de te débarrasser d'un amour quetu n'avais pas provoqué, et dont ton âme ne reconnaissait pas la nécessité,mais encore qu'il était obligé par sa conscience à le faire.»Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de lagénérosité d'Albert. Elle craignait, en s'abandonnant à la douleur, decéder aux suggestions de l'orgueil blessé, et, en acceptant l'hypothèsede Joseph, elle se soumit et se calma; mais, par une bizarrerie bienconnue du coeur humain, elle ne se vit pas plus tôt libre de suivreson goût pour le théâtre, sans distraction et sans remords, qu'elle sesentit effrayée de son isolement au milieu de toute cette corruption, etconsternée de l'avenir de fatigues et de luttes qui s'ouvrait devant elle.La scène est une arène brûlante; quand on y est, on s'y exalte, et toutesles émotions de la vie paraissent froides et pâles en comparaison; maisquand on s'en éloigne brisé de lassitude, on s'effraie d'avoir subi cetteépreuve du feu, et le désir qui vous y ramène est traversé par l'épouvante.Je m'imagine que l'acrobate est le type de cette vie pénible, ardente etpérilleuse. Il doit éprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordeset ces échelles où il accomplit des prodiges au-dessus des forces humaines;mais lorsqu'il en est descendu vainqueur, il doit se sentir défaillir àl'idée d'y remonter, et d'étreindre encore une fois la mort et le triomphe,spectre à deux faces qui plane incessamment sur sa tête.Alors le château des Géants, et jusqu'à la pierre d'épouvante, ce cauchemarde toutes ses nuits, apparurent à Consuelo, à travers le voile d'unexil consommé, comme un paradis perdu, comme le séjour d'une paix etd'une candeur à jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elleattacha la branche de cyprès, dernière image, dernier envoi de la grotteHussitique, aux pieds du crucifix de sa mère, et, confondant ensemble cesdeux emblèmes du catholicisme et de l'hérésie, elle éleva son coeur versla notion de la religion unique, éternelle, absolue. Elle y puisa lesentiment de la résignation à ses maux personnels, et de la foi auxdesseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bonset mauvais, qu'il lui fallait désormais traverser seule et sans guide.XCIX.Un matin, le Porpora l'appela dans sa chambre plus tôt que de coutume.Il avait l'air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d'unemain, ses lunettes de l'autre. Consuelo tressaillit et trembla de toutson corps, s'imaginant que c'était enfin la réponse de Riesenburg. Mais,elle fut bientôt détrompée: c'était, une lettre d'Hubert, le Porporino.Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditionsproposées par lui pour l'engagement de Consuelo étaient acceptées, et illui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtreroyal de Berlin, et n'attendant plus que la signature de Consuelo etla sienne. A cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et forthonorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer lamaîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par laproduction et l'exécution d'autant d'opéras et de fugues nouvelles qu'illui plairait d'en apporter. Le Porporino se réjouissait d'avoir à chanterbientôt, selon son coeur, avec _une soeur en Porpora_, et invitait vivementle maître à quitter Vienne pour _Sans-Souci_, le délicieux séjour deFrédéric le Grand.Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle leremplissait d'incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait àdérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés,la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement desartistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l'appelait àBerlin; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesses.Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l'instrument de sa victoire;à Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions; à Vienne, enépousant Joseph Haydn.Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa filleadoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix; et, dans cesnouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d'ardeur à lui offrir lecoeur et la main de Beppo qu'il en eût mis la veille encore. Il était unpeu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l'ennemilui souriait comme une petite vengeance dont il s'exagérait l'effetprobable sur la cour d'Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne luiparlant plus d'Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoirrenoncé, il aimait mieux qu'elle ne se mariât pas du tout.Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu'ellen'épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d'abord parcequ'il ne l'avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fillede son bienfaiteur, Anna Keller.«En ce cas, dit le Porpora, il n'y a pas à balancer. Voici ton contratd'engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir; car il n'y apas d'espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la _matrimoniomanie_ del'impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nousrendre à ses yeux plus noirs que les diables.--Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu'elle n'enavait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que maconscience sera en repos sur un point capital. Certains engagementsd'affection et d'estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt.Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches etvos railleries, j'ai persévéré, depuis trois mois que nous sommes ici,à me conserver libre de tout engagement contraire à ce mariage. Mais, aprèsune lettre décisive que j'ai écrite il y a six semaines, et qui a passé parvos mains, il s'est passé des choses qui me font croire que la famille deRudolstadt a renoncé à moi. Chaque jour qui s'écoule me confirme dans lapensée que ma parole m'est rendue et que je suis libre de vous consacrerentièrement mes soins et mon travail. Vous voyez que j'accepte cettedestinée sans regret et sans hésitation. Cependant, d'après cette lettreque j'ai écrite, je ne pourrais pas être tranquille avec moi-même si jen'en recevais pas la réponse. Je l'attends tous les jours, elle ne peutplus tarder. Permettez-moi de ne signer l'engagement avec Berlin qu'aprèsla réception de...--Eh! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, dès le premier mot de sonélève, avait dressé ses batteries préparées à l'avance, tu attendraislongtemps! la réponse que tu demandes m'a été adressée depuis un mois...--Et vous ne me l'avez pas montrée? s'écria Consuelo; et vous m'avezlaissée dans une telle incertitude? Maître, tu es bien bizarre! Quelleconfiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi?--En quoi t'ai-je trompée? La lettre m'était adressée, et il m'étaitenjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guérie de ton folamour, et disposée à écouter la raison et les bienséances.--Sont-ce là les termes dont on s'est servi? dit Consuelo en rougissant.Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifiéainsi une amitié aussi calme, aussi discrète, aussi fière que la mienne.--Les termes n'y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlenttoujours un beau langage, c'est à nous de le comprendre: tant il y a quele vieux comte ne se souciait nullement d'avoir une bru dans les coulisses;et que, lorsqu'il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a faitrenoncer son fils à l'avilissement d'un tel mariage. Le bon Albert s'estfait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n'enes pas fâchée. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse!--Maître, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrataussitôt après.--Cette lettre, cette lettre! pourquoi veux-tu la voir? elle te fera de lapeine. Il est de certaines folies du cerveau qu'il faut savoir pardonneraux autres et à soi-même. Oublie tout cela.--On n'oublie pas par un seul acte de la volonté, reprit Consuelo; laréflexion nous aide, et les causes nous éclairent. Si je suis repousséedes Rudolstadt avec dédain, je serai bientôt consolée; si je suis rendueà la liberté avec estime et affection, je serai consolée autrement avecmoins d'effort. Montrez-moi la lettre; que craignez-vous, puisque d'unemanière ou de l'autre je vous obéirai?--Eh bien! je vais te la montrer,» dit le malicieux professeur en ouvrantson secrétaire, et en feignant de chercher la lettre.Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cettelettre, qui n'avait jamais existé, put bien ne pas s'y trouver. Ilfeignit de s'impatienter; Consuelo s'impatienta tout de bon. Elle mitelle-même la main à la recherche; il la laissa faire. Elle renversa tousles tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre futintrouvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa uneversion polie et décisive. Consuelo ne pouvait pas soupçonner son maîtred'une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l'honneur du vieuxprofesseur, qu'il ne s'en tira pas merveilleusement; mais il en fallaitpeu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Ellefinit par croire que la lettre avait servi à allumer la pipe du Porporadans un moment de distraction; et, après être rentrée dans sa chambrepour faire sa prière, et jurer sur le cyprès une éternelle amitié aucomte Albert _quand même_, elle revint tranquillement signer unengagement de deux mois avec le théâtre de Berlin, exécutable à la finde celui où l'on venait d'entrer. C'était le temps plus que nécessairepour les préparatifs du départ et pour le voyage. Quand Porpora vitl'encre fraîche sur le papier, il embrassa son élève, et la saluasolennellement du titre d'artiste.«Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s'il était en monpouvoir de te faire prononcer des voeux, je te dicterais celui de renoncerpour toujours à l'amour et au mariage; car te voilà prêtresse du dieu del'harmonie; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre à Apollondevrait faire le serment des vestales.--Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, répondit Consuelo,quoiqu'il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facileà promettre et à tenir. Mais je puis changer d'avis, et j'aurais à merepentir alors d'un engagement que je ne saurais pas rompre.--Tu es donc esclave de ta parole, toi? Oui, il me semble que tu diffèresen cela du reste de l'espèce humaine, et que si tu avais fait dans ta vieune promesse solennelle, tu l'aurais tenue.--Maître, je crois avoir déjà fait mes preuves, car depuis que j'existe,j'ai toujours été sous l'empire de quelque voeu. Ma mère m'avait donné leprécepte et l'exemple de cette sorte de religion qu'elle poussait jusqu'aufanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire,aux approches des grandes villes: Consuelita, si je fais ici de bonnesaffaires, je te prends à témoin que je fais voeu d'aller pieds nus prierpendant deux heures à la chapelle le plus en réputation de sainteté dansle pays. Et quand elle avait fait ce qu'elle appelait de bonnes affaires,la pauvre âme! c'est-à-dire quand elle avait gagné quelques écus avec seschansons, nous ne manquions jamais d'accomplir notre pèlerinage, quelquetemps qu'il fit, et à quelque distance que fût la chapelle en vogue.Ce n'était pas de la dévotion bien éclairée ni bien sublime; mais enfin,je regardais ces voeux comme sacrés; et quand ma mère, à son lit de mort,me fit jurer de n'appartenir jamais à Anzoleto qu'en légitime mariage,elle savait bien qu'elle pouvait mourir tranquille sur la foi de monserment. Plus tard, j'avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de nepoint songer à un autre qu'à lui, et d'employer toutes les forces de moncoeur à l'aimer comme il le voulait. Je n'ai pas manqué à ma parole, ets'il ne m'en dégageait lui-même aujourd'hui, j'aurais bien pu lui resterfidèle toute ma vie.--Laisse là ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer; et puisqu'ilfaut que tu sois sous l'empire de quelque voeu, dis-moi par lequel tu vast'engager envers moi.--Oh! maître, fie-toi à ma raison, à mes bonnes moeurs et à mon dévouementpour toi! ne me demande pas de serments; car c'est un joug effrayant qu'ons'impose. La peur d'y manquer ôte le plaisir qu'on a à bien penser et àbien agir.--Je ne me paie pas de ces défaites-là, moi! reprit le Porpora d'un airmoitié sévère, moitié enjoué: je vois que tu as fait des serments à toutle monde, excepté à moi. Passe pour celui que ta mère avait exigé. Il t'aporté bonheur, ma pauvre enfant! sans lui, tu serais peut-être tombée dansles pièges de cet infâme Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire,sans amour et par pure bonté d'âme, des promesses si graves à ce Rudolstadtqui n'était pour toi qu'un étranger, je trouverais bien méchant que dans unjour comme celui-ci, jour heureux et mémorable où tu es rendue à la libertéet fiancée au dieu de l'art, tu n'eusses pas le plus petit voeu à fairepour ton vieux, professeur, pour ton meilleur ami.--Oh oui, mon meilleur ami; mon bienfaiteur, mon appui et mon père! s'écriaConsuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui était siavare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement illui avait montré à coeur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire,sans terreur et sans hésitation, le voeu de me dévouer à votre bonheur età votre gloire, tant que j'aurai un souffle de vie.--Mon bonheur, c'est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora enla pressant sur son coeur. Je n'en conçois pas d'autre. Je ne suis pas deces vieux bourgeois allemands qui ne rêvent d'autre félicité que d'avoirleur petite fille auprès d'eux pour charger leur pipe ou pétrir leurgâteau. Je n'ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci; etquand je n'aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas à ceque tu me consacres tes jours comme tu le fais déjà avec trop de zèlemaintenant. Non, ce n'est pas là le dévouement que je te demande, tu lesais bien; celui que j'exige, c'est que tu sois franchement artiste, unegrande artiste! Me promets-tu de l'être? de combattre cette langueur,cette irrésolution, cette sorte de dégoût que tu avais ici dans lescommencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs quirecherchent les femmes de théâtre, ceux-ci parce qu'ils se flattent d'enfaire de bonnes ménagères, et qui les plantent là dès qu'ils voient enelles une vocation contraire; ceux-là parce qu'ils sont ruinés et que leplaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurslucratives moitiés les font passer par-dessus le déshonneur attaché dansleur caste à ces sortes d'alliances? Voyons! me promets-tu encore de nepoint te laisser tourner la tête par quelque petit ténor à voix grasse età cheveux bouclés, comme ce drôle d'Anzoleto qui n'aura jamais de mériteque dans ses mollets, et de succès que par son impudence?--Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, répondit Consueloen riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peupiquantes en dépit de lui-même, mais auxquelles elle était parfaitementhabituée. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux: je jureque vous n'aurez jamais à vous plaindre d'un jour d'ingratitude dans mavie.--Ah cela! je n'en demande pas tant! répondit-il d'un ton amer: c'est plusque l'humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renomméechez toutes les nations de l'Europe, tu auras des besoins de vanité, desambitions, des vices de coeur dont aucun grand artiste n'a jamais pu sedéfendre. Tu voudras du succès à tout prix. Tu ne te résigneras pas à leconquérir patiemment, ou à le risquer pour rester fidèle, soit à l'amitié,soit au culte du vrai beau. Tu céderas au joug de la mode comme ils fonttous; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenircompte du mauvais goût du public ou de la cour. Enfin tu feras ton cheminet tu seras grande malgré cela, puisqu'il n'y a pas moyen de l'êtreautrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n'oublies pas de bienchoisir et de bien chanter quand tu auras à subir le jugement d'un petitcomité de vieilles têtes comme moi, et que devant le grand Haendel ou levieux Bach, tu fasses honneur à la méthode du Porpora et à toi-même, c'esttout ce que je demande, tout ce que j'espère! Tu vois que je ne suis pasun père égoïste, comme quelques-uns de tes flatteurs m'accusent sans doutede l'être. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succès et pour tagloire.--Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantagepersonnel, répondit Consuelo attendrie et affligée. Je puis me laisseremporter au milieu d'un succès par une ivresse involontaire; mais je nepuis pas songer de sang-froid à édifier toute une vie de triomphe pour m'ycouronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, monmaître; en dépit de votre incrédulité, je veux vous montrer que c'est pourvous seul que Consuelo travaille et voyage; et pour vous prouver tout desuite que vous l'avez calomniée, puisque vous croyez à ses serments, jevous fais celui de prouver ce que j'avance.--Et sur quoi jures-tu cela? dit le Porpora avec un sourire de tendresseoù la méfiance perçait encore.--Sur les cheveux blancs, sur la tête sacrée du Porpora,» répondit Consueloen prenant cette tête blanche dans ses deux mains, et la baisant au frontavec ferveur.Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu'un grand heiduque vintannoncer. Ce laquais, en demandant pour son maître la permission deprésenter ses respects au Porpora et à sa pupille, regarda cette dernièred'un air d'attention, d'incertitude et d'embarras qui surprit Consuelo,sans qu'elle se souvînt pourtant où elle avait vu cette bonne figure un peubizarre. Le comte fut admis, et il présenta sa requête dans les termes lesplus courtois. Il partait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et,voulant rendre ce séjour agréable à la margrave son épouse, il préparait,pour la surprendre à son arrivée, une fête magnifique. En conséquence, ilproposait à Consuelo d'aller chanter pendant trois soirées consécutivesà Roswald, et il désirait même que le Porpora voulût bien l'accompagnerpour l'aider à diriger les concerts, spectacles et sérénades dont ilcomptait régaler madame la margrave.Le Porpora allégua l'engagement qu'on venait de signer et l'obligation dese trouver à Berlin à jour fixe. Le comte voulut voir l'engagement, etcomme le Porpora avait toujours eu à se louer de ses bons procédés, il luiprocura le petit plaisir d'être mis dans la confidence de cette affaire,de commenter l'acte, de faire l'entendu, de donner des conseils: après quoiHoditz insista sur sa demande, représentant qu'on avait plus de temps qu'iln'en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigné.«Vous pouvez achever vos préparatifs en trois jours, dit-il, et aller àBerlin par la Moravie.»Ce n'était pas tout à fait le chemin; mais, au lieu de faire lentementla route par la Bohême, dans un pays mal servi et récemment dévasté parla guerre, le Porpora et son élève se rendraient très-promptement ettrès-commodément à Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait àleur disposition ainsi que les relais, c'est-à-dire qu'il se chargeait desembarras et des dépenses. Il se chargeait encore de les faire conduire demême de Roswald à Pardubitz, s'ils voulaient descendre l'Elbe jusqu'àDresde, ou à Chrudim s'ils voulaient passer par Prague. Les commoditésqu'il leur offrait jusque-là abrégeaient effectivement la durée de leurvoyage, et la somme assez ronde qu'il y ajoutait donnait les moyens defaire le reste plus agréablement. Porpora accepta, malgré la petite mineque lui faisait Consuelo pour l'en dissuader. Le marché fut conclu, et ledépart fixé au dernier jour de la semaine.Lorsque après lui avoir respectueusement baisé la main Hoditz eut laisséConsuelo seule avec son maître, elle reprocha à celui-ci de s'êtrelaissé gagner si facilement. Quoiqu'elle n'eût plus rien à redouter desimpertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, etn'allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porporal'aventure de Passaw, mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-mêmeavait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.«Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais être condamnée à chanter samusique, et que vous, vous serez forcé de diriger sérieusement des cantateset peut-être même des opéras de sa façon? Est-ce ainsi que vous me faitestenir mon voeu de rester fidèle au culte du beau?--Bast! répondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement quetu penses; je compte, au contraire, m'en divertir copieusement, sans quele patricien maestro s'en aperçoive le moins du monde. Faire ces choses-làsérieusement et devant un public respectable, sera en effet un blasphèmeet une honte; mais il est permis de s'amuser, et l'artiste serait bienmalheureux si, en gagnant sa vie, il n'avait pas le droit de rire dans sabarbe de ceux qui la lui font gagner. D'ailleurs, tu verras là ta princessede Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous,quoiqu'elle ne rie guère, de la musique de son beau-père.»Il fallut céder, faire les paquets, les emplettes nécessaires et lesadieux. Joseph était au désespoir. Cependant une bonne fortune, une grandejoie d'artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, outout au-moins diversion forcée à la douleur de cette séparation. En jouantsa sérénade sous la fenêtre de l'excellent mime Bernadone, l'arlequinrenommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d'étonnementet de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l'avait fait monter,on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s'étaitémerveillé de sa jeunesse, et de son talent. Enfin on lui avait confié,séance tenante, le poëme d'un ballet intitulé le Diable Boiteux, dont ilcommençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui luicoûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhommeHaydn à quatre-vingts ans. Consuelo chercha à le distraire de sa tristesse,en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible,et que Beppo, n'ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre.Consuelo lui décrivait l'Adriatique en fureur et lui chantait la plaintedes vagues, non sans rire avec lui de ces effets d'harmonie imitative,aidés de celui des toiles bleues qu'on secoue d'une coulisse à l'autre àforce de bras.«...coute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travailleraiscent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactesconnaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pasl'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique.Elle s'égare puérilement quand elle court après les tours de force et leseffets de sonorité. Elle est plus grande que cela; elle a l'émotion pourdomaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'être inspiréepar elle. Songe donc aux impressions de l'homme livré à la tourmente;figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent:place-toi, musicien, c'est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âmevivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, decet abandon et de ces épouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire,intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendreles craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir despassagers. Que dirais-tu d'un poëte, qui, pour peindre une bataille, tedirait en vers que le canon faisait _boum, boum_, et le tambour _plan,plan_? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que degrandes images; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même,cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitationservile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le cielnoir de l'orage, la carcasse brisée du navire. S'il n'a le sentimentpour rendre la terreur et la poésie de l'ensemble, son tableau sera sanscouleur, fût-il aussi éclatant qu'une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme,émeus-toi à l'idée d'un grand désastre, c'est ainsi que tu le rendrasémouvant pour les autres.»Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que lavoiture, attelée dans la cour de l'ambassade, recevait les paquets devoyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source,pour ainsi dire: mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré,vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant serésoudre à la voir monter en voiture, il s'enfuit et alla cacher sessanglots au fond de l'arrière-boutique de Keller. Métastase le prit enamitié, le perfectionna dans l'italien, et le dédommagea un peu par debons conseils et de généreux services de l'absence du Porpora; mais Josephfut bien longtemps triste et malheureux, avant de s'habituer à celle deConsuelo.Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimableami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressionsà mesure qu'elle s'enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveausoleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute dominationétrangère à son art, il lui semblait qu'elle s'y devait tout entière.Le Porpora, rendu à l'espérance et à l'enjouement de sa jeunesse,l'exaltait par d'éloquentes déclamations; et la noble fille, sans cesserd'aimer Albert et Joseph comme deux frères qu'elle devait retrouver dansle sein de Dieu, se sentait légère, comme l'alouette qui monte en chantantdans le ciel, au matin d'un beau jour.C.Dès le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique quil'accompagnait, et qui, placé sur le siège de la voiture, payait les guideset gourmandait la lenteur des postillons, ce même heiduque qui avaitannoncé le comte Hoditz, le jour où il était venu lui proposer la partiede plaisir de Roswald. Ce grand et fort garçon, qui la regardait toujourscomme à la dérobée, et qui semblait partagé entre le désir et la crainte delui parler, finit par fixer son attention; et, un matin qu'elle déjeunaitdans une auberge isolée, au pied des montagnes, le Porpora ayant été faireun tour de promenade à la chasse de quelque motif musical, en attendant queles chevaux eussent rafraîchi, elle se tourna vers ce valet, au moment oùil lui présentait son café, et le regarda en face d'un air un peu sévère etirrité. Mais il fit alors une si piteuse mine, qu'elle ne put retenir ungrand éclat de rire. Le soleil d'avril brillait sur la neige qui couronnaitencore les monts; et notre jeune voyageuse se sentait en belle humeur.«Hélas! lui dit enfin le mystérieux heiduque, votre seigneurie ne daignedonc pas me reconnaître? Moi, je l'aurais toujours reconnue, fut-elledéguisée en Turc ou en caporal prussien; et pourtant je ne l'avais vuequ'un instant, mais quel instant dans ma vie!»En parlant ainsi, il posa sur la table le plateau qu'il apportait; et,s'approchant de Consuelo, il fit gravement un grand signe de croix, mitun genou en terre, et baisa le plancher devant elle.«Ah! s'écria Consuelo, Karl le déserteur, n'est-ce pas?--Oui, signora, répondit Karl en baisant la main qu'elle lui tendait; dumoins on m'a dit qu'il fallait vous appeler ainsi, quoique je n'aie jamaisbien compris si vous étiez un monsieur ou une dame.--En vérité? Et d'où vient ton incertitude?--C'est que je vous ai vue garçon, et que depuis, quoique je vous aie bienreconnue, vous étiez devenue aussi semblable à une jeune fille que vousétiez auparavant semblable à un petit garçon. Mais cela ne fait rien: soyezce que vous voudrez, vous m'avez rendu des services que je n'oublieraijamais; et vous pourriez me commander de me jeter du sommet de ce pic quiest là haut, si cela vous faisait plaisir, je ne vous le refuserais pas.--Je ne te demande rien, mon brave Karl, que d'être heureux et de jouir deta liberté; car te voilà libre, et je pense que tu aimes la vie maintenant?--Libre, oui! dit Karl en secouant la tête; mais heureux... J'ai perdu mapauvre femme!»Les yeux de Consuelo se remplirent de larmes, par un mouvement sympathique,en voyant les joues carrées du pauvre Karl se couvrir d'un ruisseau depleurs.«Ah! dit-il en secouant sa moustache rousse, d'où les larmes dégouttaientcomme la pluie d'un buisson, elle avait trop souffert, la pauvre âme!Le chagrin de me voir enlever une seconde fois par les Prussiens, un longvoyage à pied, lorsqu'elle était déjà bien malade; ensuite la joie de merevoir, tout cela lui a causé une révolution; et elle est morte huit joursaprès être arrivée à Vienne, où je la cherchais, et où, grâce à un billetde vous, elle m'avait retrouvé, avec l'aide du comte Hoditz. Ce généreuxseigneur lui avait envoyé son médecin et des secours; mais rien n'y a fait:elle était fatiguée de vivre, voyez-vous, et elle a été se reposer dans leciel du bon Dieu.--Et ta fille? dit Consuelo, qui songeait à le ramener à une idéeconsolante.--Ma fille? dit-il d'un air sombre et un peu égaré, le roi de Prusse mel'a tuée aussi.--Comment tuée? que dis-tu?--N'est-ce pas le roi de Prusse qui a tué la mère en lui causant tout cemal? Eh bien, l'enfant a suivi la mère. Depuis le soir où, m'ayant vufrappé au sang, garrotté et emporté par les recruteurs, toutes deux étaientrestées, couchées et comme mortes, en travers du chemin, la petite avaittoujours tremblé d'une grosse fièvre; la fatigue et la misère de la routeles ont achevées. Quand vous les avez rencontrées sur un pont, à l'entréede je ne sais plus quel village d'Autriche, il y avait deux jours qu'ellesn'avaient rien mangé. Vous leur avez donné de l'argent, vous leur avezappris que j'étais sauvé, vous avez tout fait pour les consoler et lesguérir; elles m'ont dit tout cela: mais il était trop tard. Elles n'ontfait qu'empirer depuis notre réunion, et au moment où nous pouvions êtreheureux, elles se sont en allées dans le cimetière. La terre n'était pasencore foulée sur le corps de ma femme, quand il a fallu recreuser le mêmeendroit pour y mettre mon enfant; et à présent, grâce au roi de Prusse,Karl est seul au monde!--Non, mon pauvre Karl, tu n'es pas abandonné; il te reste des amis quis'intéresseront toujours à tes infortunes et à ton bon coeur.--Je le sais. Oui, il y a de braves gens, et vous en êtes. Mais de quoiai-je besoin maintenant que je n'ai plus ni femme, ni enfant, ni pays!car je ne serai jamais en sûreté dans le mien; ma montagne est trop bienconnue de ces brigands qui sont venus m'y chercher deux fois. Aussitôtque je me suis vu seul, j'ai demandé si nous étions en guerre ou si nousy serions bientôt. Je n'avais qu'une idée: c'était de servir contre laPrusse, afin de tuer le plus de Prussiens que je pourrais. Ah! saintWenceslas, le patron de la Bohême, aurait conduit mon bras; et je suisbien sûr qu'il n'y aurait pas eu une seule balle perdue, sortie de monfusil; et je me disais: Peut-être la Providence permettra-t-elle que jerencontre le roi de Prusse dans quelque défilé; et alors... fût-il cuirassécomme l'archange Michel... dusse-je le suivre comme un chien suit un loupà la piste... Mais j'ai appris que la paix était assurée pour longtemps;et alors, ne me sentant plus de goût à rien, j'ai été trouver monseigneurle comte Hoditz pour le remercier, et le prier de ne point me présenter àl'impératrice, comme il en avait eu l'intention. Je voulais me tuer; maisil a été si bon pour moi, et la princesse de Culmbach, sa belle-fille,à qui il avait raconté en secret toute mon histoire, m'a dit de si bellesparoles sur les devoirs du chrétien, que j'ai consenti à vivre et à entrerà leur service, où je suis, en vérité, trop bien nourri et trop bien traitépour le peu d'ouvrage que j'ai à faire.--Maintenant dis-moi, mon cher Karl, reprit Consuelo en s'essuyant lesyeux, comment tu as pu me reconnaître.--N'êtes-vous pas venue, un soir, chanter chez ma nouvelle maîtresse,madame la margrave? Je vous vis passer tout habillée de blanc, et je vousreconnus tout de suite, bien que vous fussiez devenue une demoiselle.C'est que, voyez-vous, je ne me souviens pas beaucoup des endroits où j'aipassé, ni des noms des personnes que j'ai rencontrées; mais pour ce qui estdes figures, je ne les oublie jamais. Je commençais à faire le signe de lacroix quand je vis un jeune garçon qui vous suivait, et que je reconnuspour Joseph; et au lieu d'être votre maître, comme je l'avais vu au momentde ma délivrance (car il était mieux habillé que vous dans ce temps-là),il était devenu votre domestique; et il resta dans l'antichambre. Il ne mereconnut pas; et comme monsieur le comte m'avait défendu de dire un seulmot à qui que ce soit de ce qui m'était arrivé (je n'ai jamais su nidemandé pourquoi), je ne parlai pas à ce bon Joseph, quoique j'eusse bienenvie de lui sauter au cou. Il s'en alla presque tout de suite dans uneautre pièce. J'avais ordre de ne point quitter celle où je me trouvais;un bon serviteur ne connaît que sa consigne; Mais quand tout le monde futparti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, medit: «Karl, tu n'as pas parlé à ce petit laquais du Porpora, quoique tul'aies reconnu; et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi.Quant à la demoiselle qui a chanté ce soir...--Oh! je l'ai reconnue aussi,m'écriai-je, et je n'ai rien dit.--Eh bien, ajouta-t-il; tu as encore bienfait. Monsieur le comte ne veut pas qu'on sache qu'elle a voyagé avec luijusqu'à Passaw.--Cela ne me regarde point, repris-je; mais puis-je tedemander, à toi, comment elle m'a délivré des mains des Prussiens?»Henri me raconta alors comment la chose s'était passée (car il était là),comment vous aviez couru après la voiture de monsieur le comte, et comment,lorsque vous n'aviez plus rien à craindre pour vous-même; vous aviez vouluabsolument qu'il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à mapauvre femme; et elle me l'avait raconté aussi; car elle est morte en vousrecommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants,qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ontdonné tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions étéde leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph à votre service, ayantété chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez quiil avait joué du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelquesducats, les premiers que j'eusse gagnés dans cette maison. Il ne l'a passu, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons à Vienne, jem'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourraigagner ma vie.--Joseph n'est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'estplus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne tedépouille donc pas pour lui.--Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous,puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu'on dit; mais voyez-vous,si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur,et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Ilvous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.--Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien deton dévouement.--Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'aipas l'honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis àvos ordres par mon maître.»Le lendemain, nos voyageurs s'étant levés de grand matin, arrivèrent,non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans unerégion élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et sibien abrité des vents froids, que le printemps s'y faisait déjà sentir,lorsqu'à une demi-lieue aux alentours, l'hiver régnait encore. Quoiquela saison fût prématurément belle, les chemins étaient encore fort peupraticables. Mais le comte Hoditz, qui ne doutait de rien, et pour quil'impossible était une plaisanterie, était déjà arrivé, et déjà faisaittravailler une centaine de pionniers à aplanir la route sur laquelle devaitrouler le lendemain l'équipage majestueux de sa noble épouse. Il eût étépeut-être plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle; mais il nes'agissait pas tant de l'empêcher de se casser bras et jambes en chemin,que de lui donner une fête; et, morte ou vive, il fallait qu'elle eût unsplendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.Le comte permit à peine à nos voyageurs de changer de toilette, et leurfit servir un fort beau dîner dans une grotte mousseuse et rocailleuse,qu'un vaste poêle, habilement masqué par de fausses roches, chauffaitagréablement. Au premier coup d'oeil, cet endroit parut enchanteur àConsuelo. Le site qu'on découvrait de l'ouverture de la grotte étaitréellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Desmouvements de terrains escarpés et pittoresques, des forêts d'arbres verts,des sources abondantes, d'admirables perspectives, des prairies immenses,il semble qu'avec une habitation confortable, c'en était bien assez pourfaire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s'aperçut bientôt desbizarres recherches par lesquelles le comte avait réussi à gâter cettesublime nature. La grotte eût été charmante sans le vitrage, qui en faisaitune salle à manger intempestive. Comme les chèvrefeuilles et les liseronsne faisaient encore que bourgeonner, on avait masqué les châssis des porteset des croisées avec des feuillages et des fleurs artificielles, quifaisaient là une prétentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites,un peu endommagés par l'hiver, laissaient voir le plâtre et le mastic quiles attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poêle, fondant un rested'humidité amassée à la voûte, faisait tomber sur la tête des convives unepluie noirâtre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir.Le Porpora en prit de l'humeur, et deux ou trois fois mit la main à sonchapeau sans oser cependant l'enfoncer sur son chef, comme il en mouraitd'envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s'enrhumât, et il mangeaità la hâte, prétextant une vive impatience de voir la musique qu'il auraità faire exécuter le lendemain.«De quoi vous inquiétez-vous là, cher maestro? disait le comte, gui étaitgrand mangeur, et qui aimait à raconter longuement l'histoire del'acquisition ou de la confection dirigée par lui de toutes les piècesriches et curieuses de son service de table; des musiciens habiles etconsommés comme vous n'ont besoin que d'une petite heure pour se mettreau fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de cescompositeurs pédants qui cherchent à étonner par de savantes et bizarrescombinaisons harmoniques. A la campagne, il faut de la musique simple,pastorale; moi, je n'aime que les chants purs et faciles: c'est aussi legoût de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D'ailleurs, nousne perdons pas de temps. Pendant que nous déjeunons ici, mon majordomeprépare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les choeursdisposés dans leurs différentes stations et tous les musiciens à leurposte.»Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiersétrangers, en tournée dans le pays, demandaient la permission d'entrer etde saluer le comte, pour visiter, avec son agrément, les palais et lesjardins de Roswald.Le comte était habitué à ces sortes de visites, et rien ne lui faisait plusde plaisir que d'être lui-même le _cicérone_ des curieux, à travers lesdélices de sa résidence.«Qu'ils entrent, qu'ils soient les bienvenus! s'écria-t-il, qu'on metteleurs couverts et qu'on les amène ici.»Peu d'instants après, les deux officiers furent introduits. Ils avaientuniforme prussien. Celui qui marchait le premier, et derrière lequel soncompagnon semblait décidé à s'effacer entièrement, était petit, et d'unefigure assez maussade. Son nez, long, lourd et sans noblesse, faisaitparaître plus choquants encore le ravalement de sa bouche et la fuite ouplutôt l'absence de son menton. Sa taille un peu voûtée, donnait je ne saisquel air vieillot à sa personne engoncée dans le disgracieux habit inventépar Frédéric. Cet homme avait cependant une quarantaine d'années tout auplus; sa démarche était assurée, et lorsqu'il eut ôté le vilain chapeauqui lui coupait la face jusqu'à la naissance du nez, il montra ce qu'il yavait de beau dans sa tête, un front ferme, intelligent, et méditatif,des sourcils mobiles et des yeux d'une clarté et d'une animationextraordinaires. Son regard le transformait comme ces rayons du soleilqui colorent et embellissent tout à coup les sites les plus mornes et lesmoins poétiques. Il semblait grandir de toute la tête lorsque ses yeuxbrillaient sur son visage blême, chétif et inquiet.Le comte Hoditz les reçut avec une hospitalité plus cordiale quecérémonieuse, et, sans perdre le temps à de longs compliments, il leur fitmettre deux couverts et leur servit des meilleurs plats avec une véritablebonhomie patriarcale; car Hoditz était le meilleur des hommes, et savanité, loin de corrompre son coeur, l'aidait à se répandre avec confianceet générosité. L'esclavage régnait encore dans ses domaines, et toutes lesmerveilles de Roswald avaient été édifiées à peu de frais par la genttaillable et corvéable; mais il couvrait de fleurs et de gourmandisesle joug de ses sujets. Il leur faisait oublier le nécessaire en leurprodiguant le superflu, et, convaincu que le plaisir est le bonheur,il les faisait tant amuser, qu'ils ne songeaient point à être libres.L'officier prussien (car vraiment il n'y en avait qu'un, l'autre semblaitn'être que son ombre), parut d'abord un peu étonné, peut-être même unpeu choqué du sans façon de M. le comte; et il affectait une politesseréservée, lorsque le comte lui dit:«Monsieur le capitaine, je vous prie de vous mettre à l'aise et de faireici comme chez vous. Je sais que vous devez être habitué à la régularitéaustère des armées du grand Frédéric; je trouve cela admirable en son lieu;mais ici, vous êtes à la campagne, et si l'on ne s'amuse à la campagne,qu'y vient-on faire? Je vois que vous êtes des personnes bien élevées etde bonnes manières. Vous n'êtes certainement pas officiers du roi dePrusse, sans avoir fait vos preuves de science militaire et de bravoureaccomplie. Je vous tiens donc pour des hôtes dont la présence honore mamaison; veuillez en disposer sans retenue, et y rester tant que le séjourvous en sera agréable.»L'officier prit aussitôt son parti en homme d'esprit, et, après avoirremercié son hôte sur le même ton, il se mit à sabler le champagne, quine lui fit pourtant pas perdre une ligne de son sang-froid, et à creuserun excellent pâté sur lequel il fit des remarques et des questionsgastronomiques qui ne donnèrent pas grande idée de lui à la très-sobreConsuelo. Elle était cependant frappée du feu de son regard; mais ce feumême l'étonnait sans la charmer. Elle y trouvait je ne sais quoi dehautain, de scrutateur et de méfiant qui n'allait point à son coeur.Tout en mangeant, l'officier apprit au comte qu'il s'appelait le baronde Kreutz, qu'il était originaire de Silésie, où il venait d'être envoyéen remonte pour la cavalerie; que, se trouvant à Neïsse, il n'avaitpu résister au désir de voir le palais et les jardins tant vantés deRoswald; qu'en conséquence, il avait passé le matin la frontière avec sonlieutenant, non sans mettre le temps et l'occasion à profit pour faire,sur sa route quelques achats de chevaux. Il offrit même au comte de visiterses écuries, s'il avait quelques bêtes à vendre. Il voyageait à cheval,et s'en retournait le soir même.«Je ne le souffrirai pas, dit le comte. Je n'ai pas de chevaux à vousvendre dans ce moment. Je n'en ai pas même assez pour les nouveauxembellissements que je veux faire à mes jardins. Mais je veux faire unemeilleure affaire en jouissant de votre société le plus longtemps qu'il mesera possible.--Mais nous avons appris, en arrivant ici, que vous attendiez d'heure enheure madame la comtesse Hoditz; et, ne voulant point être à charge, nousnous retirerons aussitôt que nous l'entendrons arriver.--Je n'attends madame la comtesse margrave que demain, répondit le comte;elle arrivera ici avec sa fille, madame la princesse de Culmbach. Car vousn'ignorez peut-être pas, Messieurs, que j'ai eu l'honneur de faire unenoble alliance...--Avec la margrave douairière de Bareith, repartit assez brusquement lebaron de Kreutz, qui ne parut pas aussi ébloui de ce titre que le comtes'y attendait.--C'est la tante du roi de Prusse! reprit-il avec un peu d'emphase.--Oui, oui, je le sais! répliqua l'officier prussien en prenant une largeprise de tabac.--Et comme c'est une dame admirablement gracieuse et affable, continua lecomte, je ne doute pas qu'elle n'ait un plaisir infini à recevoir et àtraiter de braves serviteurs du roi son illustre neveu.--Nous serions bien sensibles à un si grand honneur, dit le baron ensouriant; mais nous n'aurons pas le loisir d'en profiter. Nos devoirs nousrappellent impérieusement à notre poste, et nous prendrons congé de VotreExcellence ce soir même. En attendant, nous serions bien heureux d'admirercette belle résidence: le roi notre maître n'en a pas une qu'on puissecomparer à celle-ci.»Ce compliment rendit au Prussien toute la bienveillance du seigneur morave.On se leva de table. Le Porpora, qui se souciait moins de la promenade quede la répétition, voulut s'en dispenser.«Non pas, dit le comte; promenade et répétition, tout cela se fera en mêmetemps; vous allez voir, mon maître.Il offrit son bras à Consuelo et passant le premier:«Pardonnez, Messieurs, dit-il, si je m'empare de la seule dame que nousayons ici dans ce moment: c'est le droit du seigneur. Ayez la bonté de mesuivre: je serai votre guide.--Oserai-je vous demander, Monsieur, dit le baron de Kreutz, adressant pourla première fois la parole au Porpora, quelle est cette aimable dame?--Monsieur, répondit le Porpora qui était de mauvaise humeur, je suisItalien, j'entends assez mal l'allemand, et le français encore moins.»Le baron, qui jusque-là, avait toujours parlé français avec le comte, selonl'usage de ce temps-là entre les gens du bel air, répéta sa demande enitalien.«Cette aimable dame, qui n'a pas encore dit un mot devant vous, réponditsèchement le Porpora, n'est ni margrave, ni douairière, ni princesse, nibaronne, ni comtesse: c'est une chanteuse italienne qui ne manque pas d'uncertain talent.--Je m'intéresse d'autant plus à la connaître et à savoir son nom, repritle baron en souriant de la brusquerie du maestro.--C'est la Porporina, mon élève, répondit le Porpora.--C'est une personne fort habile, dit-on, reprit l'autre, et qui estattendue avec impatience à Berlin. Puisqu'elle est votre élève, je voisque c'est à l'illustre maître Porpora que j'ai l'honneur de parler.--Pour vous servir,» répliqua le Porpora d'un ton bref, en renfonçant sursa tête son chapeau qu'il venait de soulever, en réponse, au profond salutdu baron de Kreutz.Celui-ci, le voyant si peu communicatif, le laissa avancer et se tint enarrière avec son lieutenant. Le Porpora qui avait des yeux jusque derrièrela tête, vit qu'ils riaient ensemble en le regardant et en parlant de lui,dans leur langue. Il en fut d'autant plus mal disposé pour eux, et ne leuradressa pas même un regard durant toute la promenade.CI.On descendit une petite pente assez rapide au bas de laquelle on trouva unerivière en miniature, qui avait été un joli torrent limpide et agité;mais comme il fallait le rendre navigable, on avait égalisé son lit, adoucisa pente, taillé proprement ses rives et troublé ses belles ondes par derécents travaux. Les ouvriers étaient encore occupés à le débarrasser dequelques roches que l'hiver y avait précipitées, et qui lui donnaient unreste de physionomie: on s'empressait de la faire disparaître. Une gondoleattendait là les promeneurs, une vraie gondole que le comte avait faitvenir de Venise, et qui fit battre le coeur de Consuelo en lui rappelantmille souvenirs gracieux et amers. On s'embarqua; les gondoliers étaientaussi de vrais Vénitiens parlant leur dialecte; on les avait fait veniravec la barque, comme de nos jours les nègres avec la girafe. Le comteHoditz, qui avait beaucoup voyagé, s'imaginait parler toutes les langues:mais, quoiqu'il y mît beaucoup d'aplomb, et que, d'une voix haute, d'un tonaccentué, il donnât ses ordres aux gondoliers, ceux-ci l'eussent comprisavec peine, si Consuelo ne lui eût servi de truchement. Il leur fut enjointde chanter des vers du Tasse: mais ces pauvres diables, enroués par lesglaces du Nord, dépaysés et déroutés dans leurs souvenirs, donnèrent auxPrussiens un fort triste échantillon de leur savoir-faire. Il fallut queConsuelo leur soufflât chaque strophe, et promît de leur faire faire unerépétition des fragments qu'ils devaient chanter le lendemain à madame lamargrave.Quand on eut navigué un quart d'heure dans un espace qu'on eût pu traverseren trois minutes, mais où l'on avait ménagé au pauvre ruisseau contrariédans sa course mille détours insidieux, on arriva à la pleine mer. C'étaitun assez vaste bassin où l'on débouqua à travers des massifs de cyprès etde sapins, et dont le coup d'oeil inattendu était vraiment agréable. Maison n'eut pas le loisir de l'admirer. Il fallut s'embarquer sur un navirede poche, où rien ne manquait; mâts, voiles, cordages, c'était un modèleaccompli de bâtiment avec tous ses agrès, et que le trop grand nombre dematelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid.Les tapis étaient fort humides, et je crois bien que, malgré l'exacterevue que M. le comte, arrivé de la veille, avait faite déjà de toutesles pièces, l'embarcation faisait eau. Personne ne s'y sentait à l'aise,excepté le comte, qui, par grâce d'état, ne se souciait jamais des petitsdésagréments attachés à ses plaisirs, et Consuelo, qui commençait às'amuser beaucoup de la folie de son hôte. Une flotte proportionnée à cevaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, exécuta desmanoeuvres que le comte lui-même, armé d'un porte-voix, et debout surla poupe, dirigea fort sérieusement, se fâchant fort quand les chosesn'allaient point à son gré, et faisant recommencer la répétition. Ensuiteon voyagea de conserve aux sons d'une musique de cuivre abominablementfausse, qui acheva d'exaspérer le Porpora.«Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents; maisnous écorcher les oreilles à ce point, c'est trop fort!--Voile pour le Péloponnèse!» s'écria le comte; et on cingla vers une rivecouronnée de menues fabriques imitant des temples grecs et d'antiquestombeaux.On se dirigeait sur une petite anse masquée par des rochers, et, lorsqu'onen fut à dix pas, on fut accueilli par une décharge de coups de fusil. Deuxhommes tombèrent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort léger, qui setenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutôt se laissaglisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la société, enhurlant qu'il était blessé et en cachant dans ses mains sa tête, soi-disantfracassée d'une balle.«Ici, dit le comte à Consuelo, j'ai besoin de vous pour une petiterépétition que je fais faire à mon équipage. Ayez la bonté de représenterpour un instant le personnage de madame la margrave; et de commander à cetenfant mourant ainsi qu'à ces deux morts, qui, par parenthèse sont fortbêtement tombés, de se relever, d'être guéris à l'instant même, de prendreleurs armes, et de défendre Son Altesse contre les insolents piratesretranchés dans cette embuscade.»Consuelo se hâta de se prêter au rôle de margrave, et le joua avec beaucoupplus de noblesse et de grâce naturelle que ne l'eût fait madame Hoditz.Les morts et les mourants se relevèrent sur leurs genoux et lui baisèrentla main. Là, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout debon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiserleur propre main en feignant d'approcher leurs lèvres de la sienne. Puismorts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes démonstrationsd'enthousiasme; le petit saltimbanque, qui faisait le rôle de mousse,regrimpa comme un chat sur son mât et déchargea une légère carabine sur labaie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cléopâtre, etles petits canons firent un vacarme épouvantable.Consuelo, avertie par le comte qui ne voulait pas lui causer une frayeursérieuse, n'avait point été dupe du début un peu bizarre de cette comédie.Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n'avait pas jugénécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes aupremier feu, s'étaient serrés l'un contre l'autre en pâlissant. Celui quine disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble dece dernier n'avait pas échappé au regard tranquillement observateur deConsuelo. Ce n'était pourtant pas la peur qui s'était peinte sur saphysionomie; mais, au contraire, une sorte d'indignation, de colère même,comme si la plaisanterie l'eût offensé personnellement et lui eût sembléun outrage à sa dignité de Prussien et de militaire. Hoditz n'y prit pasgarde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenantriaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent mêmel'épée à la main et s'escrimèrent en l'air pour prendre part à la scène.Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés detremblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolispetits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir àl'abordage, où l'on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margraveeût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d'enfaire tomber quelques-uns à la mer. L'eau du bassin était bien froide,et Consuelo les plaignait, lorsqu'elle vit qu'ils y prenaient plaisir, etmettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu'ilsétaient bons nageurs.Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margraveportait réellement ce titre pompeux) eut été victorieuse, comme de raison,elle emmena prisonnière la flottille des pirates à sa suite, et s'en allaau son d'une musique triomphale (à porter le diable en terre, au dire duPorpora) explorer les rivages de la Grèce. On approcha ensuite d'une îleinconnue d'où l'on voyait s'élever des huttes de terre et des arbresexotiques fort bien acclimatés ou fort bien imités; car on ne savait jamaisà quoi s'en tenir à cet égard, le faux et le vrai étant confondus partout.Aux marges de cette île étaient amarrées des pirogues. Les naturels du payss'y jetèrent avec des cris très-sauvages et vinrent à la rencontre de laflotte, apportant des fleurs et des fruits étrangers récemment coupés dansles serres chaudes de la résidence. Ces sauvages étaient hérissés, tatoués,crépus, et plus semblables à des diables qu'à des hommes. Les costumesn'étaient pas trop bien assortis. Les uns étaient couronnés de plumes,comme des Péruviens, les autres empaquetés de fourrures, comme desEsquimaux; mais on n'y regardait pas de si près; pourvu qu'ils fussentbien laids et bien ébouriffés, on les tenait pour anthropophages tout aumoins.Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui étaitune espèce de géant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu'à laceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine decomposer lui-même en langue sauvage. C'était un assemblage de syllabesronflantes et croquantes, arrangées au hasard pour figurer un patoisgrotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait réciter sa tirade sansfaute, se chargea de traduire cette belle harangue à Consuelo, qui faisaittoujours le rôle de margrave en attendant la véritable.«Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roisauvage, que cette peuplade de cannibales dont l'usage est de dévorer tousles étrangers qui abordent dans leur île, subitement touchée et apprivoiséepar l'effet magique de vos charmes, vient déposer à vos pieds l'hommage desa férocité, et vous offrir la royauté de ces terres inconnues. Daignez ydescendre sans crainte, et quoiqu'elles soient stériles et incultes, lesmerveilles de la civilisation vont y éclore sous vos pas.»On aborda dans l'île au milieu des chants et des danses des jeunessauvagesses. Des animaux étranges et prétendus féroces, mannequinsempaillés qui, au moyen d'un ressort, s'agenouillèrent subitement,saluèrent Consuelo sur le rivage. Puis, à l'aide de cordes, les arbreset les buissons fraîchement plantés s'abattirent, les rochers de cartons'écroulèrent, et l'on vit des maisonnettes décorées de fleurs et defeuillages. Des bergères conduisant de vrais troupeaux (Hoditz n'enmanquait pas), des villageois habillés à la dernière mode de l'Opéra,quoiqu'un peu malpropres vus de près, enfin jusqu'à des chevreuils et desbiches apprivoisées vinrent prêter foi et hommage à la nouvelle souveraine.«C'est ici, dit alors le comte à Consuelo, que vous aurez à jouer un rôledemain, devant Son Altesse. On vous procurera le costume d'une divinitésauvage toute couverte de fleurs et de rubans, et vous vous tiendrez dansla grotte que voici: la margrave y entrera, et vous chanterez la cantateque j'ai dans ma poche, pour lui céder vos droits à la divinité, vu qu'ilne peut y avoir qu'une déesse, là où elle daigne apparaître.«--Voyons la cantate,» dit Consuelo en recevant le manuscrit dont Hoditzétait l'auteur.Il ne lui fallut pas beaucoup de peine pour lire et chanter à la premièrevue ce pont-neuf ingénu: paroles et musique, tout était à l'avenant. Il nes'agissait que de l'apprendre par coeur. Deux violons, une harpe et uneflûte cachés dans les profondeurs de l'antre l'accompagnaient tout detravers. Le Porpora fit recommencer. Au bout d'un quart-d'heure, tout allabien. Ce n'était pas le seul rôle, que Consuelo eût à faire dans la fête,ni la seule cantate que le comte Hoditz eût dans sa poche: elles étaientcourtes, heureusement: il ne fallait pas fatiguer Son Altesse par trop demusique.A l'île sauvage, on remit à la voile, et on alla prendre terre sur unrivage chinois: tours imitant la porcelaine, kiosques, jardins rabougris,petits ponts, jonques et plantations de thé, rien n'y manquait. Les lettreset les mandarins, assez bien costumés, vinrent faire un discours chinois àla margrave; et Consuelo qui, dans le trajet, devait changer de costumedans la cale d'un des bâtiments et s'affubler en mandarine, dut essayerdes couplets en langue et musique chinoise, toujours de la façon du comteHoditz: Ping, pang, tiong, Hi, han, hong,Tel était le refrain, qui était censé signifier, grâce à la puissanced'abréviation que possédait cette langue merveilleuse:«Belle margrave, grande princesse, idole de tous les coeurs, régnez àjamais sur votre heureux époux et sur votre joyeux empire de Roswald enMoravie.»En quittant la Chine, on monta dans des palanquins très-riches, et ongravit, sur les épaules des pauvres serfs chinois et sauvages, une petitemontagne au sommet de laquelle on trouva la ville de Lilliput. Maisons,forêts, lacs, montagnes, le tout vous venait aux genoux ou à la cheville,et il fallait se baisser pour voir, dans l'intérieur des habitations,les meubles et les ustensiles de ménage qui étaient dans des proportionsrelatives à tout le reste. Des marionnettes dansèrent sur la place publiqueau son des mirlitons, des guimbardes et des tambours de basque. Lespersonnes qui les faisaient agir et qui produisaient cette musiquelilliputienne, étaient cachées sous terre et dans des caveaux ménagésexprès.En redescendant la montagne des Lilliputiens, on trouva un désert d'unecentaine de pas, tout encombré de rochers énormes et d'arbres vigoureuxlivrés à leur croissance naturelle. C'était le seul endroit que le comten'eût pas gâté et mutilé. Il s'était contenté de le laisser tel qu'ill'avait trouvé.«L'usage de cette gorge escarpée m'a bien longtemps embarrassé, dit-il àses hôtes. Je ne savais comment me délivrer de ces masses de rochers, niquelle tournure donner à ces arbres superbes, mais désordonnés; tout àcoup l'idée m'est venue de baptiser ce lieu le désert, le chaos: et j'aipensé que le contraste n'en serait pas désagréable, surtout lorsqu'ausortir de ces horreurs de la nature, on rentrerait dans des parterresadmirablement soignés et parés. Pour compléter l'illusion, vous allez voirquelle heureuse invention j'y ai placée.»En parlant ainsi, le comte tourna un gros rocher qui encombrait le sentier(car il avait bien fallu fourrer un sentier uni et sablé dans l'horribledésert), et Consuelo se trouva à l'entrée d'un ermitage creusé dans le rocet surmonté d'une grossière croix de bois. L'anachorète de la Thébaïdeen sortit; c'était un bon paysan dont la longue barbe blanche postichecontrastait avec un visage frais et paré des couleurs de la jeunesse. Ilfit un beau sermon, dont son maître corrigea les barbarismes, donna sabénédiction, et offrit des racines et du lait à Consuelo dans une écuellede bois.«Je trouve l'ermite un peu jeune, dit le baron de Kreutz: vous eussiez pumettre ici un vieillard véritable.--Cela n'eût point plu à la margrave, répondit ingénument le comte Hoditz.Elle dit avec raison que la vieillesse n'est point égayante, et que dansune fête il ne faut voir que de jeunes acteurs.»Je fais grâce au lecteur du reste de la promenade. Ce serait à n'enpas finir si je voulais lui décrire les diverses contrées, les autelsdruidiques, les pagodes indiennes, les chemins et canaux couverts, lesforêts vierges, les souterrains où l'on voyait les mystères de la passiontaillés dans le roc, les mines artificielles avec salles de bal, lesChamps-Elysées, les tombeaux, enfin les cascades, les naïades, lessérénades et les _six mille_ jets d'eau que le Porpora prétendait,par la suite, avoir été forcé d'_avaler_. Il y avait bien mille autresgentillesses dont les mémoires du temps nous ont transmis le détail avecadmiration: une grotte à demi obscure où l'on s'enfonçait en courant, etau fond de laquelle une glace, en vous renvoyant votre propre image, dansun jour incertain, devait infailliblement vous causer une grande frayeur;un couvent où l'on vous forçait, sous peine de perdre à jamais la liberté,de prononcer des voeux dont la formule était un hommage d'éternellesoumission et adoration à la margrave; un arbre à pluie qui, au moyend'une pompe cachée dans les branches, vous inondait d'encre, de sang oud'eau de rose, suivant qu'on voulait vous fêter ou vous mystifier; enfinmille secrets charmants, ingénieux, incompréhensibles, dispendieux surtout,que le Porpora eut la brutalité de trouver insupportables, stupides etscandaleux. La nuit seule mit un terme à cette promenade autour du monde,dans laquelle, tantôt à cheval, tantôt en litière, à âne, en voiture ou enbateau, on avait bien fait trois lieues.Aguerris contre le froid et la fatigue, les deux officiers prussiens, touten riant de ce qu'il y avait de trop puéril dans les amusements et les_surprises_ de Roswald, n'avaient pas été aussi frappés que Consuelo duridicule de cette merveilleuse résidence. Elle était l'enfant de la nature;née en plein champ, accoutumée, dès qu'elle avait eu les yeux ouverts, àregarder les oeuvres de Dieu sans rideau de gaze et sans lorgnon: mais lebaron de Kreutz, quoiqu'il ne fût pas tout à fait le premier-venu danscette aristocratie habituée aux draperies et aux enjolivements de la mode,était l'homme de son monde et de son temps. Il ne haïssait point lesgrottes, les ermitages et les symboles. En somme, il s'amusa avec bonhomie,montra beaucoup d'esprit dans la conversation, et dit à son acolyte qui,en entrant dans la salle à manger, le plaignait respectueusement de l'ennuid'une aussi rude corvée:«De l'ennui? moi? pas du tout. J'ai fait de l'exercice, j'ai gagné del'appétit, j'ai vu mille folies, je me suis reposé l'esprit de chosessérieuses: je n'ai pas perdu mon temps et ma peine.»On fut surpris dans la salle à manger de ne trouver qu'un cercle de chaisesautour d'une place vide. Le comte, ayant prié les convives de s'asseoir,ordonna à ses valets de servir.«Hélas! Monseigneur, répondit celui qui était chargé de lui donner laréplique, nous n'avions rien qui fût digne d'être offert à une si honorablecompagnie, et nous n'avons pas même mis la table.--Voilà qui est plaisant!». s'écria l'amphitryon avec une fureur simulée;et quand ce jeu eut duré quelques instants: «Eh bien! dit-il, puisque leshommes nous refusent un souper, j'évoque l'enfer, et je somme Pluton dem'en envoyer un qui soit digne de mes hôtes.»En parlant ainsi; il frappa le plancher trois fois, et, le plancherglissant aussitôt dans une coulisse, on vit s'exhaler des flammesodorantes; puis, au son d'une musique joyeuse et bizarre, une tablemagnifiquement servie vint se placer sous les coudes des convives.«Ce n'est pas mal, dit le comte en soulevant la nappe, et en parlant sousla table. Seulement je suis fort étonné, puisque messire Pluton sait fortbien qu'il n'y a même pas dans ma maison de l'eau à boire, qu'on ne m'enait pas envoyé une seule carafe.--Comte Hoditz, répondit, des profondeurs de l'abîme, une voix rauquedigne du Tartare, l'eau est fort rare dans les enfers; car presque tousnos fleuves sont à sec depuis que les yeux de Son Altesse margrave ontembrasé jusqu'aux entrailles de la terre; cependant, si vous l'exigez,nous allons envoyer une Danaïde au bord du Styx pour voir si elle en pourratrouver.--Qu'elle se dépêche, répondit le comte, et surtout donnez-lui un tonneauqui ne soit pas percé.»Au même instant, d'une belle cuvette de jaspe qui était au milieu de latable, s'élança un jet d'eau de roche qui pendant tout le souper retombasur lui-même en gerbe de diamants au reflet des nombreuses bougies. Le_surtout_ était un chef-d'oeuvre de richesse et de mauvais goût, et l'eaudu Styx, le souper infernal, furent pour le comte matière à mille jeux demots, allusions et coq-à-l'âne, qui ne valaient guère mieux, mais que lanaïveté de son enfantillage lui fit pardonner. Le repas succulent, etservi par de jeunes sylvains et des nymphes plus ou moins charmantes,égaya beaucoup le baron de Kreutz.Il ne fit pourtant qu'une médiocre attention aux belles esclaves del'amphitryon: ces pauvres paysannes étaient à la fois les servantes, lesmaîtresses, les choristes et les actrices de leur seigneur. Il était leurprofesseur de grâces, de danse, de chant et de déclamation. Consuelo avaiteu à Passaw un échantillon de sa manière de procéder avec elles; et, ensongeant au sort glorieux que ce seigneur lui avait offert alors, elleadmirait le sang-froid respectueux avec lequel il la traitait maintenant,sans paraître ni surpris ni confus de sa méprise. Elle savait bien quele lendemain les choses changeraient d'aspect à l'arrivée de la margrave;qu'elle dînerait dans sa chambre avec son maître, et qu'elle n'auraitpas l'honneur d'être admise à la table de Son Altesse. Elle ne s'enembarrassait guère, quoiqu'elle ignorât une circonstance qui l'eûtdivertie beaucoup en cet instant: à savoir qu'elle soupait avec unpersonnage infiniment plus illustre, lequel ne voulait pour rien au mondesouper le lendemain avec la margrave.Le baron de Kreutz, souriant donc d'un air assez froid à l'aspect desnymphes du logis, accorda un peu plus d'attention à Consuelo, lorsqueaprès l'avoir provoquée à rompre le silence, il l'eut amenée à parler surla musique. Il était amateur éclairé et quasi passionné de cet art divin;du moins il en parla lui-même avec une supériorité qui adoucit, non moinsque le repas, les bons mets et la chaleur des appartements, l'humeurrevêche du Porpora.«Il serait à souhaiter, dit-il enfin au baron, qui venait de louerdélicatement sa manière sans le nommer, que le souverain que nous allonsessayer de divertir fût aussi bon juge que vous!--On assure, répondit le baron, que mon souverain est assez éclairé surcette matière, et qu'il aime véritablement les beaux-arts.--En êtes-vous bien certain, monsieur le baron? reprit le maestro, qui nepouvait causer sans contredire tout le monde sur toutes choses. Moi, je nem'en flatte guère. Les rois sont toujours les premiers en tout, au dire deleurs sujets; mais il arrive souvent que leurs sujets en savent beaucoupplus long qu'eux.--En fait de guerre; comme en fait de science et de génie, le roi de Prusseen sait plus long qu'aucun de nous; répondit le lieutenant avec zèle; etquant à la musique, il est très-certain...--Que vous n'en savez rien ni moi non plus, interrompit sèchement, lecapitaine Kreutz; maître Porpora ne peut s'en rapporter qu'à lui seul à cedernier égard.--Quant à moi, reprit le maestro, la dignité royale ne m'en a jamais imposéen fait de musique; et quand j'avais l'honneur de donner des leçons à laprincesse électorale de Saxe, je ne lui passais pas plus de fausses notesqu'à un autre.--Eh quoi! dit le baron en regardant son compagnon avec une intentionironique, les têtes couronnées font-elles jamais des fausses notes?--Tout comme les simples mortels, Monsieur! répondit le Porpora. Cependantje dois dire que la princesse électorale n'en fit pas longtemps avec moi,et qu'elle avait une rare intelligence pour me seconder.--Ainsi vous pardonneriez bien quelques fausses notes à notre Fritz, s'ilavait l'impertinence d'en faire en votre présence?--A condition qu'il s'en corrigerait.--Mais vous ne lui laveriez pas la tête? dit à son tour le comte Hoditz enriant.--Je le ferais, dût-il couper la mienne!» répondit le vieux professeur,qu'un peu de Champagne rendait expansif et fanfaron.Consuelo avait été bien et dûment avertie par le chanoine que la Prusseétait une grande préfecture de police, où les moindres paroles, prononcéesbien bas à la frontière, arrivaient en peu d'instants, par une suited'échos mystérieux et fidèles, au cabinet de Frédéric, et qu'il ne fallaitjamais dire à un Prussien, surtout à un militaire, à un employé quelconque:«Comment vous portez-vous?» sans peser chaque syllabe, et tourner, comme ondit aux petits enfants, sa langue sept fois dans sa bouche. Elle ne vitdonc pas avec plaisir son maître s'abandonner à son humeur narquoise, etelle s'efforça de réparer ses imprudences par un peu de politique.«Quand même le roi de Prusse ne serait pas le premier musicien de sonsiècle, dit-elle, il lui serait permis de dédaigner un art certainement bienfutile au prix de tout ce qu'il sait d'ailleurs.»Mais elle ignorait que Frédéric ne mettait pas moins d'amour-propre à êtreun grand flûtiste qu'à être un grand capitaine et un grand philosophe.Le baron de Kreutz déclara que si Sa Majesté avait jugé la musique un artdigne d'être étudié, elle y avait consacré très-probablement une attentionet un travail sérieux.«Bah! dit le Porpora, qui s'animait de plus en plus, l'attention etle travail ne révèlent rien, en fait d'art, à ceux que le ciel n'a pasdoués d'un talent inné. Le génie de la musique n'est pas à la portée detoutes les fortunes; et il est plus facile de gagner des batailles et depensionner des gens de lettres que de dérober aux muses le feu sacré. Lebaron Frédéric de Trenck nous a fort bien dit que Sa Majesté prussienne,lorsqu'elle manquait à la mesure, s'en prenait à ses courtisans; mais leschoses n'iront pas ainsi avec moi!--Le baron Frédéric de Trenck a dit cela? répliqua le baron de Kreutz,dont les yeux s'animèrent d'une colère subite et impétueuse. Eh bien!reprit-il en se calmant tout à coup par un effort de sa volonté, et enparlant d'un ton d'indifférence, le pauvre diable doit avoir perdu l'enviede plaisanter; car il est enfermé à la citadelle de Glatz pour le reste deses jours.--En vérité! s'écria le Porpora: et qu'a-t-il donc fait?--C'est le secret de l'Etat, répondit le baron: mais tout porte à croirequ'il a trahi la confiance de son maître.--Oui! ajouta le lieutenant; en vendant à l'Autriche le plan desfortifications de la Prusse, sa patrie.--Oh! c'est impossible! dit Consuelo qui avait pâli, et qui, de plus enplus attentive à sa contenance et à ses paroles, ne put cependant retenircette exclamation douloureuse.--C'est impossible, et c'est faux! s'écria le Porpora indigné; ceux qui ontfait croire cela au roi de Prusse en ont menti par la gorge!--Je présume que ce n'est pas un démenti indirect que vous pensez nousdonner? dit le lieutenant en pâlissant à son tour.--Il faudrait avoir une susceptibilité bien maladroite pour le prendreainsi, reprit le baron de Kreutz en lançant un regard dur et impérieux àson compagnon. En quoi cela nous regarde-t-il? et que nous importe quemaître Porpora mette de la chaleur dans son amitié pour ce jeune homme?--Oui, j'en mettrais, même en présence du roi lui-même, dit le Porpora.Je dirais au roi qu'on l'a trompé; que c'est fort mal à lui de l'avoir cru;que Frédéric de Trenck est un digne, un noble jeune homme; incapable d'uneinfamie!--Je crois, mon maître, interrompit Consuelo que la physionomie ducapitaine inquiétait de plus en plus, que vous serez bien à jeun quandvous aurez l'honneur d'approcher le roi de Prusse; et je vous connais troppour n'être pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d'étranger à lamusique.--Mademoiselle me paraît fort prudente, reprit le baron. Il paraîtcependant qu'elle à été fort liée à Vienne, avec ce jeune baron de Trenck?--Moi, monsieur? répondit Consuelo avec une indifférence fort bien jouée;je le connais à peine.--Mais, reprit le baron avec une physionomie pénétrante, si le roi lui-mêmevous demandait, par je ne sais quel hasard imprévu, ce que vous pensez dela trahison de ce Trenck?...--Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorialavec beaucoup de calme et de modestie, je lui répondrais que je ne croisà la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c'est que detrahir.--Voilà une belle parole, signora! dit le baron dont la figure s'éclaircittout à coup, et vous l'avez dite avec l'accent d'une belle âme.»Il parla d'autre chose; et charma les convives par la grâce et la forcede son esprit. Durant tout le reste du souper, il eut, en s'adressant àConsuelo, une expression de bonté et de confiance qu'elle ne lui avait pasencore vue.CII.A la fin du dessert, une ombre toute drapée de blanc et voilée vintchercher les convives en leur disant: _Suivez-moi!_ Consuelo, condamnéeencore au rôle de margrave pour la répétition de cette nouvelle scène, seleva la première, et, suivie des autres convives, monta le grand escalierdu château, dont la porte s'ouvrait au fond de la salle. L'ombre qui lesconduisait poussa, au haut de cet escalier, une autre grande porte, et l'onse trouva dans l'obscurité d'une profonde galerie antique, au bout delaquelle on apercevait simplement une faible lueur. Il fallut se dirigerde ce côté au son d'une musique lente, solennelle et mystérieuse, qui étaitcensée exécutée par les habitants du monde invisible.«Tudieu! dit ironiquement le Porpora d'un ton d'enthousiasme, monsieurle comte ne nous refuse rien! Nous avons entendu aujourd'hui de lamusique turque, de la musique nautique, de la musique sauvage, de lamusique chinoise, de la musique lilliputienne et toutes sortes de musiquesextraordinaires; mais en voici une qui les surpasse toutes, et l'on peutbien dire que c'est véritablement de la musique de l'autre monde.--Et vous n'êtes pas au bout! répondit le comte enchanté de cet éloge.--Il faut s'attendre à tout de la part de Votre Excellence, dit le baronde Kreutz avec la même ironie que le professeur; quoique après ceci, je nesache, en vérité, ce que nous pouvons espérer de plus fort.»Au bout de la galerie, l'ombre frappa sur une espèce de tamtam qui renditun son lugubre, et un vaste rideau s'écartant, laissa voir la salle despectacle décorée et illuminée comme elle devait l'être le lendemain. Jen'en ferai point la description, quoique ce fût bien le cas de dire: Ce n'était que festons, ce n'était qu'algarades.La toile du théâtre se leva; la scène représentait l'Olympe ni plus nimoins. Les déesses s'y disputaient le coeur du berger Paris, et le concoursdes trois divinités principales faisait les frais de la pièce. Elle étaitécrite en italien, ce qui fit dire tout bas au Porpora, en s'adressant àConsuelo:«Le sauvage, le chinois et le lilliputien n'étaient rien; voilà enfin del'iroquois.»Vers et musique, tout était de la fabrique du comte. Les acteurs et lesactrices valaient bien leurs rôles. Après une demi-heure de métaphores etde concetti sur l'absence d'une divinité plus charmante et plus puissanteque toutes les autres, qui dédaignait de concourir pour le prix de labeauté, Paris s'étant décidé à faire triompher Vénus, cette dernièreprenait la pomme, et, descendant du théâtre par un gradin, venait ladéposer au pied de la margrave, en se déclarant indigne de la conserver,et s'excusant d'avoir osé la briguer devant elle.C'était Consuelo qui devait faire ce rôle de Vénus; et comme c'étaitle plus important, ayant à chanter à la fin une cavatine à grand effet,le comte Hoditz, n'ayant pu en confier la répétition à aucune de sescoryphées, prit le parti de le remplir lui-même; tant pour faire marchercette répétition que pour faire sentir à Consuelo l'esprit, les intentions,les finesses et les beautés du rôle. Il fut si bouffon en faisantsérieusement Vénus, et en chantant avec emphase les platitudes pillées àtous les méchants opéras à la mode et mal cousues dont il prétendait avoirfait une partition, que personne ne put garder son sérieux. Il était tropanimé par le soin de gourmander sa troupe et trop enflammé par l'expressiondivine qu'il donnait à son jeu et à son chant, pour s'apercevoir de lagaieté de l'auditoire. On l'applaudit à tout rompre, et le Porpora, quis'était mis à la tête de l'orchestre en se bouchant les oreilles de tempsen temps à la dérobée, déclara que tout était sublime, poëme, partition,voix, instruments, et la Vénus provisoire par-dessus tout.Il fut convenu que Consuelo et lui liraient ensemble attentivement cechef-d'oeuvre le soir même et le lendemain matin. Ce n'était ni long, nidifficile à apprendre, et ils se firent fort d'être le lendemain soir à lahauteur de la pièce et de la troupe. On visita ensuite la salle de bal quin'était pas encore prête, parce que les danses ne devaient avoir lieu quele surlendemain, la fête ayant à durer deux jours pleins et à offrir unesuite ininterrompue de divertissements variés.Il était dix heures du soir. Le temps était clair et la lune magnifique.Les deux officiers prussiens avaient persisté à repasser la frontière lesoir même, alléguant une consigne supérieure qui leur défendait de passerla nuit en pays étranger. Le comte dut donc céder, et ayant donné l'ordrequ'on préparât leurs chevaux, il les emmena boire le coup de l'étrier,c'est-à-dire déguster du café et d'excellentes liqueurs dans un élégantboudoir, où Consuelo ne jugea pas à propos de les suivre. Elle prit donccongé d'eux, et après avoir recommandé tout bas au Porpora de se tenir unpeu mieux sur ses gardes qu'il n'avait fait durant le souper, elle sedirigea vers sa chambre, qui était dans une autre aile du château.Mais elle s'égara bientôt dans les détours de ce vaste labyrinthe, et setrouva dans une sorte de cloître où un courant d'air éteignit sa bougie.Craignant de s'égarer de plus en plus et de tomber dans quelqu'une destrappes _à surprise_ dont ce manoir était rempli, elle prit le parti derevenir sur ses pas à tâtons jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé la partieéclairée des bâtiments. Dans la confusion de tant de préparatifs pourdes choses insensées, le confortable de cette riche habitation étaitentièrement négligé. On y trouvait des sauvages, des ombres, des dieux,des ermites, des nymphes, des ris et des jeux, mais pas un domestique pouravoir un flambeau, pas un être dans son bon sens auprès de qui l'on pût serenseigner.Cependant elle entendit venir à elle une personne qui semblait marcher avecprécaution et se glisser dans les ténèbres à dessein, ce qui ne lui inspirapas la confiance d'appeler et de se nommer, d'autant plus que c'était lepas lourd et la respiration forte d'un homme. Elle s'avançait un peu émueet en se serrant contre la muraille; lorsqu'elle entendit ouvrir une portenon loin d'elle, et la clarté de la lune, en pénétrant par cette ouverture,tomba sur la haute taille et le brillant costume de Karl.Elle se hâta de l'appeler.«Est-ce vous, signora? lui dit-il d'une voix altérée. Ah! je cherche depuisbien des heures un instant pour vous parler, et je le trouve trop tard,peut-être!--Qu'as-tu donc à me dire, bon Karl, et d'où vient l'émotion où je te vois?--Sortez de ce corridor, signora, je vais vous parler dans un endroit toutà fait isolé et où j'espère que personne ne pourra nous entendre.Consuelo suivit Karl, et se trouva en plein air avec lui sur la terrasseque formait la tourelle accolée au flanc de l'édifice.«Signora, dit le déserteur en parlant avec précaution (arrivé le matin pourla première fois à Roswald, il ne connaissait guère mieux les êtres queConsuelo), n'avez-vous rien dit aujourd'hui qui puisse vous exposer aumécontentement ou à la méfiance du roi de Prusse, et dont vous auriez àvous repentir à Berlin, si le roi en était exactement informé?.--Non, Karl, je n'ai rien dit de semblable. Je savais que tout Prussienqu'on ne connaît pas est un interlocuteur dangereux, et j'ai observé, quantà moi, toutes mes paroles.--Ah! vous me faites du bien de me dire cela; j'étais bien inquiet! je mesuis approché de vous deux où trois fois dans le navire, lorsque vous vouspromeniez sur la pièce d'eau. J'étais un des pirates qui ont fait semblantde monter à l'abordage; mais j'étais déguisé, vous ne m'avez pas reconnu.J'ai eu beau vous regarder, vous faire signe, vous n'avez pris garde àrien, et je n'ai pu vous glisser un seul mot. Cet officier était toujours àcôté de vous. Tant que vous avez navigué sur le bassin, il ne vous a pasquittée d'un pas. On eût dit qu'il devinait que vous étiez son scapulaire,et qu'il se cachait derrière vous, dans le cas où une balle se seraitglissée dans quelqu'un de nos innocents fusils.--Que veux-tu dire, Karl? Je ne puis te comprendre. Quel est cet officier?Je ne le connais pas.--Je n'ai pas besoin de vous le dire; vous le connaîtrez bientôt puisquevous allez à Berlin.--Pourquoi m'en faire un secret maintenant?--C'est que c'est un terrible secret, et que j'ai besoin de le garderencore une heure.--Tu as l'air singulièrement agité, Karl; que se passe-t-il en toi?--Oh! de grandes choses! l'enfer brûle dans mon coeur!--L'enfer? On dirait que tu as de mauvais desseins.--Peut-être!--En ce cas, je veux que tu parles; tu n'as pas le droit de te taire avecmoi, Karl. Tu m'as promis un dévouement, une soumission à toute épreuve.--Ah! signora, que me dites-vous là? c'est la vérité, je vous dois plus quela vie, car vous avez fait ce qu'il fallait pour me conserver ma femme etma fille; mais elles étaient condamnées, elles ont péri... et il faut bienque leur mort soit vengée!--Karl, au nom de ta femme et de ton enfant qui prient pour toi dans leciel, je t'ordonne de parler. Tu médites je ne sais quel acte de folie;tu veux te venger? La vue de ces Prussiens te met hors de toi?--Elle me rend fou, elle me rend furieux... Mais non, je suis calme, jesuis un saint. Voyez-vous, signora, c'est Dieu et non l'enfer qui mepousse. Allons! l'heure approche. Adieu, signora; il est probable que je nevous reverrai plus, et je vous demande, puisque vous passez par Prague,de payer une messe pour moi à la chapelle de Saint-Jean-Népomuck, un desplus grands patrons de la Bohême.--Karl, vous parlerez, vous confesserez les idées criminelles qui voustourmentent, ou je ne prierai jamais pour vous, et j'appellerai sur vous,au contraire, la malédiction de votre femme et de votre fille, qui sontdes anges dans le sein de Jésus le Miséricordieux. Mais comment voulez-vousêtre pardonné dans le ciel, si vous ne pardonnez pas sur la terre? Je voisbien que vous avez une carabine sous votre manteau, Karl, et que d'ici vousguettez ces Prussiens au passage.--Non, pas d'ici, dit Karl ébranlé et tremblant; je ne veux pas verserle sang dans la maison de mon maître, ni sous vos yeux, ma bonne saintefille; mais là-bas; voyez-vous, il y a dans la montagne un chemin creuxque je connais bien déjà; car j'y étais ce matin quand ils sont arrivéspar là... Mais j'y étais par hasard, je n'étais pas armé, et d'ailleursje ne l'ai pas reconnu tout de suite, lui!... Mais tout à l'heure, il varepasser par là, et j'y serai, moi! J'y serai bientôt par le sentier duparc, et je le devancerai, quoiqu'il soit bien monté... Et comme vous ledites, signora, j'ai une carabine, une bonne carabine, et il y a dedansune bonne balle pour son coeur. Elle y est depuis tantôt; car je neplaisantais pas quand je faisais le guet accoutré en faux pirate. Jetrouvais l'occasion assez belle, et je l'ai visé plus de dix fois; maisvous étiez là, toujours là, et je n'ai pas tiré... Mais tout à l'heure,vous n'y serez pas, il ne pourra pas se cacher derrière vous comme unpoltron... car il est poltron, je le sais bien, moi. Je l'ai vu pâlir, ettourner le dos à la guerre, un jour qu'il nous faisait avancer avec ragecontre mes compatriotes, contre mes frères les Bohémiens. Ah! quellehorreur! car je suis Bohémien, moi, par le sang, par le coeur, et cela nepardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Bohême; n'ayant apprisdans ma forêt qu'à manier la cognée, il a fait de moi un soldat prussien,et, grâce à ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.--Karl, Karl, taisez-vous, vous êtes dans le délire! vous ne connaissez pascet homme, j'en suis sûre. Il s'appelle le baron de Kreutz; je parie quevous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n'estpas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.--Ce n'est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien.Je l'ai vu plus de cent fois à la parade c'est le grand recruteur, c'estle grand maître des voleurs d'hommes et des destructeurs de familles;c'est le grand fléau de la Bohême, c'est mon ennemi, à moi. C'est l'ennemide notre ...glise, de notre religion et de tous nos saints; c'est lui qui aprofané, par ses rires impies, la statue de saint Jean-Népomuck, sur lepont de Prague. C'est lui qui a volé, dans le château de Prague, le tambourfait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans sontemps, et dont la peau était la sauvegarde, le porte-respect, l'honneur dupays! Oh non! je ne me trompe pas, et je connais bien l'homme! D'ailleurs,saint Wenceslas m'est apparu tout à l'heure comme je faisais ma prière dansla chapelle; je l'ai vu comme je vous vois, signora; et il m'a dit: «C'estlui, frappe-le au coeur.» Je l'avais juré à la Sainte-Vierge sur la tombede ma femme, et il faut que je tienne mon serment... Ah! voyez, signora!voilà son cheval qui arrive devant le perron; c'est ce que j'attendais.Je vais à mon poste; priez pour moi; car je paierai cela de ma vie tôt outard; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon âme!--Karl! s'écria Consuelo animée d'une force extraordinaire, je te croyaisun coeur généreux, sensible et pieux; mais je vois bien que tu es un impie,un lâche et un scélérat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner,je te défends de le suivre et de lui faire aucun mal. C'est le diable quia pris la figure d'un saint pour égarer ta raison; et Dieu a permis qu'ilte fit tomber dans ce piège pour te punir d'avoir fait un serment sacrilègesur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je; car tu nesonges pas que ton maître, le comte Hoditz, qui t'a comblé de bienfaits,sera accusé de ton crime, et qu'il le paiera de sa tête; lui, si honnête,si bon et si doux envers toi! Va te cacher au fond d'une cave; car tu n'espas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une tellepensée. Tiens! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi,et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t'abandonner à l'esprit dumal.--Ma femme! ma femme! s'écria Karl, égaré et vaincu; je ne la vois pas.Ma femme; si lu es là parle-moi, fais que je la revoie encore une fois etque je meure.--Tu ne peux pas la voir: le crime est dans ton coeur, et la nuit sur tesyeux. Mets-toi à genoux, Karl; tu peux encore te racheter. Donne-moi cefusil qui souille tes mains, et fais ta prière.»En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée,et se hâta de l'éloigner des yeux de Karl, tandis qu'il tombait à genouxet fondait en larmes. Elle quitta la terrasse pour cacher cette armedans quelque autre endroit, à la hâte. Elle était brisée de l'effortqu'elle venait de faire pour s'emparer de l'imagination du fanatique enévoquant les chimères qui le gouvernaient. Le temps pressait; et ce n'étaitpas le moment de lui faire un cours de philosophie plus humaine et pluséclairée. Elle venait de dire ce qui lui était venu à l'esprit, inspiréepeut-être par quelque chose de sympathique dans l'exaltation de cemalheureux, qu'elle voulait à tout prix sauver d'un acte de démence, etqu'elle accablait même d'une feinte indignation, tout en le plaignantd'un égarement dont il n'était pas le maître.Elle se pressait d'écarter l'arme fatale, afin de le rejoindre ensuite etde le retenir sur la terrasse jusqu'à ce que les Prussiens fussent bienloin, lorsqu'en rouvrant cette petite porte qui ramenait de la terrasse aucorridor, elle se trouva face à face avec le baron de Kreutz. Il venait dechercher son manteau et ses pistolets dans sa chambre. Consuelo n'eut quele temps de laisser tomber la carabine derrière elle, dans l'angle queformait la porte, et de se jeter dans le corridor, en refermant cette porteentre elle et Karl. Elle craignait que la vue de l'ennemi ne rendît à cedernier toute sa fureur s'il l'apercevait.La précipitation de ce mouvement, et l'émotion qui la força de s'appuyercontre la porte, comme si elle eût craint de s'évanouir, n'échappèrentpoint à l'oeil clairvoyant du baron de Kreutz. Il portait un flambeau,et s'arrêta devant elle en souriant. Sa figure était parfaitement calme;cependant Consuelo crut voir que sa main tremblait et faisait vacillertrès-sensiblement la flamme de la bougie. Le lieutenant était derrièrelui, pâle comme la mort, et tenant son épée nue. Ces circonstances, ainsique la certitude qu'elle acquit un peu plus tard qu'une fenêtre de cetappartement, où le baron avait déposé et repris ses effets, donnait surla terrasse de la tourelle, firent penser ensuite à Consuelo que les deuxPrussiens n'avaient pas perdu un mot de son entretien avec Karl. Cependantle baron la salua d'un air courtois et tranquille; et comme la crainted'une pareille situation lui faisait oublier de rendre le salut et luiôtait la force de dire un mot, Kreutz l'ayant examinée un instant avec desyeux qui exprimaient plus d'intérêt que de surprise, il lui dit d'une voixdouce en lui prenant la main:«Allons, mon enfant, remettez-vous. Vous semblez bien agitée. Nous vousavons fait peur en passant brusquement devant cette porte au moment où vousl'ouvriez; mais nous sommes vos serviteurs et vos amis. J'espère que nousvous reverrons à Berlin, et peut-être pourrons-nous vous y être bon àquelque chose.»Le baron attira un peu vers lui la main de Consuelo comme si, dans unpremier mouvement, il eût songé à la porter à ses lèvres. Mais il secontenta de la presser légèrement, salua de nouveau, et s'éloigna, suivide son lieutenant[1], qui ne sembla pas même voir Consuelo, tant il étaittroublé et hors de lui. Cette contenance confirma la jeune fille dansl'opinion qu'il était instruit du danger dont son maître venait d'êtremenacé.[Note 1: On disait alors _bas officier_. Nous avons, dans notre récit,modernisé un titre qui donnait lieu à équivoque.]Mais quel était donc cet homme dont la responsabilité pesait si fortementsur la tête d'un autre, et dont la destruction avait semblé à Karl unevengeance si complète et si enivrante? Consuelo revint sur la terrassepour lui arracher son secret, tout en continuant à le surveiller; maiselle le trouva évanoui, et, ne pouvant aider ce colosse à se relever,elle descendit et appela d'autres domestiques pour aller à son secours.«Ah! ce n'est rien, dirent-ils en se dirigeant vers le lieu qu'elle leurindiquait: il a bu ce soir un peu trop d'hydromel, et nous allons le porterdans son lit.»Consuelo eût voulu remonter avec eux; elle craignait que Karl ne se trahîten revenant à lui-même, mais elle en fut empêchée par le comte Hoditz,qui passait par là, et qui lui prit le bras, se réjouissant de ce qu'ellen'était pas encore couchée, et de ce qu'il pouvait lui donner un nouveauspectacle. Il fallut le suivre sur le perron, et de là elle vit en l'air,sur une des collines du parc, précisément du côté que Karl lui avaitdésigné comme le but de son expédition, un grand arc de lumière, sur lequelon distinguait confusément des caractères en verres de couleur.Voilà une très-belle illumination, dit-elle d'un air distrait.--C'est une délicatesse, un adieu discret et respectueux à l'hôte qui nousquitte, lui répondit-il. Il va passer dans un quart d'heure au pied decette colline, par un chemin creux que nous ne voyons pas d'ici, et où iltrouvera cet arc de triomphe élevé comme par enchantement au-dessus de satête.--Monsieur le comte, s'écria Consuelo en sortant de sa rêverie, quel estdonc ce personnage qui vient de nous quitter?--Vous le saurez plus tard, mon enfant.--Si je ne dois pas le demander, je me tais, monsieur le comte; cependantj'ai quelque soupçon qu'il ne s'appelle pas réellement le baron de Kreutz.--Je n'en ai pas été dupe un seul instant, repartit Hoditz, qui à cet égardse vantait un peu. Cependant j'ai respecté religieusement son incognito.Je sais que c'est sa fantaisie et qu'on l'offense quand on n'a pas l'airde le prendre pour ce qu'il se donne. Vous avez vu que je l'ai traité commeun simple officier, et pourtant...»Le comte mourait d'envie de parler; mais les convenances lui défendaientd'articuler un nom apparemment si sacré. Il prit un terme moyen, etprésentant sa lorgnette à Consuelo:«Regardez, lui dit-il, comme cet arc improvisé a bien réussi. Il y a d'iciprès d'un demi-mille, et je parie qu'avec ma lorgnette, qui est excellente,vous allez lire ce qui est écrit dessus. Les lettres ont vingt pieds dehaut, quoiqu'elles vous paraissent imperceptibles. Cependant, regardezbien!...»Consuelo regarda et déchiffra aisément cette inscription, qui lui révéla lesecret de la comédie: Vive Frédéric le Grand.«Ah! monsieur le comte, s'écria-t-elle vivement préoccupée, il y a dudanger pour un tel personnage à voyager ainsi, et il y en a plus encore àle recevoir.--Je ne vous comprends pas, dit le comte; nous sommes en paix; personne nesongerait maintenant, sur les terres de l'empire, à lui faire un mauvaisparti, et personne ne peut plus trouver contraire au patriotisme d'hébergerhonorablement un hôte tel que lui.»Consuelo était plongée dans ses rêveries. Hoditz l'en tira en lui disantqu'il avait une humble supplique à lui présenter; qu'il craignait d'abuserde son obligeance, mais que la chose était si importante, qu'il était forcéde l'importuner. Après bien des circonlocutions:«Il s'agirait, lui dit-il d'un air mystérieux et grave, de vouloir bienvous charger du rôle de l'ombre.--Quelle ombre? demanda Consuelo, qui ne songeait plus qu'à Frédéric etaux événements de la soirée.--L'ombre qui vient au dessert chercher madame la margrave et ses convivespour leur faire traverser la galerie du Tartare, où j'ai placé le champdes morts, et les faire entrer dans la salle du théâtre, où l'Olympe doitles recevoir. Vénus n'entre pas en scène tout d'abord, et vous auriez letemps de dépouiller, dans la coulisse, le linceul de l'ombre sous lequelvous aurez le brillant costume de la mère des amours tout ajusté, satincouleur de rose, avec noeuds d'argent chenillés d'or, paniers très-petits,cheveux sans poudre, avec des perles et des plumes, des roses, une toilettetrès-décente et d'une galanterie sans égale, vous verrez! Allons, vousconsentez à faire l'ombre; car il faut marcher avec beaucoup de dignité,et pas une de mes petites actrices n'oserait dire à Son Altesse, d'unton à la fois impérieux et respectueux: _Suivez-moi_. C'est un mot biendifficile à dire, et j'ai pensé qu'une personne de génie pouvait en tirerun grand parti. Qu'en pensez-vous?--Le mot est admirable, et je ferai l'ombre de tout mon coeur, réponditConsuelo en riant.--Ah! vous êtes un ange, un ange, en vérité! s'écria le comte en luibaisant la main.»Mais hélas! cette fête, cette brillante fête, ce rêve que le comte avaitcaressé pendant tout un hiver et qui lui avait fait faire plus de troisvoyages en Moravie pour en préparer la réalisation; ce jour tant attendudevait s'en aller en fumée, tout aussi bien que la sérieuse et sombrevengeance de Karl. Le lendemain, vers le milieu du jour, tout était prêt.Le peuple de Roswald était sous les armes; les nymphes, les génies, lessauvages, les nains, les géants, les mandarins et les ombres attendaient,en grelottant à leurs postes, le moment de commencer leurs évolutions;la route escarpée était déblayée de ses neiges et jonchée de mousse etde violettes; les nombreux convives, accourus des châteaux environnants,et même de villes assez éloignées, formaient un cortège respectable àl'amphitryon, lorsque hélas! un coup de foudre vint tout renverser. Uncourrier, arrivé à toute bride, annonça que le carrosse de la margraveavait versé dans un fossé; que Son Altesse s'était enfoncé deux côtes, etqu'elle était forcée de séjourner à Olmütz, où le comte était prié d'allerla rejoindre. La foule se dispersa. Le comte, suivi de Karl, qui avaitretrouvé sa raison, monta sur le meilleur de ses chevaux et partit à lahâte, après avoir dit quelques mots à son majordome.Les Plaisirs, les Ruisseaux, les Heures et les Fleuves allèrent reprendreleurs bottes fourrées et leurs casaquins de laine, et s'en retournèrent àleur travail des champs, pêle-mêle avec les Chinois, les pirates, lesdruides et les anthropophages. Les convives remontèrent dans leurséquipages, et la berline qui avait amené le Porpora et son élève fut misede nouveau à leur disposition. Le majordome, conformément aux ordres qu'ilavait reçus, leur apporta la somme convenue, et les força de l'accepterbien qu'ils ne l'eussent qu'à demi gagnée. Ils prirent, le jour même, laroute de Prague; le professeur enchanté d'être débarrassé de la musiquecosmopolite et des cantates polyglottes de son hôte; Consuelo regardantdu côté de la Silésie et s'affligeant de tourner le dos au captif de Glatz,sans espérance de pouvoir l'arracher à son malheureux sort.Ce même jour, le baron de Kreutz, qui avait passé la nuit dans un village,non loin de la frontière morave, et qui en était reparti le matin dansun grand carrosse de voyage, escorté de ses pages à cheval, et de saberline de suite qui portait son commis et sa _chatouille_[1], disait àson lieutenant, ou plutôt à son aide de camp, le baron de Buddenbrock,aux approches de la ville de Neïsse, et il faut noter que mécontent de samaladresse la veille, il lui adressait la parole pour la première foisdepuis son départ de Roswald:[Note 1: Son trésor de voyage.]«Qu'était-ce donc que cette illumination que j'ai aperçue de loin, sur lacolline au pied de laquelle nous devions passer, en côtoyant le parc de cecomte Hoditz?--Sire, répondit en tremblant Buddenbrock, je n'ai pas aperçud'illumination.--Et vous avez eu tort. Un homme qui m'accompagne doit tout voir.--Votre Majesté devait pardonner au trouble affreux dans lequel m'avaitplongé la résolution d'un scélérat...--Vous ne savez ce que vous dites! cet homme était un fanatique, unmalheureux dévot catholique, exaspéré par les sermons que les curés dela Bohême ont fait contre moi durant la guerre; il était poussé à boutd'ailleurs par quelque malheur personnel. Il faut que ce soit quelquepaysan enlevé pour mes armées, un de ces déserteurs que nous reprenonsquelquefois malgré leurs belles précautions...--Votre Majesté peut compter que demain celui-là sera repris et amenédevant elle.--Vous avez donné des ordres pour qu'on l'enlevât au comte Hoditz?--Pas encore, Sire; mais sitôt que je serai arrivé à Neïsse, je luidépêcherai quatre hommes très-habiles et très-déterminés...--Je vous le défends: vous prendrez au contraire des informations sur lecompte de cet homme; et si sa famille a été victime de la guerre, comme ilsemblait l'indiquer dans ses paroles décousues, vous veillerez à ce qu'illui soit compté une somme de mille reichsthalers, et vous le ferez désigneraux recruteurs de la Silésie, pour qu'on le laisse à jamais tranquille.Vous m'entendez? Il s'appelle Karl; il est très-grand, il est Bohémien, ilest au service du comte Hoditz: c'en est assez pour qu'il soit facile de leretrouver, et de s'informer de son nom de famille et de sa position.--Votre Majesté sera obéie.--Je l'espère bien! Que pensez-vous de ce professeur de musique?--Maître Porpora? Il m'a semblé sot, suffisant et d'une humeurtrès-fâcheuse.--Et moi je vous dis que c'est un homme supérieur dans son art, remplid'esprit et d'une ironie fort divertissante. Quand il sera rendu avec sonélève à la frontière de Prusse, vous enverrez au-devant de lui une bonnevoiture.--Oui, Sire.--Et on l'y fera monter seul: _seul_, entendez-vous? avec beaucoupd'égards.--Oui, Sire.--Et ensuite?--Ensuite, Votre Majesté entend qu'on l'amène à Berlin?--Vous n'avez pas le sens commun aujourd'hui. J'entends qu'on le reconduiseà Dresde, et de là à Prague, s'il le désire; et de là même à Vienne, sitelle est son intention: le tout à mes frais. Puisque j'ai dérangé unhomme si honorable de ses occupations, je dois le remettre où je l'ai prissans qu'il lui en coûte rien. Mais je ne veux pas qu'il pose le pied dansmes ...tats. Il a trop d'esprit pour nous.--Qu'ordonne Votre Majesté à l'égard de la cantatrice?--On la conduira sous escorte, bon gré mal gré, à Sans-Souci, et on luidonnera un appartement dans le château.--Dans le château, Sire?--Eh bien! êtes-vous devenu sourd? L'appartement de la Barberini!--Et la Barberini, Sire, qu'en ferons-nous?--La Barberini n'est plus à Berlin. Elle est partie. Vous ne le saviez pas?--Non, Sire.--Que savez-vous donc? Et dès que cette fille sera arrivée, on m'avertira,à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit. Vous m'avez entendu?Ce sont là les premiers ordres que vous allez faire inscrire sur leregistre numéro 1 du commis de ma chatouille: le dédommagement à Karl;le renvoi du Porpora; la succession des honneurs et des profits de laBarberini à la Porporina. Nous voici aux portes de la ville. Reprends tabonne humeur, Buddenbrock, et tâche d'être un peu moins bête quand il meprendra fantaisie de voyager incognito avec toi.»CIII.Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant,à la première heure de la nuit. La lune éclairait cette vieille cité,qui avait conservé dans son aspect le caractère religieux et guerrierde son histoire. Nos voyageurs y entrèrent par la porte appelée Rosthor,et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ilsarrivèrent sans encombre jusqu'à la moitié du pont. Mais là, une fortesecousse fut imprimée à la voiture, qui s'arrêta court.«Jésus Dieu! cria le postillon, mon cheval qui s'abat devant la statue!mauvais présage! que saint Jean Népomuck nous assiste!Consuelo, voyant que le cheval de brancard était embarrassé dans lestraits, et que le postillon en aurait pour quelque temps à le relever età rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s'étaient rompues dans lachute, proposa à son maître de mettre pied à terre, afin de se réchaufferpar un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s'approchadu parapet pour examiner le lieu où elle se trouvait. De cet endroit, lesdeux villes distinctes qui composent Prague, l'une appelée _la nouvelle_,qui fut bâtie par l'empereur Charles IV, en 1348; l'autre, qui remonte à laplus haute antiquité, toutes deux construites en amphithéâtre, semblaientdeux noires montagnes de pierres d'où s'élançaient ça et là, sur les pointsculminants, les flèches élancées des antiques édifices et les sombresdentelures des fortifications. La Moldaw s'engouffrait obscure et rapidesous ce pont d'un style si sévère, théâtre de tant d'événements tragiquesdans l'histoire de la Bohême; et le reflet de la lune, en y traçant depâles éclairs, blanchissait la tête de la statue révérée. Consuelo regardacette figure du saint docteur, qui semblait contempler mélancoliquementles flots. La légende de saint Népomuck est belle, et son nom vénérable àquiconque estime l'indépendance et la loyauté. Confesseur de l'impératriceJeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l'ivrogneWenceslas, qui voulait savoir les pensées de sa femme, n'ayant pu rienarracher à l'illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. Latradition rapporte qu'au moment où il disparut sous les ondes, cinq étoilesbrillèrent sur le gouffre à peine refermé, comme si le martyr eût laissé uninstant flotter sa couronne sur les eaux. En mémoire de ce miracle, cinqétoiles de métal ont été incrustées sur la pierre de la balustrade, àl'endroit même où Népomuck fut précipité.La Rosmunda, qui était fort dévote, avait gardé un tendre souvenir à lalégende de Jean Népomuck; et, dans l'énumération des saints que chaque soirelle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n'avait jamaisoublié celui-là, le patron spécial des voyageurs, des gens en péril, et,par-dessus tout, _le garant de la bonne renommée_. Ainsi qu'on voit lespauvres rêver la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, unidéal de ce trésor qu'elle n'avait guère songé à amasser dans ses jeunesannées. Par suite de cette réaction, Consuelo avait été élevée dans desidées d'une exquise pureté. Consuelo se rappela donc en cet instant laprière qu'elle adressait autrefois à l'apôtre de la sincérité; et, saisiepar le spectacle des lieux témoins de sa fin tragique, elle s'agenouillainstinctivement parmi les dévots qui, à cette époque, faisaient encore, àchaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue à l'image du saint.C'étaient de pauvres femmes, des pèlerins, de vieux mendiants, peut-êtreaussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et propriétaires du grandchemin. Leur piété ne les absorbait pas au point qu'ils ne songeassent àlui tendre la main. Elle leur fit largement l'aumône, heureuse de serappeler le temps où elle n'était ni mieux chaussée, ni plus fière que cesgens-là. Sa générosité les toucha tellement qu'ils se consultèrent à voixbasse et chargèrent l'un d'entre eux de lui dire qu'ils allaient chanter undes anciens hymnes de l'office du bienheureux Népomuck, afin que le saintdétournât le mauvais présage par suite duquel elle se trouvait arrêtée surle pont. La musique et les paroles étaient, selon eux, du temps même deWenceslas l'ivrogne: Suscipe quas dedimus, Johannes beate, Tibi preces supplices, noster advocate: Fieri, dum vivimus, ne sinas infames Et nostros post obitum coelis infer manes.Le Porpora, qui prit plaisir à les écouter, jugea que leur hymne n'avaitguère plus d'un siècle de date; mais il en entendit un second qui luisembla une malédiction adressée à Wenceslas par ses contemporains, et quicommençait ainsi: Saevus, piger imperator, Malorum clarus patrator, etc.Quoique les crimes de Wenceslas ne fussent pas un événement decirconstance, il semblait que les pauvres Bohémiens prissent un éternelplaisir à maudire, dans la personne de ce tyran, ce titre abhorréd'_imperator_, qui était devenu pour eux synonyme d'étranger. Unesentinelle autrichienne gardait chacune des portes placées à l'extrémitédu pont. Leur consigne les forçait à marcher sans cesse de chaque porte àla moitié de l'édifice; là elles se rencontraient devantla statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade.Elles entendaient les cantiques; mais comme elles n'étaient pas aussiversées dans le latin d'église que les dévots pragois, elles s'imaginaientsans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine,l'époux de Marie-Thérèse.En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites lesplus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Sonvoyage avait été heureux et enjoué jusque là; et, par une réaction asseznaturelle, elle tomba tout d'un coup dans la tristesse. Le postillon, quirajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter àchaque exclamation de mécontentement: «Voilà un mauvais présage!» si bienque l'imagination de Consuelo finit par s'en ressentir. Toute émotionpénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d'Albert.Elle se rappela en cet instant qu'Albert, entendant un soir la chanoinesseinvoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonneréputation, lui avait dit: «C'est fort bien pour vous, ma tante, qui avezpris la précaution d'assurer la vôtre par une vie exemplaire; mais j'ai vusouvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de cesaint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités.C'est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau àl'hypocrisie grossière que de secours à l'innocence.» En cet instant,Consuelo s'imagina entendre la voix d'Albert résonner à son oreille dansla brise du soir et dans l'onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda cequ'il penserait d'elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s'illa voyait prosternée devant cette image catholique; et elle se relevaitcomme effrayée, lorsque le Porpora lui dit:«Allons, remontons en voiture, tout est réparé.Elle le suivit et s'apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu'un cavalier,lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s'arrêta court, mit piedà terre et s'approcha d'elle pour la regarder avec une curiosité tranquillequi lui parut fort impertinente.«Que faites-vous là, Monsieur? dit le Porpora en le repoussant; on neregarde pas les dames de si près. Ce peut être l'usage à Prague, mais jene suis pas disposé à m'y soumettre.»Le gros homme sortit le menton de ses fourrures; et, tenant toujours soncheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s'apercevoirque celui-ci ne le comprenait pas du tout; mais Consuelo, frappée de lavoix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair dela lune, s'écria, en passant entre lui et le Porpora: «Est-ce donc vous,monsieur le baron de Rudolstadt?--Oui, c'est moi, Signora! répondit le baron Frédéric; c'est moi, le frèrede Christian, l'oncle d'Albert; oh! c'est bien moi. Et c'est bien vousaussi!» ajouta-t-il en poussant un profond soupir.Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil.Lui qui s'était toujours piqué avec elle d'une galanterie chevaleresque,il ne lui baisa pas la main, il ne songea même pas à toucher son bonnetfourré pour la saluer; il se contenta de répéter en la regardant, d'un airconsterné, pour ne pas dire hébété: «C'est bien vous! en vérité, c'estvous!»--Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo. avec agitation.--Je vous en donnerai, Signora! Il me tarde de vous en donner.--Eh bien! monsieur le baron, dites; parlez-moi du comte Christian, demadame la chanoinesse et de...--Oh oui! je vous en parlerai, répondit Frédéric, qui était de plus en plusstupéfait et comme abruti.--Et le comte Albert? reprit Consuelo, effrayée de sa contenance et de saphysionomie.--Oui, oui! Albert, hélas! oui! répondit le baron, je veux vous en parler.»Mais il n'en parla point; et à travers toutes les questions de la jeunefille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Népomuck.Le Porpora commençait à s'impatienter: il avait froid; il lui tardaitd'arriver à un bon gîte. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire unegrande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.--Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l'honneur d'aller demain vousprésenter nos devoirs; mais souffrez que maintenant nous allions souperet nous réchauffer... Nous avons plus besoin de cela que de compliments,ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, où il venait depousser Consuelo, bon gré mal gré.--Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiété, laissez-moi m'informer...--Laissez-moi tranquille, répondit-il brusquement. Cet homme est idiot,s'il n'est pas ivre-mort; et nous passerions bien la nuit sur le pont sansqu'il pût accoucher d'une parole de bon sens.»Consuelo était en proie à une affreuse inquiétude:«Vous êtes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissaitle pont et entrait dans l'ancienne ville. Un instant de plus, et j'allaisapprendre ce qui m'intéresse plus que tout au monde...--Ouais! en sommes-nous encore là? dit le maestro avec humeur. Cet Albertte trottera-t-il éternellement dans la cervelle? Tu aurais eu là une joliefamille, bien enjouée, bien élevée, à en juger par ce gros butor, qui a sonbonnet cacheté sur sa tête, apparemment! car il ne t'a pas fait la grâce dele soulever en te voyant.--C'est une famille dont vous pensiez naguère tant de bien, que vous m'yavez jetée comme dans un port de salut, en me recommandant d'être toutrespect, tout amour pour ceux qui la composent.--Quant au dernier point, tu m'as trop bien obéi, à ce que je vois.»Consuelo allait répliquer; mais elle se calma en voyant le baron à cheval,déterminé, en apparence, à suivre la voiture; et lorsqu'elle en descendit,elle trouva le vieux seigneur à la portière, lui offrant la main, et luifaisant avec politesse les honneurs de sa maison; car c'était chez luiet non à l'auberge qu'il avait donné ordre au postillon de la conduire.Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité: il insista, et Consuelo,qui brûlait d'éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d'accepter etd'entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper lesattendaient.«Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts,je comptais sur vous.--Cela m'étonne beaucoup, répondit Consuelo; nous n'avons annoncé ici notrearrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n'y arriverqu'après-demain.--Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d'un air abattu.--Mais la baronne Amélie? demanda Consuelo, honteuse de n'avoir pas encoresongé à son ancienne élève.»Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil,violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en futépouvantée; mais il répondit avec une sorte de calme:«Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regretde ne pas vous avoir vue.--Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, repritConsuelo, ne puis-je savoir...--Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez,signora; vous devez en avoir besoin.--Je ne puis manger si vous ne me tirez d'inquiétude. Monsieur le baron,au nom du ciel, n'avez-vous pas à déplorer la perte d'aucun des vôtres?--Personne n'est mort,» répondit le baron d'un ton aussi lugubre que s'ileût annoncé l'extinction de sa famille entière.Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu'ille faisait à Riesenburg. Consuelo n'eut plus le courage de le questionner.Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquietqu'affamé, s'efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s'efforça, deson côté, de lui répondre obligeamment, et même de l'interroger sur sesaffaires et ses projets; mais cette liberté d'esprit était évidemmentau-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelaitses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillaittoujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assietteet son verre; mais c'était un effet de l'habitude: il ne mangeait ni nebuvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur lanappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l'examinait,et voyait bien qu'il n'était pas ivre. Elle se demandait si cette décadencesubite était l'ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse.Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé,fit signe à ses gens de se retirer; et, après avoir longtemps cherché dansses poches d'un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu'il présentaà Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:«Nous sommes perdus; plus d'espoir, mon frère! Le docteur Supperville estenfin arrivé de Bareith; et, après nous avoir ménagés pendant quelquesjours, il m'a déclaré qu'il fallait mettre ordre aux affaires de lafamille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n'existerait plus.Christian, à qui je n'ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatteencore, mais faiblement; car son abattement m'épouvante, et je ne sais passi la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, noussommes perdus! survivrons-nous tous deux à de tels désastres? Pour moi, jen'en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite! Voilà tout ce que jepuis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n'y pas succomber. Venezà nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s'il a pu vous enrester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et quimet le comble aux infortunes d'une famille qu'on dirait maudite! Quelscrimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations? Que Dieume préserve de manquer de foi et de soumission; mais, en vérité, il y a desinstants où je me dis que c'en est trop.«Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous; etcependant ne quittez pas Prague avant le 11. J'ai à vous charger d'uneétrange commission; je crois devenir folle en m'y prêtant; mais je necomprends plus rien à notre existence, et je me conforme aveuglément auxvolontés d'Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous surle pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera,vous l'arrêterez; la première personne que vous y verrez, vous l'emmènerezchez vous; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert serapeut-être sauvé. Du moins il dit qu'il se rattachera à la vie éternelle,et j'ignore ce qu'il entend par là. Mais les révélations qu'il a eues,depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont étéréalisées d'une façon si incompréhensible, qu'il ne m'est plus permis d'endouter: il a le don de prophétie ou le sens de la vue des choses cachées.Il m'a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu'il amaintenant, et qu'il faut deviner plus qu'on ne peut l'entendre, il m'a ditde vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyezdonc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit lapersonne qui s'y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte.»En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, seleva brusquement; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelquesinstants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôtses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sastupeur:«Eh bien! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête? Je le suis, moi;partons.»Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer àtout d'avance; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans lacour; mais il n'obéissait plus que comme un automate à la pression d'unressort, et, sans Consuelo, il n'aurait plus pensé au départ.A peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et laparcourut rapidement. A son tour il devint pâle, ne put articuler un mot,et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestroavait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l'avait pas prévu, mais ilse disait maintenant qu'il eût dû le prévoir: et en proie au remords, àl'épouvante, sentant sa raison confondue d'ailleurs par la singulièrepuissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoirConsuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre.Cependant, comme aucune organisation n'était plus positive que la sienne àcertains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à lapossibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venaitde prendre. Il s'agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et leplancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur sesdoigts, supputa, rêva, s'arma de courage, et, bravant l'explosion, dit àConsuelo en la secouant pour la ranimer:«Tu veux aller là-bas, j'y consens; mais je te suis. Tu veux voir Albert,tu vas peut-être lui donner le coup de grâce; mais il n'y a pas moyen dereculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devionsles passer à Dresde; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommespas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements.Le théâtre ouvre le 25; si tu n'es pas prête, je suis condamné à payer undédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire,et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vousoublie; on vous laisse dix ans, vingt ans; vous y mourrez de chagrin ou devieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m'attend si tu oublies qu'il fautquitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.--Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l'énergie de larésolution; j'avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir àRiesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 àcinq heures du matin.--Il faut le jurer.--Je le jure! répondit-elle en haussant les épaules d'impatience. Quand ils'agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayezbesoin d'un serment de ma part.»Le baron rentra en cet instant, suivi d'un vieux domestique dévoué etintelligent, qui l'enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et letraîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsenau lever du jour.CIV.De Pilsen à Tauss, quoiqu'on marchât aussi vite que possible, il fallutperdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, à travers des forêtspresque impraticables et assez mal fréquentées, dont le passage n'étaitpas sans danger de plus d'une sorte. Enfin, après avoir fait un peu plusd'une lieue par heure, on arriva vers minuit au château des Géants.Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baronde Rudolstadt semblait près de tomber en paralysie, tant il était devenuindolent et podagre. Il n'y avait pas un an que Consuelo l'avait vu robustecomme un athlète; mais ce corps de fer n'était point animé d'une fortevolonté. Il n'avait jamais obéi qu'à des instincts, et au premier coupd'un malheur inattendu il était brisé. La pitié qu'il inspirait à Consueloaugmentait ses inquiétudes. «Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tousles hôtes de Riesenburg?» pensait-elle.Le pont était baissé, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dansla cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea à en fairela remarque; aucun ne se sentit la force d'adresser une question auxdomestiques. Le Porpora, voyant que le baron se traînait avec peine, leprit par le bras pour l'aider à marcher, tandis que Consuelo s'élançaitvers le perron et en franchissait rapidement les degrés.Elle y trouva la chanoinesse, qui, sans perdre de temps à lui faireaccueil, lui saisit le bras en lui disant:«Venez, le temps presse; Albert s'impatiente. Il a compté les heures etles minutes exactement; il a annoncé que vous entriez dans la cour, etune seconde après nous avons entendu le roulement de votre voiture. Il nedoutait pas de votre arrivée, mais il a dit que si quelque accident vousretardait, il ne serait plus temps. Venez, Signora, et, au nom du ciel, nerésistez à aucune de ses idées, ne contrariez aucun de ses sentiments.Promettez-lui tout ce qu'il vous demandera, feignez de l'aimer. Mentez,hélas! s'il le faut. Albert est condamné! il touche à sa dernière heure.Tâchez d'adoucir son agonie; c'est tout ce que nous vous demandons.»En parlant ainsi, Wenceslawa entraînait Consuelo vers le grand salon.«Il est donc levé? Il ne garde donc pas la chambre? demanda Consuelo à lahâte.--Il ne se lève plus, car il ne se couche plus, répondit la chanoinesse.Depuis trente jours, il est assis sur un fauteuil, dans le salon, et il neveut pas qu'on le dérange pour le transporter ailleurs. Le médecin déclarequ'il ne faut pas le contrarier à cet égard, parce qu'on le ferait mouriren le remuant. Signora, prenez courage; car vous allez voir un effrayantspectacle!»La chanoinesse ouvrit la porte du salon, en ajoutant:«Courez à lui, ne craignez pas de le surprendre. Il vous attend, il vous avue venir de plus de deux lieues.»Consuelo s'élança vers son pâle fiancé, qui était effectivement assis dansun grand fauteuil, auprès de la cheminée. Ce n'était plus un homme, c'étaitun spectre. Sa figure, toujours belle malgré les ravages de la maladie,avait contracté l'immobilité d'un visage de marbre. Il n'y eut pas unsourire sur ses lèvres, pas un éclair de joie dans ses yeux. Le médecin,qui tenait son bras et consultait son pouls, comme dans la scène deStratonice, le laissa retomber doucement, et regarda la chanoinesse d'unair qui signifiait: «Il est trop tard.» Consuelo était à genoux prèsd'Albert, qui la regardait fixement et ne disait rien. Enfin, il réussit àfaire, avec le doigt, un signe à la chanoinesse, qui avait appris à devinertoutes ses intentions. Elle prit ses deux bras, qu'il n'avait plus la forcede soulever, et les posa sur les épaules de Consuelo; puis elle pencha latête de cette dernière sur le sein d'Albert; et comme la voix du moribondétait entièrement éteinte, il lui prononça ce peu de mots à l'oreille:«Je suis heureux.»Il tint pendant deux minutes la tête de sa bien-aimée contre sa poitrine etsa bouche collée sur ses cheveux noirs. Puis il regarda sa tante, et, pard'imperceptibles mouvements, il lui fit comprendre qu'il désirait qu'elleet son père donnassent le même baiser à sa fiancée.«Oh! de toute mon âme!» dit la chanoinesse en la pressant dans ses brasavec effusion.Puis elle la releva pour la conduire au comte Christian, que Consuelon'avait pas encore remarqué.Assis dans un autre fauteuil vis-à-vis de son fils, à l'autre angle de lacheminée, le vieux comte semblait presque aussi affaibli et aussi détruit.Il se levait encore pourtant et faisait quelques pas dans le salon; mais ilfallait chaque soir le porter à son lit, qu'il avait fait dresser dans unepièce voisine. Il tenait en cet instant la main de son frère dans une dessiennes, et celle du Porpora dans l'autre. Il les quitta pour embrasserConsuelo avec ferveur à plusieurs reprises. L'aumônier du château vint àson tour la saluer pour faire plaisir à Albert. C'était un spectre aussi,malgré son embonpoint qui ne faisait qu'augmenter; mais sa pâleur étaitlivide. La mollesse d'une vie nonchalante l'avait trop énervé pour qu'ilpût supporter la douleur des autres. La chanoinesse conservait de l'énergiepour tous. Sa figure était couperosée, ses yeux brillaient d'un éclatfébrile; Albert seul paraissait calme. Il avait la sérénité d'une bellemort sur le front, sa prostration physique n'avait rien qui ressemblât àl'abrutissement des facultés morales. Il était grave et non accablé commeson père et son oncle.Au milieu de toutes ces organisations ravagées par la maladie ou ladouleur, le calme et la santé du médecin faisaient contraste. Suppervilleétait un Français autrefois attaché à Frédéric, lorsque celui-ci n'étaitque prince royal. Pressentant un des premiers le caractère despotique etombrageux qu'il voyait couver dans le prince, il était venu se fixer àBareith et s'y vouer au service de la margrave Sophie Wilhelmine de Prusse,soeur de Frédéric. Ambitieux et jaloux, Supperville avait toutes lesqualités du courtisan; médecin assez-médiocre, malgré la réputation qu'ilavait acquise dans cette petite cour, il était homme du monde, observateurpénétrant et juge assez intelligent des causes morales de la maladie.Il avait beaucoup exhorté la chanoinesse à satisfaire tous les désirs deson neveu, et il avait espéré quelque chose du retour de celle pour quiAlbert mourait. Mais il avait beau interroger son pouls et sa physionomie,depuis que Consuelo était arrivée, il se répétait qu'il n'était plus temps,et il songeait à s'en aller pour n'être pas témoin des scènes de désespoirqu'il n'était plus en son pouvoir de conjurer.Il résolut pourtant de se mêler aux affaires positives de la famille, poursatisfaire, soit quelque prévision intéressée, soit son goût naturel pourl'intrigue; et, voyant que, dans cette famille consternée, personne nesongeait à mettre les moments à profit, il attira Consuelo dans l'embrasured'une fenêtre pour lui parler tout bas, en français, ainsi qu'il suit:«Mademoiselle, un médecin est un confesseur. J'ai donc appris bien viteici le secret de la passion qui conduit ce jeune homme au tombeau. Commemédecin, habitué à approfondir les choses et à ne pas croire facilementaux perturbations des lois du monde physique, je vous déclare que je nepuis croire aux étranges visions et aux révélations extatiques du jeunecomte. En ce qui vous concerne, du moins, je trouve fort simple de lesattribuer à de secrètes communications qu'il a eues avec vous touchantvotre voyage à Prague et votre prochaine arrivée ici.»Et comme Consuelo faisait un geste négatif, il poursuivit: «Je ne vousinterroge pas, Mademoiselle, et mes suppositions n'ont rien qui doive vousoffenser. Vous devez bien plutôt m'accorder votre confiance, et me regardercomme entièrement dévoué à vos intérêts.--Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit Consuelo avec une candeurqui ne convainquit point le médecin de cour.--Vous allez me comprendre, Mademoiselle, reprit-il avec sang-froid. Lesparents du jeune comte se sont opposés à votre mariage avec lui, de toutesleurs forces jusqu'à ce jour. Mais enfin, leur résistance est à bout.Albert va mourir, et sa volonté étant de vous laisser sa fortune, ils nes'opposeront point à ce qu'une cérémonie religieuse vous l'assure à toutjamais.--Eh! que m'importe la fortune d'Albert? dit Consuelo stupéfaite: qu'a celade commun avec l'état où je le trouve? Je ne viens pas ici pour m'occuperd'affaires, Monsieur; je viens essayer de le sauver. Ne puis-je donc enconserver aucune espérance?--Aucune! Cette maladie, toute mentale, est de celles qui déjouent tousnos plans et résistent à tous les efforts de la science. Il y a un moisque le jeune comte, après une disparition de quinze jours, que personneici n'a pu m'expliquer, est rentré dans sa famille atteint d'un mal subitet incurable. Toutes les fonctions de la vie étaient déjà suspendues.Depuis trente jours, il n'a pu avaler aucune espèce d'aliments; et c'estun de ces phénomènes dont l'organisation exceptionnelle des aliénés offreseule des exemples, de voir qu'il ait pu se soutenir jusqu'ici avecquelques gouttes d'eau par jour et quelques minutes de sommeil par nuit.Vous le voyez, toutes les forces vitales sont épuisées en lui. Encoredeux jours, tout au plus, et il aura cessé de souffrir. Armez-vous doncde courage: ne perdez pas la tête. Je suis là pour vous seconder et pourfrapper les grands coups.Consuelo regardait toujours le docteur avec étonnement, lorsque lachanoinesse, avertie par un signe du malade, vint interrompre ce dernierpour l'amener auprès d'Albert.Albert, l'ayant fait approcher, lui parla dans l'oreille plus longtempsque son état de faiblesse ne semblait pouvoir le permettre. Suppervillerougit et pâlit; la chanoinesse, qui les observait avec anxiété, brûlaitd'apprendre quel désir Albert lui exprimait.«Docteur, disait Albert, tout ce que vous venez de dire à cette jeunefille, je l'ai entendu. (Supperville, qui avait parlé au bout du grandsalon, aussi bas que son malade lui parlait en cet instant, se troubla, etses idées positives sur l'impossibilité des facultés extatiques furenttellement bouleversées qu'il crut devenir fou.) Docteur, continua lemoribond, vous ne comprenez rien à cette âme-là, et vous nuisez à mondessein en alarmant sa délicatesse. Elle n'entend rien à vos idées surl'argent. Elle n'a jamais voulu de mon titre ni de ma fortune; elle n'avaitpas d'amour pour moi. Elle ne cédera qu'à la pitié. Parlez à son coeur. Jesuis plus près de ma fin que vous ne croyez. Ne perdez pas de temps. Je nepuis pas revivre heureux si je n'emporte dans la nuit du repos le titre deson époux.--Mais qu'entendez-vous par ces dernières paroles? dit Supperville, occupéen cet instant à analyser la folie de son malade.--Vous ne pouvez pas les comprendre, reprit Albert avec effort, mais, elleles comprendra. Bornez-vous à les lui redire fidèlement.--Tenez; monsieur le comte, dit Supperville en élevant un peu la voix, jevois que je ne puis être un interprète lucide de vos pensées; vous avez laforce de parler maintenant plus que vous ne l'avez fait depuis huit jours,et j'en conçois un favorable augure. Parlez vous-même à mademoiselle; unmot de vous la convaincra mieux que tous mes discours. La voici près devous; qu'elle prenne ma place, et vous entende.»Supperville ne comprenant plus rien, en effet, à ce qu'il avait crucomprendre, et pensant d'ailleurs qu'il en avait dit assez à Consuelopour s'assurer de sa reconnaissance au cas où elle viserait à la fortune,se retira après qu'Albert lui eut dit encore:«Songez à ce que vous m'avez promis; le moment est venu: parlez à mesparents. Faites qu'ils consentent et qu'ils n'hésitent pas. Je vous disque le temps presse.»Albert était si fatigué de l'effort qu'il venait de faire qu'il appuya sonfront sur celui de Consuelo lorsqu'elle s'approcha de lui et s'y reposaquelques instants comme près d'expirer. Ses lèvres blanches devinrentbleuâtres, et le Porpora, effrayé, crut qu'il venait de rendre le derniersoupir. Pendant ce temps, Supperville avait réuni le comte Christian, lebaron, la chanoinesse et le chapelain à l'autre bout de la cheminée, etil leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide enapparence, mais qui résumait toute la persistance du prêtre. «Si VosSeigneuries l'exigent, dit-il, je prêterai mon ministère à ce mariage; maisle comte Albert n'étant pas en état de grâce, il faudrait premièrement que,par la confession et l'extrême-onction, il fit sa paix avec l'...glise.--L'extrême-onction! dit la chanoinesse avec un gémissement étouffé: ensommes-nous là, grand Dieu?--Nous en sommes là, en effet, répondit Supperville qui, homme du mondeet philosophe voltairien, détestait la figure et les objections del'aumônier: oui, nous en sommes là sans rémission, si monsieur le chapelaininsiste sur ce point, et s'obstine à tourmenter le malade par l'appareilsinistre de la dernière cérémonie.--Et croyez-vous, dit le comte Christian, partagé entre sa dévotion et satendresse paternelle, que l'appareil d'une cérémonie plus riante, plusconforme aux voeux de son esprit, puisse lui rendre la vie?--Je ne réponds de rien, reprit Supperville, mais j'ose dire que j'enespère beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti à ce mariage en d'autrestemps...--J'y ai toujours consenti, je ne m'y suis jamais opposé, dit le comteen élevant la voix à dessein; c'est maître Porpora, tuteur de cettejeune fille, qui m'a écrit de sa part qu'il n'y consentirait point, etqu'elle-même y avait déjà renoncé. Hélas! ça été le coup de la mort pourmon fils! ajouta-t-il en baissant la voix.--Vous entendez ce que dit mon père? murmura Albert à l'oreille deConsuelo; mais n'ayez point de remords. J'ai cru à votre abandon, et je mesuis laissé frapper par le désespoir; mais depuis huit jours j'ai recouvréma raison, qu'ils appellent ma folie; j'ai lu dans les coeurs éloignéscomme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J'ai vu à la fois lepassé, le présent et l'avenir. J'ai su enfin que tu avais été fidèle à tonserment, Consuelo; que tu avais fait ton possible pour m'aimer; que tum'avais aimé véritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompéstous deux. Pardonne à ton maître comme je lui pardonne!»Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d'Albert,mais qui, à celles du comte Christian, s'était troublé et marchait lelong de la cheminée avec agitation. Elle le regarda d'un air de solennelreproche, et le maestro la comprit si bien qu'il se frappa la tête du poingavec une muette véhémence. Albert fit signe à Consuelo de l'attirer près delui, et de l'aider lui-même à lui tendre la main. Le Porpora porta cettemain glacée à ses lèvres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmuraitle reproche d'homicide; mais son repentir l'absolvait de son imprudence.Albert fit encore signe qu'il voulait écouter ce que ses parentsrépondaient à Supperville, et il l'entendit, quoiqu'ils parlassent si basque le Porpora et Consuelo, agenouillés près de lui, ne pouvaient en saisirun mot. Le chapelain se débattait contre l'ironie amère du médecin;la chanoinesse cherchait par un mélange de superstition et de tolérance,de charité chrétienne et d'amour maternel, à concilier des idéesinconciliables dans la doctrine catholique. Le débat ne roulait que surune question de forme; à savoir que le chapelain ne croyait pas devoiradministrer le sacrement du mariage à un hérétique, à moins qu'il ne promîttout au moins de faire acte de foi catholique aussitôt après. Suppervillene se gênait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avaitpromis de croire et de professer tout ce qu'on voudrait après la cérémonie.Le chapelain n'en était pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvantun de ces moments de fermeté tranquille et de logique simple et humaineavec lesquelles, après bien des irrésolutions et des faiblesses, il avaittoujours tranché toutes les contestations domestiques, termina ledifférend.«Monsieur le chapelain, dit-il, il n'y a point de loi ecclésiastique quivous défende expressément de marier une catholique à un schismatique.L'...glise tolère ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe etmon fils pour hérétique, et mariez-les sur l'heure. La confession et lesfiançailles ne sont que de précepte, vous le savez, et certains casd'urgence peuvent en dispenser. Il peut résulter de ce mariage unerévolution favorable dans l'état d'Albert, et quand il sera guéri noussongerons à le convertir.»Le chapelain n'avait jamais résisté à la volonté du vieux Christian;c'était pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre supérieur aupape. Il ne restait plus qu'à convaincre Consuelo. Albert seul y songea,et l'attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, àenlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou desa bien-aimée.«Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure; tu voudraisdonner ta vie pour ranimer la mienne: cela n'est plus possible; mais tupeux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vaiste quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, parla manifestation d'une nouvelle naissance. J'y reviendrai, maudit etdésespéré, si tu m'abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais,les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés; et toi seule, toi masoeur Wanda, peux accomplir l'acte de ma purification en cette phase de mavie. Nous sommes frères: pour devenir amants, il faut que la mort passeencore une fois entre. Mais nous devons être époux par le serment; pour queje renaisse calme, fort et délivré, comme les autres hommes, de la mémoirede mes existences passées, qui fait mon supplice et mon châtiment depuistant de siècles, consens à prononcer ce serment; il ne te liera pas à moien cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous réunira dansl'éternité. Ce sera un sceau qui nous aidera à nous reconnaître, quandles ombres de la mort auront effacé la clarté de nos souvenirs. Consens!C'est une cérémonie catholique qui va s'accomplir, et que j'accepte,puisque c'est la seule qui puisse légitimer, dans l'esprit des hommes,la possession que nous prenons l'un de l'autre. Il me faut emporter cettesanction dans la tombe. Le mariage sans l'assentiment de la famille n'estpoint un mariage complet à mes yeux. La forme du serment m'importe peud'ailleurs. Le nôtre sera indissoluble dans nos coeurs, comme il est sacrédans nos intentions. Consens!--Je consens!» s'écria Consuelo en pressant de ses lèvres le front morne etfroid de son époux.Cette parole fut entendue de tous. «Eh bien! dit Supperville, hâtons-nous!»et il poussa résolument le chanoine, qui appela les domestiques et sepressa de tout préparer pour la cérémonie. Le comte, un peu ranimé, vints'asseoir à côté de son fils et de Consuelo. La bonne chanoinesse vintremercier cette dernière de sa condescendance, au point de se mettre àgenoux devant elle et de lui baiser les mains. Le baron Frédéric pleuraitsilencieusement sans paraître comprendre ce qui se passait. En un clind'oeil, un autel fut dressé devant la cheminée du grand salon. Lesdomestiques furent congédiés; ils crurent qu'il s'agissait seulementd'extrême-onction, et que l'état du malade exigeait qu'il y eût peu debruit et de miasmes dans l'appartement. Le Porpora servit de témoin avecSupperville. Albert retrouva tout à coup assez de force pour prononcerle _oui_ décisif et toutes les formules de l'engagement d'une voix claireet sonore. La famille conçut une vive espérance de guérison. A peine lechapelain eut-il récité sur la tête des nouveaux époux la dernière prière,qu'Albert se leva, s'élança dans les bras de son père, embrassa de mêmeavec une précipitation et une force extraordinaire sa tante, son oncle etle Porpora; puis il se rassit sur son fauteuil, et pressa Consuelo contresa poitrine, en s'écriant:«Je suis sauvé!»--C'est le dernier effort de la vie, c'est une convulsion finale, dit auPorpora Supperville, qui avait encore consulté plusieurs fois les traitset l'artère du malade, pendant la célébration du mariage.En effet, les bras d'Albert s'entr'ouvrirent, se jetèrent en avant, etretombèrent sur ses genoux. Le vieux Cynabre, qui n'avait pas cessé dedormir à ses pieds durant toute sa maladie, releva la tête et fit entendrepar trois fois un hurlement lamentable. Le regard d'Albert était fixé surConsuelo; sa bouche restait entr'ouverte comme pour lui parler; une légèrecoloration avait animé ses joues: puis cette teinte particulière, cetteombre indéfinissable, indescriptible, qui passe lentement du front auxlèvres, s'étendit sur lui comme un voile blanc. Pendant une minute, sa faceprit diverses expressions, toujours plus sérieuses de recueillement et derésignation, jusqu'à ce qu'elle se raffermit dans une expression définitivede calme auguste et de sévère placidité.Le silence de terreur qui planait sur la famille attentive et palpitantefut interrompu par la voix du médecin, qui prononça avec sa lugubresolennité ce mot sans appel: «C'est la mort!»CV.Le comte Christian tomba comme foudroyé sur son fauteuil; la chanoinesse,en proie à des sanglots convulsifs, se jeta sur Albert comme si elle eûtespéré le ranimer encore une fois par ses caresses; le baron Frédéricprononça quelques mots sans suite ni sens qui avaient le caractère d'unégarement tranquille. Supperville s'approcha de Consuelo, dont l'énergiqueimmobilité l'effrayait plus que la crise des autres:«Ne vous occupez pas de moi, Monsieur, lui dit-elle, ni vous non plus, monami, répondit-elle au Porpora, qui portait sur elle toute sa sollicitudedans le premier moment. Emmenez ces malheureux parents. Soignez-les, nesongez qu'à eux; moi, je resterai ici. Les morts n'ont besoin que derespect et de prières.»Le comte et le baron se laissèrent emmener sans résistance. La chanoinesse,roide et froide comme un cadavre, fut emportée dans son appartement,où Supperville la suivit pour la secourir. Le Porpora, ne sachant pluslui-même où il en était, sortit et se promena dans les jardins comme unfou. Il étouffait. Sa sensibilité était comme emprisonnée sous une cuirassede sécheresse plus apparente que réelle, mais dont il avait pris l'habitudephysique. Les scènes de deuil et de terreur exaltaient son imaginationimpressionnable, et il courut longtemps au clair de la lune, poursuivipar des voix sinistres qui lui chantaient aux oreilles un _Dies irae_effrayant.Consuelo resta donc seule auprès d'Albert; car à peine le chapelain eut-ilcommencé à réciter les prières de l'office des morts, qu'il tomba endéfaillance, et il fallut l'emporter à son tour. Le pauvre homme s'étaitobstiné à veiller Albert avec la chanoinesse durant toute sa maladie, etil était au bout de ses forces. La comtesse de Rudolstadt, agenouillée prèsdu corps de son époux, tenant ses mains glacées dans les siennes, et latête appuyée contre ce coeur qui ne battait plus, tomba dans un profondrecueillement. Ce que Consuelo éprouva en cet instant suprême ne fut pointprécisément de la douleur. Du moins ce ne fut pas cette douleur de regretet de déchirement qui accompagne la perte des êtres nécessaires à notrebonheur de tous les instants. Son affection pour Albert n'avait pas eu cecaractère d'intimité, et sa mort ne creusait pas un vide apparent dans sonexistence. Le désespoir de perdre ce qu'on aime tient souvent à des causessecrètes d'amour de soi-même et de lâcheté en face des nouveaux devoirs queleur absence nous crée. Une partie de cette douleur est légitime, l'autrene l'est pas et doit être combattue, quoiqu'elle soit aussi naturelle. Riende tout cela ne pouvait se mêler à la tristesse solennelle de Consuelo.L'existence d'Albert était étrangère à la sienne en tous points, hormisun seul, le besoin d'admiration, de respect et de sympathie qu'il avaitsatisfait en elle. Elle avait accepté la vie sans lui, elle avait mêmerenoncé à tout témoignage d'une affection que deux jours auparavant ellecroyait encore avoir perdue. Il ne lui était resté que le besoin et ledésir de rester fidèle à un souvenir sacré. Albert avait été déjà mort pourelle; il ne l'était guère plus maintenant, et peut-être l'était-il moins àcertains égards; car enfin Consuelo, longtemps exaltée par le commerce decette âme supérieure, en était venue depuis, dans ses méditations rêveuses,à adopter la croyance poétique d'Albert sur la transmission des âmes. Cettecroyance avait trouvé une forte base dans sa haine instinctive pour l'idéedes vengeances infernales de Dieu envers l'homme après la mort, et dans safoi chrétienne à l'éternité de la vie de l'âme. Albert vivant, mais prévenucontre elle par les apparences, infidèle à l'amour ou rongé par le soupçon,lui était apparu comme enveloppé d'un voile et transporté dans une nouvelleexistence, incomplète au prix de celle qu'il avait voulu consacrer àl'amour sublime et à l'inébranlable confiance. Albert, ramené à cette foi,à cet enthousiasme, et exhalant le dernier soupir sur son sein, était-ildonc anéanti pour elle? Ne vivait-il pas de toute la plénitude de la vieen passant sous cet arc de triomphe d'une belle mort, qui conduit soit àun mystérieux repos temporaire, soit à un réveil immédiat dans un milieuplus pur et plus propice? Mourir en combattant sa propre faiblesse, etrenaître doué de la force; mourir en pardonnant aux méchants, et renaîtresous l'influence et l'égide des coeurs généreux; mourir déchiré de sincèresremords, et renaître absous et purifié avec les innéités de la vertu, nesont-ce point là d'assez divines récompenses? Consuelo, initiée par lesenseignements d'Albert à ces doctrines qui avaient leur source dans lehussitisme de la vieille Bohême et dans les mystérieuses sectes des âgesantérieurs (lesquelles se rattachaient à de sérieuses interprétationsde la pensée même du Christ et à celle de ses devanciers); Consuelo,doucement, sinon savamment convaincue que l'âme de son époux ne s'était pasbrusquement détachée de la sienne pour aller l'oublier dans les régionsinaccessibles d'un empyrée fantastique, mêlait à cette notion nouvellequelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avaitcru aux revenants comme y croient les enfants du peuple; elle avait vuplus d'une fois en rêve le spectre de sa mère s'approchant d'elle pour laprotéger et la préserver.C'était une manière de croire déjà à l'éternel hyménée des âmes des mortsavec le monde des vivants; car cette superstition des peuples naïfs sembleêtre restée de tout temps comme une protestation contre le départ absolude l'essence humaine pour le ciel ou l'enfer des législateurs religieux.Consuelo, attachée au sein de ce cadavre, ne s'imaginait donc pas qu'ilétait mort, et ne comprenait rien à l'horreur de ce mot, de ce spectacleet de cette idée. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle pûts'évanouir si vite, et que ce cerveau, ce coeur à jamais privé de lapuissance de se manifester, fût déjà éteint complètement.«Non, pensait-elle, l'étincelle divine hésite peut-être encore à se perdredans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer à la vieuniverselle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-être unesorte de vie mystérieuse, inconnue, dans ce sein à peine refroidi; etd'ailleurs, où que soit l'âme d'Albert, elle voit, elle comprend, elle saitce qui se passe ici autour de sa dépouille. Elle cherche peut-être dansmon amour un aliment pour sa nouvelle activité, dans ma foi une forced'impulsion pour aller chercher en Dieu l'élan de la résurrection.»Et, pénétrée de ces vagues pensées, elle continuait à aimer Albert, à luiouvrir son âme, à lui donner son dévouement, à lui renouveler le sermentde fidélité qu'elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille;enfin à le traiter dans ses idées et dans ses sentiments, non comme un mortqu'on pleure parce qu'on va s'en détacher, mais comme un vivant dont onrespecte le repos en attendant qu'on lui sourie à son réveil.Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de lasituation où il avait laissé sa pupille, et se hâta de la rejoindre. Il futsurpris de la trouver aussi calme que si elle eût veillé au chevet d'unami. Il voulut lui parler et l'exhorter à aller prendre du repos.«Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, luirépondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maître; moi, je me repose ici.--Tu veux donc te tuer? dit le Porpora avec une sorte de désespoir.--Non, mon ami, je vivrai, répondit Consuelo; je remplirai tons mes devoirsenvers _lui_ et envers vous; mais je ne l'abandonnerai pas d'un instantcette nuit.»Comme rien ne se faisait dans la maison sans l'ordre de la chanoinesseet qu'une frayeur superstitieuse régnait à propos d'Albert dans l'espritde tous les domestiques, personne n'osa, durant toute cette nuit, approcherdu salon où Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le médecinallaient et venaient de la chambre du comte à celle de la chanoinesseet à celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informerConsuelo de l'état de ces infortunés et s'assurer du sien propre. Ils necomprenaient rien à tant de courage.Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablantvainquit toutes les forces de la douleur. Le médecin, écrasé de fatigue,alla se coucher; le Porpora s'assoupit sur une chaise, la tête appuyéesur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n'éprouva pas lebesoin d'oublier sa situation. Perdue dans ses pensées, tour à tour priantavec ferveur ou rêvant avec enthousiasme, elle n'eut pour compagnon assidude sa veillée silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps,regardait son maître, lui léchait la main, balayait avec sa queue la cendrede l'âtre, et, habitué à ne plus recevoir les caresses de sa main débile,se recouchait avec résignation, la tête allongée sur ses pieds inertes.Quand le soleil, se levant derrière les arbres du jardin, vint jeterune clarté de pourpre sur le front d'Albert, Consuelo fut tirée de saméditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais lebaron Frédéric vint machinalement prier, avec sa soeur et le chapelain,autour de l'autel, puis on parla de procéder à l'ensevelissement; et lachanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins matériels, fit appelerses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le médecin et le Porporaexigèrent que Consuelo allât prendre du repos, et elle s'y résigna, aprèsavoir passé auprès du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraîtrela voir. On ne pouvait dire s'il veillait ou s'il dormait; ses yeux étaientouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.Lorsque Consuelo se réveilla au bout de quelques heures, elle descendit ausalon, et son coeur se serra affreusement en le trouvant désert. Albertavait été déposé sur un brancard de parade et porté dans la chapelle.Son fauteuil était vide à la même place où Consuelo l'avait vu la veille.C'était tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait été le centre de lavie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien même n'étaitplus là; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merlessifflaient dans le jardin avec une insolente gaieté.Consuelo passa doucement dans la pièce voisine, dont la porte restaitentr'ouverte. Le comte Christian était toujours couché, toujoursinsensible, en apparence, à la perte qu'il venait de faire. Sa soeur,reportant sur lui toute la sollicitude qu'elle avait eue pour Albert,le soignait avec vigilance. Le baron regardait brûler les bûches dansla cheminée d'un air hébété; seulement des larmes, qui tombaientsilencieusement sur ses joues sans qu'il songeât à les essuyer,montraient qu'il n'avait pas eu le bonheur de perdre la mémoire.Consuelo s'approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main; mais cettemain se retira d'elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawavoyait dans cette jeune fille le fléau et la destruction de son neveu.Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps,et s'y était opposée de tout son pouvoir; et puis, quand elle avait vuque, malgré l'absence, il était impossible d'y faire renoncer Albert, quesa santé, sa raison et sa vie en dépendaient, elle l'avait souhaité ethâté avec autant d'ardeur qu'elle y avait porté d'abord d'effroi et derépulsion. Le refus du Porpora, la passion exclusive qu'il n'avait pascraint d'attribuer à Consuelo pour le théâtre, enfin tous les officieuxet funestes mensonges dont il avait rempli plusieurs lettres au comteChristian, sans jamais faire mention de celles que Consuelo avait écriteset qu'il avait supprimées, avaient causé au vieillard la plus vive douleur,à la chanoinesse la plus amère indignation. Elle avait pris Consuelo enhaine et en mépris, lui pouvant pardonner, disait-elle, d'avoir égaré laraison d'Albert par ce fatal amour, mais ne pouvant l'absoudre de l'avoirimpudemment trahi. Elle ignorait que le véritable meurtrier d'Albert étaitle Porpora. Consuelo, qui comprenait bien sa pensée, eût pu se justifier;mais elle aima mieux assumer sur elle tous les reproches, que d'accuserson maître et de lui faire perdre l'estime et l'affection de la famille.D'ailleurs, elle devinait de reste que si, la veille, Wenceslawa avait puabjurer toutes ses répugnances et tous ses ressentiments par un effortd'amour maternel, elle devait les retrouver, maintenant que le sacrificeavait été inutilement accompli. Chaque regard de cette pauvre tantesemblait lui dire: «Tu as fait périr notre enfant; tu n'as pas su luirendre la vie; et maintenant, il ne nous reste que la honte de tonalliance.»Cette muette déclaration de guerre hâta la résolution qu'elle avait déjàprise de consoler, autant que possible, la chanoinesse de ce derniermalheur.«Puis-je implorer de Votre Seigneurie, lui dit-elle avec soumission,de me fixer l'heure d'un entretien particulier? Je dois partir demainavant le jour, et je ne puis m'éloigner d'ici sans vous faire connaîtremes respectueuses intentions.--Vos intentions! je les devine de reste, répondit la chanoinesse avecaigreur. Soyez tranquille, Mademoiselle; tout sera en règle, et les droitsque la loi vous donne seront scrupuleusement respectés.--Je vois qu'au contraire vous ne me comprenez nullement, Madame, repritConsuelo; il me tarde donc beaucoup...--Eh bien, puisqu'il faut que je boive encore ce calice, dit la chanoinesseen se levant, que ce soit donc tout de suite, pendant que je m'en sensencore le courage. Suivez-moi, Signora. Mon frère aîné paraît sommeilleren ce moment. M. Supperville, de qui j'ai obtenu encore une journée desoins pour lui, voudra bien me remplacer pour une demi-heure.»Elle sonna, et fit demander le docteur; puis, se tournant vers le baron:«Mon frère, lui dit-elle, vos soins sont inutiles, puisque Christiann'a pas encore recouvré le sentiment de ses infortunes. Peut-être celan'arrivera-t-il point, heureusement pour lui, malheureusement pour nous!Peut-être cet accablement est-il le commencement de la mort. Je n'ai plusque vous au monde, mon frère; soignez votre santé, qui n'est que tropaltérée par cette morne inaction où vous voilà tombé. Vous étiez habituéau grand air et à l'exercice: allez faire un tour de promenade, prenez unfusil: le veneur vous suivra avec ses chiens. Je sais bien que cela ne vousdistraira pas de votre douleur; mais, au moins, vous en ressentirez un bienphysique, j'en suis certaine. Faites-le pour moi, Frédéric: c'est l'ordredu médecin, c'est la prière de votre soeur; ne me refusez pas. C'est laplus grande consolation que vous puissiez me donner en ce moment, puisquela dernière espérance de ma triste vieillesse repose sur vous.»Le baron hésita, et finit par céder. Ses domestiques l'emmenèrent, et ilse laissa conduire dehors comme un enfant. Le docteur examina le comteChristian, qui ne donnait aucun signe de sensibilité, bien qu'il répondîtà ses questions et parût reconnaître tout le monde d'un air de douceur etd'indifférence.«La fièvre n'est pas très-forte, dit Supperville bas à la chanoinesse; sielle n'augmente pas ce soir, ce ne sera peut-être rien.»Wenceslawa, un peu rassurée, lui confia la garde de son frère, et emmenaConsuelo dans un vaste appartement, richement décoré à l'ancienne mode, oùcette dernière n'était jamais entrée. Il y avait un grand lit de parade,dont les rideaux n'avaient pas été remués depuis plus de vingt ans. C'étaitcelui où Wanda de Prachatitz, la mère du comte Albert, avait rendu ledernier soupir; et cette chambre était la sienne.«C'est ici, dit la chanoinesse d'un air solennel, après avoir fermé laporte, que nous avons retrouvé Albert, il y a aujourd'hui trente-deuxjours, après une disparition qui en avait duré quinze. Depuis ce moment-là,il n'y est plus entré; il n'a plus quitté le fauteuil où il est mort hierau soir.»Les sèches paroles de ce bulletin nécrologique furent articulées d'un tonamer qui enfonça autant d'aiguilles dans le coeur de la pauvre Consuelo.La chanoinesse prit ensuite à sa ceinture son inséparable trousseau declefs, marcha vers une grande crédence de chêne sculpté, et en ouvrit lesdeux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps,d'une forme bizarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants etde pierres précieuses d'un prix considérable.«Voilà, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possédait mabelle-soeur, femme du comte Christian, avant son mariage; voici, plusloin, ceux de ma grand-mère, dont mes frères et moi lui avons faitprésent; voici, enfin, ceux que son époux lui avait achetés. Tout ceciappartenait à son fils Albert, et vous appartient désormais, comme à saveuve. Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous disputeces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n'avonsplus que faire. Quant aux titres de propriété de l'héritage maternel demon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est enrègle, comme je vous l'ai dit, et quant à ceux de son héritage paternel,vous n'aurez peut-être pas, hélas, longtemps à les attendre. Tellesétaient les dernières volontés d'Albert. Ma parole lui a semblé valoirun testament.--Madame, répondit Consuelo en refermant la crédence avec un mouvement dedégoût, j'aurais déchiré le testament, et je vous prie de reprendre votreparole. Je n'ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il mesemble que ma vie serait à jamais souillée par leur possession. Si Albertme les a léguées, c'est sans doute avec la pensée que, conformément àses sentiments et à ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Jeserais un mauvais dispensateur de ces nobles aumônes; je n'ai ni l'espritd'administration ni la science nécessaire pour en faire une répartitionvraiment utile. C'est à vous, Madame, qui joignez à ces qualités une âmechrétienne aussi généreuse que celle d'Albert, qu'il appartient de faireservir cette succession aux oeuvres de charité. Je vous cède tous mesdroits, s'il est vrai que j'en aie, ce que j'ignore et veux toujoursignorer. Je ne réclame de votre bonté qu'une grâce: celle de ne jamaisfaire à ma fierté l'outrage de renouveler de pareilles offres.»La chanoinesse changea de visage. Forcée à l'estime, mais ne pouvant serésoudre à l'admiration, elle essaya d'insister.«Que voulez-vous donc faire? dit-elle en regardant fixement Consuelo;vous n'avez pas de fortune?--Je vous demande pardon, Madame, je suis assez riche. J'ai des goûtssimples et l'amour du travail.--Ainsi, vous comptez reprendre... ce que vous appelez votre travail?--J'y suis forcée, Madame, et par des raisons où ma conscience n'a pointà balancer, malgré l'abattement où je me sens plongée.--Et vous ne voulez pas soutenir autrement votre nouveau rang dans lemonde?--Quel rang, Madame?--Celui qui convient à la veuve d'Albert.--Je n'oublierai jamais, Madame, que je suis la veuve du noble Albert, etma conduite sera digne de l'époux que j'ai perdu.--Et cependant la comtesse de Rudolstadt va remonter sur les tréteaux!--Il n'y a point d'autre comtesse de Rudolstadt que vous, madame lachanoinesse, et il n'y en aura jamais d'autre après vous, que la baronneAmélie, votre nièce.--Est-ce par dérision que vous me parlez d'elle, Signora? s'écria lachanoinesse, sur qui le nom d'Amélie parût faire l'effet d'une brûlure.--Pourquoi cette demande, Madame? reprit Consuelo avec un étonnementdont la candeur ne pouvait laisser de doute dans l'esprit de Wenceslawa;au nom du ciel, dites-moi pourquoi je n'ai pas vu ici la jeune baronne!Serait-elle morte aussi, mon Dieu?--Non, dit la chanoinesse avec amertume. Plût au ciel qu'elle le fût!Ne parlons point d'elle, il n'en est pas question.--Je suis forcée pourtant, Madame de vous rappeler ce à quoi je n'avais pasencore songé. C'est qu'elle est l'héritière unique et légitime des bienset des titres de votre famille. Voilà ce qui doit mettre votre conscienceen repos sur le dépôt qu'Albert vous a confié, puisque les lois ne vouspermettent pas d'en disposer en ma faveur.--Rien ne peut vous ôter vos droits à un douaire et à un titre que ladernière volonté d'Albert ont mis à votre disposition.--Rien ne peut donc m'empêcher d'y renoncer, et j'y renonce. Albert savaitbien que je ne voulais être ni riche, ni comtesse.--Mais le monde ne vous autorise pas à y renoncer.--Le monde, Madame! eh bien, voilà justement ce dont je voulais vousparler. Le monde ne comprendrait pas l'affection d'Albert ni lacondescendance de sa famille pour une pauvre fille comme moi. Il en feraitun reproche à sa mémoire et une tache à votre vie. Il m'en ferait à moiun ridicule et peut-être une honte; car, je le répète, le monde necomprendrait rien à ce qui s'est passé ici entre nous. Le monde doit doncà jamais l'ignorer, Madame, comme vos domestiques l'ignorent; car monmaître et M. le docteur, seuls confidents, seuls témoins étrangers de cemariage secret, ne l'ont pas encore divulgué et ne le divulgueront pas.Je vous réponds du premier, vous pouvez et vous devez vous assurer de ladiscrétion de l'autre. Vivez donc en repos sur ce point, Madame. Il netiendra qu'à vous d'emporter ce secret dans la tombe, et jamais, par monfait, la baronne Amélie ne soupçonnera que j'ai l'honneur d'être sacousine. Oubliez donc la dernière heure du comte Albert; c'est à moi dem'en souvenir pour le bénir et pour me taire. Vous avez assez de larmesà répandre sans que j'y ajoute le chagrin et la mortification de vousrappeler jamais mon existence, en tant que veuve de votre admirable enfant!--Consuelo! ma fille! s'écria la chanoinesse en sanglotant, restez avecnous! Vous avez une grande âme et un grand esprit! Ne nous quittez plus.--Ce serait le voeu de ce coeur qui vous est tout dévoué, répondit Consueloen recevant ses caresses avec effusion; mais je ne le pourrais pas sans quenotre secret fût trahi ou deviné, ce qui revient au même, et je sais quel'honneur de la famille vous est plus cher que la vie. Laissez-moi, enm'arrachant de vos bras sans retard et sans hésitation, vous rendre le seulservice qui soit en mon pouvoir.»Les larmes que versa la chanoinesse à la fin de cette scène la soulagèrentdu poids affreux qui l'oppressait. C'étaient les premières qu'elle eûtpu verser depuis la mort de son neveu. Elle accepta les sacrifices deConsuelo, et la confiance qu'elle accorda à ses résolutions prouva qu'elleappréciait enfin ce noble caractère. Elle la quitta pour aller en fairepart au chapelain et pour s'entendre avec Supperville et le Porpora sur lanécessité de garder à jamais le silence.CONCLUSION.Consuelo, se voyant libre, passa la journée à parcourir le château, lejardin et les environs, afin de revoir tous les lieux qui lui rappelaientl'amour d'Albert. Elle se laissa même emporter par sa pieuse ferveurjusqu'au Schreckenstein, et s'assit sur la pierre, dans ce désert affreuxqu'Albert avait rempli si longtemps de sa mortelle douleur. Elle s'enéloigna bientôt, sentant son courage défaillir, son imagination setroubler, et croyant entendre un sourd gémissement partir des entraillesdu rocher. Elle n'osa pas se dire qu'elle l'entendait même distinctement:Albert ni Zdenko n'étaient plus. Cette illusion ne pouvait donc être quemaladive, et funeste. Consuelo se hâta de s'y soustraire.En se rapprochant du château, à la nuit tombante, elle vit le baronFrédéric qui, peu à peu, s'était raffermi sur ses jambes et se ranimait enexerçant sa passion dominante. Les chasseurs qui l'accompagnaient faisaientlever le gibier pour provoquer en lui le désir de l'abattre. Il visaitencore juste, et ramassait sa proie en soupirant.«Celui-ci vivra et se consolera,» pensa la jeune veuve.La chanoinesse soupa, ou feignit de souper, dans la chambre de son frère.Le chapelain, qui s'était levé pour aller prier dans la chapelle auprès dudéfunt, essaya de se mettre à table. Mais il avait la fièvre, et, dès lespremières bouchées, il se trouva mal. Le docteur en eut un peu de dépit.Il avait faim, et, forcé de laisser refroidir sa soupe pour le conduire àsa chambre, il ne put retenir cette exclamation: «Voilà des gens sansforce et sans courage! Il n'y a ici que deux hommes: c'est la chanoinesseet la Signora!»Il revint bientôt, résolu à ne pas se tourmenter beaucoup del'indisposition du pauvre prêtre, et fit, ainsi que le baron, assez bonaccueil au souper. Le Porpora, vivement affecté, quoiqu'il ne le montrâtpas, ne put desserrer les dents ni pour parler ni pour manger. Consuelone songea qu'au dernier repas qu'elle avait fait à cette table entre Albertet Anzoleto.Elle fit ensuite avec son maître les apprêts de son départ. Les chevauxétaient demandés pour quatre heures du matin. Le Porpora ne voulait passe coucher; mais il céda aux remontrances et aux prières de sa filleadoptive, qui craignait de le voir tomber malade à son tour, et qui, pourle convaincre, lui fit croire qu'elle allait dormir aussi.Avant de se séparer, on se rendit auprès du comte Christian. Il dormaitpaisiblement, et Supperville, qui brûlait de quitter cette triste demeure,assura qu'il n'avait plus de fièvre.«Cela est-il bien certain, Monsieur? lui demanda en particulier Consuelo,effrayée de sa précipitation.--Je vous le jure, répondit-il. Il est sauvé pour cette fois; mais je doisvous avertir qu'il n'en a pas pour bien longtemps. A cet âge, on ne sentpas le chagrin bien vivement dans le moment de la crise; mais l'ennui del'isolement vous achève un peu plus tard; c'est reculer pour mieux sauter.Ainsi, tenez-vous sur vos gardes; car ce n'est pas sérieusement, j'imagine,que vous avez renoncé à vos droits.--C'est très-sérieusement, je vous assure, Monsieur, dit Consuelo; et jesuis étonnée que vous ne puissiez croire à une chose aussi simple.--Vous me permettrez d'en douter jusqu'à la mort de votre beau-père,Madame. En attendant, vous avez fait une grande faute de ne pas vous munirdes pierreries et des titres. N'importe, vous avez vos raisons, que je nepénètre pas, et je pense qu'une personne aussi calme que vous n'agit pasà la légère. J'ai donné ma parole d'honneur de garder le secret de lafamille, et je vais attendre que vous m'en dégagiez. Mon témoignage voussera utile en temps et lieu; vous pouvez y compter. Vous me retrouvereztoujours à Bareith, si Dieu me prête vie, et, dans cette espérance, je vousbaise les mains, madame la comtesse.»Supperville prit congé de la chanoinesse, répondit de la vie du malade,écrivit une dernière ordonnance, reçut une grosse somme qui lui semblalégère au prix de ce qu'il avait espéré tirer de Consuelo pour avoir servises intérêts, et quitta le château à dix heures du soir, laissant cettedernière stupéfaite et indignée de son matérialisme.Le baron alla se coucher beaucoup mieux portant que la veille, et lachanoinesse se fit dresser un lit auprès de Christian. Deux femmesveillèrent dans cette chambre, deux hommes dans celle du chapelain, et levieux Hanz auprès du baron.«Heureusement, pensa Consuelo, la misère n'ajoute pas les privations etl'isolement à leur infortune. Mais qui donc veille Albert, durant cettenuit lugubre qu'il passe sous les voûtes de la chapelle? Ce sera moi,puisque voilà ma seconde et dernière nuit de noces!»Elle attendit que tout fût silencieux et désert dans le château; aprèsquoi, quand minuit eut sonné, elle alluma une petite lampe et se rendit àla chapelle.Elle trouva au bout du cloître qui y conduisait deux serviteurs de lamaison, que son approche effraya d'abord, et qui ensuite lui avouèrentpourquoi ils étaient là. On les avait chargés de veiller leur quart de nuitauprès du corps de monsieur le comte; mais la peur les avait empêchés d'yrester, et ils préféraient veiller et prier à la porte.«Quelle peur? demanda Consuelo, blessée de voir qu'un maître si généreuxn'inspirait déjà plus d'autres sentiments à ses serviteurs.--Que voulez-vous, Signora? répondit un de ces hommes qui étaient loin devoir en elle la veuve du comte Albert; notre jeune seigneur avait despratiques et des connaissances singulières dans le monde des esprits. Ilconversait avec les morts, il découvrait les choses cachées; il n'allaitjamais à l'église, il mangeait avec les zingaris; enfin on ne sait ce quipeut arriver à ceux qui passeront cette nuit dans la chapelle. Il y iraitde la vie que nous n'y resterions pas. Voyez Cynabre! on ne le laisse pasentrer dans le saint lieu, et il a passé toute la journée couché en traversde la porte, sans manger, sans remuer, sans pleurer. Il sait bien que sonmaître est là, et qu'il est mort. Aussi ne l'a-t-il pas appelé une seulefois. Mais depuis que minuit a sonné, le voilà qui s'agite, qui flaire,qui gratte à la porte, et qui gémit comme s'il sentait que son maître n'estplus seul et tranquille là dedans.--Vous êtes de pauvres fous! répondit Consuelo avec indignation. Si vousaviez le coeur un peu plus chaud, vous n'auriez pas l'esprit si faible.»Et elle entra dans la chapelle, à la grande surprise et à la grandeconsternation des timides gardiens.Elle n'avait pas voulu revoir Albert dans la journée. Elle le savaitentouré de tout l'appareil catholique, et elle eût craint, en se joignantextérieurement à ces pratiques, qu'il avait toujours repoussées, d'irriterson âme toujours vivante dans la sienne. Elle avait attendu ce moment; et,préparée à l'aspect lugubre dont le culte l'avait entouré, elle approcha deson catafalque et le contempla sans terreur. Elle eût cru outrager cettedépouille chère et sacrée par un sentiment qui serait si cruel aux mortss'ils le voyaient. Et qui nous assure que leur esprit, détaché de leurcadavre, ne le voie pas et n'en ressente pas une amère douleur? La peurdes morts est une abominable faiblesse; c'est la plus commune et la plusbarbare des profanations. Les mères ne la connaissent pas.Albert était couché sur un lit de brocart, écussonné par les quatre coinsaux armes de la famille. Sa tête reposait sur un coussin de velours noirsemé de larmes d'argent, et un linceul pareil était drapé autour de luien guise de rideaux. Une triple rangée de cierges éclairait son pâlevisage, qui était resté si calme, si pur et si mâle qu'on eût dit qu'ildormait paisiblement. On avait revêtu le dernier des Rudolstadt, suivantun usage en vigueur dans cette famille, de l'antique costume de ses pères.Il avait la couronne de comte sur la tête, l'épée au flanc, l'écu sous lespieds, et le crucifix sur la poitrine. Avec ses longs cheveux et sa barbenoire, il était tout semblable aux anciens preux dont les statues étenduessur leurs tombes gisaient autour de lui. Le pavé était semé de fleurs, etdes parfums brûlaient lentement dans des cassolettes de vermeil, aux quatreangles de sa couche mortuaire.Pendant trois heures Consuelo pria pour son époux et le contempla dansson sublime repos. La mort, en répandant une teinte plus morne sur sestraits, les avait si peu altérés, que plusieurs fois elle oublia, enadmirant sa beauté, qu'il avait cessé de vivre. Elle s'imagina mêmeentendre le bruit de sa respiration, et lorsqu'elle s'en éloignait uninstant pour entretenir le parfum des réchauds et la flamme des cierges,il lui semblait qu'elle entendait de faibles frôlements et qu'elleapercevait de légères ondulations dans les rideaux et dans les draperies.Elle se rapprochait de lui aussitôt, et interrogeant sa bouche glacée,son coeur éteint, elle renonçait à des espérances fugitives, insensées.Quand l'horloge sonna trois heures, Consuelo se leva et déposa sur leslèvres de son époux son premier, son dernier baiser d'amour.«Adieu, Albert, lui dit-elle à voix haute, emportée par une religieuseexaltation: tu lis maintenant sans incertitude dans mon coeur. Il n'y aplus de nuages entre nous, et tu sais combien je t'aime. Tu sais quesi j'abandonne ta dépouille sacrée aux soins d'une famille qui demainreviendra te contempler sans faiblesse, je n'abandonne pas pour cela tonimmortel souvenir et la pensée de ton indestructible amour. Tu sais que cen'est pas une veuve oublieuse, mais une épouse fidèle qui s'éloigne de tademeure, et qu'elle t'emporte à jamais dans son âme. Adieu, Albert!tu l'as dit, la mort passe entre nous, et ne nous sépare en apparence quepour nous réunir dans l'éternité. Fidèle à la foi que tu m'as enseignée,certaine que tu as mérité l'amour et la bénédiction de ton Dieu, je ne tepleure pas, et rien ne te présentera à ma pensée sous l'image fausse etimpie de la mort. Il n'y a pas de mort, Albert, tu avais raison; je le sensdans mon coeur, puisque je t'aime plus que jamais.»Comme Consuelo achevait ces paroles, les rideaux qui retombaient fermésderrière le catafalque s'agitèrent sensiblement, et s'entr'ouvrant tout àcoup, offrirent à ses regards, la figure pâle de Zdenko. Elle en futeffrayée d'abord, habituée qu'elle était à le regarder comme son plusmortel ennemi. Mais il avait une expression de douceur dans les yeux, et,lui tendant par-dessus le lit mortuaire une main rude, qu'elle n'hésitapas à serrer dans la sienne:«Faisons la paix sur son lit de repos, ma pauvre fille, lui dit-il ensouriant. Tu es une bonne fille de Dieu, et Albert est content de toi.Va, il est heureux dans ce moment-ci, il dort si bien, le bon Albert!Je lui ai pardonné, tu le vois! Je suis revenu le voir quand j'ai apprisqu'il dormait; à présent je ne le quitterai plus. Je l'emmènerai demaindans la grotte, et nous parlerons encore de Consuelo, _Consuelo de mialma!_ Va te reposer, ma fille; Albert n'est pas seul. Zdenko est là,toujours là. Il n'a besoin de rien. Il est si bien avec son ami! Le malheurest conjuré, le mal est détruit; la mort est vaincue. Le jour trois foisheureux s'est levé. _Que celui à qui on a fait tort te salue!_Consuelo ne put supporter davantage la joie enfantine de ce pauvre fou.Elle lui fit de tendres adieux; et quand elle rouvrit la porte de lachapelle, elle laissa Cynabre se précipiter vers son ancien ami, qu'iln'avait pas cessé de flairer et d'appeler.«Pauvre Cynabre! viens; je te cacherai là sous le lit de ton maître, ditZdenko en le caressant avec la même tendresse qui si c'eût été son enfant.Viens, viens, mon Cynabre! nous voilà réunis tous les trois, nous ne nousquitterons plus!»Consuelo alla réveiller le Porpora. Elle entra ensuite sur la pointe dupied dans la chambre de Christian, et passa entre son lit et celui de lachanoinesse.«C'est vous? ma fille, dit le vieillard sans montrer aucune surprise: jesuis bien heureux de vous voir. Ne réveillez pas ma soeur, qui dort bien,grâce à Dieu! et allez en faire autant; je suis tout à fait tranquille.Mon fils est sauvé, et je serai bientôt guéri.»Consuelo baisa ses cheveux blancs, ses mains ridées, et lui cacha deslarmes qui eussent peut-être ébranlé son illusion. Elle n'osa embrasser lachanoinesse, qui reposait enfin pour la première fois depuis trente nuits.«Dieu a mis un terme dans la douleur, pensa-t-elle; c'est son excès même.Puissent ces infortunés rester longtemps sous le poids salutaire de lafatigue!»Une demi-heure après, Consuelo, dont le coeur s'était brisé en quittant cesnobles vieillards, franchit avec le Porpora la herse du château des Géants,sans se rappeler que ce manoir formidable; où tant de fossés et de grillesenfermaient tant de richesses et de souffrances, était devenu la propriétéde la comtesse de Rudolstadt.FIN DE CONSUELO._Nota_. Ceux de nos lecteurs qui se sont par trop fatigués à suivreConsuelo parmi tant de périls et d'aventures, peuvent maintenantse reposer. Ceux, moins nombreux sans doute, qui se sentent encorequelque courage, apprendront dans un prochain roman, la suite de sespérégrinations, et ce qui advint du comte Albert après sa mort.